La Russie des Tsars pendant la Grande Guerre/07

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Maurice Paléologue
La Russie des Tsars pendant la Grande Guerre
Revue des Deux Mondes7e période, tome 63 (p. 340-368).
LA RUSSIE DES TSARS
PENDANT LA GRANDE GUERRE [1]

VII [2]


XXIII. — LA FÉLONIE BULGARE ET LA TRAGÉDIE SERBE


Dimanche, 12 septembre 1915.

La situation des armées russes en Lithuanie s’aggrave rapidement. Au Nord-Est de Wilna, l’ennemi avance à marches forcées vers Dvinsk, par Wilkomir ; ses patrouilles de cavalerie atteignent déjà, près de Sventsiany, la voie ferrée, l’unique artère, qui relie Wilna à Dvinsk, Pskow à Pétrograd. Plus au Sud, après des combats acharnés au confluent de la Zelvianka et du Niémen, il menace, près de Lida, la grande route de Wilna à Pinsk. Il va donc falloir évacuer Wilna en toute hâte.


Voici quelques renseignements exacts sur les conditions dans lesquelles le prince Wladimir Orlow s’est vu retirer, il y a quelques jours, le poste de confiance qu’il occupait depuis tant d’années auprès de l’Empereur.

C’est d’une manière indirecte et fortuite que Wladimir Nicolaïéwitch a connu sa disgrâce. En notifiant au Grand-Duc Nicolas qu’il le nommait à la Lieutenance impériale du Caucase, le Tsar avait ajouté à sa lettre ce post-scriptum : « Quant à Wladimir Orlow que tu aimes tant, je te le donne ; il pourra t’être utile pour les affaires civiles. » Le Grand-Duc, qui est intimement lié avec Orlow, lui a fait demander aussitôt, par un de ses aides de camp, ce que signifiait cette décision inattendue.

Quelques heures plus tard, Orlow apprenait que l’Empereur qui se disposait à partir pour le Grand-Quartier général, venait de rayer son nom sur la liste des personnes appelées à prendre place dans le train de Sa Majesté ; il en a conclu aisément que Nicolas II ne désirait pas le revoir. Avec une dignité parfaite, il s’est abstenu de toute plainte, de toute récrimination, et il s’est mis en route pour Tiflis.

Mais, avant de s’éloigner, il a voulu libérer sa conscience. Dans une lettre adressée au comte Fréedericksz, Ministre de la Cour, il a supplié ce vieux serviteur d’ouvrir les yeux du souverain sur le rôle abominable de Raspoutine et de ses complices, qu’il a dénoncés expressément comme des agents de l’Allemagne ; il a même eu le courage de terminer sa lettre par ce cri d’alarme : « L’Empereur n’a plus un jour à perdre pour s’affranchir des forces occultes qui l’oppriment. Sinon, avant peu, c’en sera fini des Romanow et de la Russie. »



Mercredi, 15 septembre.

Ce soir, je dîne, dans une maison neutre, avec Maxime Kovalewsky, Milioukow, Maklakow, Chingarew, l’état-major et l’élite du parti libéral. En d’autres pays, ce dîner eût été la chose la plus naturelle. Ici, la séparation entre le monde officiel et les éléments progressistes est si profonde que je m’attends à être fort critiqué dans les milieux bien pensants. Et pourtant, ces hommes, d’une impeccable probité, d’une haute culture, ne sont rien moins que révolutionnaires ; tout leur idéal politique se résume dans la monarchie constitutionnelle. C’est ainsi que Milioukow, le grand historien de la Civilisation russe, a pu dire, au temps de la première Douma : « Nous ne sommes pas l’opposition contre Sa Majesté, mais l’opposition de Sa Majesté. »

Lorsque j’arrive, je les trouve tous réunis autour de Kovalewsky, parlant avec animation, l’air consterné : ils viennent en effet d’apprendre que le Gouvernement a résolu de proroger la Douma. Ainsi, les belles espérances qu’on avait conçues, il y a six semaines, au début de la session, sont déjà réduites à néant ; le contrôle de la représentation nationale a vécu ; l’institution d’un ministère responsable n’est plus qu’une chimère ; c’est le « Bloc noir » qui l’emporte ; c’est le triomphe du pouvoir personnel, de l’absolutisme autocratique et des forces occultes... Tout le dîner se passe à scruter les sombres perspectives que découvre ce retour offensif de la réaction.

Au sortir de table, un journaliste vient annoncer que l’ukase prorogeant la Douma a été signé cet après-midi et sera publié demain.

Je m’isole dans un coin du salon avec Kovalewsky et Milioukow. Ils me confient que, devant l’outrage infligé à la représentation nationale, ils veulent se retirer des commissions mixtes, organisées récemment au ministère de la Guerre pour intensifier le travail des usines :

— On repousse le concours de la Douma : soit ! Mais dorénavant, nous laisserons au Gouvernement seul toute la responsabilité de la guerre.

Je leur représente avec énergie combien cette conduite serait inopportune et même coupable :

— Il ne m’appartient pas d’apprécier vos mobiles et vos calculs politiques. Mais, comme ambassadeur de la France alliée, de la France qui est entrée en guerre pour la défense de la Russie, j’ai le droit de vous rappeler que vous êtes en face de l’ennemi, et que vous devez vous interdire tout acte, toute manifestation qui risquerait d’amoindrir votre effort militaire.

Ils me promettent d’y réfléchir. En terminant, Kovalewsky me dit :

— Ce renvoi de la Douma est un crime. On voudrait précipiter la révolution que l’on ne s’y prendrait pas autrement

Je lui demande :

— Croyez-vous que la crise actuelle puisse aboutir à des troubles révolutionnaires ?

Il échange un regard avec Milioukow. Puis, me fixant de son œil lumineux et fin, il me répond :

— Autant que cela dépendra de nous, il n’y aura pas de révolution pendant la guerre... Mais bientôt peut-être, cela ne dépendra plus de nous.

Resté seul avec Maxime Kovalewsky, je l’interroge sur ses travaux d’histoire et de sociologie. Ancien professeur à l’Université de Moscou, mainte fois tracassé pour l’indépendance de ses opinions, obligé de s’expatrier vers 1887, il a beaucoup voyagé en France, en Angleterre, aux États-Unis ; il est actuellement une des figures les plus marquantes de l’intelligentzia. Ses études sur les institutions politiques et sociales de la Russie révèlent en lui une large culture, un esprit ouvert et droit, une pensée libre, synthétique et façonnée à la discipline du positivisme anglais. Dans son parti, on le croit réservé à un grand rôle pour le jour où l’autocratisme se convertirait en monarchie constitutionnelle. J’imagine que ce serait uniquement un rôle d’influence et de doctrine. Comme tous les coryphées du libéralisme russe, Maxime Kovalewsky est trop spéculatif, trop théoricien, trop livresque, pour être homme d’action. La compréhension des idées générales et la connaissance des systèmes politiques ne suffisent pas au gouvernement des affaires humaines : il y faut encore le sens du réel, l’intuition du possible et du nécessaire, la promptitude dans la décision, la fermeté dans le dessein, l’intelligence des passions publiques, l’audace réfléchie, — toutes qualités dont les « cadets, » malgré leur patriotisme et leur bonne volonté, me semblent dépourvus.

En terminant, je supplie Kovalewsky de prodiguer autour de lui, sans se lasser, les conseils de patience et de sagesse. Je le prie enfin de méditer l’aveu que soupirait mélancoliquement, durant les journées de juin 1848, un des chefs de l’ancienne « opposition monarchique, » un des organisateurs de la fameuse campagne des banquets, Duvergier de Hauranne : « Si nous avions su combien les parois du volcan étaient minces, nous n’aurions pas provoqué l’éruption ! »



Jeudi, 16 septembre.

La prorogation de la Douma est publiée.

Aussitôt, les usines de Poutilow et des Chantiers baltiques se mettent en grève.



Vendredi, 17 septembre.

Les grèves s’étendent aujourd’hui à presque toutes les usines de Pétrograd. Mais on ne signale aucun désordre. Les meneurs affirment qu’ils veulent simplement protester contre le renvoi de la Douma et que le travail reprendra dans deux jours.

