La Rue de Jérusalem/Partie 2/Chapitre 09

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Le Constitutionnel (feuilleton paru du 16 nombre 1867 au 21 mars 1868p. 360-371).


IX

Menaces.


Clampin, dit Pistolet, prononça ce discours avec élégance, et d’un air bienveillant.

Comme apparence générale, il ne gagnait pas à avoir quitté son costume de gamin de Paris.

Son habit bourgeois, acheté par M. Badoît, à la Belle Jardinière, le gênait aux entournures et portait déjà la marque des gymnastiques violentes auxquelles Pistolet se livrait par état et par tempérament.

La redingote était décousue au deux coudes, le pantalon éraillé aux deux genoux et le chapeau contusionné avait déjà besoin d’une médication énergique.

Mais nous verrons que ces diverses défaillances de toilette n’étaient pas un mal pour le rôle que Pistolet avait choisi.

Mme Soulas restait tout étonnée à le regarder.

— Pourquoi vous êtes-vous introduit ici ? demanda-t-elle.

— C’est drôle, répliqua le gamin, vous ne me remettez pas du tout, et moi-même j’ai eu pas mal de peine à vous reconnaître. Vous avez joliment descendu la garde depuis trois ans, savez-vous ? Au temps où vous me donniez des restes de soupe, et elle était bonne, la soupe de MM. les inspecteurs, vous aviez encore des débris d’agrément, au physique. M. Badoît en tenait pour vous, à l’œuf, dites donc, et le Chopand aussi, et même M. Mégaigne, la laide bête ! Pour vous raviver la mémoire, je demeurais sur le même carré de M. Paul ; dans le trou au bois, et c’est là que je fis la fin de minet, un soir… Mou, mou, mou… Parbleu ! tenez, le fameux soir où vous eûtes l’idée de découcher. Pas d’affront ! ça ne me regarde pas… Et, ce soir-là, d’ailleurs, il y en eut tant et tant d’histoires et d’aventures à péripéties, qu’une de plus, une de moins… Où en était-on ? ah ! que vous me demandiez le pourquoi de mon grimpement au haut de l’arbre ? Réponse : Pour mon plaisir et mes affaires. Est-ce que vous êtes assez bien dans l’établissement pour m’avoir un coup à boire ? J’étrangle avec tout ce que j’ai fait d’utile et d’important depuis ce matin.

Thérèse, qui s’était remise, lui dit :

— Vous étiez avec M. Badoît, dans le temps ?

— Juste ! Et à cette époque-là, on se serait confessé à vous sans répugnance, c’est sûr. Mais il paraît que vous avez été à gauche un petit peu. Pas d’affront ! Ça ne me concerne pas. C’est boire que je voudrais.

La Minette est jolie comme un cœur, dites donc ! s’interrompit-il en jetant à Blondette un regard d’amateur. Est-ce que c’était elle, le petit paquet blanc que j’ai couru après, dans la rivière, jusqu’au pont de la Concorde ? Le soir… Parbleu ! toujours le même soir que vous avez pris la peine de découcher !

Thérèse répondit froidement :

— Je ne sais pas ce que vous voulez dire. Je ne suis pas ici chez moi, et je ne peux vous procurer à boire.

— On sucera une petite pierre, dit Pistolet avec résignation en mettant un caillou dans sa bouche. On a éprouvé bien des privations plus cruelles au sein de l’Arabie Pétrée, chapitre de mes voyages hors frontières et douanes.

Il regarda tout à coup Mme Soulas en face et ajouta :

— Maman, vous avez plus de chagrin que de malice. Méfiez-vous quand vous allez toute seule par les champs. Cette affaire-là, c’est la bouteille au noir. Vous vous êtes mélangée là-dedans je ne sais ni comment ni pourquoi ; c’est périlleux. Il y a un nid dans le pays, un nid d’animaux que je vous ferais trembler et la chair de poule, si je vous murmurais leur vrai nom. Les deux qui viennent de filer par la porte ouverte n’étaient pas ici pour des prunes… et quoique M. Badoît m’ait défendu de vous mettre au fait. Il y a des choses que vous savez d’ancien. Exemple : ce qu’on fit au frère de M. Paul dans la chambre no 9, ce soir… Toujours le même soir, parbleu !

Thérèse eut un sourire triste.

— Je n’ai pas peur de mourir, dit-elle. Et pourquoi me tuerait-on ?

That’s the question, comme ils baragouinaient pendant mon séjour en Angleterre, répondit Pistolet. Vous le savez mieux que personne : c’est des gaillards qu’il faut être fort et adroit pour deviner leur jeu, et moi j’ai idée que M. Badoît a tort de se méfier de vous, dites donc ?

