La Ruine de la civilisation antique/04

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LA RUINE
DE LA
CIVILISATION ANTIQUE

IV.[1]
CONSTANTIN ET LE TRIOMPHE DU CHRISTIANISME


I

Dioclétien avait essayé de reconstituer l’autorité sur trois principes : la division de l’Empire, la divinité des empereurs, le choix par cooptation. Son système était donc plus compliqué et raffiné que la monarchie asiatique, fondée sur les principes dynastiques de l’hérédité et, dans une certaine mesure, de l’unité. Le fils n’était pas, de droit, successeur de son père, mais le successeur choisi devenait par adoption fils du prédécesseur. C’est ainsi que, dans la dernière répartition de l’Empire, Dioclétien avait exclu du trône le fils de Constance Chlore, Constantin, de même que le fils de Maximien, Maxence. Hommage suprême à la civilisation gréco-latine, qui, sur le point de mourir, avait engendré ce système, et son créateur, Dioclétien, avait voulu sauver les droits souverains de l’intelligence, en ne se remettant pas, pour le choix de l’empereur, à cet accident d’un accident qu’est la naissance, et en s’efforçant en même temps d’éviter à chaque succession les luttes des ambitions, qui avaient fait tant de mal à l’Empire.

Mais le système était trop compliqué pour les passions violentes et la culture grossière des éléments semi-barbares, au pouvoir desquels l’Empire était tombé. Il ne put fonctionner. Une année ne s’était pas écoulée depuis l’abdication de Dioclétien et de Maximien, quand Constance Chlore mourut, laissant, comme nous l’avons dit, un fils, Constantin, que Dioclétien avait exclu dans sa nouvelle répartition du pouvoir. Mais Constantin était un jeune homme intelligent, énergique, très ambitieux ; et, aussitôt son père mort, il jugea bon de se faire proclamer César par ses soldats à Eboracum, sans attendre la décision des Augustes (28 juillet 306). Ce coup d’audace réussit. Afin d’éviter une guerre civile, Galère, qui était le plus ancien et le plus autorisé des deux Augustes, reconnut le fait accompli, en nommant Constantin César, et en donnant à Sévère le rang d’Auguste. Mais la guerre civile, qu’il avait espéré éviter, en cédant en Gaule, éclata à peu de temps de là en Italie, précisément parce qu’en Gaule il avait cédé ; et sous une forme plus grave. La vieille Rome supportait avec mauvaise humeur le rang de ville de province auquel elle était tombée. L’absence de la Cour et de l’Empereur blessait en même temps l’orgueil et lésait les intérêts de la métropole. Le Sénat n’avait plus d’autorité ; les prétoriens ne comptaient plus pour rien ; au peuple manquaient les grands spectacles et tous les profits des temps passés. Aussi, profitant du prétexte que leur offrit un nouveau recensement, ordonné par Galère, la population et le corps des prétoriens se soulevèrent et proclamèrent Auguste le fils de Maximien, Maxence, qui vivait non loin de Rome, et qui voulait lui aussi, depuis l’avènement de Constantin, accéder au trône impérial (27 octobre 306). Maxence, pour affermir son autorité, appela son père, qui n’était guère satisfait de sa retraite, et lui fit reprendre le titre impérial. Le système de la tétrarchie était détruit. L’Empire comptait désormais six empereurs, quatre ? Augustes et deux Césars !

Cette fois Galère ne voulut pas reconnaître le fait accompli et chargea Sévère de reconquérir l’Italie. Mais le nom de Maximien, de l’ancien collègue de Dioclétien, était encore une force ; les soldats de Sévère ne voulurent pas combattre contre le vieux général, et préférèrent passer à l’adversaire. Sévère, s’étant enfui à Ravenne, restitua à Maximien la pourpre, dont celui-ci l’avait, peu de temps avant, revêtu (307). Une seconde tentative contre Maxence, dirigée par Galère en personne, n’eut pas plus de succès. L’Italie, mécontente du nouveau régime et des nouveaux maîtres, qui lui étaient étrangers, s’était déclarée toute solidaire de Rome et de Maxence. Les villes fermèrent leurs portes à l’héritier légitime de la puissance de Dioclétien. Dans ces conditions, Galère jugea prudent de ne pas assiéger Rome, qu’Aurélien avait si bien fortifiée ; il sortit de la péninsule, et convia à Carnuntum (en Pannonie), Dioclétien lui-même, espérant en son conseil et en son autorité pour trouver une solution du conflit, qui menaçait de démembrer l’Empire.

L’hommage au fondateur de la tétrarchie était grand, mais le résultat fut médiocre. Même le créateur de la tétrarchie ne réussit pas à la réorganiser. Il l’aurait pu, probablement, s’il avait consenti à reprendre le pouvoir. Mais il ne voulut pas. Maximien, qui s’était déjà brouillé avec son fils, et Galère essayèrent en vain de le persuader à reprendre la pourpre impériale. La conférence décida seulement qu’un nouvel Auguste, un ancien camarade de Galère, Lucinien Licinius, serait substitué à Sévère avec le gouvernement de l’Illiricum (novembre 307) ; que Maximien rentrerait dans la vie privée et que Maxence serait exclu de l’Empire. Le remède était pire que le mal. Maxence se maintint en Italie en dépit de la délibération de Carnuntum. Maximien ne déposa pas la pourpre ; il tâcha de s’entendre avec Constantin, auquel il fit épouser sa fille Fausta, et de trouver en lui l’appui qu’il n’avait pas trouvé en Maxence. La nomination de Licinius créa de nouvelles difficultés. Licinius montait à la première place de l’Empire sans avoir traversé le grade de César, supplantant ainsi Maximin Daia et Constantin. Les deux Césars protestèrent à leur tour. Le premier se fit proclamer Auguste par ses troupes, et le second réclama pour lui une semblable investiture de Galère. Au commencement de 308 il y avait quatre Augustes, outre Maxence et Maximien ; et il n’y avait plus parmi ces quatre Augustes aucun rapport de subordination. Tous les efforts de Dioclétien avaient été rendus stériles par les ambitions rivales des Augustes et des Césars ; l’unité de l’Empire était de nouveau brisée ; l’incertitude du principe d’autorité sur lequel reposait la charge suprême, cette maladie mortelle qui, depuis Auguste, n’avait pas cessé de tourmenter l’Empire, engendrait une nouvelle crise, qui ne se terminerait pas sans des fleuves de sang. La première victime en fut Maximien, qui disparut dans des circonstances obscures. On dit qu’il conspira contre le gendre ; et il est certain que Constantin le fit arrêter à Marseille et puis, deux ans après, disparaître pour toujours (310) sans égards aux grands services rendus- par lui à l’Empire. C’est au milieu de ces désordres et de ces intrigues que tout à coup, en 311, trois des quatre empereurs légitimes, Galère, Constantin, Licinius, promulguent un édit, qui suspend la persécution du christianisme.