Un de mes informateurs, qui connaît bien les milieux ouvriers, me dit :

— Rien à craindre, cette fois encore. Ce n’est qu’une répétition générale.

Il ajoute que les idées de Lénine et sa propagande « pour la défaite » font de grands progrès parmi les éléments instruits de la classe ouvrière.



Dimanche, 19 septembre.

Sur tout l’immense front qui se déroule de la Baltique au Dniester, les Russes continuent leur lente retraite.

Hier, une offensive enveloppante et hardie a fait tomber Wilna aux mains des Allemands. Toute la Lithuanie est perdue.



Lundi, 20 septembre.

Les grèves de Pétrograd sont terminées.

A Moscou, l’Union des Zemstvo et l’Union des Villes ont adopté une motion réclamant la convocation immédiate de la Douma et la formation d’un ministère « ayant la confiance du pays. »

Les nouvelles que je reçois de province sont satisfaisantes, en ce sens qu’elles écartent l’éventualité d’un mouvement révolutionnaire et qu’elles attestent, dans la masse du pays, la ferme résolution de poursuivre la guerre.



Mardi, 21 septembre.

Le tsar Ferdinand a découvert son jeu : la Bulgarie mobilise et se dispose à attaquer la Serbie.

Quand Sazonow me communique cette nouvelle, je me récrie :

— La Serbie ne doit pas se laisser attaquer ; il faut qu’elle attaque immédiatement.

— Non, me répond Sazonow. Nous devons essayer encore d’empêcher le conflit.

J’objecte que le conflit ne peut plus être évité ; que, depuis longtemps, le jeu de la Bulgarie est trop évident ; qu’une procédure diplomatique ne peut plus avoir présentement d’autre effet que de laisser à l’armée bulgare le temps de se mobiliser et de se concentrer ; que, si les Serbes ne profitent pas de ce que la route de Sofia leur est ouverte pendant quelques jours encore, ils sont perdus. Je déclare enfin que, pour appuyer l’action des Serbes, la flotte russe doit bombarder Bourgas et Varna.

— Non ! s’exclame Sazonow... La Bulgarie est notre coreligionnaire ; nous l’avons créée de notre sang ; elle nous doit son existence nationale et politique ; nous ne pouvons pas la traiter en ennemie.

— Mais c’est elle qui se fait votre ennemie... Et dans quel moment !

— N’importe ! Il faut négocier encore... Simultanément, nous devons faire appel à la masse du peuple bulgare et lui dénoncer l’abomination du crime qu’on veut lui faire commettre. Un manifeste que l’Empereur Nicolas lui adresserait au nom du slavisme, produirait sans doute un grand effet ; nous n’avons pas le droit de ne pas tenter cette dernière chance.

— Je m’en tiens à ce que je vous disais tout à l’heure. Il faut que les Serbes se lancent à marches forcées sur Sofia ; sinon, avant un mois, les Bulgares seront à Belgrade.



Lundi, 27 septembre.

L’Union des Zemstvo et l’Union des Villes, qui ont siégé ces derniers jours à Moscou, ont adopté en commun la motion suivante : Dans la tragique épreuve que traverse la Russie, nous estimons que notre premier devoir est d’envoyer un ardent salut à notre stoïque, glorieuse et chère armée. Plus que jamais, le peuple russe est inébranlablement résolu à mener la guerre jusqu’à la victoire, en complète union avec ses fidèles alliés. Mais, sur le chemin de la victoire, se dresse un fatal obstacle constitué par tous les vieux vices de notre régime, c’est-à-dire l’irresponsabilité du pouvoir, le défaut de tout lien entre le Gouvernement et le pays, etc. Un changement radical s’impose... A la place de nos gouvernants actuels, il nous faut des hommes investis de la confiance nationale. Le travail de la Douma doit être repris sans délai.

Les deux Unions ont nommé chacune trois délégués qui ont mission d’exposer oralement à l’Empereur les vœux du pays.

Le Président du Conseil, Gorémykine, a conseillé à Sa Majesté de ne pas recevoir ces délégués, qui n’ont, dit-il, aucun titre « pour faire entendre la voix de la terre russe. » L’Empereur a donc refusé l’audience.



Mardi, 28 septembre.

La discorde règne au sein du Gouvernement russe. Plusieurs ministres, effrayés des tendances réactionnaires qui prévalent à la Cour, ont adressé une lettre collective à l’Empereur pour le supplier de s’arrêter dans cette voie funeste et lui déclarer que leur conscience ne leur permet pas de travailler plus longtemps sous la présidence de Gorémykine. Outre Sazonow, les signataires de la lettre sont le Prince Stcherbatow, ministre de l’intérieur, Krivochéïne, ministre de l’agriculture, le prince Schahovskoï, ministre du commerce, Bark, Ministre des finances, et Samarine, Procureur suprême du Saint-Synode. Le général Polivanow, ministre de la guerre, et l’Amiral Grigorovitch, ministre de la marine, se sont abstenus de signer, par respect pour la discipline militaire.

Au reçu de cette lettre, l’Empereur a convoqué tous les ministres à la Stavka ; ils viennent de partir pour Mohilew, où ils arriveront demain. L’affaire se déroule dans un secret rigoureux.

Il y a huit jours, le Président de la Douma, Rodzianko, avait sollicité une audience de l’Empereur. On l’a informé, ce matin, que sa demande n’a pas été agréée.


Samedi, 30 septembre.

J’apprends ce soir que, hier, à Mohilew, l’Empereur a traité durement les ministres signataires de la lettre. Il leur a déclaré, d’une voix cassante :

— Je ne tolérerai pas que mes ministres se mettent en grève contre mon Président du conseil. J’imposerai à tous le respect de ma volonté.



Samedi, 9 octobre.

Les influences réactionnaires s’affirment chaque jour davantage, autour de l’Empereur.

Le ministre de l’intérieur, prince Stcherbatow, et le Procureur suprême du Saint-Synode, Samarine, qui occupaient leur poste depuis trois mois à peine et qui, par leurs tendances libérales, étaient sympathiques à l’opinion publique, sont renvoyés, sans un mot d’explication. Le nouveau ministre de l’intérieur, Alexis-Nicolaïéwitch-Khvoztow, ancien gouverneur de Nijni Novgorod et l’un des chefs de la droite à la Douma, est connu comme un homme à poigne. Le successeur de Samarine au Saint-Synode n’est pas encore désigné.



Dimanche, 10 octobre.

L’Empereur me reçoit, cet après-midi, à Tsarskoïé-Sélo.

Il a belle mine, avec un air de confiance et de tranquillité, que je ne lui ai pas vu depuis longtemps. Nous abordons tout de suite l’objet de ma visite. Je lui expose les multiples considérations qui obligent la Russie à prendre sa part de l’action militaire que la France et l’Angleterre viennent d’engager dans les Balkans ; je conclus par ces mots :

— Sire, la France vous demande la coopération de votre armée et de votre flotte contre la Bulgarie. Si la voie du Danube est impraticable aux transports de troupes, il reste la voie d’Arkhangelsk. En moins de trente jours, une brigade d’infanterie peut être ainsi transportée du centre de la Russie à Salonique. Je prie Votre Majesté d’ordonner l’envoi de cette brigade. Quant aux opérations navales, je sais que les vents d’Est, qui soufflent en cette saison sur la Mer-Noire, rendent presque impossible un débarquement à Bourgas et à Varna. Mais il est facile à deux ou trois cuirassés de bombarder les forts de Varna et les batteries du Cap Éminé qui commandent la baie de Bourgas. Je prie Votre Majesté d’ordonner ce bombardement.

Après m’avoir écouté sans m’interrompre, l’Empereur s’enferme dans un long silence. Deux ou trois fois, il se caresse la barbe en regardant la pointe de ses bottes. Enfin, relevant la tête et me fixant de ses yeux clairs, il me déclare :

— Au point de vue moral et politique, je ne peux pas hésiter sur la réponse que vous attendez de moi. Je consens à vos demandes. Mais vous comprendrez que, au point de vue de l’exécution pratique, j’aie besoin de consulter mes États-Majors.

