La Rue de Jérusalem/Partie 2/Chapitre 20

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Le Constitutionnel (feuilleton paru du 16 nombre 1867 au 21 mars 1868p. 486-497).


XX

Broken-heart.


Les Anglais disent : « Mourir d’un cœur brisé » (broken-heart), comme s’ils parlaient de la phtisie ou du typhus. Ils croient à l’amour mieux que nous, païens en fait de sentiment, qui expliquons tout par la rupture d’un anévrisme.

Suavita se laissa choir sur un siège.

Elle était si pâle qu’on eût dit une morte, une pauvre morte du cœur-brisé.

Elle ne savait pas le nom de sa rivale ; jamais elle ne l’avait vue ; mais elle savait qu’elle avait une rivale :

Une rivale aimée.

Et elle savait que sa rivale était là.

Bien souvent, elle se l’était représentée, brillante et belle, trop belle, hélas ! puisque Paul l’adorait.

Bien souvent aussi elle s’était demandé : Peut-elle l’aimer comme je l’aime ?

C’était une âme douce et tendre ; son amour avait la sainte ardeur d’une religion ; elle vivait par cet amour comme les fleurs vivent de rayons et de rosée.

Cette transformation que Paul admirait naguère était son propre ouvrage. Rien qu’à l’aimer, rien qu’à le lui dire, Paul aurait eu le pouvoir de rompre le lien qui garrottait la pensée de Suavita. Elle était de celles qui ressuscitent sous la première caresse.

Elle resta longtemps immobile et comme écrasée sous le poids de son angoisse. Elle ne pleurait point, ses grands yeux éteints regardaient le vide.

Elle écoutait pourtant ; et il semblait qu’elle eût peur d’entendre.

Un bruit de portes ouvertes et fermées vint de l’intérieur de la maison ; Suavita tressaillit faiblement. Son regard se tourna vers la place occupée naguère par Paul, auprès d’elle.

Tout ce qu’un cœur d’enfant peut contenir de douleur naïve et profonde était dans ce regard.

Ses belles petites mains blanches se croisèrent sur ses genoux et sa tête s’inclina davantage, laissant pendre les boucles affaissées de ses doux cheveux.

Ses larmes jaillirent seulement quand un son de voix de femme, perçant les cloisons, rompit le silence qui régnait dans la chambre à coucher.

Dans la ruelle du lit de Paul, pendait un petit crucifix qui lui venait de sa mère.

Suavita quitta sa chaise d’un pas pénible et alla vers le lit où elle s’agenouilla.

Mais elle ne put pas prier.

Elle gagna lentement la porte par où Paul était sorti.

Au-delà de cette porte il y avait une antichambre, puis c’était le salon.

Les voix venaient du salon.

La voix de Paul et l’autre voix…

Paul était en effet dans le salon, debout, en face de Mlle Ysole de Champmas qui se tenait assise sur le canapé.

Il y avait deux lampes allumées sur la cheminée qui suffisaient à peine à éclairer cette grande pièce d’aspect sombre et meublée parcimonieusement ; mais leurs rayons tombaient sur la fière beauté d’Ysole qui semblait ressortir plus frappante dans ce cadre et que Paul Labre couvrait d’un regard ébloui.

Où était la tendre émotion qui naguère lui faisait battre si doucement le cœur ? Où était la pensée de sa pauvre petite Blondette ?

Il contemplait Ysole ; dans l’univers entier, il n’y avait pour lui qu’Ysole.

Ysole avait les yeux baissés. La ligne hardie de ses sourcils se contractait.

— Monsieur le baron, dit-elle, je cherche mes paroles. Je sais ce que vous avez fait pour moi, et il me serait cruel de vous causer un chagrin désormais.

Paul comprenait, puisque son cœur oppressé lui faisait mal, mais il tentait un effort désespéré pour repousser la lumière.

Il pensait : elle se reproche d’être venue. Cette glaciale froideur est la revanche de sa fierté.

— Je suis venue, reprit Mlle de Champmas, comme si elle eût voulu répondre à ces mots qui n’avaient point été prononcés, parce que mon devoir était de venir. Je n’ai pas agi loyalement envers vous, Monsieur le baron. Je vous ai confessé la faute qui pèse sur ma vie, je vous ai avoué qu’il ne m’était pas permis de prétendre à la main d’un galant homme… Je vous prie de ne point m’interrompre ; j’ai de la peine à exprimer ma pensée… Mais je vous ai trompé en ajoutant que je pourrais vous aimer un jour à venir.