II

Comment expliquer ce changement soudain d’une politique qui durait depuis tant d’années ? A quoi devaient les chrétiens de voir finir la dernière grande persécution qu’ils eurent à subir ? Dans l’impossibilité où nous sommes d’apprécier le rôle joué dans ce revirement par les convictions personnelles des empereurs, nous pouvons mieux déterminer l’influence exercée par la dangereuse situation intérieure de l’Empire. Il était évident que l’accord entre les cinq Augustes ne pourrait pas durer longtemps, maintenant qu’il n’y avait plus parmi eux une autorité prépondérante et que tôt ou tard une nouvelle guerre civile se produirait. Mais Maxence et Maximin Daia étaient favorables à l’ancien culte païen et contraires aux chrétiens ; Maximin Daia tâchait même de donner au paganisme une organisation plus forte. Il est donc vraisemblable que les trois autres Augustes pensèrent à se procurer avec ce décret l’appui de l’élément chrétien si puissant, pour les éventualités de l’avenir. En d’autres termes, les chrétiens venaient à profiter de l’affaiblissement de l’Empire, dont cette nouvelle crise du pouvoir suprême était la cause.

Le décret de 311 est donc un des signes qui annoncent, après tant d’autres, une nouvelle guerre civile. Elle sembla, en effet, éclater tout de suite après la proclamation de l’édit, à la mort de Galère. Licinius et Maximin s’apprêtèrent à se disputer la succession par les armes, mais peu après ils s’accordèrent et se partagèrent l’Orient. Maximin prit l’Asie-Mineure, la Syrie, l’Egypte ; Licinius, le reste des provinces orientales, du Bosphore à l’Adriatique. La crise devait éclater sous peu, non en Orient, mais en Europe. Depuis deux ans au moins, Constantin, qui s’était déjà signalé en des guerres heureuses contre les Francs et les Alamans, surveillait attentivement les affaires d’Italie. Maxence se consolidait, préparait des armées, destinées, disait-on, à arracher la Gaule à Constantin et l’Illyrie à Licinius, et se rapprochait de Maximin, qui poursuivait vigoureusement la persécution des chrétiens en Syrie, en Égypte et dans les autres provinces. A son tour, Constantin s’approcha de Licinius, auquel il donna pour femme sa sœur Constance, prépara une armée, lia en Italie des intelligences secrètes pour ne pas répéter l’erreur de Sévère et de Galère, et entrer dans la péninsule comme en pays ennemi. Lorsqu’il se crut prêt, au commencement de 312, il passa les Alpes par le mont Cenis, avec environ 50 000 hommes, dont la moitié se composait de légionnaires choisis et éprouvés ; il brisa facilement les premières résistances ; il s’empara de la vallée du Pô et marcha ensuite contre la métropole. Maxence n’avait pas bougé de Rome, confiant dans la forte position de la ville, dans ses nombreuses armées et dans tous les obstacles, qui avaient fait échouer les expéditions de Sévère et de Galère. Mais Constantin avait mieux préparé son expédition, et il avait pour lui une partie de la population : les chrétiens. Il ne fut donc pas arrêté en route par les difficultés et les résistances dont Sévère et Galère n’avaient pas pu triompher. Lorsque Maxence sut que Constantin s’approchait de Rome, à la tête d’une forte armée, après une marche victorieuse, et que les populations fatiguées de son gouvernement avaient favorisé l’invasion, il comprit qu’il ne pouvait rester enfermé dans les murs auréliens, et il sortit de la ville pour affronter en champ ouvert l’ennemi. La bataille eut lieu à Saxa ou à Castra Rubra, auprès de l’actuel Ponte Milvio : elle se termina par la défaite de Maxence. Maxence lui-même et une grande partie de son armée périrent dans le fleuve (25 octobre 312). Le lendemain, le vainqueur fit son entrée à Rome. Le corps des prétoriens fut dissous, et leur camp où tant d’empereurs avaient été élevés et déposés, démantelé. Mais beaucoup plus agréables au Sénat durent être ce jour les paroles déférentes, que Constantin voulut lui adresser, en lui promettant presque une restauration des anciennes prérogatives. Il eut en récompense le titre de premier Auguste et un arc triomphal, qu’on peut encore admirer et qui fut orné des dépouilles de l’arc de Trajan.


III

La conquête de l’Italie, qui sous peu aurait été complétée par l’assujettissement de l’Afrique, dérangeait profondément l’équilibre des forces entre les trois empereurs : elle empirait surtout la situation de Maximin. Justement pour résoudre les problèmes, résultant de la nouvelle situation, Licinius et Constantin se rencontrèrent, au commencement de 313, à Milan. Nous ne savons pas quelles furent les questions traitées dans la nouvelle conférence. La misérable tradition historiographique de l’époque ne nous a rien transmis. Il n’est pas difficile pourtant de supposer que, pendant que Licinius conseillait au nouvel agrandissement de la puissance de Constantin, il obtenait de celui-ci liberté d’action contre Maximin. Mais le Congrès de Milan, sur lequel nous sommes si mal renseignés, est fameux dans l’histoire pour une autre raison : pour le nouvel édit de tolérance en faveur des chrétiens, qu’on considère comme le triomphe définitif du Christianisme. Il ne s’agit pas, en vérité, du triomphe du Christianisme, car cet édit ne reconnut point encore la nouvelle religion comme supérieure à toutes les autres, ni comme la seule religion vraie ou comme le culte officiel de l’État. L’édit se borne à confirmer le précédent de 341 avec une forme emphatique ; il concède de nouveau aux chrétiens la liberté du culte accordée deux ans auparavant ; il enlève quelques dernières restrictions survivantes et offre une nouvelle sanction pratique de la volonté des Augustes, en ordonnant la restitution aux églises chrétiennes des biens séquestrés durant la grande persécution. La crise du pouvoir suprême continuait à produire ses effets, dont les chrétiens bénéficiaient : les deux empereurs accentuaient leur politique favorable aux chrétiens, au fur et à mesure que Maximin développait dans les provinces orientales la politique contraire en faisant les dernières persécutions ; le Christianisme et le Paganisme deviennent dans les mains des empereurs rivaux des armes de guerre civile. Il n’est guère possible que les deux empereurs ne se soient nullement doutés de l’énorme importance que leur édit allait prendre aux yeux de l’histoire ; et il est vraisemblable que, parmi les questions traitées, celle-ci fut jugée par eux comme d’une importance relative, en comparaison d’autres questions dont l’histoire ne devait plus s’occuper. Mais quand des hommes d’État, occupés à se disputer le pouvoir, ont-ils compris le véritable objet de leurs luttes et la véritable signification de leurs actes ? Ils ne voient et ne se passionnent que pour le petit jeu dans lequel ils sont engagés. Et, en effet, Maximin vit tout de suite clair dans le jeu des adversaires, et il n’hésita pas un instant à agir. Licinius était encore en Italie, qu’il envahissait déjà la péninsule balkanique, prenait d’assaut d’abord Byzance et puis Perinthe, et poussait enfin vers Adrianople. Licinius dut accourir et se mettre sur la défensive. Mais une grande bataille, livrée non loin de Perinthe, environ à dix-huit milles d’Héraclée, le 30 avril 313, changea le sort de la guerre. Maximin, battu, s’enfuit en Cilicie où il mourut.


