La Ruine de la civilisation antique/02

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La Ruine de la civilisation antique
Revue des Deux Mondes6e période, tome 55 (p. 811-828).
LA RUINE
DE LA
CIVILISATION ANTIQUE

II [1]
LA CRISE DU TROISIÈME SIÈCLE


I

Alexandre Sévère fut tué au début de l’an 235, par une sédition à la tête de laquelle se trouvait un Thrace, Maximin. Sa valeur et la protection de la famille de Septime Sévère avaient permis à Maximin d’arriver aux plus hauts grades de la milice, bien qu’il parlât fort mal le latin. Il représentait donc les races les plus barbares de l’Empire, qui, profilant des révolutions ou des guerres civiles et du despotisme oriental de la famille de Septime Sévère, tâchaient de prendre la place des vieilles familles de l’aristocratie sénatoriale. Alexandre Sévère mort, les légions proclamèrent Maximin empereur à Mayence. La révolte contre Alexandre Sévère, qui voulait rétablir l’autorité du Sénat, et l’élévation à l’empire de ce Thrace nommé par les légions, étaient un défi jeté par le nouveau despotisme militaire au seul principe de légitimité qu’il y eût alors et qui était représenté par le Sénat ; un défi, par conséquent, à l’ordre légal qui reposait depuis tant de siècles sur l’autorité du Sénat. Septime Sévère et ses successeurs avaient encore cherché à justifier leur propre despotisme en invoquant, pour la forme tout au moins, l’autorité du Sénat : avec Maximin, c’est la rupture nette. La force reniait le seul principe d’autorité qui pouvait la justifier, et affirmait sa volonté de trouver en soi-même les titres nécessaires à l’exercice du pouvoir.

Maximin ne se préoccupa, en effet, que d’avoir l’appui des légions : il ne rechercha même pas la validation du Sénat, et gouverna comme si celui-ci n’existait pas. Tout affaibli et déprimé qu’il fût, le Sénat ne l’était cependant pas au point de supporter sans réagir une pareille humiliation de la part d’un Thrace. Ce qui se passa alors à Rome n’est pas bien connu : on ne peut que le déduire à grand’peine des informations fragmentaires qui sont parvenues jusqu’à nous. Ce qui est certain, c’est que le Sénat nomma deux empereurs : Pupien et Balbin, le premier un soldat de grande valeur qui, parti de rien, était arrivé aux plus hauts grades ; le second, un sénateur d’intelligence médiocre, mais très estimé, et de haute lignée. Le mérite personnel et la noblesse de race étaient donc appelés par le Sénat à prêter ensemble leur appui à son autorité expirante. Un principe de légitimité a toujours besoin de la force pour se faire respecter ; mais il n’est pas dit que si ce principe et cette force entrent en conflit, ce soit toujours le premier qui doive fatalement succomber. En se révoltant contre le principe d’autorité dont elle ne devrait être que l’instrument, la force parfois s’affaiblit. Ainsi en fut-il alors. Les deux empereurs réussirent, avec l’aide du Sénat, à constituer un gouvernement qui réussit à se faire reconnaître comme le gouvernement légitime par un certain nombre de provinces et qui organisa une armée contre l’usurpateur. Maximin ne tarda pas à comprendre que si le gouvernement de Rome se consolidait, il pourrait devenir dangereux pour son pouvoir, qui ne s’appuyait que sur la faveur d’un certain nombre de légions. Il projeta de l’abattre ; il vint avec son armée en Italie et mit le siège devant Aquilée qui lui barrait le chemin. Mais en Italie toute la population était favorable au Sénat et contraire à l’usurpateur ; et au contact du respect universel, inspiré par l’institution qui représentait la légalité, la fidélité des légions commença d’être ébranlée. La résistance obstinée d’Aquilée acheva l’œuvre ; et au printemps de 238, Maximin fut assassiné sous les murs d’Aquilée par les mêmes soldats qui l’avaient porté au pouvoir.

Le Sénat, Rome, l’Italie et la légalité avaient triomphé des légions semi-barbares et de la force en révolte. Mais la victoire de la légalité sur la force dura peu. La discorde se mit entre Pupien et Balbin ; le Sénat ne sut pas profiter de la victoire et irrita les soldats sans les désarmer. Avant la fin de l’année 238, une nouvelle révolte militaire avait mis à mort Pupien et Balbin et proclamé empereur Gordien. La force avait eu sa revanche. Pendant ce temps, les Carpes et les Goths traversaient le Danube ; les Perses envahissaient la Mésopotamie et menaceraient la Syrie. Gordien était jeune et inexpérimenté. Par bonheur il avait trouvé dans son préfet du prétoire, Timésithée, un homme intelligent, capable, et, — qualité rare en ces temps-là, — fidèle. Timésithée réorganisa l’armée et chassa les Perses, les Goths et les Carpes. Ces succès et la grandeur du danger atténuèrent la discorde entre le Sénat et les légions, entre la légalité et la force. Bien qu’élu par ces légions, Gordien ne rencontra pas d’opposition au Sénat. Malheureusement Timésithée mourut en 243, et Gordien ne trouva rien de mieux pour le remplacer qu’un officier supérieur de l’armée, de nationalité arabe, Jules Philippe. C’était un valeureux soldat, mais il n’était pas aussi fidèle que son prédécesseur. Il voulut être, non le subordonné, mais le collègue de Gordien ; il obligea les soldats à demander pour lui cet honneur, et, devant le refus de Gordien, il le fit assassiner.