Paul Labre ouvrit la bouche ; elle lui imposa silence d’un geste.

— Je vous ai trompé encore, poursuivit-elle, en vous cachant qu’un lien nouveau et actuel m’attachait à un autre que vous.

— Vous aimez ! s’écria Paul.

— Je ne sais si j’aime, répliqua Ysole d’un ton morne, et qu’importe cela ? Il y a bien longtemps, celui qui pervertit mon intelligence et mon cœur — l’homme vers qui je vous ai envoyé pour le tuer — entama la tranquillité de mon âme en m’apprenant que j’occupais une place, non pas usurpée, mais factice dans la maison de mon père. J’étais orgueilleuse, je devins ambitieuse. Ma perte fut de vouloir m’élever en dehors de cette famille où j’étais entrée par la charité d’une sainte… J’ignore pourquoi je vous dis ces choses qui ne vous regardent point. Il semble que j’aie besoin d’expliquer aux autres comme à moi-même les motifs de ma chute et d’expliquer aussi pourquoi le froid pardon de mon père ne m’a pas arrêtée sur la pente de ma profonde perdition.

— Mais vous n’êtes pas perdue ! s’écria Paul, plus respectueux en face de cette confession volontaire qui lui semblait partir d’un grand cœur. Ysole… Mademoiselle… Votre repentir vous relève…

— Je ne me repens pas, interrompit-elle d’une voix sèche et brève qui sonna comme si elle fût tombée d’une bouche de marbre. J’aime et je respecte mon père ; le séjour de sa maison me fait horreur. J’y entrai par l’aumône de l’épouse légitime, j’y reste par le pardon qui vient de la pitié. Je hais le pardon et l’aumône.

Elle prononça ces derniers mots avec une sourde énergie. Ses yeux brûlaient à travers la frange recourbée de ses cils.

Elle était miraculeusement belle.

Paul devenait ivre à la regarder.

— Je suis venue, reprit-elle, parce que j’ai appris aujourd’hui des choses qui vous concernent et que j’ignorais lors de notre première entrevue. Dans ma pensée, je ne devais plus vous revoir…

— Quoi !… balbutia Paul.

— Je souffre, dit-elle, épargnez-moi. J’ai eu compassion de votre jeunesse, de votre bravoure, de votre loyauté. J’éprouve pour vous un sentiment qui m’était inconnu : je vous admire en ayant pitié de vous.

— Oh ! vous m’aimerez, Mademoiselle… commença Paul.

— Jamais ! prononça-t-elle d’un accent ferme et calme.

Son geste impérieux défendit toute réplique.

Elle passa la main sur son front et poursuivit.

— Ceci n’est pas une conversation. Répondre me fatigue. Je suis venue pour parler, j’exige qu’on m’écoute.

Du doigt elle montra un siège à Paul, qui s’assit.

— J’ai un amant, dit-elle, comme si elle eût pris plaisir à tuer, par la brutalité des mots, la chevaleresque tendresse qu’elle avait inspirée. J’ai été la maîtresse d’un imposteur, et je ne sais pas si celui à qui j’appartiens est un honnête homme.

Paul se redressa :

— Assez, Mademoiselle, murmura-t-il bien bas, tant il avait honte. Il n’est pas besoin de ces cruels mensonges pour me prouver le désir que vous avez de m’écarter de votre route.

Elle sourit tristement et lui prit la main qu’il retirait.

— Je ne veux pas que vous m’aimiez, dit-elle, c’est vrai, mais je n’ai pas menti. L’homme dont je vous parle est mon maître et c’est ma haine qui m’a donnée à lui. Nous partageons la même haine, et quand il m’a dit : « Le baron d’Arcis vous aime comme les chevaliers de l’ancien temps, allez vers lui, désignez-lui celui qu’il faut frapper, il frappera », je suis venue.

Cette fois Paul demeura muet.

Son sang avait froid dans ses veines.