— Ainsi, Votre Majesté m’autorise à annoncer au Gouvernement de la République que, dans un bref délai, un contingent russe sera envoyé, par Arkhangelsk, au secours de la Serbie ?

— Oui.

— Je peux lui annoncer également que, dans un bref délai, l’escadre russe de la Mer-Noire recevra l’ordre de bombarder les forts de Varna et de Bourgas ?

— Oui... Mais, pour justifier aux yeux du peuple russe cette dernière opération, j’attendrai que l’armée bulgare ait fait un acte d’hostilité contre les Serbes.

— Je remercie Votre Majesté de ses déclarations.

Notre entretien prend alors un caractère plus intime. Je questionne l’Empereur sur les impressions qu’il rapporte du front.

— Mes impressions, me dit-il, sont excellentes. Je suis plus confiant et plus en train que jamais. La vie que je mène à la tête de mon armée est si saine et si réconfortante ! Quel superbe soldat que le soldat russe ! Je ne sais pas ce qu’on n’obtiendrait pas de lui ! Et il a une telle volonté de vaincre, une telle foi dans la victoire !

— Je suis heureux de vous entendre parler ainsi ; car l’effort qui nous reste à accomplir est énorme encore et nous ne serons victorieux qu’à force de ténacité.

L’Empereur me répond, en serrant les poings et en les élevant au-dessus de sa tête :

— Je suis enfoncé dans la ténacité jusqu’aux épaules ; j’y suis embourbé. Et je n’en sortirai qu’après notre victoire complète.

Il m’interroge enfin sur notre offensive de Champagne, en exaltant les qualités magnifiques des troupes françaises. Il me parle enfin de moi, de ma vie à Pétrograd :

— Je vous plains, me dit-il, de vivre dans un milieu aussi déprimé, aussi pessimiste ! Je sais que vous réagissez courageusement contre l’air méphitique de Pétrograd. Mais si, un jour, vous vous sentez intoxiqué, ce jour-là, venez me voir sur le front et je vous promets que vous serez aussitôt guéri.

Subitement grave, il ajoute d’un ton âpre :

— Ces miasmes de Pétrograd, on les sent jusqu’ici, à vingt-deux verstes de distance ! Et ce n’est pas des quartiers populaires que viennent les pires odeurs, c’est des salons ! Quelle honte ! Quelle misère ! Peut-on être aussi dépourvu de conscience, de patriotisme et de foi !

S’étant levé sur ces mots, il reprend affectueusement :

— Adieu, mon cher ambassadeur ! Il faut que je vous quitte, je repars ce soir pour la Stavka et j’ai encore beaucoup à faire... Puissions-nous n’avoir que de bonnes choses à nous dire, quand nous nous reverrons !...



Mardi, 12 octobre.

D’après quelques propos que Mme Wyroubow a tenus hier soir dans une maison pieuse où l’on communie en Raspoutine, la belle humeur, la confiance, l’entrain, que j’ai observés chez l’Empereur, seraient dus en grande partie aux éloges exaltés que l’Impératrice lui prodigue, depuis qu’il se comporte « en véritable autocrate. » Elle lui répète continuellement : « Vous êtes digne désormais de vos plus grands aïeux ; je suis certaine qu’ils sont fiers de vous et que, du haut du Ciel, ils vous bénissent... Maintenant que vous êtes dans la voie ordonnée par la divine Providence, je ne doute plus de notre victoire, aussi bien sûr nos ennemis du dehors que sur ceux du dedans ; vous sauvez à la fois la patrie et le trône... Comme nous avons eu raison d’écouter notre cher Grigory ! Comme ses prières nous sont secourables devant Dieu !... »


J’ai entendu souvent discuter la question de savoir si Raspoutine est sincère dans l’affirmation de ses facultés surnaturelles ou s’il n’est, au fond, qu’un imposteur, un charlatan. Et les avis étaient presque toujours partagés ; car le staretz est plein de contrastes, d’incohérences et de bizarreries. Quant à moi, je ne doute pas de sa sincérité, de son absolue sincérité. Il n’exercerait pas une pareille fascination, s’il n’était personnellement convaincu de ses dons extraordinaires. Sa foi en son pouvoir mystique est le facteur principal de son ascendant. Il est la première dupe de son verbiage et de ses pratiques ; tout au plus y ajoute-t-il quelque forfanterie. Le grand-maître de l’hermétisme, l’ingénieux auteur de la Philosophia sagax, Paracelse, avait déjà très justement aperçu que la force persuasive du thaumaturge a pour condition nécessaire sa propre croyance à son dynamisme : non potest facere quod non credit posse facere ; « il est incapable de faire ce qu’il ne croit pas pouvoir faire... » D’ailleurs, comment Raspoutine ne croirait-il pas qu’une puissance exceptionnelle émane de lui ? Chaque jour, il en fait la preuve par la crédulité de son entourage. Quand, pour imposer ses fantaisies à l’Impératrice, il se prétend inspiré de Dieu, l’obéissance immédiate qu’il trouve en elle lui démontre à lui-même la vérité de sa prétention. Ainsi, l’un et l’autre se suggestionnent réciproquement.

Raspoutine exerce-t-il la même domination sur l’Empereur que sur l’Impératrice ? — Non, et la différence est sensible.

Alexandra-Féodorowna vit, à l’égard du staretz, dans une sorte d’hypnose. Quelque opinion qu’il exprime, quelque volonté qu’il formule, elle acquiesce, elle obéit aussitôt : les idées qu’il lui suggère s’implantent dans son cerveau sans y provoquer la moindre contradiction. Chez le Tsar, la soumission est beaucoup moins passive, beaucoup moins complète. Il croit certes que Grigory est « un homme de Dieu : » il garde néanmoins vis-à-vis de lui une grande part de son libre arbitre ; il ne lui cède jamais du premier mouvement. Cette indépendance relative s’affirme surtout quand le staretz se mêle de la politique. Alors, Nicolas II s’enveloppe de silence et de réserve ; il élude les questions embarrassantes ; il ajourne les réponses décisives ; en tout cas, il ne se soumet qu’après un long débat intérieur, où sa raison naturelle prévaut très souvent. Mais, dans l’ordre moral et religieux, l’Empereur subit profondément l’influence de Raspoutine ; il en tire beaucoup de force et de quiétude, comme il l’avouait naguère à l’un de ses aides de camp, D..., qui l’accompagnait en promenade :

— Je ne m’explique pas, lui disait-il, pourquoi le prince Orlow se montrait aussi acharné contre Raspoutine ; il ne cessait de m’en dire du mal et de me répéter que son amitié m’est funeste. C’est tout le contraire... Ainsi, tenez : quand j’ai une préoccupation, un doute, une contrariété, il me suffit de causer pendant cinq minutes avec Grigory pour me sentir aussitôt raffermi et rassuré. Il trouve toujours à me dire ce que j’ai besoin d’entendre. Et l’effet de ses bonnes paroles persiste en moi pendant plusieurs semaines...



Samedi, 16 octobre.

Après Shakspeare et Balzac, Dostoïewsky est le plus grand évocateur d’âmes, le plus puissant créateur d’êtres imaginaires, l’écrivain qui, par intuition, a le mieux pénétré les secrets de la vie intérieure et de la pathologie morale, le mécanisme des passions, le rôle obscur des forces élémentaires et des instincts profonds, tout ce qu’il y a de fatal, d’occulte et d’inconnaissable dans la nature humaine. En cela, combien il est supérieur à Tolstoï, chez qui l’artiste, le raisonneur, l’apôtre, le prophète, ont trop souvent fait tort au psychologue ! Encore, l’auteur de Crime et Châtiment se défendait-il d’être psychologue, ayant conscience que son génie était fait surtout de clairvoyance, de divination et d’hyperacuité presque maladive de la vision ; il a dit de lui-même : « On m’appelle psychologue. C’est faux. Je ne suis qu’un réaliste, au sens supérieur du mot, c’est-à-dire que je dépeins toutes les profondeurs de l’âme. » On trouve dans son œuvre, comme en un répertoire, tous les caractères, toutes les singularités, toutes les aberrations qui font de l’âme russe la plus étonnante et la plus paradoxale floraison de la plante humaine.