C’était la quatrième révolte militaire qui triomphait en quelques années. La force l’emportait de plus en plus sur la légalité, affaiblie et discréditée dans le pouvoir chancelant du Sénat, auquel la violence des légions faisait échec de toutes parts. En effet, cette dernière révolte eut dans tout l’Empire des répercussions beaucoup plus graves que les précédentes. L’autorité impériale affaiblie au centre, la révolte s’étendit aux provinces ; de nombreux prétendants surgissent partout ; l’exemple devient contagieux. Du moment que les légions élisent l’empereur, pourquoi ce privilège serait-il réservé à celles d’une province plutôt qu’à celles d’une autre ? Chaque groupe de légions veut son empereur. La force, en l’absence d’un principe d’autorité unificateur, tend toujours à se morceler et à se briser. Le danger devient bientôt si sérieux, qu’une réaction se produit en faveur du Sénat. Epouvantés, les hommes se tournent vers le seul principe d’autorité qui subsiste encore, en dépit des nombreux outrages reçus. Tout Arabe qu’il est, Philippe s’adresse au Sénat pour se faire valider, espérant ainsi donner à son autorité un caractère de légitimité qui manque à celle de ses concurrents. Et le Sénat se résigne à le reconnaître, préférant avoir à Rome un empereur qui, bien qu’élu par une sédition, cherche du moins à être confirmé par lui. Mais c’est en vain que les hommes ont recours dans le besoin aux principes d’autorité, qu’ils ont affaiblis pour satisfaire leurs ambitions. Pendant que Philippe cherchait à consolider sa position en Italie en se rapprochant du Sénat, les Goths envahissaient de nouveau l’Empire ; et les légions du Danube, mécontentes de voir l’Empereur rester en Italie quand les frontières de l’Empire étaient violées par les Barbares, annulèrent les décrets du Sénat et saluèrent empereur le gouverneur de la Dacie et de la Mœsie, Dèce. Une nouvelle guerre civile éclata. Dèce vint en Italie, battit Philippe à Vérone et le tua ; puis il repassa les Alpes pour aller combattre les Goths. Mais sans grand résultat, car en 251 il mourait sur le champ de bataille. C’était le premier des empereurs romains qui mourait en combattant les Barbares. Et il est facile d’imaginer l’impression que devait produire cet événement ! Les légions, qui désormais croyaient pouvoir disposer de l’Empire, s’empressèrent de proclamer le gouverneur de la Mœsie, Trébonien Galle. Mais Trébonien, lui aussi, au lieu de combattre les Goths, préféra traiter et acheter la paix argent comptant. Alors les légions se révoltèrent encore et appelèrent à l’empire le gouverneur qui lui avait succédé en Mœsie, Emilien. Une nouvelle guerre civile s’ensuivit, où Trébonien fut défait. Et de nouveau l’autorité du Sénat fut invoquée pour donner au nouvel Empereur un caractère légitime, propre à le fortifier dans son gouvernement. Le Sénat reconnut Emilien ; mais à peine reconnu, ses légions, pour des raisons qu’on ignore, se révoltèrent, le massacrèrent et saluèrent empereur Valérien (253).

Dix-huit ans s’étaient écoulés depuis la mort d’Alexandre Sévère : dix-huit années de séditions continuelles. L’autorité du Sénat était détruite, et avec elle la pierre angulaire de la légalité. Toute règle et tout principe fixe écartés pour l’élection de l’Empereur, l’élection livrée aux caprices des légions, la force capable de maintenir l’ordre n’existait plus. Les révoltes militaires se multipliaient, stimulées par l’émulation, par la certitude de l’impunité et par l’espérance du butin. Les guerres civiles naissaient les unes des autres, affaiblissant partout la défense des frontières. L’Empire commence à devenir la proie des Barbares qui, enhardis par la faiblesse croissante du colosse, l’attaquent de tous côtés. Entre 254 et 260, les Goths envahissent de nouveau la Dacie, la Macédoine, l’Asie Mineure : les Allemands et les Francs se jettent sur la Gaule ; une nouvelle race germanique, les Saxons, fait son apparition sur la mer, le long des côtes de la Gaule et de la Bretagne ; des troubles graves éclatent en Afrique, et de nouveaux dangers menacent l’Orient, où l’Arménie et la Syrie retombent sous l’influence persane. Comme si tous ces malheurs ne suffisaient pas, une terrible épidémie de peste fit rage ces années-là, dépeuplant des régions entières de l’Empire.