— Et je vous ai dit : frappez ! poursuivit Mlle de Champmas dont la voix devenait plus morne à mesure qu’elle parlait. Vous avez agi selon votre nature qui est la générosité même ; vous avez provoqué le prince au milieu même de la cour que rassemble autour de lui sa nouvelle imposture. En faisant cela, vous avez mis votre vie en danger, non pas par l’épée, mais par la loi : je ne veux pas de cela.

Je l’ai dit à celui qui m’avait envoyée vers vous. Il ne le veut pas non plus, parce que vous lui êtes indifférent, et qu’il déteste votre adversaire.

Il m’a répondu : Retournez auprès de M. le baron d’Arcis et apprenez-lui que le locataire du château neuf Goret, celui qu’on appelle M. Nicolas, le prince, le fils de saint Louis, etc., et qui a beaucoup d’autres noms encore est l’assassin de Jean Labre.

— Mon frère ! s’écria Paul qui se leva droit sur ses pieds à cette révélation inopinée.

— Et, pour preuve de cette assertion, continua Mlle de Champmas sans s’animer, dites-lui (c’est toujours l’ennemi du prince qui parle), dites-lui qu’on a tendu tout autour de lui des filets auxquels il n’eût point échappé sans l’avis que vous lui donnez. Nicolas avait eu vent des efforts que le baron d’Arcis fait pour trouver le meurtrier de son frère. Il se défend ; je ne verrais pas de mal à cela, s’il ne me gênait. Nous nous sommes réconciliés aujourd’hui, c’est le bon moment de frapper. Voici son plan de défense : il a fait assassiner aujourd’hui même la femme Thérèse Soulas (ici la voix d’Ysole trembla légèrement) et le baron d’Arcis sera accusé de ce meurtre.

— On me l’a dit déjà ! murmura Paul Labre, qui se mit à marcher lentement.

Il essayait d’établir un ordre dans ses idées, mais c’était en vain : sa pensée le fuyait.

En marchant, il répétait au-dedans de lui-même le nom de son frère, et le courroux appelé ne venait pas. Son cœur restait inerte comme son esprit. Il n’y avait qu’un point sensible dans tout son être, c’était son amour, obstiné, victorieux, mortel. Comme autrefois, la passion de se tuer lui vint, mais le courage lui manquait maintenant.

Elle était là, il la voyait, il était emporté vers elle par une irrésistible folie.

Ysole avait penché sa tête sur sa main.

Quand Paul, parvenu à l’autre bout de la chambre, se retourna, heureux de l’envelopper une fois encore d’un regard avide et ardent, il s’arrêta.

C’était la pose favorite de Blondette qu’Ysole avait prise par hasard.

On ne peut dire que l’image de l’enfant passa devant les yeux de Paul ; ce fut Ysole elle-même qui la lui rappela : elles se ressemblaient vaguement, comme il arrive presque toujours entre deux sœurs.

Depuis quelques secondes Mlle Ysole de Champmas se taisait ; en ce moment, elle murmura :

— Thérèse Soulas ! Je ne lui ai pas même dit, non, je ne lui ai pas dit une seule fois : je crois que vous êtes ma mère. S’il y a un Dieu, le châtiment doit être terrible pour celles qui n’ont pas de cœur.

Paul, appuyé à l’angle de la cheminée et séparé d’elle par toute la longueur de la salle, éleva ses mains jointes convulsivement et dit avec désespoir :

— Oh ! je vous aime. Je vous aime comme un damné !

Sa voix parut éveiller Mlle de Champmas, qui se redressa à demi.

— Monsieur le baron, demanda-t-elle d’un accent indifférent, pourquoi cachiez-vous ma sœur chez vous ? Je veux le savoir.

— Votre sœur ! répéta Paul dont l’esprit harassé ne cherchait même pas à comprendre.

— Voilà trois ans et plusieurs mois, reprit Ysole, que vous avez chez vous Suavita de Champmas.

Les yeux seuls de Paul Labre exprimèrent son étonnement.

— Je l’ai bien cherchée, poursuivit Ysole parlant pour elle-même, mais voilà longtemps que je ne la cherchais plus. Je l’ai bien aimée, mais je n’aime plus rien. Si je vous parle d’elle, c’est que l’homme qui veut vous perdre vous a dénoncé ce soir même au général, disant : le baron d’Arcis a tué Thérèse Soulas, parce que Thérèse Soulas avait découvert le rapt commis par lui sur la personne de la plus jeune des demoiselles de Champmas.