IV

Peu avant, Dioclétien était mort à Salone, après avoir assisté à la catastrophe de son système. La tétrarchie, qu’il avait organisée, était désormais réduite à une diarchie, qui ne reposait plus que sur l’équilibre des forces. Combien de temps durerait cet équilibre, que la défiance, l’ambition, la rivalité, toutes les violentes passions de cette époque semi-barbare et non plus dominée par aucun principe indiscutable d’autorité, minaient continuellement ? Une guerre ne tarda pas, en effet, à éclater entre les deux Augustes survivants. Constantin semble en avoir pris l’initiative sous un prétexte quelconque. Licinius fut battu à Cibalae, en Pannonie, sur la Save (aujourd’hui Vinteow), le 8 octobre 314, puis de nouveau dans la Thrace. Mais ni l’une ni l’autre ne furent des victoires décisives. Constantin comprit que, pour vaincre définitivement le rival, il aurait fallu porter la guerre jusqu’au cœur de l’Orient, engageant la plus grande partie de ses armées et dégarnissant les frontières, toujours menacées, de son Empire. Il n’avait pas de forces suffisantes pour une telle entreprise ; il préféra donc un accord. A son tour, Licinius, qui avait été battu, consentit à traiter. Constantin eut l’Illyrie, la Grèce, une partie de la Moesie, la Macédoine, l’Epire, la Dardanie, la Dalmatie.la Pannonie, le Noricum. Ayant résisté à ce premier coup, l’équilibre se rétablit entre les deux empereurs et se maintint environ neuf ans. Pour environ neuf ans, l’Empire garda la forme équivoque d’une diarchie, dans laquelle la puissance des deux empereurs était limitée seulement par la défiance et la peur réciproques.

Mais ce ne fut qu’une longue trêve. Le système de Dioclétien une fois détruit par l’absence d’un Auguste qui le dominât par son autorité, les ambitions des deux empereurs et des deux cours concouraient avec la force des choses à pousser l’Empire vers la monarchie unitaire et héréditaire. Dans ces neuf ans, les deux empereurs se préparèrent à la lutte décisive de toutes les manières, organisant des armées, cherchant des alliés, et surtout exploitant la lutte entre l’ancienne religion mourante et la nouvelle, qui avec tant d’énergie la supplantait. Constantin s’efforça de toutes les manières de s’assurer l’appui de l’élément chrétien ; Licinius, par opposition, changea sa politique précédente et s’appuya sur l’élément païen. Lorsque la guerre éclata, en 323, Constantin ne représentait pas seulement l’Occident contre l’Orient ; il portait avec lui les vœux des chrétiens contre son rival, que regardaient avec confiance et sympathie les païens. On sait que la victoire sourit au champion des chrétiens. Le 3 juillet 323 les deux armées se rencontrèrent dans la plaine d’Adrianople ; Licinius fut battu, et après avoir combattu avec énergie, il se renferma dans Byzance, qui barrait la route terrestre de l’Asie comme sa puissante flotte barrait celle de la mer. Mais la flotte de Constantin était commandée par le fils aîné de l’empereur, Crispus, qui, encore, très jeune s’était déjà distingué en de précédentes opérations contre les Francs et avait reçu le titre de César. Crispus battit l’armée de Licinius à l’entrée de l’Hellespont. Licinius alors abandonna Byzance et tenta de barrer à Constantin les voies de l’Asie-Mineure. Mais entouré par l’ennemi, il dut se battre auprès de Chrysopolis (Scutari), où il fut de nouveau vaincu (18 septembre 324). Il se rendit alors au vainqueur, qui, tout en lui ayant promis la vie sauve, le fit tuer l’année d’après.


V

Avec cette victoire les derniers vestiges du système de Dioclétien tombaient, et la monarchie héréditaire pouvait finalement gouverner tout l’Empire, dont l’unité avait été reconstituée. Cette fois, le fruit semblait mûr ; et la longue évolution de la grande république aristocratique, réorganisée par Auguste, touchait à son terme. Constantin aurait la gloire de créer la dynastie qui gouvernerait le vaste empire comme les Ptolémées avaient gouverné l’Egypte. Toutes les conditions du succès semblaient enfin exister. Les répugnances de l’esprit et de la tradition gréco-latine étaient mortes. Il n’y avait plus d’institutions assez fortes pour opposer une résistance sérieuse. La dynastie était prête, parce que Constantin avait abattu tous les chefs, dont l’ambition aurait pu s’opposer à la sienne. L’Empire avait besoin d’une autorité centrale, unique et forte, solide et permanente, qui substituerait, avec la bureaucratie dépendante d’elle, l’aristocratie disparue dans toutes ses fonctions. Mais toutes les autres difficultés mises à l’écart, surgit la nouvelle, celle à laquelle nous avons déjà fait allusion, plus formidable que les précédentes : le Christianisme. Constantin s’était appuyé, dans sa lutte décisive contre Licinius, sur les chrétiens, et, ayant vaincu avec les chrétiens, il ne pouvait plus gouverner que d’accord avec eux et en respectant leurs croyances. Les apologistes chrétiens ont eu plus raison que beaucoup d’historiens modernes, lorsqu’ils ont dit que la victoire de Constantin sur Licinius fut la victoire décisive du Christianisme sur le Paganisme. Après cette victoire, le Christianisme est déjà de fait, sinon de droit, la religion officielle de l’Empire ; et elle ne tardera pas beaucoup à devenir telle même de droit. Constantin pouvait donc introduire dans l’Empire toutes les institutions et le cérémonial des monarchies asiatiques, mais non la doctrine que le souverain était un Dieu, parce que cette idolâtrie politique aurait fait horreur à tous les chrétiens. S’il avait pu constituer un pouvoir plus fort que celui de Dioclétien en évitant le partage de l’autorité suprême entre quatre souverains, il avait dû renoncer, par égard aux chrétiens, au principe de la divinité des empereurs ; et par ce côté, son gouvernement était plus faible que celui de Dioclétien.