Thérèse fit un geste de fatigue. Pistolet, qui la regardait toujours entre les deux yeux, continua, suivant à travers son bavardage en apparence étourdi, le fil de son excursion diplomatique.

— Vous avez quelque chose sur la conscience, ça ne fait pas de doute, maman, hé ! là-bas ?

Mme Soulas ne put s’empêcher de tressaillir.

— Mais ce quelque chose-là, continua le gamin, ne peut pas être contre M. Paul, que vous aimiez comme un fils, autrefois.

— Je suis dévouée à M. le baron, dit vivement Thérèse, autant et plus que M. Badoît.

— C’est mon idée, pensa tout haut Pistolet. Mais alors, qu’est-ce que la pauvre petiote a pu vous faire ?

— Elle ! la chère enfant ! s’écria Thérèse.

— Stop ! interrompit le gamin. C’est de l’anglais appris dans mes voyages. Nous avons à causer nous deux. Tant pis si M. Badoît n’est pas content ! Attendez voir que je fasse ma ronde.

Il traversa le bosquet sans se presser et avec précaution. Il gagna la porte de l’enclos dont il poussa le verrou. Après quoi, d’un seul bond, il s’accrocha d’une main au faîte du mur et s’éleva à la force des poignets.

Son pantalon neuf en dut souffrir. Il resta une minute entière à examiner soigneusement la campagne.

Thérèse suivait malgré elle, avec intérêt, toute cette mise en scène.

En revenant, le gamin la regarda du coin de l’œil et se dit :

— Elle est piquée dans sa curiosité, l’ancienne, on va savoir.

Il s’assit sur l’herbe à une vingtaine de pas de Suavita endormie et fit signe à Thérèse d’approcher.

Celle-ci obéit.

— Rapport à ce qu’il ne faut pas que la mignonne écoute, murmura-t-il, si quelquefois elle faisait semblant de dormir. Ça s’est vu. Mettez-vous là. Vous savez mieux que moi où est M. Paul à cette heure. Comme il s’y trouve bien, il y reste, et ce n’est pas lui qui viendra nous déranger… Allons-y ! Le hic, le voici de but en blanc et sans baragouiner : la fille aînée du général n’est plus une demoiselle, hein ?

Thérèse frissonna si visiblement que Pistolet s’arrêta.

— Ça vous fait quelque chose ? demanda-t-il naïvement.

— C’est une calomnie ! prononça Thérèse entre ses dents serrées.

— Non, répliqua le gamin d’un ton paisible. Le séducteur est un Habit-Noir, assassin, voleur et tout. J’en lève la main !

Les bras de Thérèse tombèrent.

— Vous ne saviez pas ça ? reprit Pistolet. Moi, pas d’affront ! la chose ne me concerne pas… Seulement, ils croient que vous le savez, et c’est mauvais pour vous. Les bêtes venimeuses, dont je vous ai parlé, qui ont leur nid par ici sont les Habits-Noirs, les vrais, de l’île de Corse et du : « Fera-t-il jour demain. » Pas davantage !

Thérèse était toute blême.

Elle avait passé des années dans un milieu où ce nom sinistre faisait effet comme celui du choléra ou de la peste.

— Pourquoi me dites-vous cela ? demanda-t-elle.

— Parce qu’ils sont venus ici… et qu’ils ne viennent jamais pour rien.

— Quoi ! s’écria Thérèse, ces deux hommes que j’ai vus s’enfuir ?…

— C’est pas des gros, déclara sentencieusement le gamin, mais c’en est. Veillez sur vous et sur ceux que vous aimez.

— Ysole… commença la malheureuse femme.

— Ah ! fit le gamin, c’est donc celle-là qui vous tient le plus au cœur ?

Il l’interrompit pour ajouter :

— Moi, je ne sais rien de rien, hors ce que j’ai vu. C’est vrai que j’ai vu pas mal de choses déjà, parce que je me suis levé matin, ayant oublié de me coucher hier au soir. Les Habits-Noirs sont diablement malins ; mais on n’est pas mal organisé de notre côté aussi. M. Badoît a une centaine d’hommes en campagne.

— Cent hommes ! répéta Thérèse stupéfaite.

— Une armée, quoi ! poursuivit le gamin en riant. Nous ne sommes pas de la police, vous savez. Moi, je travaille pour l’honneur ; j’aime ça. Nous servons tout uniment la vengeance du frère de la victime, comme dans les drames. C’est un emploi honorable… Ça vous incommoderait-il que j’en allume une pour tromper ma soif ?

Thérèse permit du geste, et Pistolet battit le briquet après avoir bourré sa pipe.