Je note aujourd’hui, dans son Journal d’un écrivain, cette page suggestive :

« Le Russe a toujours besoin de dépasser la mesure, d’arriver au précipice, de se pencher sur le bord pour en explorer le fond et souvent même de s’y jeter comme un fou. C’est le besoin de la négation chez l’homme le plus croyant, — la négation de tout, la négation des sentiments les plus sacrés, de l’idéal le plus élevé, des choses les plus saintes et de la patrie. Aux heures critiques de sa vie personnelle ou de sa vie nationale, le Russe se déclare, avec une précipitation effrayante, pour le bien ou pour le mal. Sous l’influence de la fureur, de l’alcool, de l’amour, de l’érotisme, de l’orgueil, de l’envie, il se montre soudain prêt à tout briser, à répudier tout, famille, traditions, croyances. Le meilleur des hommes se transforme ainsi en un scélérat, ne cherchant plus qu’à se renier, à s’anéantir dans une convulsion brusque. Il déploie d’ailleurs la même impétuosité pour sauver son âme, quand il est arrivé à la dernière limite de tout et qu’il ne sait plus où aller... » Dostoïewsky a écrit encore : « Le nihilisme ne s’est produit chez nous que parce que nous sommes tous nihilistes. »



Dimanche, 17 octobre.

Sur tout le front du Danube, de la Save et de la Dvina, les Serbes se retirent sous la poussée formidable de deux armées austro-allemandes commandées par le feld-maréchal von Mackensen.

Le gouvernement serbe et le corps diplomatique s’apprêtent à quitter Nisch pour Monastir.



Mardi, 19 octobre.

L’Empereur a promulgué hier un Manifeste sur la félonie bulgare.

Nous, Nicolas II, par la grâce de Dieu, Empereur et Autocrate de toutes les Russies, Roi de Pologne, Grand-Duc de Finlande, etc., etc., etc. Faisons savoir à tous Nos fidèles sujets que la trahison du peuple bulgare à la cause slave, préparée avec perfidie depuis le commencement même de la guerre, mais qui paraissait pourtant impossible, s’est accomplie...

La Bulgarie, notre coreligionnaire, affranchie de l’esclavage turc par le fraternel amour et le sang du peuple russe, s’est rangée ouvertement aux côtés des ennemis de la foi chrétienne, du slavisme et de la Russie.

Le peuple russe verra avec douleur la trahison de la Bulgarie, qui lui était restée si chère jusqu’à ces derniers jours, et c’est avec un cœur saignant qu’il tire son épée contre elle, en remettant à la juste punition de Dieu le sort des traîtres à la cause slave.

Donné au Grand-Quartier général, le 18 d’octobre en l’an de grâce 1915.

NICOLAS.



Lundi, 25 octobre.

Le désastre serbe s’accélère.

Une brusque irruption des Bulgares à Vrania, sur la haute Morawa, et à Uskub, sur le Vardar, a coupé la voie ferrée de Nisch à Salonique. Le gouvernement royal et le corps diplomatique ne peuvent plus désormais se réfugier à Monastir ; ils vont essayer d’atteindre Scutari et le littoral adriatique par Mitrovitza, Pritzrend et Diakovo, c’est-à-dire en traversant le chaos montagneux de l’Albanie, où la neige obstrue déjà tous les cols !

Chaque jour, Patchich adresse aux Alliés un appel désespéré... et vain.



Samedi, 9 novembre.

Le vent de réaction qui a renversé, il y a un mois, le Ministre de l’intérieur, prince Stcherbatow, et le Procureur suprême du Saint-Synode, Samarine, vient de faire une nouvelle victime : le ministre de l’agriculture, Krivochéïne, est relevé de ses fonctions sous un vague prétexte de santé.

A ses belles qualités d’administrateur, Krivochéïne ajoute, ce qui est peu commun en Russie, le tempérament d’un homme d’État : il est, sans nul doute, le représentant le plus éminent du libéralisme monarchique. Il tombe par la volonté de Raspoutine, qui l’accuse de pactiser avec les révolutionnaires. Or, je ne crois pas que l’idéal constitutionnel de Krivochéïne dépasse de beaucoup la Charte française de 1814. Et je ne répondrais pas moins de sa piété religieuse que de son loyalisme dynastique.

Le gouvernement présidé par Gorémykine ne compte donc plus que deux ministres à tendances libérales : Sazonow et le général Polivanow.



Vendredi, 12 novembre.

Sous la double pression des Austro-Allemands au Nord et des Bulgares à l’Est, les malheureux Serbes sont écrasés, malgré une résistance héroïque.

Le 7 novembre, la ville de Nisch, l’antique métropole serbe, la patrie de Constantin-le-Grand, est tombée aux mains des Bulgares. Entre Kraljevo et Krujevatz, les Austro-Allemands ont franchi la Morawa occidentale, faisant sur tout leur parcours un énorme butin.

Les avant-gardes franco-anglaises ont pris hier le contact avec les Bulgares, dans la vallée du Vardar, près de Karasu. Mais l’intervention des Alliés en Macédoine est trop tardive. D’ici peu, il n’y aura plus de Serbie !



Samedi, 13 novembre.

Au club, le vieux prince V…, ultra-réactionnaire et toujours d’humeur bougonne, se laisse aller à me parler de la politique intérieure ; il applaudit naturellement au renvoi de Krivochéine : il croit que la Russie ne peut trouver son salut que dans une sévère application de la doctrine autocratique. Je me tiens sur la réserve.

— Évidemment, poursuit-il, vous devez me juger bien arriéré et je devine que M. Krivochéine avait toutes vos sympathies. Mais les libéraux, qui affectent d’être monarchistes, qui se décernent à tout propos des brevets de loyalisme, sont pour moi ce qu’il y a de plus dangereux. Au moins, avec les vrais révolutionnaires, on sait à qui l’on a affaire ; on voit où l’on va..., où l’on irait. Les autres, — qu’ils s’appellent progressistes, cadets, octobristes, peu m’importe, — trahissent le régime et nous mènent hypocritement à la révolution, qui les emportera d’ailleurs dès le premier jour ; car elle ira bien au delà de ce qu’ils croient ; elle dépassera en horreur tout ce qu’on a jamais vu. Les socialistes ne seront pas seuls de la fête ; les paysans s’en mettront aussi. Et quand le moujik, ce moujik qui a l’air si doux, est déchaîné, il devient sauvage. On reverra le temps de Pougatchew. Ce sera effroyable ! Notre dernière chance de salut est dans la réaction..., oui, dans la réaction. Sans doute, je vous choque en vous parlant ainsi, et vous avez la politesse de ne pas me répondre ; mais laissez-moi vous dire tout ce que je pense !

— Vous avez raison de ne pas prendre mon silence pour un acquiescement. Mais vous ne me choquez pas du tout et je vous écoute avec beaucoup d’intérêt. Continuez donc, je vous prie.

— Soit ! Je continue. En Occident, on ne nous connaît pas. On juge le tsarisme d’après les écrits de nos révolutionnaires et de nos romanciers. On ne sait pas que le tsarisme est la Russie même. Ce sont les tsars qui ont fondé la Russie. Et les plus rudes, les plus impitoyables ont été les meilleurs. Sans Ivan le Terrible, sans Pierre le Grand, sans Nicolas Ier, il n’y aurait pas de Russie... Le peuple russe est le plus docile de tous quand il est sévèrement commandé ; mais il est incapable de se gouverner lui-même. Aussitôt qu’on lui lâche la bride, il tombe dans l’anarchie. Toute notre histoire le prouve. Il a besoin d’un maître, d’un maître absolu : il ne marche droit que lorsqu’il sent au-dessus de sa tête une poigne de fer. La moindre liberté le grise. Vous ne changerez pas sa nature : il y a des gens qui sont ivres pour avoir bu un seul verre de vin. Nous tenons peut-être cela de la longue domination tartare. Mais c’est ainsi ! On ne nous gouvernera jamais par les méthodes anglaises... Non, jamais le parlementarisme ne s’implantera chez nous.