La monarchie absolue et héréditaire est un système politique très commode, surtout parce qu’il donne une solution simple des deux plus grands problèmes qui se présentent devant chaque gouvernement l’unité et la continuité. Mais parmi les inconvénients qu’elle présente, il y en a un particulièrement grave : la difficulté de justifier l’attribution de pouvoirs si illimités à une seule famille, comme un privilège héréditaire. Les anciens, qui dans leurs conceptions politiques faisaient preuve souvent d’une audace naïve qui nous manque, avaient trouvé une solution de cette difficulté très radicale, lorsqu’ils avaient fait des souverains des divinités. Etant des dieux, les rois pouvaient avoir des privilèges, qui auraient été absurdes pour des hommes. Le Christianisme a détruit cette justification du pouvoir monarchique un peu grossière, mais excellente pour les esprits simples ; ce qui explique pourquoi le problème politique est devenu, après son avènement, bien plus difficile et complexe qu’il n’était auparavant. Constantin en fit la première expérience à ses dépens. S’il y eut un empereur qui fit les suprêmes efforts, après sa victoire sur Licinius, pour reconstituer l’unité de l’Empire, pour lui donner de nouveau un gouvernement cohérent et puissant, pour sauver la civilisation ancienne, sa culture et ses arts, ses lois, ce fut Constantin.

Combien son œuvre fut riche, variée et tenace ! Une rapide exposition en donnera une idée. Il remania définitivement le système politique et administratif de Dioclétien, en cherchant à renforcer l’Etat. Si le souverain n’est plus considéré officiellement comme un dieu, la cour devient tout à fait orientale ; la pompe du cérémonial, les complications de l’étiquette, le luxe des courtisans, le mystère dans lequel se cache l’empereur, sont grandement accrus. Les grands dignitaires ont sous leur dépendance un nombreux personnel, minutieusement hiérarchisé et titré. Ce sont : le questor sacri Palatii qui reçoit les instances et prépare et contresigne les lois que le Consistorium discutera ; le magister officiorum, une sorte de ministre de la maison royale, qui dirige le personnel de la police, les gardes du palais, les employés de l’administration centrale ; les deux ministres des Finances, le comes sacrarum largitionum et le comes rerum privatarum. Le nouveau Conseil de l’empereur, le Consistorium, prend lui aussi une plus grande régularité que sous Dioclétien.

Au-dessous des ministres de la maison impériale et du Consistorium se trouve la bureaucratie, créée par Doclétien et notablement amplifiée par Constantin. L’augmentation de la bureaucratie est un des phénomènes, qui accompagnent la décadence et la dislocation de l’Empire. Tous les hauts fonctionnaires de l’Empire ont un bureau, un scrinium à leur dépendance, et chaque scrinium a un personnel hiérarchisé, qui servira de modèle aux monarchies absolues de la première histoire moderne

L’organisation provinciale est encore celle de Dioclétien. Au lieu des quatre tétrarques, il y a un seul empereur ; mais la division administrative, créée par Dioclétien, subsiste. L’Empire est divisé en deux ou trois, peut-être même en quatre sections ; à leur tête sont justement les préfets du prétoire, qui, le corps de prétoriens disparu, sont devenus des grands fonctionnaires, civils et judiciaires. D’eux dépendent les vicaires ; des vicaires, les praesides ou les consulares, ou les correctores. Mais le nombre des provinces dans lequel l’Empire est partagé semble avoir été encore augmenté, et pour les mêmes raisons, qui avaient amené Dioclétien à sa réforme des provinces.

Pendant ce temps, que sont devenus les vieilles magistratures et le sénat romain ? Rome conserve encore son Sénat, ses consuls, ses prêteurs, ses édiles et tribuns. Mais ces glorieuses magistratures ne sont presque plus que des charges municipales. L’organisation de l’armée reste celle de Dioclétien, mais avec des réformes qui, en partie, en exagèrent, en partie en dénaturent le caractère originaire. Les effectifs de chaque légion continuent à être réduits ; le commandement militaire est nettement distingué du civil ; même celui de la cavalerie est séparé de celui de l’infanterie, comme la direction du service des vivres et de la solde, de celui du mouvement des armées. L’armée tout entière est divisée en trois grandes sections. La première est représentée par la milice palatine (domestict, protectores, scolares), qui peut être comparée à l’ancienne garde prétorienne. Elle comprend un cinquième ou un sixième de tous les effectifs ; elle forme maintenant comme une armée de réserve, et suit l’empereur dans les expéditions importantes. La seconde section est représentée par l’armée de ligne ou comitatenses, formée de citoyens et de barbares, et éparpillée en de petites garnisons dans les villes de l’intérieur. La troisième section enfin comprend les troupes de frontière (riparienses, castriciani, limitanei), recrutées surtout parmi les barbares et dans la lie de la population. Elles étaient inférieures aux comitatenses ; leur service était plus long et leur rétribution plus petite ; elles devaient rester en permanence dans des zones déterminées de la frontière, ou dans des châteaux, des forteresses, des camps retranchés. Une partie considérable de ces troupes étaient des colons de l’endroit.

Le défaut de ce système est facile à découvrir : tandis que les corps d’élite, — la milice palatine, — étaient en grande partie des troupes de parade, le nerf de l’armée (les comitatenses) est subdivisé en petits noyaux et dispersé en de petites villes de l’intérieur pour maintenir l’ordre public ; il a donc la fonction d’une gendarmerie plus que celle d’une véritable armée. En outre, dans les trois sections de l’armée l’élément barbare abonde. Constantin ouvre aux barbares jusqu’aux portes de la milice palatine. Il recrutera en une seule fois 40 000 Goths. Enfin il accomplit un des actes les plus audacieux auxquels un chef de l’Empire pût penser. Il reprit le dessin d’Antoine : il enleva à Rome sa couronne, et transporta en Orient la capitale de l’Empire.