Valérien, qui était un sénateur de noble famille et d’une certaine capacité, s’entendit alors avec le Sénat, et, d’accord avec celui-ci, s’efforça de parer aux terribles difficultés du moment par une mesure appelée à entraîner peu à peu une dislocation complète de la civilisation antique ; le partage de l’Empire. Il nomma César son fils Gallien, et lui assigna les provinces de l’Occident, se réservant celles de l’Orient. L’unité de l’Empire, la grande œuvre et la grande pensée de Rome, était brisée pour la première fois. L’idée qui avait décidé cette réforme est claire : renforcer l’autorité impériale et avec elle tout le gouvernement affaibli, en restreignant le champ trop vaste où elle devait agir. Mais c’était là un remède de nature, pour ainsi dire, géométrique, qui ne pouvait pas guérir un mal de nature morale. Le gouvernement était faible, parce qu’il n’avait plus de titres qui fussent indiscutables et universellement reconnus ; le partage du pouvoir ne pouvait pas détruire un vice d’origine. Pendant que Gallien cherchait à contenir de son mieux les invasions germaniques en Occident, Valérien tentait une grande expédition contre la Perse. Mais en 259 ou en 260, il est fait prisonnier par les Perses, et il va mourir en captivité, on ne sait ni où ni quand. Peu d’années auparavant, un empereur était tombé sur le champ de bataille, en combattant les Barbares ; maintenant, un empereur était fait prisonnier ! C’était là un coup terrible à l’autorité impériale dont l’effet se fit bientôt sentir. Une sorte de démembrement de l’Empire suit de près cette catastrophe.

Dès 258, les légions de Gaule avaient salué empereur Posthume. Posthume, qui était un homme de mérite, parvint, après la mort de Valérien, à se faire reconnaître en Espagne et en Bretagne, et il fonda un empire gallo-ibérique qui dura jusqu’en 267, en dépit des attaques de Gallien. Au même moment, en Orient, un général de Valérien, Macrien, avec- l’aide de la ville de Palmyre et du plus riche et plus puissant de ses habitants, Odenath, avait de sa propre initiative combattu les Perses et les avait chassés, sauvant ainsi les provinces les plus riches de l’Orient. Mais encouragé par ce succès, il jugea bon de s’emparer de l’Empire en faveur de ses deux fils.

Odenath au contraire demeura fidèle à l’Empereur et avec le titre de dux Orientis, il se mit en guerre contre Macrien. L’Occident et l’Orient étaient démembrés ou sur le point de l’être. L’audace des Barbares augmentait à mesure que l’Empire s’affaiblissait. En 261 les Alamans réussissent à envahir l’Italie et ce n’est que sous les murs de Milan que Gallien parvient à les battre. Peu après les Francs font leur première apparition, envahissant la Gaule et l’Espagne, et poussent, à ce qu’il semble, jusqu’en Afrique. Les Barbares de l’Europe orientale, les Goths, les Hérules, les Sarmates, pillent les rivages de la Mer Noire, forcent les Dardanelles et pénètrent en Grèce et eu Asie. En 267 les Hérules bivouaquent dans la Grèce sacrée, à Athènes, à Corinthe, à Argos, à Sparte. Faible et incapable, Gallien ne sait rien opposer à tant de calamités ; le désespoir s’empare des populations ; chaque province, chaque région, espérant se mieux défendre seule, se révolte et se donne un empereur particulier. Pendant les dernières années de la vie de Gallien, les prétendants, les « tyrans » comme les nomme l’histoire, sont si nombreux et si passagers, qu’il est presque impossible d’en retracer l’histoire. En Germanie, où la guerre contre l’Empire romain était en train de devenir, — pour employer des mots modernes mais qui conviennent aussi au passé, — la grande « industrie nationale, » on comprit alors que le moment était propice pour tenter un grand coup. Plusieurs peuples germaniques s’entendirent pour former, sous lo nom de Goths et d’Alamans, une coalition puissante contre l’Empire. Au printemps de 268, une forte armée passait sur la rive droite du Danube, envahissait la Macédoine orientale, la Grèce, les Cyclades, Rhodes, Chypre, et les cotes de l’Asie Mineure. En même temps, une autre armée entrait en Mœsie et pénétrait en Macédoine. Le plan était clair : conquérir la péninsule balkanique et couper en deux l’Empire, en s’interposant entre les provinces d’Orient et d’Occident.


II

Depuis plus de trente ans l’Empire était donc la proie du despotisme militaire, des invasions, de la guerre civile, de l’anarchie de la peste et de la famine. Les guerres civiles de la République avaient été peu de chose en comparaison, parce que les éléments essentiels de la civilisation n’avaient pas été menacés. Cette fois il en est autrement : toutes les forces vitales de la civilisation sont au contraire frappées à mort, dans les provinces de l’Ouest, à commencer par la population. Celle-ci, déjà insuffisante dans les temps prospères, est décimée par la guerre, par les invasions, par l’insécurité générale, par l’appauvrissement universel, par les épidémies incessantes. L’obstination avec laquelle les plus sages des empereurs continueront à transplanter des Barbares dans les territoires de l’Empire et particulièrement en Occident, malgré le danger politique et militaire qui en résultait, est la preuve la plus lumineuse du grand besoin d’hommes qui travaillait l’Empire. La diminution rapide de la population avait, comme il est naturel, engendré une crise agricole et industrielle, et encore accru l’appauvrissement général qui était une de ses causes. Les agriculteurs, colons libres, travailleurs esclaves et petits propriétaires, disparaissent en grand nombre ; la petite propriété se subtilise la grande propriété s’élargit, les terres incultes et abandonnées s’étendent. À son tour l’industrie, si florissante dans tout l’Empire sous les Antonins et même sous les Sévères, avait souffert profondément en partie par la mort de beaucoup d’artisans qui avaient emporté le secret compliqué de métiers perfectionnés, en partie à cause de la pauvreté croissante qui diminuait la consommation.