— Thérèse connaissait-elle votre sœur ? demanda Paul.

Et avant qu’Ysole pût répondre il ajouta :

— Depuis ces trois ans et ces quelques mois, Thérèse voyait l’enfant tous les jours. C’est Thérèse qui me disait sans cesse : N’ouvrez votre maison à personne ! Ceux qui ont intérêt à faire disparaître cette pauvre enfant doivent la chercher. Veillez sur elle, puisque vous l’avez sauvée !

— On avait donc voulu l’assassiner ? demanda Ysole à voix basse.

Paul fit en quelques paroles le récit de ce qui s’était passé sous la pointe de la Cité, cette nuit où il avait résolu d’en finir avec la vie.

Ysole l’écouta d’un air distrait.

— J’avais dit une fois à Thérèse, pensa-t-elle, tout haut : « Si ma sœur revenait, je serais chassée. » Thérèse m’aimait trop ! Cette parole l’a perdue.

Elle se leva.

— J’ai fait ce que je devais ici, prononça-t-elle avec ce calme étrange qui ne l’avait pas une seule fois abandonnée. Adieu.

Paul s’élança entre elle et la porte et se mit à genoux.

— Quoi ! fit-elle, d’un ton où l’indignation, cette fois, perçait : après tout ce que je vous ai dit !

— Est-ce que je vous crois ! s’écria Paul en lui saisissant les deux mains ; est-ce que je ne vois pas ce qu’il y a en vous de noblesse et de fierté !…

Elle sourit avec une amertume si poignante que Paul recula.

— J’aurais été bonne fille chez ma mère, dit-elle, raillant douloureusement ; j’aurais écouté sa pauvre histoire en pleurant et je me serais défiée de ceux qui flattent les filles. Chez mon père, j’ai été mauvaise, parce qu’une voix m’y disait : Tu viens de loin et d’en bas. Je retourne d’où je suis venue, mais plus loin… et plus bas !

Elle fit un pas ; Paul se traîna sur ses genoux.

— Restez ! supplia-t-il d’une voix qui râlait dans sa gorge. Est-ce que vous espérez me fuir ? Où vous irez, j’irai…

— Vous ! dit-elle.

Il y avait dans ce seul mot tout un horrible désespoir.

Paul se tordait les mains et se roulait à ses pieds.

— Restez, dit-il encore, laissant parler son délire. Je comprends votre mère et je la remercie de m’avoir fait passer pour un criminel. Il faut penser à vous seulement, et il ne faut aimer que vous ! L’enfant ira chez son père, et Dieu sait qu’elle rentrera pure comme les anges dans la maison d’un honnête homme ! Vous, Ysole, vous, la plus belle, la seule belle, l’adorée, qui donc oserait murmurer la centième partie de ce que vous avez dit tout haut ? Je suis brave : ce sont vos paroles ; entre vous et l’outrage, il y aura mon cœur : ceci, au dehors ; au dedans, votre maison sera un temple, le sanctuaire où je vous aimerai, prosterné ! Ysole ! je sens que Dieu me dit de vous idolâtrer ainsi ; votre salut et le mien sont dans cet amour qui m’enivre, qui me rend mes espoirs de la terre et du ciel ! Soyez à moi, Ysole soyez ma femme… Oh ! bien aimée ! il y a des larmes dans vos yeux. Ayez pitié ! ayez pitié !

Il baisait le bas de sa robe en pleurant.

Ysole l’avait écouté, glacée d’abord, puis un soupir avait gonflé les belles lignes de sa poitrine. Quand il se tut, affaissé sur lui-même et pantelant, les paupières d’Ysole étaient, en effet, humides.

Deux larmes roulèrent lentement sur l’admirable pâleur de sa joue.

Elle se pencha jusqu’à lui et de ses lèvres froides elle lui effleura le front en murmurant :

— Jamais !

Au moment même où Paul Labre recevait ce douloureux baiser, il tressaillait à l’accent d’une voix qui lui était inconnue, et qui dit en un cri d’angoisse déchirante :

— C’est Ysole ! c’est ma sœur !

La porte qui conduisait à la chambre de Paul venait de s’ouvrir.

C’était Suavita qui parlait.

Derrière elle, la tête grave et triste du général comte de Champmas se montra.