VI

Cette activité est large, forte, profonde, riche d’idées géniales. C’est la manifestation d’un génie politique et administratif de premier ordre ; mais c’est aussi la preuve évidente que la monarchie pure est plus faible encore qu’avec le système de Dioclétien. On pourrait définir la politique de Constantin, en disant que, pour conquérir et exercer seul le pouvoir absolu, il en avait affaibli, en s’appuyant sur le Christianisme, les bases, qu’Aurélien et Dioclétien avaient tâché de consolider avec les cultes orientaux.

Pour quelle raison Constantin aurait-il compliqué encore plus le cérémonial et multiplié la bureaucratie, si son gouvernement ne se fût senti plus faible que le précédent, malgré la concentration de tous les pouvoirs dans une seule main ? De la même manière, on ne peut expliquer qu’un soldat et un homme d’Etat de tant de génie ait fractionné et immobilisé l’armée en un si grand nombre de garnisons à l’intérieur, loin des frontières, qu’en admettant que l’armée devait désormais servir à conserver par la force l’ordre intérieur, menacé par tant de causes de dissolution, plus encore qu’à défendre l’Empire. On ne peut non plus expliquer que Constantin ait ouvert si facilement les rangs des légions aux barbares, sans admettre qu’il se sentait impuissant à lutter contre la répugnance de la nouvelle société chrétienne à la vie militaire. Il est enfin impossible d’expliquer, sinon comme un signe d’affaiblissement de l’Empire, la fondation de Constantinople. Si les causes de ce grand événement furent nombreuses, la principale doit être cherchée dans la décadence des provinces occidentales, dévastées par les barbares, appauvries, dépeuplées. Comme le développement des provinces occidentales, et surtout de la Gaule, avait fixé le siège de l’Empire en Italie, de même celui-ci se déplaçait vers l’Orient, c’est-à-dire vers les provinces plus riches, plus peuplées, moins touchées par la crise des temps, maintenant que l’Occident tombait en ruines. Constantin choisit avec une extraordinaire intelligence l’endroit, car Constantinople est la situation idéale pour la capitale d’un Empire qui est moitié en Asie et moitié en Europe. Mais transporter la capitale de l’Empire sur le Bosphore, c’était déclarer que la tâche de Rome en Occident, — la dernière grande œuvre de la civilisation ancienne, — était terminée, et que des temps nouveaux commençaient.

Constantin n’eut guère plus de succès, soit dans ses tentatives pour assurer, avec le principe dynastique, l’unité et la continuité du suprême pouvoir, soit dans ses tentatives pour résoudre le problème du principe suprême d’autorité, qui avait tourmenté l’Empire depuis le temps d’Auguste. La dynastie qu’il veut fonder, est tout de suite minée par les discordes, par les soupçons, par les jalousies : aux maux qui avaient jusqu’alors affligé l’Empire, succèdent les sanglantes et obscures tragédies dynastiques. C’est dans la famille du fondateur lui-même que commence la longue histoire des révolutions de palais, dont Constantinople sera le théâtre pour tant de siècles. Déjà, en 326, pour des raisons inconnues, Constantin fit tuer son fils Crispus, le vainqueur des Francs et de Licinius, et peu après sa seconde femme Fausta, fille de Maximien. En 333, il accomplit un acte moins tragique, mais encore plus significatif, comme preuve de la faiblesse de tout l’édifice politique qu’il avait bâti. Il partagea l’Empire entre ses trois fils et un de ses neveux. Il assigna à Constantin l’Espagne, la Gaule, la Bretagne ; à Constance, l’Asie, la Syrie, l’Egypte ; à Constant, l’Italie, l’Illyricum, l’Afrique, et à tous les trois le titre d’Auguste ; au neveu, Dalmace, avec le titre de César, la Thrace, la Macédoine, l’Achaïe. Enfin, à un frère de celui-ci, Annibalien, étaient assignés, avec le titre de roi des rois, le trône vacant de l’Arménie et les régions limitrophes du Pont. A quoi servait d’avoir tant lutté et répandu tant de sang pour renverser la tétrarchie de Dioclétien, s’il la reconstituait plus faible et sous une forme plus dangereuse ? Mais Constantin non plus n’avait la force de résoudre la terrible question du principe légal de la suprême autorité. Le principe dynastique, dépouillé du caractère divin, était lui aussi faible, incertain, oscillant, comme tous les autres principes que l’Empire avait essayés. Constantin comprit qu’il n’avait ni la force ni l’autorité nécessaires pour s’imposer aux ambitions de tous les membres de sa famille et transmettre son pouvoir à un seul de ses enfants ; il préféra briser l’Empire dans l’illusion de lui assurer plus facilement la tranquillité, en satisfaisant toutes les ambitions rivales, qu’il ne pouvait supprimer.