Un grand nombre de mines, mines d’or principalement, sont abandonnées faute de main-d’œuvre et parce que les régions minières sont envahies par les Barbares ; les métaux précieux sont thésaurises et cachés par les populations effrayées ; le capital se fait rare et l’intérêt de 12 pour 100, considéré comme excessif à l’époque de Néron, devient l’intérêt mensuel. A la crise de l’agriculture et de l’industrie s’ajoute la crise du commerce. L’insécurité générale, la difficulté des communications, le risque plus grand et les prix plus élevés des voyages, les restrictions imposées par la pauvreté croissante, tout avait ralenti l’activité commerciale au IIIe siècle. Les petites et les moyennes fortunes disparaissent et au milieu de la misère croissante les richesses se concentrent en peu de mains. Les petites villes sont abandonnées et se dépeuplent. Dans les grandes, au contraire, la population s’accumule et on voit augmenter démesurément le nombre des misérables qui, sous une forme quelconque de mendicité, vivent aux crochets des riches ou de l’État. L’État devient la providence et le tourment de tout le monde. Son fiscalisme, imposé par l’incessante multiplication de la bureaucratie, par la mendicité des masses, par l’augmentation des dépenses militaires, est atroce et implacable. Les impôts deviennent innombrables et leur poids écrasant est encore accru par la politique monétaire. En partie pour remédier à la rareté croissante de l’or, en partie pour faire face aux dépenses de guerre et aux autres dépenses publiques sans trop augmenter les impôts, les empereurs altèrent le poids et l’alliage des monnaies. Sous Caracalla le poids de l’aureus était descendu à 6 gr. 55, mais après Alexandre Sévère, il devient si irrégulier que les paiements en or ne se font plus qu’au poids. Pour la monnaie d’argent, c’est encore pire. Les proportions de l’alliage du denarius et de l’antonianus argenteus, émis pour la première fois par Caracalla, avaient déjà augmenté démesurément dès les années qui avaient immédiatement suivi la mort d’Alexandre Sévère. Mais l’antonianus n’a plus, sous l’empereur Claude le gothique, que 4 ou 5 pour 100 d’argent ! Il ne se distingue de la monnaie de cuivre que par la couleur que lui donne un bain d’argent ou, au besoin, d’étain. Même les monnaies de bronze sont émises à poids réduit. D’où une vertigineuse augmentation et une irrégularité folle des prix, qui réduit au désespoir les malheureuses populations, et contre laquelle les empereurs chercheront en vain à lutter à coups d’édits. D’où un continuel appauvrissement des classes les plus nombreuses et les moins riches, encore aggravé pour les malheureux sujets par l’ordre que donnent plusieurs empereurs de percevoir les impôts en or. L’État refusait ainsi la mauvaise monnaie, dont il inondait l’Empire !

De la crise politique et économique riait la crise sociale. Exterminées, ruinées ou dispersées, l’aristocratie et la classe moyenne aisée qui avaient grandi pendant le premier et le second siècle dans tout l’Empire, qui étaient la base de toute son organisation politique et sociale, qui avaient porté à son apogée la civilisation antique par la fusion de l’hellénisme et du romanisme disparaissent ; leurs richesses, celles au moins qui n’ont pas été détruites, et leur puissance passent à une oligarchie nouvelle d’enrichis et de hauts fonctionnaires, civils ou militaires, recrutée presque toute dans les classes inférieures et dans les populations les plus barbares, qui n’avaient que de très loin ressenti l’influence du romanisme et de l’hellénisme. L’Empire redevient barbare, et du dedans encore plus que du dehors ; par l’élévation à la richesse et au pouvoir des éléments les plus grossiers de l’Empire encore plus que par les invasions des Barbares vivant de l’autre côté du Rhin ou du Danube. Le niveau de la culture s’abaisse partout : en philosophie, en droit, en littérature ; parce que les nouveaux dominateurs la méprisent ou, plus simplement, l’ignorent.

Une culture raffinée chez les puissants de l’Empire n’est plus la règle, mais une heureuse exception. Et la décadence s’étend à toutes les industries et à tous les arts où la civilisation gréco-romaine avait tant excellé, et qui deviennent plus grossiers ou plus vulgaires : à la sculpture, à l’orfèvrerie, à l’architecture. Ce qui reste de richesse est gaspillé dans un luxe barbare, de mauvais goût, criard, lourd, heurté, bon pour éblouir les esprits communs, dans des plaisirs ou dans des fêtes violentes et désordonnées, dans des constructions gigantesques et inutiles, qui encombrent les quelques grandes villes encore florissantes au milieu de la ruine des petites, plus qu’elles ne les embellissent. Plus l’Empire s’appauvrit et plus l’architecture publique des grandes villes tend au colossal. Enfin, — et c’est le coup de grâce à la civilisation antique, — la religion qui avait été la base de la vie politique, sociale, intellectuelle, le polythéisme païen, est en train de mourir. Les cultes de l’Orient font irruption partout, menaçant de bouleverser moralement le monde déjà si secoué par les guerres et les révolutions.