— Alors, quoi ?... Le knout et la Sibérie ?

Il hésite un instant ; puis il reprend, avec un gros rire acerbe :

— Le knout ? C’est aux Tartares que nous le devons et c’est ce qu’ils nous ont laissé de mieux... Quant à la Sibérie, croyez-moi : ce n’est pas sans motif que Dieu l’a placée aux portes de la Russie.

― Vous me rappelez un proverbe annamite, qu’on m’a cité autrefois à Saïgon : Partout où il y a des Annamites, Dieu a fait pousser le bambou. Les petits coolies jaunes ont parfaitement saisi le rapport de cause finale qui existe entre la tige du bambou et leur dos... Pour ne pas finir notre entretien sur une plaisanterie, permettez-moi de vous dire que, au fond de moi-même, je souhaite vivement de voir la Russie s’adapter peu à peu aux conditions du gouvernement représentatif, dans la mesure très large où cette forme de gouvernement me semble pouvoir se concilier avec le caractère du peuple russe. Mais, comme ambassadeur d’une Puissance alliée, je ne souhaite pas moins vivement que tout essai de réforme soit ajourné à la signature de la paix ; car je reconnais avec vous que le tsarisme est, à l’heure actuelle, la plus haute expression nationale de la Russie et sa plus grande force.



Dimanche, 14 novembre.

D’après tout ce qui me revient de Moscou et de la province, le désastre des Serbes émeut douloureusement l’âme russe, toujours si ouverte aux sentiments de compassion et de fraternité.

A ce propos, Sazonow me raconte qu’il a causé hier avec le confesseur de l’Empereur, le P. Alexandre Wassiliew :

— C’est un saint, me dit-il, un cœur d’or, une conscience éminemment haute et pure. Il vit dans l’ombre, dans la prière, dans la retraite. Je le connais depuis mon enfance... Hier, donc, je l’ai rencontré devant l’église du Sauveur et nous avons fait quelques pas ensemble. Il m’a longuement interrogé sur la Serbie, me demandant si nous n’avions rien négligé pour la sauver, si l’on pouvait garder encore quelque espoir d’arrêter l’invasion, s’il n’y aurait pas moyen d’envoyer de nouvelles troupes à Salonique, etc. Comme je m’étonnais un peu de son insistance, il m’a dit : — « Je n’ai aucun scrupule de vous confier que les malheurs de la Serbie sont une cruelle angoisse, presque un remords, pour notre bien-aimé Tsar. »



Mardi, 16 novembre.

Depuis une quinzaine de jours, l’armée russe de Courlande poursuit avec quelque succès une offensive assez âpre dans les régions de Schlock, d’Ixkull et de Dvinsk. L’opération n’a qu’une importance secondaire : elle n’oblige pas moins l’État-Major allemand à maintenir au combat des troupes nombreuses, par un froid rigoureux.

Mme S... qui arrive d’Ixkull où elle dirige une ambulance, me parle des blessés russes, de leur patience, de leur douceur, de leur résignation.

— Il s’y mêle presque toujours, me dit-elle, un sentiment religieux, qui revêt parfois une forme étrange, une forme toute mystique. J’ai observé chez plusieurs d’entre eux, chez de simples moujiks, l’idée que leur souffrance ne leur était pas seulement infligée en expiation de leurs fautes propres, mais qu’elle représentait leur part de responsabilité dans le péché universel et qu’ils devaient accepter cette souffrance comme le Christ a porté sa croix, pour le rachat de toute l’humanité. Si vous viviez un peu avec nos paysans, vous seriez surpris de voir comme ils ont l’âme évangélique...

Elle ajoute, en riant :

— Ce qui ne les empêche pas d’être brutaux, paresseux, menteurs, voleurs, charnels, incestueux, je ne sais quoi encore... Ah ! que l’âme slave doit vous paraître compliquée !

— Oui, comme disait Tourguénef, l’âme slave est une forêt obscure.



Dimanche, 21 novembre.

Journées de brume, de neige, et de tristesse. A mesure que l’hiver déroule sur la Russie son linceul funèbre, les âmes se dépriment, les volontés se relâchent. Je ne vois partout que des visages mornes ; je n’entends partout que des propos découragés ; toutes les conversations sur la guerre se résument dans la même pensée, expresse ou tacite : « A quoi bon poursuivre la lutte ? Ne sommes-nous pas déjà vaincus ? Est-il possible de croire que nous nous relevions jamais ? »

Le mal ne sévit pas seulement dans les salons et dans les milieux instruits, où la tournure des événements militaires ne donne que trop beau jeu à l’esprit critique. D’après de nombreux symptômes, le pessimisme n’est pas moindre parmi les ouvriers et les paysans.

Chez les ouvriers, le virus révolutionnaire suffirait à expliquer le dégoût de la guerre et cette oblitération du sentiment patriotique qui va jusqu’au souhait de la défaite. Mais chez les paysans illettrés, chez les moujiks ignorants, la dépression n’a-t-elle pas une cause indirecte et inconsciente, une cause toute physiologique, — l’interdiction de l’alcool ? On ne change pas impunément, par un acte brusque, la nutrition séculaire d’un peuple. L’abus de l’alcool était certes un danger pour la santé physique et morale des moujiks ; la vodka constituait néanmoins un facteur important de leur nourriture, l’aliment excitant par excellence, aliment d’autant plus nécessaire que la valeur réparatrice de leurs autres aliments est presque toujours inférieure à leurs besoins. Mal nourri, privé de son stimulant habituel, le peuple russe est de plus en plus sensible aux émotions dépressives. Pour peu que la guerre dure, il deviendra névrosé. Ainsi, la grande réforme d’août 1914, si généreuse dans son inspiration, si salutaire dans ses premiers effets, semble tourner au détriment de la Russie.



Jeudi, 25 novembre.

Le dernier acte de la tragédie serbe approche de l’épilogue. Tout le territoire national est envahi et même débordé. Les Bulgares sont déjà aux portes de Pritzrend. Épuisée par des efforts sublimes, la petite armée du voïvode Poutnik se retire sur l’Adriatique, à travers les montagnes albanaises, par des chemins défoncés, au milieu de tribus hostiles, sous une aveuglante tourmente de neige ; ainsi, en moins de six semaines, l’État-major germanique a réalisé son plan, qui était d’ouvrir une voie directe entre l’Allemagne et la Turquie par la Serbie et la Bulgarie.

Pour soulager sa conscience, pro remedio animæ suæ, l’empereur Nicolas fait attaquer opiniâtrement les Autrichiens en Volhynie, près de Tsartorysk, mais sans résultat.



Mardi, 30 novembre.

Un des caractères moraux, que j’observe couramment chez les Russes, est leur promptitude à la résignation, leur docilité à s’incliner devant la mauvaise fortune. Souvent même, ils n’attendent pas que l’arrêt du Destin soit prononcé : il leur suffit de le prévoir pour y obtempérer aussitôt ; ils s’y soumettent et s’y adaptent, en quelque sorte, par anticipation.

Cette disposition innée a inspiré au romancier Andréïew une nouvelle que je viens de lire et qui est d’un réalisme saisissant : le Gouverneur.