VII

Mais ce partage de l’Empire, tout en annulant, dans sa partie essentielle, l’œuvre de Constantin, n’était pas le danger le plus grave. Il ne brisait que l’unité matérielle ! Bien plus grave était le danger qui menaçait l’unité morale de l’Empire avec le Christianisme triomphant. Il n’est pas douteux, — et il le dit lui-même dans un édit que nous citerons plus loin, — que Constantin s’était approché du Christianisme et l’avait favorisé avec l’idée de reconstituer l’unité morale de l’Empire, brisée par la lutte mortelle entre païens et chrétiens. Constantin était encore trop un homme politique d’idées anciennes, pour ne pas considérer, à la romaine, la religion comme un instrument de la politique. Parce que le Christianisme désormais était plus répandu et plus fort que le Paganisme, la sagesse politique devait accélérer la christianisation de tout l’Empire. Mais le Christianisme n’était pas une religion qui pût servir d’instrument politique, dans les mains de l’Etat, comme les différentes religions païennes. Il avait une morale et une doctrine toutes à lui, indépendantes, et qu’aucun État ne pouvait modifier pour ses fins politiques. Constantin ne tarda pas à s’en apercevoir quand les hérésies, longtemps limitées par les persécutions, éclatèrent comme une force destructive de la paix et de l’ordre, aussitôt que le Christianisme triompha avec son aide et son appui. Ce n’est pas exagéré de dire que Constantin, en cherchant à reconstituer l’unité de l’Empire avec l’aide du Christianisme, y a introduit une nouvelle force dissolvante : les disputes théologiques. L’histoire de la grande hérésie arienne en est la preuve. Un prêtre d’Alexandrie, Arius, avait depuis quelque temps commencé à soutenir que le Christ, ou le Logos, pour employer le langage théologique, a été créé par Dieu du néant comme les autres créatures et non pas de la substance divine ; qu’il a été créé volontairement et non pas par nécessité ; et qu’il a été adopté comme fils en prévision de ses mérites, sans qu’il résulte de cette adoption aucune participation à la divinité. Arius en venait ainsi à nier l’identité des trois personnes de la Trinité et la divinité du Christ. Cette hérésie n’était pas une nouveauté ; d’autres hérésies analogues l’avaient précédée. En Orient, où la culture philosophique et la passion de la dialectique étaient encore vivantes, la doctrine avait soulevé une tempête formidable. Depuis que les chrétiens n’avaient plus à craindre les persécutions des païens, la divinité du Christ était devenue l’objet d’une lutte terrible. L’évêque d’Alexandrie, Alexandre, soutenu par le vœu d’un Synode de cent évêques, avait expulsé en 321 Arius de la communauté chrétienne. Mais Arius n’était pas seul : la simplicité de sa doctrine la rendait plus accessible à la moyenne des esprits que la doctrine opposée, très obscure et profonde, de la Trinité ; les sympathies qu’il retrouvait dans le néo-platonisme païen, si répandu en Orient, les haines et les rancunes, laissées par les précédentes hérésies, les nombreuses discordes qui divisaient le monde chrétien, lui donnèrent aussitôt un parti nombreux, sinon très choisi.

Aussitôt les Synodes commencèrent à s’opposer aux Synodes ; les esprits prirent feu ; aux disputes théologiques succédèrent les bagarres, les coups, les violences dans la rue. La sécurité dont ils jouissaient après le triomphe favorisait aussi parmi les chrétiens l’explosion des mauvaises passions. Constantin, qui avait été appuyé par les chrétiens dans ses efforts pour reconstituer l’unité de l’Empire, pouvait-il voir avec indifférence cette crise religieuse qui tournait presque à la guerre civile ? L’engrenage des disputes théologiques le saisit. Ce qu’il pensait, avec son sens politique, de ces disputes, on le sait par la lettre qu’il adressa aux chrétiens dissidents. « Je m’étais proposé de ramener à une forme unique l’opinion que tous les peuples se font de la divinité, parce que je sentais bien que, si j’avais pu rétablir l’accord sur ce point, comme c’était mon désir, la gestion des affaires publiques en aurait été facilitée. Mais, oh ! bonté divine, quelle nouvelle a frappé cruellement mes oreilles, même mon cœur ! J’apprends qu’il y a entre vous plus de dissensions, qu’il n’y en avait autrefois en Afrique ! Pourtant il me semble que la cause est bien petite et tout à fait indigne de tant de contestations… Toi, Alexandre, tu as voulu savoir ce que tes prêtres pensaient sur un point de la loi ; même sur une partie seulement d’une question, tout à fait dépourvue d’importance ; et toi, Arius, si tu le pensais, tu devais te taire… Il ne fallait ni interroger ni répondre, puisque ce sont des problèmes qu’aucune nécessité n’impose de discuter, mais que l’oisiveté suggère, bons tout au plus à aiguiser les talents. Est-il juste, que pour de vaines paroles, vous engagiez un combat, de frères à frères ?… Ce sont des choses vulgaires, dignes d’enfants sans expérience et non de prêtres ou d’hommes sensés. Redonnez-moi donc, je vous prie, des jours tranquilles et des nuits sans inquiétude, de manière que je puisse aussi dans l’avenir jouir de la pure joie de vivre. »

Le sens de la lettre est clair. Constantin, qui concevait la religion comme un instrument politique pour maintenir l’ordre dans l’Etat, considère la fureur de ces discussions théologiques comme une folie. Une religion qui, au lieu d’aider l’empereur à gouverner, lui créait des difficultés, lui semblait, dans sa fidèle interprétation de la pensée romaine, une monstrueuse absurdité. Et en effet, profitant de l’autorité dont il jouissait parmi les chrétiens, il prit l’initiative d’un grand Concile, qui devait trancher la question. A Nicée, au printemps de 325, se réunirent plus de 250 évêques, en grande partie des provinces orientales. Constantin inaugura le Concile avec un discours assez modeste. En rétablissant, dit-il, la concorde dans l’Eglise, l’assemblée aurait fait une chose agréable à Dieu et rendu un grand service à l’empereur. Le Concile était présidé par un de ses secrétaires, l’évêque Osius, un adversaire de l’arianisme, et les influences impériales se déployèrent toutes pour ce parti.

Arius fut donc encore une fois rebuté. Le Concile décréta que le Christ n’avait pas été tiré du néant, et qu’il n’était pas différent de son père, mais au contraire qu’il avait été engendré par lui « de l’essence du père, » « vrai Dieu du vrai Dieu » et qu’il lui était consubstantiel.

Mais l’illusion d’avoir reconstitué ainsi l’unité morale de l’Empire dura peu. Ce qui à son sens politique de Romain semblait une folie furieuse, était quelque chose de si profond, que toute l’autorité de l’empereur serait impuissante contre cette prétendue folie. Condamné par le Concile de Nicée, Arius était parti pour l’exil ; mais l’arianisme était diffus et puissant, avait des amis dévoués même à la Cour, parmi lesquels Constance, la sœur de Constantin ; il ne renonça donc pas à la lutte. Profitant des erreurs des adversaires, adoucissant sa doctrine, Arius et ses partisans réussirent à regagner la faveur de Constantin, en le persuadant qu’une réconciliation était possible. L’empereur, toujours animé du désir de rétablir l’unité morale de l’Empire, tenta cette réconciliation ; mais il se heurta à une opposition invincible, surtout dans le nouvel évêque d’Alexandrie, Athanase. Cette intransigeance des adversaires poussa à la fin tout à fait Constantin du côté d’Arius. La faveur impériale rendit courage à la secte, qui réussit à faire condamner, en 335, Athanase au Concile de Tyr. Athanase fut à son tour exilé en Gaule et tous ses partisans plus en vue, poursuivis et dispersés ; Arius rentra en triomphateur ; la Cour fut envahie par les Ariens, qui devinrent dans presque tout l’Orient le parti dominant de l’Eglise. Mais le parti adverse ne désarma pas ; et de ce moment une lutte immense, d’une fureur implacable, agita tout l’Empire, ajoutant aux autres une nouvelle cause de faiblesse.