III

Cependant, bien que pendant plus de trente ans, depuis la mort d’Alexandre Sévère, l’Empire ait paru s’abandonner passivement à la crise qui le détruisait ; bien que l’incapacité, l’ignorance, l’intrigue, la violence, la corruption aient semblé avoir pris possession à jamais de l’Etat, il y avait encore, dans celte civilisation jadis si vivante et si vigoureuse jusque dans l’agonie, des forces intellectuelles et morales, capables de tenter une réaction désespérée. En dépit de la barbarie envahissante, les hautes classes ressentaient encore l’influence d’une culture trop ancienne, trop riche et trop grande, pour que ce qui en subsistait cessât de longtemps d’agir ; et elles comptaient encore des hommes de grand cœur et de haute intelligence. La réaction se produisit en 268 : une conjuration de généraux mit Gallien à mort, et nomma, pour lui succéder, non pas cette fois un incapable ou un intrigant, mais le meilleur des hommes de guerre du temps, Claude. Claude surprit, non loin de l’antique Naissus (Nisch) le gros de l’armée ennemie, l’anéantit, et poursuivit le reste sans pitié ni trêve. Qui sait quel bien il eût pu faire, si la peste ne l’avait enlevé dès l’année 270 ? Mais il eut pour successeur, acclamé par les légions de Pannonie, l’homme qu’il avait lui-même désigné, un des généraux qui avaient combattu avec lui contre Gallien, Aurélien. Aurélien était, comme Claude, un homme de grand caractère et de grand génie. Il arrivait au bon moment, car les Goths battus par Claude n’étaient qu’une avant-garde. L’Italie était, en 270, complètement envahie par les Vandales et les Alamans, qui en 271 détruisaient une armée romaine près de Plaisance !

Aurélien fut le premier qui essaya d’arrêter la décomposition de l’Empire et son retour à la barbarie par un plan vaste et cohérent de réformes et de guerres. Il vainquit et détruisit à Pavie et à Fano l’invasion germanique, dont il délivra l’Italie ; il ramena sous la domination romaine l’Orient, dont une partie s’était détachée après la mort d’Odenath, et avait formé un empire de Syrie sous le sceptre de Zénobie, la veuve d’Odenath ; il débarrassa l’Empire de tous les prétendants et de tous les petits empereurs locaux qui avaient pullulé pendant les années précédentes, et en reconstitua l’unité ; il entoura Rome de la puissante enceinte de murs gigantesques qu’on admire encore. C’est pourquoi on peut le dire avec raison restitutor orbis.

Mais c’était un esprit de trop haute valeur pour ne pas comprendre que l’unité qu’il reconstituait serait bientôt détruite de nouveau, si l’on ne trouvait quelque remède radical aux maux qui affligeaient l’Empire. Deux de ses dispositions méritent d’être particulièrement signalées. La première concerne les frontières de l’Empire. Jugeant avec raison que l’Empire était trop étendu pour ses forces diminuées, Aurélien se résolut à abandonner le dangereux saillant de la Dacie, arrosée du sang des légionnaires de Trajan et de la sueur de plusieurs générations de colons. Il donna le nom de la province abandonnée à la partie de la Mœsie qui s’étendait sur la rive droite du Danube. L’autre disposition est d’ordre politique et religieux. Aurélien institua officiellement le culte du Sol invictus, proclamant religion d’État le mithraïsme latinisé.

Pour comprendre la valeur de cette grande réforme, il faut se rappeler que le mithraïsme était un culte asiatique né d’une fusion du mazdéisme avec la théologie sémite et avec d’autres éléments empruntés aux religions indigènes de l’Asie mineure. Comme presque toutes les religions asiatiques, celle-ci était absolutiste et monarchiste, puisqu’elle enseignait que les monarques règnent par la grâce divine, et reçoivent comme tels de Mithra les attributs de la divinité et lui deviennent consubstantiels. L’adoption du mithraïsme comme culte officiel était donc un acte de profonde politique : c’était un effort pour trouver dans l’absolutisme mystique un principe de légitimité qui remplaçât l’antique validation du Sénat, maintenant inefficace, et qui pût soustraire l’autorité impériale aux caprices des légions sans cesse révoltées. Au milieu de l’anarchie où l’Empire sombrait, Aurélien cherche en somme un nouveau principe d’autorité ; et il le cherche là où seulement il pouvait le trouver, après l’extinction de tous ceux qu’avait engendrés le monde gréco-romain : dans les grandes monarchies absolues qui confinaient à l’empire romain du côté de l’Orient. Après la chute de la République, après la chute du gouvernement mixte de monarchie et de république, mais de structure gréco-latine, par lequel l’Empire s’était gouverné pendant plus de deux siècles, il semblait ne rester d’autre forme de gouvernement pour un grand état que l’absolutisme oriental, fondé sur le principe religieux et où le souverain était Dieu.