Un jour, ce haut fonctionnaire a dû réprimer une émeute. Il a rempli ce devoir tel qu’il le concevait professionnellement, c’est-à-dire avec une rigueur implacable. Le sang a coulé à flots : on a relevé quarante-sept morts, dont neuf femmes et trois enfants ; les hôpitaux ont recueilli deux cents blessés. Au lendemain de ce drame, le Gouverneur a été vivement félicité de son énergie et il a reçu par la voie hiérarchique les plus flatteuses approbations. Mais ces témoignages de faveur l’ont laissé indifférent, car il est obsédé par le souvenir de la journée sanglante. Non pas qu’il ait des remords ; sa conscience ne lui reproche rien ; ce qu’il a fait, il le ferait encore. Son obsession est toute physique : il a sans cesse devant les yeux le spectacle des morts et des blessés qui jonchaient la place. Puis, quotidiennement, il trouve dans son courrier des lettres anonymes, lettres d’injures ou de menaces ; on l’appelle : assassin de femmes et d’enfants. Une fois, on lui écrit : J’ai rêvé de ton enterrement cette nuit. Tu n’as plus longtemps à vivre. Une autre fois, il apprend qu’un tribunal révolutionnaire l’a condamné à mort. Ainsi, peu à peu, l’idée de sa fin prochaine s’ancre dans son esprit : « On me tuera d’un coup de revolver, se dit-il. On ne sait pas faire les bombes dans notre petite ville ; on les réserve pour les grands personnages de Saint-Pétersbourg et de Moscou... » Il ne doute plus qu’il tombera bientôt sous la balle d’un anarchiste et il attend, avec une impatience fébrile, l’événement fatal. Il n’essaie même pas de se faire protéger. A quoi bon ? Lorsqu’il sort en voiture, il renvoie son escorte de Cosaques. Lorsqu’il sort à pied, il n’admet pas que ses policiers le suivent. Chaque soir, il se dit : « Ce sera pour demain. » Il se représente d’ailleurs comme extrêmement simple l’acte inéluctable qui se prépare : « On tirera sur moi ; je tomberai. Puis viendront mes funérailles, en grand apparat. Derrière mon cercueil, on portera mes décorations. Et voilà tout !... » Obsédé par ces prévisions sinistres, il y conforme automatiquement ses actes, comme s’il se faisait l’auxiliaire du Destin. Chaque jour, maintenant, il dirige ses promenades vers des quartiers déserts ou des faubourgs miséreux. Il erre ainsi, reconnaissable de loin à sa haute taille, à sa casquette de général, à ses épaulettes d’or, à son grand manteau doublé de rouge ; il ne tourne jamais la tête pour regarder en arrière ou de côté : marchant droit devant lui, posant les pieds dans les ornières, dans les flaques d’eau, il s’avance d’un pas ferme et raide, « comme un cadavre qui chercherait sa tombe. » Or, par un matin pluvieux d’octobre, il longe une ruelle étroite, parmi des terrains vagues et des masures. Tout à coup deux hommes surgissent d’une palissade et l’interpellent : — « Excellence ! » — « Hein, quoi ?... » Mais déjà il a compris. Sans un appel, sans un geste, il s’arrête et se redresse. Trois balles de revolver l’abattent à l’instant même.

On m’assure que cette nouvelle n’est que la transcription littéraire d’un épisode réel. Le 19 mai 1903, le général Bogdanowitch, gouverneur d’Oufa, fut accosté brusquement dans une allée déserte du jardin public, par trois individus qui tirèrent sur lui à bout portant. Il s’était acquis, parmi ses administrés, une réputation de justice et de bonté. Mais, le 23 mars précédent, il avait eu à réprimer une émeute ouvrière et cette répression avait fait une centaine de victimes. Depuis ce jour tragique, Bogdanowitch, hanté de présages funèbres, accablé de tristesse, n’avait plus vécu que dans l’attente résignée de son assassinat.



Jeudi, 2 décembre.

Je m’entretiens de la politique intérieure avec S..., grand propriétaire foncier, membre du Zemstvo de sa province, — esprit large, clairvoyant et qui s’est toujours intéressé au sort des moujiks. Nous arrivons ainsi à parler des questions religieuses et j’exprime franchement la surprise que j’éprouve à constater, par tant de symptômes, le discrédit général du clergé russe dans les masses populaires. Après un instant d’hésitation, S... me répond :

— C’est la faute, l’impardonnable faute de Pierre-le-Grand.

— Et comment cela ?

— Vous savez que Pierre-le-Grand a supprimé le trône patriarcal de Moscou pour le remplacer par une institution bâtarde, le Saint-Synode ; son but, qu’il ne cachait pas, était de s’asservir l’Église orthodoxe : il n’y a que trop réussi. A ce régime despotique, l’Église n’a pas seulement perdu son indépendance et son prestige ; elle étouffe maintenant sous l’étreinte bureaucratique ; chaque jour, la vie se retire d’elle... Le peuple considère de plus en plus ses prêtres comme des fonctionnaires, des tchinovniks, des policiers, dont il se détache avec mépris. Le clergé, de son côté, devient une caste fermée, sans dignité, sans instruction, sans contact avec les grands courants du siècle. Pendant ce temps, les classes supérieures tournent à l’indifférence religieuse, tandis que les âmes éprises d’ascétisme ou de mysticisme cherchent à se satisfaire dans les aberrations des sectes. Bientôt, il ne restera plus à l’Église officielle que son formalisme, ses rites, ses cérémonies somptueuses, ses chants incomparables : elle sera un corps sans âme.

— Somme toute, dis-je à S..., Pierre-le-Grand concevait le rôle de ses métropolites comme Napoléon Ier définissait celui de ses archevêques, le jour où il déclarait en plein Conseil d’État : « Un archevêque, c’est aussi un préfet de police. »

— Exactement !


Pour illustrer la conversation que je viens de transcrire, voici quelques détails sur la condition matérielle et morale du clergé russe dans les campagnes.

Le curé de village, le sviatchénik ou, plus familièrement, le batiouchka, est presque toujours un fils de pope, il appartient donc par sa naissance à la caste sacerdotale. Obligé de se marier avant l’ordination, car le célibat est réservé aux moines, il épouse d’habitude la fille d’un prêtre. Et ce mariage, qui achève de l’inféoder à sa caste, le sépare encore plus des paysans.

L’exercice de son ministère paroissial l’occupe fort peu. Il ne célèbre la messe que le dimanche et les jours fériés. Il n’est pas astreint à la lecture du bréviaire. Il ne siège guère qu’une fois l’an au tribunal de la pénitence, les Russes ne communiant qu’à Pâques, après une confession très sommaire, une vague effusion de repentir, que les pénitents, à la file, murmurent debout devant le prêtre, dans un coin de l’église, et qui est aussitôt couverte par l’absolution. Le sviatchénik ne connaît pas non plus le souci de préparer les enfants à la première communion, puisqu’ils reçoivent l’eucharistie dès le baptême. Enfin, ce n’est pas l’usage qu’il intervienne dans la vie privée de ses paroissiens pour leur faire entendre des conseils de morale ou diriger leur conscience.

Sa fonction exclusive est d’accomplir les liturgies, d’enseigner le catéchisme et d’administrer les sacrements. Hors de là, il n’a rien à faire dans l’ordre spirituel.

Intellectuellement, il est encore plus désœuvré, n’ayant ni livres, ni journaux, ni revues, ni le moyen de s’en procurer.

Sa grande occupation est de cultiver le lopin de terre qui lui est alloué par la commune, et il est obligé d’y travailler dur ; car il ne reçoit d’ordinaire aucun traitement, et son casuel est toujours minime. Pour augmenter ce casuel ou même pour en percevoir simplement les taxes normales, il est en lutte constante avec les moujiks. Un mariage, un baptême, une communion, une extrême-onction, un enterrement, une bénédiction du champ ou de l’isba donnent lieu à des discussions, à des marchandages, où la dignité sacerdotale a fort à souffrir. Couramment, le pope s’entend traiter de gredin, de voleur, d’ivrogne, de crapule, et les coups mêmes ne lui sont pas épargnés. Dans beaucoup de villages, son ignorance, sa paresse, son inconduite, son abrutissement le font tomber au dernier degré du mépris.

La nécessité du ministère ecclésiastique n’en est pas moins reconnue par tous les paysans. Ne faut-il pas un spécialiste pour baptiser les enfants, pour dire la messe qui est si compliquée, pour enterrer les morts, pour demander à Dieu la pluie ou la sécheresse ? Le sviatchénik est cet intermédiaire, ce courtier indispensable. ;

Le romancier Glièb Ouspensky, mort en 1902, qui a si remarquablement analysé le caractère des paysans et décrit leurs mœurs, attribue à l’un de ses personnages ce discours : « Le moujik commet des péchés dont ni le cabaretier, ni le maître de police, ni même le gouverneur ne peuvent l’absoudre. Un pope est donc nécessaire. De même, si le Seigneur accorde une belle récolte et que le paysan veuille le remercier en allumant un cierge, là encore il a besoin d’un prêtre. Car où le placerait-il, son cierge ? A la poste, à la mairie ? Non, à l’église... ! Assurément, notre pope ne vaut pas grand’chose : il est toujours ivre. Mais qu’importe ? Le buraliste de la poste est un ivrogne, lui aussi. C’est pourtant lui qui expédie les lettres. »



Dimanche, 5 décembre.