VIII

Comment expliquer ce phénomène presque incroyable ? Ces disputes théologiques, qui ont joué un si grand rôle dans l’histoire du Christianisme, semblent aux hommes modernes, comme d’ailleurs à Constantin, presque une inconcevable folie ! Mais une grave question se pose ici. Pour quelle raison toute la force et la sagesse de l’autorité impériale furent-elles impuissantes contre ce délire, ou qui nous semble tel ? Comment les hommes ont-ils pu se haïr, se poursuivre, se massacrer pendant des siècles, pousser un grand empire à la ruine pour des questions si abstruses et si subtiles ? Car à nous, qui ne voyons plus ce qui se cachait derrière ces disputes, ces disputes semblent n’avoir pour objet que des mots. Mais juger ainsi, c’est ne pas comprendre un des plus grands drames de l’histoire humaine. Quelle vie prodigieuse prennent ces obscures discussions théologiques, quand on les replace dans le désordre épouvantable de l’immense Empire qui croulait, parce qu’il n’avait plus aucun principe d’autorité solide et sûr pour soutenir l’ordre social : ni l’ancien principe gréco-latin, le principe aristocratique et républicain, consacré par le polythéisme, qui était tombé ; ni le nouveau principe asiatique et monarchique, qui n’arrivait pas à mettre des racines solide. Les luttes théologiques de cette époque ne sont qu’un effort titanique pour constituer une discipline intellectuelle de fer, une doctrine de la vie, indiscutée et indiscutable, résistant à tous les assauts des intérêts et des passions, dans un moment où l’autorité politique chancelait, l’autorité religieuse était encore partagée et faible, et toutes les traditions avaient été bouleversées par les révolutions, par les guerres, par les mélanges des classes et des populations, par les infiltrations des barbares. Si tout était instable dans le monde, les lois, les traditions, les forces de l’Etat, les fortunes et les intérêts des hommes et des familles, que la pensée humaine fût au moins ferme et stable, dans la doctrine que Dieu avait révélée aux hommes au moyen du Messie et des Apôtres, et transmise en une édition authentique in æternum dans les livres saints ! Telle est la pensée profonde que l’on trouve au fond de ces luttes théologiques terribles et obscures. Beaucoup, sinon toutes les grandes luttes de l’orthodoxie contre l’hérésie, s’expliquent et se comprennent, quand on se rend compte que derrière les questions théologiques en apparence subtiles et théoriques se cachait la question, bien autrement grave, de l’unité et de la stabilité des doctrines fondamentales du Christianisme ; et que cette unité et cette stabilité était la dernière base de l’ordre, dans ce monde qui se décomposait pour ne pas avoir trouvé un principe d’autorité solide et sûr. L’arianisme est un cas particulièrement clair et instructif de cette vérité. En séparant le Christ de Dieu comme une de ses émanations et extériorisations, l’arianisme admettait implicitement qu’à celle du Christ pourraient succéder d’autres émanations et extériorisations. Comme Dieu avait tiré volontairement du néant et adopté le Christ, il pourrait tirer volontairement du néant et adopter d’autres rédempteurs. Le livre de la révélation n’était donc pas fermé ; il pouvait continuer en des volumes nouveaux ; d’autres Messies pourraient apparaître encore et la doctrine du Christianisme se changer en un devenir continuel, tel que le conçoivent certaines sectes du protestantisme le plus radical, dont Arius fut vraiment un précurseur. Mais ce devenir continuel de la doctrine devait épouvanter, comme une folie criminelle, au milieu de la dissolution universelle des lois, des mœurs, des États, les esprits éclairés et profonds qui sentaient combien il était nécessaire de donner aux hommes, désespérés par l’universelle mobilité, quelque chose de solide, de fixe, d’inébranlable à quoi s’accrocher. C’est pour cette raison qu’il y eut tant de grands esprits qui s’opposèrent à l’hérésie ancienne, jusqu’à défier l’exil et la mort. Si le Christ était fils de Dieu, consubstantiel au père, vrai Dieu né du vrai Dieu sans en rompre l’unité, le mystère de l’incarnation était unique et définitif pour l’éternité ; un autre Messie ne viendrait plus ; le livre de la Révélation était fermé pour toujours et l’humanité avait désormais trouvé le fondement indestructible de l’éternelle vérité sur lequel construire l’ordre moral et social, dans les deux Testaments, à la seule condition de les interpréter exactement.

Les grandes luttes théologiques au milieu desquelles s’est formé peu à peu le dogme ainsi compris, il n’est pas difficile d’en expliquer la terrible ardeur. Que voulaient les grands fondateurs et défenseurs de l’orthodoxie ? Unifier et fixer les croyances sur la base de la révélation et des livres saints avec les forces de la pensée, surtout avec cet instrument particulier de l’intelligence qui est la dialectique. Mais la pensée est un des éléments les plus mobiles de l’univers ; et la dialectique un instrument puissant, mais très peu sûr parce qu’elle sait très bien servir toutes les passions, même celles qui sèment le trouble et le désordre dans les esprits et dans le monde. Déjà les philosophes grecs s’en étaient servis, plus pour détruire que pour soutenir les croyances et les traditions du monde ancien et pour leur substituer l’éternelle mobilité des passions et des intérêts, masquées par d’ingénieux sophismes. En outre si la pensée de l’homme répugne toujours à se soumettre à une forte et sérieuse discipline, elle y répugne encore plus dans les temps d’anarchie politique et sociale. Vouloir reconstituer l’ordre dans l’anarchie d’un immense empire croulant, en commençant par la pensée, c’était commencer l’œuvre par le côté la plus difficile, suivre la ligne du plus grand effort, affronter, avec des raisonnements, toutes les dangereuses passions que l’anarchie déchaîne et qui cherchent à la prolonger, parce qu’elles en vivent !


IX

L’œuvre était nécessaire pour sauver une partie du monde d’une catastrophe totale, qui aurait anéanti toute la civilisation ancienne ; mais c’était la plus difficile qui se présentât à l’esprit humain. Il ne faut donc pas s’étonner que dans cette défense titanique de l’orthodoxie, soient apparus tant d’hommes extraordinaires par leur grandeur intellectuelle et morale, que l’Eglise a sanctifiés. La grandeur de la nature et du génie humain n’apparaît que dans les temps de crise, en face des entreprises difficiles et presque impossibles.