En fait Aurélien s’efforce de convertir l’empire gréco-romain en un empire asiatique. Cet essai cependant, bien que justifié amplement par les nécessités politiques et par la situation de l’Empire, paraît avoir rencontré une forte opposition. Vers la fin de 275, Aurélien tombe à son tour victime d’une conjuration de généraux. Pour quels motifs ? Le point est fort obscur. Nous savons qu’en qualité de représentant du Sol invictus, Aurélien s’était employé résolument à rétablir l’ordre dans le vaste empire ; et il est vraisemblable que le zèle qu’il apportait à la répression des abus énormes dont souffrait le monde romain lui valut beaucoup d’ennemis. Mais il n’est pas impossible que la conjuration ait été en partie un mouvement de réaction de l’esprit gréco-latin contre l’absolutisme mystique de l’Orient désormais victorieux. Un fait singulier, qui resterait autrement inexplicable, tendrait à le faire croire ; les légions, après la mort d’Aurélien, se refusèrent à élire un empereur et voulurent confier de nouveau l’élection au Sénat. Surpris d’un respect dont il avait depuis longtemps perdu l’habitude, le Sénat voulut d’abord s’y refuser ; puis il désignale plus ancien de ses membres, le princeps senatus, Marc Claude Tacite. Mais on n’était plus au temps de Trajan, et pour avoir voulu gouverner comme Trajan, Tacite fut, à peu de mois de son élection, massacré par une révolte de soldats.

La guerre civile recommença. Une partie des légions élut Florien, une autre Probus, un des meilleurs généraux d’Aurélien. Probus l’emporta ; et il est à noter que, bien que disciple d’Aurélien, il continua la politique de Tacite ; il reconnut l’autorité du Sénat, cherchant ainsi à consolider la sienne propre ; il lui restitua le droit de juger en appel dans les procès pénaux, de nommer les gouverneurs, et même de ratifier les constitutions impériales. Comment expliquer cette dernière tentative de gouverner l’Empire avec l’appui du Sénat, après un demi-siècle de troubles et de guerres civiles, alors que le Sénat n’était plus qu’une ombre, sinon en admettant que l’absolutisme mystique d’Aurélien avait irrité ou effrayé ce qui subsistait encore de l’ancien esprit latin ? Mais cette tentative ne réussit pas mieux que la précédente. Bien que Probus ait été un général très capable, il tomba victime, lui aussi, de la violence implacable des légions ; et ce fut de nouveau l’anarchie. Les légions élurent alors M. Aurèle Carus qui se hâta de donner le titre de César à ses deux fils, Carin et Numérien, et se mit immédiatement à faire la guerre à la Perse. Il avait déjà occupé Séleucie et Ctésiphon, quand à la fin de 283, il périt frappé par la foudre, selon les uns, et selon d’autres tué par une conjuration militaire. Numérien, qui l’avait accompagné, était un poète incapable de commander l’armée dans une aussi difficile entreprise. Le retour fut donc décidé. Mais en route Numérien aussi mourut. On accusa alors ouvertement le préfet du prétoire. Une enquête fut ordonnée et confiée à un tribunal de généraux qui élut empereur, le 17 septembre 284, le commandant de la garde du corps : Dioclétien.


IV

Dioclétien est, après Claude et Aurélien, le troisième des grands hommes issus du chaos barbare du IIIe siècle. C’est lui qui reprit résolument le plan d’Aurélien, arrêté par la dernière réaction du vieil esprit romain et sénatorial : faire de l’empire romain un empire asiatique aux mains d’un souverain absolu, qui apparaisse à ses sujets comme une incarnation de la divinité. Nous verrons une autre fois comment il essaya de réaliser ce grand dessein et à quoi il aboutit. Pour le moment, nous nous bornons à observer que la transformation de l’empire en une monarchie asiatique et la divinisation du souverain, tentée par Aurélien et reprise par Dioclétien, étaient les seuls moyens auxquels pût alors recourir l’État pour rétablir, dans le chaos où il se débattait, un principe de légitimité pouvant remplacer l’autorité du Sénat. Toutes les conditions de succès semblaient alors exister. Les traditions gréco-romaines étaient trop affaiblies pour pouvoir opposer une plus longue résistance. La reconstitution d’un gouvernement qui ne disposât pas seulement de la force mais aussi d’une autorité morale s’imposait à l’Empire, comme une question de vie ou de mort. Il n’y avait pas, dans tout le monde civilisé, alors connu par les Grecs et par les Romains, d’autre principe d’autorité qui pût être adopté par l’Empire croulant. Le long duel entre l’Asie et la Grèce, entre l’Asie et Rome semblait sur le point de finir avec le triomphe complet de l’Asie ; car toutes les forces de résistance que la civilisation gréco-latine avait opposées à l’absolutisme mystique de l’Orient étaient épuisées. L’Europe allait devenir un appendice de l’Asie... Quand, tout à coup, un autre adversaire se leva, bien autrement formidable que la culture gréco-latine, et parfaitement invincible : le christianisme.

Pendant la crise du IIIe siècle, en même temps que le mithraïsme, le christianisme avait fait de grands progrès. Il s’était répandu dans tout l’Empire et dans toutes les classes ; il avait pénétré dans l’armée, dans le Sénat, dans la cour ; il avait conquis les pauvres et les riches, les ignorants et les gens cultivés ; il avait déjà fourni une production théologique abondante et profonde ; et il avait constitué une hiérarchie simple mais solide, et fondée non sur la force, comme la hiérarchie impériale, mais sur la seule autorité.