— Ça me fit de la peine pour le matou, reprit-il en tirant les premières bouffées. J’ai bon cœur et même de la sensibilité, à l’état de nature ; mais les passions de la jeunesse ! Fallait aller à mes succès à Bobino ; vous n’avez pas connu Mèche ? Je comprends les fautes comme ça, qu’ont l’entraînement pour objet ; le calcul, jamais ! il dégrade… Voilà donc l’ordre et la marche, espérant que, si vous pouvez me communiquer des renseignements utiles, vous vous fendrez, en faveur de M. Paul ou le baron dont nous sommes à sa solde, moi, par l’intermédiaire de M. Badoît et les quatre-vingt-dix-neuf autres directement. M. Badoît m’ayant embauché, je suis parti avec lui en rotonde de diligence pour Alençon, où il m’a dit : Je reste ici, étant connu des Habits-Noirs, pour la plupart, en ma qualité d’ancien agent, car ils flânent habituellement autour de la Préfecture, et il y en a même qui ne se gênent pas pour entrer à l’intérieur du monument, sous forme d’amis particuliers des principaux chefs.

— Toi, qu’il a ajouté, en me parlant familièrement par amitié, ils t’ignorent par le double motif que tu n’étais pas encore célèbre, à l’époque, ailleurs qu’à Bobino, et que tu as passé le surplus de ton existence dans les voyages à Londres et autres contrées étrangères. Ce qui est vrai, maman : j’en ai vu du pays ! Et les différentes mœurs des populations nomades !

Alors, en conformité des ordres du même M. Badoît, j’ai pris les devants par la patache de La Ferté-Macé, côte à côte avec un chrétien qui sentait le bagne à faire pitié, chiquant, chinoisant jaspin, tatouage sur les mains : des cœurs, des ancres, des poignards en bleu et des devises : « Pas de chance à la maison ! » « Troubadour-Sans-Quartier, dit la Faveur-des-Belles. » « À bas Chamoiseau ! » « Fidèle jusqu’au trépas ; » et autres : que c’est une vraie bizarrerie de voir ces gens-là se marquer comme du linge, pour pas qu’on les perde dans la foule !

Il a montré son passeport aux gendarmes devers Saint-Martin-des-Landes. Le gendarme n’y a vu que du feu, comme de juste. Mais moi, toisé ! Je connais la fabrique et la renommée de ces outils-là. N’empêche que je n’ai pas pu lui desserrer les dents, ce qui fait que je n’ai pas menti tout à l’heure en vous disant : Connais pas ! Mais, d’un autre côté, son passeport était au nom de Louveau, et comme j’ai entendu mentionner ce nom-là à la Grande-Bouteille…

— C’était un des deux hommes de tout à l’heure ? interrompit Thérèse.

— Oui, maman… Et l’autre, le jeune M. Cocotte, n’étant pas pour jouer des mains, mène presque toujours avec lui un gredin à tout faire.

Or le troubadour Sans-Quartier, dit la Faveur-des-Belles, me semblait gentil à surveiller. En descendant de voiture à La Ferté-Macé, je l’ai suivi de loin et il m’a conduit tout droit au pot aux roses… Motus : c’est des secrets : j’ai vu là de ces figures qui me suffisent pour savoir où mener ma barque.

Mais les principes avant tout, pas vrai ? La première chose est d’inspecter le logis de l’homme qui paie. Y a toujours quelque bon renseignement à prendre à la Préfecture. C’est ici la Préfecture ; je m’y suis introduit par escalade et j’ai revu mon troubadour ; ma tête travaille… Ah ! çà ! on dirait que la petiote veut s’éveiller, hé ?

Le sommeil de Suavita devenait inquiet. Elle se retourna vivement, ses mains s’agitèrent.

— Elle va parler, dit Pistolet.

Thérèse secoua la tête d’une façon tellement significative que le gamin s’écria :

— Muette ? Pauvre chou ! C’est une vraie petite demoiselle, ça se voit ; elle doit savoir écrire, au moins.

Thérèse toucha du doigt le centre de son front.

— Idiote aussi ! fit le gamin tout ému. Ma parole, je m’y intéresse, moi !

Il ajouta avec une sorte de gravité :

— Eh bien ! ça ne me déplaît pas au vis-à-vis de M. Paul, parce que ça explique radicalement comme quoi il a pu ne pas la rendre à sa famille éplorée, sans manquer à l’honneur, si elle a le sifflet coupé et plus rien dans la cervelle, pas moyen de savoir son nom et son adresse ; ça m’incommoderait de soupçonner M. Paul… Et vous aussi, maman… Je ne suis pas fâché d’estimer de fond en comble ceux pour qui je risque mon cou. Chacun ses opinions, pas vrai ?