Mais qu’étaient, en comparaison de cet effort surhumain, pour unifier la vérité avec la dialectique et l’éloquence, pour employer les plus puissants instruments de la culture antique en vue d’un but si nouveau, les efforts de Constantin pour sauver les restes de la culture ancienne ? De ce côté aussi, Constantin avait continué sagement l’œuvre de Dioclétien. Dans la nouvelle capitale de l’Empire, il avait fondé ce que nous appellerions une Université, où des professeurs payés par l’Etat enseignaient la langue et la littérature grecque et latine, la rhétorique, la philosophie, la jurisprudence, pour préparer des fonctionnaires à l’Empire. Il nous reste aussi plusieurs lois de Constantin, qui accordent des privilèges et des avantages ou qui assurent le sort des médecins, des grammairiens et des professeurs de belles lettres en toutes les villes de l’Empire. Mais ces efforts étaient stériles. Bureaucratisés en un enseignement officiel, n’ayant plus, dans l’agonie du paganisme, aucune tâche vitale à accomplir, les littératures et les philosophies anciennes se desséchaient dans la médiocrité des professeurs de métier, qui voulaient vivre et se faire une position au dépens des génies du passé, tandis que les génies nouveaux, les esprits de grande force, tournaient le dos au présent, méprisaient la protection officielle, s’adonnaient à la grande œuvre vitale de leur époque…

Un des plus grands livres de l’antiquité, les Confessions de Saint Augustin, nous fait voir sur le vif cette crise spirituelle de la culture ancienne. Saint Augustin avait reçu de la nature tous les dons nécessaires pour devenir un grand écrivain : l’imagination, le sentiment, le style, la langue, l’esprit synthétique et philosophique. La force de la dialectique était en lui égale à la puissance des images ; l’élan de la fantaisie et du sentiment à la profondeur de la pensée. Et il était devenu un de ces professeurs officiels de littérature, que depuis Dioclétien l’Empire payait et honorait pour qu’ils conservassent vivante la tradition de la littérature ancienne. Pour une fois, l’enseignement officiel avait mis la main sur un vrai génie… Mais l’homme de génie nous a laissé la description inoubliable de l’existence misérable qu’il mena en faisant son métier de professeur à Carthage, à Rome, à Milan ; l’inquiet mécontentement qui le rongeait en ce temps ; la furieuse agitation de son grand talent dans le vide de cette culture désormais épuisée et schématisée dans le cadre conventionnel d’un enseignement officiel. Quand un jour, dans un village près de Milan, la lumière se fit dans cette grande âme, dégoûtée par le vil métier auquel une civilisation mourante voulait le condamner, le professeur de littérature abandonna la chaire, jeta les vieux livres morts, descendit comme un hardi scaphandrier dans la mer, dans les abîmes théologiques de la grâce, de la prédestination, du libre arbitre, pour jeter là-bas les bases du grand pont, sur lequel l’Europe devait faire le long et difficile passage de la civilisation ancienne à la moderne.

L’œuvre de Constantin en somme ne fut pas un échec, mais un demi-insuccès, qui contribua à éviter pour le moment la catastrophe, en prolongeant l’agonie. Après lui, l’Empire vit encore, mais dans des secousses continuelles et s’affaiblissant toujours davantage. La pauvreté augmente ; l’Etat se désorganise en même temps qu’il se fait plus violent, oppressif et rapace ; le fiscalisme impérial sévit ; les atroces tragédies dynastiques se répètent ; l’armée se décompose ; la défense des frontières vacille ; les campagnes se dépeuplent au bénéfice des villes ; les petites villes tombent en ruine à l’avantage des grandes ; les barbares s’infiltrent partout ; la culture, sous toutes ses formes, des beaux-arts à la philosophie, se détériore ; les luttes religieuses s’enveniment ; l’unité de l’Empire se brise ; l’Orient et l’Occident se séparent. L’Orient se défend mieux contre la décadence que l’Occident, parce que la monarchie absolue, retournant dans son pays d’origine, s’y établit un peu plus solidement et peut enrayer la dissolution générale avec plus de force et plus longuement qu’en Occident. Aussi la force de l’Empire peu à peu se retire vers l’Asie, jusqu’au jour où l’Occident tombe sous les coups renouvelés des barbares. La civilisation ancienne est alors, en Occident, presque entièrement détruite. Pendant des siècles, il n’en restera plus, dans ces immenses régions redevenues barbares et désertes, dont beaucoup sont colonisées par les envahisseurs germaniques, que de vagues souvenirs, peu de vestiges fragmentaires, parmi lesquels le seul vraiment vital sera la théologie, créée dans les derniers siècles de l’Empire pour unifier la doctrine de la nouvelle religion. La théologie a été, pendant de longs siècles, en Occident, la dernière forme de haute culture survivante au milieu de la ruine de toutes les autres, et celle qui a empêché l’Europe de plonger dans une barbarie complète et définitive. C’est en effet de cette dernière forme survivante que, peu à peu, sont sorties pour se développer de nouveau les autres, la philosophie, la littérature, le droit, tout le grand mouvement intellectuel qui a abouti à la Renaissance. Dans la discipline intellectuelle, conservée par le dogme à travers le grand chaos du moyen âge, peu à peu l’Europe a retrouvé et développé les principes d’autorité, que l’Empire avait cherchés en vain et qui lui ont permis de reconstituer des gouvernements solides et forts. Mais au fur et à mesure qu’elle a reconstitué l’autorité des gouvernements et s’est soumise à une vigoureuse discipline politique, l’Europe est devenue plus intolérante de cette discipline et de cette unité intellectuelle, qui depuis l’époque de Constantin jusqu’à la Réforme lui avaient semblé une nécessité vitale, plus encore que l’organisation des États et des armées, et qui avaient été le pont sur lequel elle avait passé un si large abîme de barbarie anarchique. En même temps commence l’organisation des grands États et la révolte de la pensée humaine contre toutes les autorités, auxquelles elle s’était soumise pendant le moyen âge ; double mouvement parallèle et inverse qui devait se développer pendant trois siècles et aboutir à la situation actuelle : États d’une puissance formidable, tels qu’on n’en avait pas encore vus, qui s’appuient sur une des plus grandes anarchies intellectuelles et morales de l’histoire, c’est-à-dire sur le vide.


GUGLIELMO FERRERO,

  1. Voyez la Revue des 15 septembre 1919, 15 février et 1er juin 1920.