Nulle société n’est aussi accessible à l’ennui que la société russe ; nulle ne paie à ce fléau moral un si lourd tribut. J’en fais l’observation quotidiennement.

Indolence, atonie, torpeur, désorientation ; gestes de fatigue et bâillements ; réveils en sursaut et impulsions brusques ; promptitude à se lasser de tout ; appétit insatiable de changement ; besoin perpétuel de se distraire et de s’étourdir ; prodigalités folles ; goût des extravagances, de la débauche tapageuse et forcenée ; horreur de la solitude ; échange continu de visites sans motif et de téléphonages inutiles ; excès bizarres de dévotion et de charité ; complaisance aux rêves morbides et aux pressentiments sombres, tous ces traits de caractère et de conduite ne sont que la manifestation multiforme de l’ennui.

Mais, à la différence de ce qui se passe dans nos sociétés occidentales, l’ennui russe me paraît le plus souvent irraisonné, subconscient. Ceux qui l’éprouvent ne l’analysent pas, n’en dissertent pas ; ils ne s’attardent pas, comme les disciples de Chateaubriand ou de Byron, de Senancour ou d’Amiel, à méditer sur le songe incompréhensible de la vie et sur l’inanité de l’effort humain ; ils ne tirent de leur mélancolie aucune jouissance d’orgueil ou de poésie. Leur malaise est beaucoup moins intellectuel qu’organique : c’est un état d’inquiétude vague, de tristesse latente et vide.



Dimanche, 12 décembre.

Prenant le thé chez la Princesse G..., j’y rencontre B..., qui est en veine de pessimisme et de sarcasme :

— Cette guerre, s’écrie-t-il, finira comme Boris Godounow… Vous savez ? l’opéra de Moussorgsky.

Au nom de Boris Godounow, la saisissante figure de Chaliapine se dresse devant mes yeux ; mais je m’efforce vainement de comprendre l’allusion à la guerre actuelle. B... poursuit :

— Vous ne vous rappelez pas les deux derniers tableaux ? Boris, assiégé de remords, devient fou, halluciné, et annonce à ses boyards qu’il va mourir. Il ordonne qu’on lui apporte une robe de moine pour l’ensevelir, comme c’était l’usage alors pour les tsars mourants. Aussitôt, les cloches sonnent le glas ; on allume des cierges ; les popes entonnent les litanies funèbres. Boris meurt. Dès qu’il a rendu l’âme, le peuple se révolte. L’usurpateur, le faux Dimitry, apparaît à cheval. La foule hurlante le suit au Kremlin. Il ne reste plus en scène qu’un vieux mendiant, un simple d’esprit, un yourodivi, qui chante : Pleure, ô ma sainte Russie orthodoxe, pleure ; car tu vas entrer dans les ténèbres !

— Votre prédiction est réconfortante !

Il reprend avec un rictus amer :

— Oh ! nous allons à des événements bien pires encore !

— Pires qu’au temps de Boris Godounow ?

— Oui !... Nous n’aurons même pas l’usurpateur ; nous n’aurons que le peuple révolté et le yourodivi ; nous aurons même beaucoup de yourodivis. Nous n’avons pas dégénéré de nos ancêtres... pour le mysticisme.

Le romancier Tchékhow, l’auteur pénétrant des Moujiks, a très justement noté cette propension du Russe à prendre le ton ironique et ricaneur en face de l’adversité ; il fait dire à un de ses personnages, relégué au fond de la Sibérie : « Quand la destinée t’est mauvaise, méprise-la, moque-toi d’elle ! Sinon, c’est elle qui se moquera de toi. »


XXIV. — FIDÉLITÉ À L’ALLIANCE


Lundi, 27 décembre.

Causant intimement avec Sazonow, je lui signale les nombreux symptômes de lassitude que je constate, de toutes parts, dans l’opinion publique.

— Hier encore, dis-je, en plein club, un des plus hauts dignitaires de la Cour, un de ceux qui approchent le plus souvent l’Empereur, déclarait ouvertement, à deux pas de moi, que la continuation de la guerre est une folie et qu’il faut se hâter de faire la paix.

Sazonow esquisse un geste d’indignation. Puis, avec un bon sourire, il reprend :

— Je vais vous raconter une histoire qui vous fera oublier tout de suite votre mauvaise impression d’hier ; elle vous prouvera que l’Empereur est aussi obstiné que jamais contre l’Allemagne... Voici mon histoire. Depuis plus de trente ans, notre vieux ministre de la Cour, Fréedericksz, est lié d’une étroite amitié avec le comte Eulenbourg, qui est Grand-Maréchal de la Cour à Berlin. Ils ont suivi parallèlement la même carrière ; ils ont obtenu presque en même temps les mêmes emplois, les mêmes honneurs. La similitude de leurs fonctions les a initiés à tout ce qu’il y a eu d’intime et de secret entre la Cour d’Allemagne et la Cour de Russie. Missions politiques, correspondance de souverain à souverain, négociations matrimoniales, affaires de famille, échange de cadeaux et de décorations, scandales princiers, unions morganatiques, ils ont tout connu, ils ont été mêlés à tout... Or, il y a trois semaines, Fréederickz a reçu d’Eulenbourg une lettre apportée de Berlin par un émissaire inconnu et déposée dans un bureau de poste à Pétrograd, comme l’indique le timbre de l’enveloppe. Cette lettre est ainsi conçue : Notre devoir envers Dieu, envers nos souverains, envers nos pays, nous oblige, vous et moi, à faire tout ce qui dépend de nous pour amener entre nos deux Empereurs un rapprochement qui permettrait ensuite à leurs Gouvernements de trouver les bases d’une paix honorable. Si nous réussissons à rétablir leur amitié d’autrefois, je ne doute pas que nous verrons aussitôt la fin de cette guerre épouvantable, etc. Fréederickz a remis immédiatement la lettre à Sa Majesté, qui m’a fait appeler et m’a demandé mon avis. J’ai répondu qu’Eulenbourg n’avait pu accomplir une pareille démarche que sur un ordre exprès de son souverain ; nous avons donc là un témoignage irrécusable de l’importance que l’Allemagne attache à séparer la Russie de ses Alliés. L’Empereur en est convaincu et a repris : « Eulenbourg ne semble pas se douter qu’il ne me conseille rien de moins qu’un suicide moral et politique, l’humiliation de la Russie et le sacrifice de mon honneur. L’affaire est cependant assez intéressante pour que nous y réfléchissions encore. Veuillez donc étudier un projet de réponse et me l’apporter demain... » Avant de me confier la lettre, il l’a relue à haute voix ; puis, soulignant de son crayon bleu les mots : leur amitié d’autrefois, il a écrit en marge : Cette amitié est morte. Qu’on ne m’en parle plus jamais ! Le lendemain, j’ai soumis à Sa Majesté un projet de réponse qui portait en substance : Si vous désirez sincèrement travailler au retour de la paix, obtenez de l’empereur Guillaume que la même proposition soit adressée en même temps aux quatre Alliés. Aucune négociation n’est possible autrement. Sans même regarder mon projet, l’Empereur m’a dit : — « J’ai réfléchi depuis hier. Toute réponse, si décourageante fût-elle, risquerait d’être interprétée comme une acceptation d’entrer en correspondance. La lettre d’Eulenbourg restera donc sans réponse. »

J’exprime à Sazonow ma vive satisfaction :

— C’était la seule conduite que l’on pût tenir. Je suis heureux que l’Empereur en ait eu spontanément l’intuition, je n’attendais pas moins de sa loyale nature. En se refusant à toute réponse, il s’est montré un allié parfait. Quand vous le verrez, offrez-lui, je vous prie, mes félicitations et mes remerciements.



Mardi, 28 décembre.