Il fit le geste de prendre dans son gousset vide une montre, objet de sa constante ambition, mais que jamais il n’avait pu conquérir. Il regarda sérieusement le creux de sa main et dit :

— Arrêtée l’horloge ! je changerai mon genevois… Maman, voyez voir à la vôtre !

— Il est onze heures, répondit Thérèse après avoir consulté sa montre.

— Je déjeunerai une autre fois, soupira Pistolet. Ce district n’offre pas au voyageur toutes les commodités de la vie. Maman, ouvrez les deux oreilles ; je vous ai dit des choses authentiques et des balivernes : les balivernes, c’est le détachement de cent hommes, quoique ça soit vrai, dans un sens, puisque nous sommes deux dont le premier en vaut bien quatre : c’est M. Badoît, mon patron, et dont le second qu’est moi, formé au grand complet par mes voyages, remplace avantageusement les quatre-vingt-seize autres. Les choses authentiques, c’est l’idée qu’on vous chauffe un bouillon, ici près, et à M. le baron aussi.

Il changea de ton pour ajouter :

— Ramenez cette enfant-là à la maison, et que la maison soit bien fermée. Ce qu’ils veulent, je n’en sais rien, j’ai été mis trop tard dans l’affaire, je vas encore au hasard ; mais ils ont une opération en train, c’est sûr, et quand ils sont en campagne, vous savez cela comme moi, malheur à ceux qui les gênent ! En plus qu’ils trouvent moyen de faire coup double : le couteau pour l’un, la guillotine pour l’autre, si bien que Jacques est égorgé des fois, rien que pour amener Pierre en cour d’assises. Ah ! c’est organisé à la papa ! et si je n’avais pas de l’ouvrage, ce matin, j’aurais flâné tout à l’entour de vous, pour vous garder d’abord, ensuite pour les voir venir… Mais voilà ! nous avons assemblée d’actionnaires, au nid de la société, ici près, et pour peu qu’on ne me casse pas les reins avant la fin de la séance, je donne bien ma parole sacrée que, cette fois, je saurai quelque chose !

Il se leva, et secoua les cendres de sa pipe.

Thérèse le regardait, indécise. Cette crainte vague et personnelle qui venait la frapper au milieu de préoccupations d’un genre si différent, impressionnait son instinct, mais avait peine à s’asseoir dans son esprit.

Pistolet n’était pas né pour faire trembler.

Dans sa bouche la menace la plus terrible suait le comique.

Néanmoins, quand il lui tendit la main d’un air courtois et galant, Mme Soulas donna la sienne et demanda :

— Ai-je quelque chose à faire ?

— Vous avez, répondit le gamin, à trouver M. le baron et à lui dire que je suis désolé de ne pas avoir eu l’honneur de le rencontrer. Je reviendrai à l’heure de son dîner, car il faut vivre. J’ai déjà mentionné les précautions à prendre pour la petiote. Vous avez, en outre, à toucher deux mots à votre mademoiselle Ysole de ses longues courses en forêt ; elle ferait mieux de rester à la maison aujourd’hui et demain… Après ça, qui sait ? Elle nous en remontrerait peut-être, cette belle fille-là : Elle doit en savoir long ! Et quant à vous, prenez un domestique pour vous reconduire au château de Champmas. Demain, je me chargerai moi-même de veiller sur vous. À vous revoir, maman. Vous ne me gardez pas rancune pour l’histoire du minet ? Ah ! les passions de la jeunesse ! Mou, mou, mou ! Elles vont rire sans moi ce soir, à Bobino. Je donnerais l’Odéon pour une chope de quatre sous et savoir où est Mèche. À l’avantage !

Tout en parlant, il avait noué autour de ses reins un petit cholet à carreaux qu’il avait dans sa poche.

Il marcha en se dandinant vers le mur du jardin et passa par-dessus en trois temps gymnastiques, admirablement détachés.

Thérèse, restée seule, éveilla Blondette qui lui sourit et la suivit docilement vers la maison.

Elle embrassa l’enfant avec tendresse avant de la quitter pour retourner au château de M. de Champmas.

Au moment de sortir dans la campagne, Thérèse eut un frisson, mais elle se fit honte à elle-même de sa frayeur.

Elle pensa :

— Ces enfants de Paris s’amusent de tout. C’est pure moquerie. Il a parlé au hasard. Comment saurait-il le secret de ma fille… Et pourtant ces deux hommes que j’ai vus fuir !… Il y a quelque chose, et je veux du moins avertir M. Paul, qui est notre dernière espérance. Le Parisien a raison, je sais où le trouver.

Elle pressa le pas, suivant le sentier qui entrait en forêt et descendait vers les sauvages coulées d’Andaine.

La route était déserte.

De gros nuages orageux mettaient le ciel en deuil.