Chaque église comptait un nombreux clergé composé des Diacres, qui formaient le personnel servant, des Anciens, qui formaient le conseil de direction, et de l’Evêque qui était le chef de l’église et son directeur, avec pleins pouvoirs. L’Evêque, nommé à vie, était élu par le clergé, avec l’assentiment de l’assemblée ; il nommait les anciens et les diacres, et, à l’époque dont nous nous occupons, il était déjà un personnage considérable de la ville ; non seulement parce que les fidèles étaient nombreux mais parce que le christianisme avait déjà organisé ce merveilleux système d’œuvres d’assistance et de bienfaisance, qui fut sa plus grande création sociale et une des causes de son triomphe. Les communautés chrétiennes pourvoient partout, non seulement aux frais du culte et à l’entretien de ses ministres, mais au secours des veuves, des orphelins, des malades, des impotents, des vieillards, des gens sans travail, de ceux qui ont été condamnés pour la cause de Dieu ; elles s’occupent de racheter les prisonniers emmenés par les Barbares, de fonder des églises, de prendre soin des esclaves, d’ensevelir les pauvres, d’hospitaliser les coreligionnaires étrangers, de recueillir des subventions pour les communautés pauvres et menacées. Les biens, que possèdent les communautés chrétiennes, proviennent en grande partie de dons faits par les riches, dont beaucoup, soit de leur vivant, soit après leur mort, laissaient à l’Église une partie ou la totalité de leur fortune. L’Eglise accumulait ainsi les biens d’une partie des classes supérieures en une gigantesque main-morte, dont elle dépensait les revenus en partie au profit de tous les hommes frappés par le malheur, sous toutes ses formes. Il n’est pas difficile de concevoir quel formidable instrument de puissance représentaient cette richesse accumulée et les institutions d’assistance et de bienfaisance qu’elle soutenait, au milieu de la crise générale du IIIe siècle. Les églises chrétiennes apparurent alors comme un port sûr dans la tempête. Tandis que les âmes d’élite parvenaient au christianisme à travers les épreuves de leur propre douleur, par la vision de la douleur d’autrui, ou le dégoût du monde bouleversé et contaminé, dans un élan suprême vers la paix et la béatitude, les foules étaient attirées à la foi nouvelle par la généreuse assistance dont l’Église était si large envers les malheureux et qu’animait un souffle divin de charité, inconnu à l’assistance officielle ou à la protection politique des grandes familles de l’ancien Etat païen. Si la foi attachait les fidèles à l’Eglise, d’autres liens matériels renforçaient efficacement la puissance et l’autorité de la religion : les aumônes, les subsides, l’assistance, les offices, les charges ecclésiastiques et les revenus qui y étaient attachés, enfin la gestion des terres récemment acquises qui employait un nombre toujours plus considérable d’agents-esclaves, travailleurs, colons, administrateurs.

Le christianisme était donc devenu à la fois une puissance spirituelle et temporelle. Mais il ne jouissait point, à la différence du mithraïsme, de la faveur impériale. S’il est exagéré de dire, comme prétendent certains historiens, que tous les empereurs du IIIe siècle furent contraires aux chrétiens, il est certain que le christianisme eut à endurer pendant ce siècle de cruelles persécutions et qu’il fut toujours regardé par les pouvoirs publics, même dans les moments où les persécutions sanglantes étaient suspendues, avec une méfiance hostile, qui contraste avec la faveur accordée au mithraïsme. Quelle est la raison profonde de cette attitude qui a laissé des souvenirs si tragiques dans l’histoire de l’Eglise ? L’esprit même du christianisme.

Au point de vue de l’Empire et de ses intérêts politiques immédiats, il n’est pas douteux que le christianisme était une force de dissolution. A mesure que la crise du IIIe siècle s’aggrave, la nouvelle religion s’enhardit à soutenir, avec plus ou moins de ferveur selon les sectes, que le chrétien ne doit rechercher ni les charges publiques, ni les honneurs, ni les places qui peuvent mettre sa foi en danger, c’est-à-dire les places les plus élevées et les plus importantes ; car il lui est interdit, s’il ne veut pas perdre son âme, de prendre soin des temples, d’organiser les jeux du cirque, de juger et de poursuivre ses frères. Le monde où les autres hommes vivent et jouissent, est souillé par une religion et une civilisation que le Christ a maudites ; il n’y a ni joie ni douleur, ni prix ni châtiment qui peuvent induire le parfait chrétien à participer aux dangereuses vanités de son existence corrompue, lui qui, au contraire, n’aspire qu’à sortir le plus tôt possible de cette vallée de péché et de larmes. Logiquement le devoir du chrétien serait donc de détruire l’Empire ; s’il ne le fait pas, c’est, comme le dit Tertullien, qu’il possède à fond la doctrine et l’habitude de la douceur et qu’il répugne à la violence. Mais se mêler à son existence de péché et d’impiété, jamais ! La mort ou la misère plutôt.