Jusqu’à mon séjour actuel en Russie, je n’avais approché d’autres Russes que des diplomates et des cosmopolites, c’est-à-dire des esprits plus ou moins imprégnés d’occidentalisme, plus ou moins formés à la logique et aux méthodes occidentales. Combien l’esprit russe apparaît différent, lorsqu’on l’observe dans son milieu naturel et dans son climat propre !

Depuis bientôt deux ans que je vis à Pétrograd, le trait qui m’a le plus souvent frappé au cours de mes conversations avec les hommes politiques, les militaires, les gens du monde, les fonctionnaires, les journalistes, les financiers, les industriels, les professeurs, est le caractère vague, mobile, inconsistant de leurs conceptions et de leurs projets. Il y a toujours quelque défaut de coordination ou de continuité ; la liaison des faits et des idées est incertaine ; les calculs sont approximatifs, les perspectives confuses et indéterminées. Que d’accidents et de mécomptes s’expliquent, dans cette guerre, par le fait que les Russes n’aperçoivent la réalité qu’à travers une brume de rêve et n’ont la notion exacte ni du temps, ni de l’espace ! Leur imagination est éminemment dispersive ; elle ne se plaît qu’aux représentations vaporeuses et fluides, aux constructions imprécises et inorganiques. C’est pourquoi ils sont si sensibles à la musique.



Mercredi, 29 décembre.

Poursuivant son idée de secourir indirectement les Serbes par une diversion en Galicie, le Tsar vient d’entreprendre une offensive sur le front de Bessarabie et à l’Est de la Strypa, vers Lemberg. Des combats opiniâtres, où les Russes paraissent avoir retrouvé tout leur élan, sont engagés à Toporowce près de Czernowitz, à Buczacz sur la Strypa et à Trembovlia près de Tarnopol.

Simultanément, l’armée de Volhynie attaque les Austro-Allemands, sur le Styr, au Sud des marais de Pinsk, dans la région de Rowno et de Tsartorysk.



Jeudi, 30 décembre.

Les salons de Pétrograd sont fort émus. On y parle, à mots couverts, d’un scandale politique dans lequel seraient impliqués des membres de la famille impériale et une demoiselle Marie Wassiltchikow ; on allègue une correspondance secrète avec des souverains allemands.

Quelques détails précis, que j’ai pu vérifier, m’ont prouvé que l’affaire est sérieuse. J’interroge donc Sazonow, qui me répond ceci.

Mlle Marie-Alexandrowna Wassiltchikow, âgée d’une cinquantaine d’années, cousine du prince Serge-Ilarianowitch Wassiltchikow, apparentée aux Ouroussow, aux Wolkonsky, aux Orlow-Davidow, aux Mestchersky, etc., demoiselle d’honneur des Impératrices, se trouvait dans une villa du Semmering, aux environs de Vienne, quand la guerre éclata. C’est là qu’elle vivait d’habitude, en rapports suivis avec toute l’aristocratie autrichienne. Le cottage qu’elle habitait au Semmering appartient au prince François de Liechstenstein, qui fut ambassadeur d’Autriche à Saint-Pétersbourg vers 1899. A l’ouverture des hostilités, elle a été consignée dans sa villa, où elle recevait d’ailleurs une nombreuse société.

Or, il y a quelques semaines, le Grand-Duc de Hesse l’a priée de venir à Darmstadt, en lui expédiant un sauf-conduit. Intimement liée avec le Grand-Duc Ernest-Louis et ses sœurs[3], ayant de plus la passion de l’entremise et de l’intrigue, elle est partie aussitôt.

A Darmstadt, le Grand-Duc lui a demandé de se rendre à Pétrograd pour conseiller au Tsar de conclure la paix sans retard ; il affirmait que l’empereur Guillaume est prêt à consentir, au profit de la Russie, des conditions très avantageuses ; il insinuait même que l’Angleterre a déjà fait une ouverture à la chancellerie de Berlin pour une entente séparée ; il concluait qu’une réconciliation de la Russie et de l’Allemagne est nécessaire au maintien du principe dynastique en Europe. Certes, il ne pouvait mieux s’adresser qu’à Marie-Alexandrowna, dont l’imagination prit feu instantanément ; elle se voyait déjà nouant les saintes alliances d’autrefois, sauvant ainsi le tsarisme et, du même coup, rendant la paix au monde.

Pour plus de précision, le Grand-Duc lui a dicté en anglais tout ce qu’il venait de lui dire et, séance tenante, elle a traduit ce texte en français : le document était destiné à Sazonow. Le Grand-Duc a remis ensuite à Marie-Alexandrowna deux lettres autographes, adressées l’une à l’Empereur et l’autre à l’Impératrice. La première de ces lettres ne faisait que résumer en termes amicaux et pressants la note destinée à Sazonow. La seconde lettre, d’un ton plus affectueux encore, invoquait les sentiments les plus intimes de l’Impératrice, tous ses souvenirs de famille et de jeunesse ; voici la dernière phrase : « Je sais combien tu es devenue Russe ; je ne peux croire néanmoins que l’Allemagne soit effacée de ton cœur allemand. » Aucune des deux lettres n’était close, afin que Sazonow pût les lire au passage, en même temps que la note.

Dès le lendemain, Mlle Wassiltchikow, munie d’un passeport allemand, est partie pour Pétrograd par Berlin, Copenhague et Stockholm.

Aussitôt arrivée, elle s’est rendue chez Sazonow qui, fort surpris, l’a reçue immédiatement. Lorsqu’il a eu en mains la note et les deux lettres, il a exprimé à Marie-Alexandrowna son indignation de ce qu’elle se fût chargée de pareils messages. Devant cet accueil qui renversait toutes ses prévisions, qui détruisait tout l’édifice de ses rêves, elle restait muette et consternée.

Le soir même, Sazonow était à Tsarskoïé-Sélo et faisait son rapport au souverain. Dès les premiers mots, la figure de l’Empereur se crispa d’impatience. Prenant les deux lettres et sans les lire, il les jeta dédaigneusement sur son bureau. Puis, d’une voix agacée, il dit :

— Montrez-moi la note !

A chaque phrase, il s’exclamait de colère :

— Me faire des propositions pareilles, n’est-ce pas honteux ?... Et comment cette intrigante, cette folle a-t-elle osé me les transmettre ?... Tout ce papier n’est qu’un tissu de mensonge et de perfidies !... L’Angleterre se prépare à trahir la Russie ! Quelle absurdité !...

Quand il eut achevé sa lecture, et soulagé ses nerfs, il demanda :

— Qu’allons-nous faire de la Wassiltchikow ?... Savez-vous quels sont ses projets ?

— Elle m’a dit qu’elle comptait repartir tout de suite pour le Semmering.

— Ah ! vraiment, elle s’imagine que je vais la laisser rentrer en Autriche !... Non, elle ne sortira plus de Russie. Je la ferai interner dans ses terres ou dans un couvent. Demain, j’examinerai la question avec le ministre de l’intérieur.



Vendredi, 31 décembre.

Devant toutes les personnes qui l’ont approché hier, l’Empereur s’est exprimé avec autant d’irritation que de sévérité sur le compte de Marie-Alexandrowna Wassiltchikow :

— Accepter une pareille mission d’un souverain ennemi !... Cette femme est une misérable ou une folle... Comment n’a-t-elle pas compris qu’en se chargeant de ces lettres, elle risquait de compromettre gravement l’Impératrice et moi-même ?...

Par son ordre, Marie-Alexandrowna Wassiltchikow a été arrêtée ce matin et conduite à Tchernigow pour y être internée dans un couvent.


MAURICE PALÉOLOGUE.

  1. Copyright by Maurice Paléologue, 1921.
  2. Voyez la Revue des 15 janvier, 1er, 15 février, 15 mars, 1er avril, 1er mai.
  3. Les sœurs sont : 1° La Princesse Victoria, née en 1863 et mariée au Prince Louis de Battenberg ; — 2° la Princesse Élisabeth, née en 1864 et veuve du Grand-Duc Serge-Alexandrewitch ; — 3° la Princesse Irène, née en 1866 et mariée au Prince Henri de Prusse, frère de l’Empereur Guillaume ; — enfin, 4° l’Impératrice Alexandra-Féodorowna.