On imagine aisément l’effet de semblables doctrines dans les esprits élevés, à une époque où les fonctions publiques devenaient si lourdes et si dangereuses ; où les races barbares s’emparaient de l’Etat ; et les qualités violentes de l’esprit humain étaient de plus en plus nécessaires au gouvernement. Le christianisme détruisait l’Empire par l’abstention. Il privait l’administration centrale et les administrations municipales d’une foule d’hommes intelligents et cultivés des classes supérieures ; il accaparait surtout les hommes meilleurs au point de vue moral, les esprits nobles et élevés. La vie de saint Augustin montre un peu plus tard, dans un cas célèbre, comment les esprits supérieurs finissaient par préférer la religion à la politique, l’Eglise aux fonctions publiques. Mais déjà au IIIe siècle, de nombreux citoyens, que les lois destinaient à la gestion des affaires publiques, préféraient donner leurs biens à l’Église et se soustraire par la pauvreté aux lourdes responsabilités du pouvoir ; d’autres y échappaient par différents moyens dont quelques-uns seront par la suite déplorés par les empereurs chrétiens eux-mêmes ; le célibat, sanctifié par la religion, se généralise beaucoup plus qu’aux moments les plus critiques du monde païen. Mais plus encore que les emplois civils, l’armée souffrait de cette abstention systématique. Déjà dès le second siècle, le christianisme avait déclaré qu’il n’est pas permis d’être homme d’épée, » et que le « fils de la paix, » qui ne doit même pas s’engager dans un procès, peut encore moins s’engager dans une bataille ; il avait affirmé l’incompatibilité du service militaire et du christianisme, puisque « le Seigneur en désarmant Pierre manifesta clairement sa volonté que chaque soldat dépose l’épée. » Il ne restait donc rien d’autre à faire au soldat chrétien que « d’abandonner immédiatement l’armée et de se résoudre à souffrir pour le Christ le sort de tous les autres chrétiens. » Les canons de l’Eglise d’Alexandrie déconseillent le volontariat — fondement de l’armée romaine — et affirment avec autorité qu’il ne sied pas aux Chrétiens de porter les armes. Lactance met sur le même plan l’impossibilité de participer à une condamnation capitale et celle de prendre part à une guerre, car au principe divin qui défend de tuer » on ne peut faire aucune exception ». Saint Augustin enfin démontrera un peu plus tard qu’il est indifférent pour le bon chrétien de vivre sous tel ou tel gouvernement, d’obéir à l’Empire ou aux Barbares, pourvu que l’Etat ne l’oblige à aucune impiété ou iniquité.

Il n’y a peut-être pas, dans l’histoire du genre humain, une tragédie comparable à celle-ci. Pendant dix siècles, la civilisation antique avait inlassablement travaillé à créer l’Etat parfait, sage, humain, généreux, libre, juste, qui ferait régner sur le monde la beauté, la vérité et la vertu. Cet Etat parfait avait été la suprême ambition de la Grèce et de Rome, de la Rome républicaine comme de la Rome impériale. Guerriers et hommes d’Etat, philosophes et orateurs, poètes et artistes, avaient apporté le meilleur de leurs forces, pendant des siècles et des siècles, à cette œuvre immense. Aristide et Périclès, Scipion et Auguste, Platon et Aristote, Démosthène et Cicéron, Homère et Virgile, Horace et Tacite, Vespasien et Marc-Aurèle, avaient été les collaborateurs de cette unique création. Et ce merveilleux effort de tant de siècles et de tant de génies aboutissait, au m*’siècle de notre ère, à la plus épouvantable crise d’anarchie et de désordre qui se fût jamais produite ; au despotisme violent et corrompu de la force brutale, dépouillée de toute autorité morale ; à la destruction de la civilisation la plus raffinée, à la nécessité de s’agenouiller devant un souverain asiatique comme devant un Dieu vivant, afin de sauver du vieux monde et de ses trésors ce qui pouvait être encore sauvé. L’esclavage monarchique, qui pendant tant de siècles était apparu à l’esprit gréco-romain comme le plus abject et le plus ignominieux que l’homme put supporter, était la récompense du long effort des deux peuples les plus grands de l’antiquité pour créer l’Etat parfait ! Quelle est la civilisation qui, devant une pareille déception, n’aurait pas désespéré de soi et de l’avenir ?

Mais le christianisme sut, au contraire, tenir tête à cette catastrophe, qui semblait anéantir le monde antique dans toute sa conception de la vie, par une des révolutions spirituelles les plus audacieuses, les plus originales et les plus grandioses, dont l’histoire ait gardé mémoire. Il retourna complètement le point de vue antique, affirmant que le fait qu’un État soit bon ou mauvais, juste ou inique, sage ou fou, est chose qui n’a de l’importance que pour ceux qui gouvernent et qui commettent le mal ; mais qui n’en a aucune pour ceux qui sont gouvernés et qui ont à souffrir des iniquités des puissants. Le but suprême de la vie est la perfection religieuse et morale de l’individu ; à cette perfection chacun peut arriver par son effort, quels que soient les gouvernements et leurs institutions, que celles-ci soient bonnes ou qu’elles soient mauvaises. L’homme n’a qu’un seul maître véritable, Dieu ; s’il sert bien le Maître unique et suprême, s’il mérite son amour et sa louange, le reste ne compte pas. Les puissants de la terre deviennent impuissants.

C’est cette conception nouvelle de la vie, par laquelle le christianisme retournait de fond en comble les bases intellectuelles et morales de la civilisation antique, qui triomphe définitivement, au milieu de l’épouvantable désordre du IIIe siècle, et comme réaction suprême contre ce désordre, bon triomphe est l’événement le plus important de la crise du IIIe siècle. L’influence que cette conception nouvelle de la vie est appelée à exercer sur l’avenir sera immense, car elle va imprimer pour des siècles une nouvelle direction à toute la civilisation occidentale.


GUGLIELMO FERRERO.

  1. Voyez la Revue du 15 septembre 1919.