La Russie des Tsars pendant la Grande Guerre/09

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Maurice Paléologue
Revue des Deux Mondes7e période, tome 7 (p. 79-114).
LA RUSSIE DES TSARS
PENDANT LA GRANDE GUERRE [1]

II [2]
PENDANT LA BATAILLE DE VERDUN


Vendredi, 25 février 1916.

Voilà cinq jours que les armées du Kronprinz attaquent Verdun avec une intensité croissante. Leur offensive s’étend sur un front de 40 kilomètres ; le bombardement est d’une violence sans égale.

Depuis la bataille de la Marne, c’est l’heure la plus tragique, la plus décisive peut-être de la guerre.



Samedi, 26 février.

L’élévation récente de Mgr Pitirim, au siège métropolitain de Pétrograde, a fait de Raspoutine le maître absolu de l’Église.

C’est ainsi qu’il vient de contraindre le Saint-Synode à capituler devant lui en ratifiant solennellement la canonisation du « serviteur de Dieu, » Jean de Tobolsk.

Son ami, le cynique évêque Varnava, n’escomptait pas une si prompte et si éclatante victoire. Pour comble, il va être promu à la dignité d’archevêque [3].



Dimanche, 27 février.

Si la santé n’est autre chose que l’harmonie de toutes les fonctions, le concert de tous les organes, la synergie de toutes les forces vitales, il faut reconnaître que le colosse russe est très malade ; car le corps social trahit des discordances et des disparates énormes.

Un des symptômes les plus inquiétants est le fossé, l’abîme qui sépare les classes supérieures et les masses rurales. Entre les deux groupes, la discontinuité est complète ; il y a comme un écart de plusieurs siècles. Le fait est surtout sensible dans les rapports des fonctionnaires avec les paysans. Voici des exemples :

En 1897, le Gouvernement fit procéder à un recensement général de la population, d’après les règles minutieuses de la statistique moderne. C’était la première fois qu’on entreprenait une opération aussi vaste et méthodique. Jusqu’alors, on s’était borné à quelques dénombrements régionaux, sommaires et approximatifs. Les recenseurs rencontrèrent partout une méfiance extrême et souvent une résistance ouverte. Des rumeurs étranges circulaient, des légendes alarmistes s’accréditaient : les tchinovniks préparaient une augmentation des charges militaires, une réquisition du blé, un surhaussement des impôts, une révision agraire au profit des seigneurs, peut-être même le rétablissement du servage. Partout, les moujiks échangeaient des regards anxieux, en murmurant : « Cela nous présage de grands maux... Rien de bon ne peut nous venir de là... C’est une œuvre diabolique ! » Naturellement, les tchinovniks ne se faisaient pas faute d’entretenir ces craintes puériles pour extorquer des pots-de-vin. L’abîme entre les deux castes en fut encore approfondi.

Une nouvelle de Korolenko, l’Éclipse, nous dépeint sous de vives couleurs la méfiance farouche et sournoise que le paysan russe nourrit envers les représentants des classes supérieures, envers tous ceux qui le dominent par leur autorité officielle ou leur fortune, par leur savoir ou leur éducation. La scène se passe dans une bourgade sur la Volga. Des astronomes viennent y observer une éclipse de soleil. La présence de ces étrangers, leurs préparatifs mystérieux, leurs instruments bizarres émeuvent aussitôt la petite ville. Immédiatement, le bruit se répand que ce sont des sorciers, des agents du Diable, des émissaires de l’Antéchrist. Une foule soupçonneuse, grondante, se presse autour d’eux ; ils ont grand’peine à protéger leurs télescopes. Soudain, l’éclipse commence, le soleil se voile. Alors, la colère des assistants éclate. Les uns hurlent contre l’impiété des astronomes qui osent interroger le ciel : « Dieu va leur répondre par la foudre ! « Les autres s’écrient, affolés : » C’est la fin du monde ! Nous allons tous mourir ! Seigneur, ayez pitié de nous !... » Mais bientôt, le soleil reparaît. Les esprits se calment. On se félicite d’avoir échappé à un tel péril : « Remercions Dieu de pouvoir vivre encore !... »

Non moins significatifs sont les troubles populaires que provoquent habituellement les famines et les épidémies, si fréquentes en Russie. A chaque famine, la même accusation se propage : « Ce sont les fonctionnaires et les seigneurs qui accaparent les grains !... » Ou bien encore : « Les tchinovniks et les barines ont organisé l’extermination du peuple pour lui enlever ses terres. » Dans les épidémies, la méfiance des paysans se tourne invariablement contre le médecin, qui représente à leurs yeux l’agent des autorités : « Pourquoi parle-t-il un langage incompréhensible ? Pourquoi ces airs impénétrables et ces pratiques étranges ? Nul doute : c’est lui qui sème le choléra ; c’est lui qui empoisonne les pauvres moujiks par ordre du Gouvernement !... » Et l’on brûle l’hôpital ; on saccage le laboratoire ; on injurie, on frappe et parfois même on tue le médecin.

A cet égard, le romancier Véressaïew, toujours si exact dans ses descriptions de la vie russe, n’a rien exagéré lorsqu’il nous raconte l’aventure navrante du docteur Tchékianow. Celui-ci, jeune et ardent, obsédé par le désir de servir les humbles, accomplit des prodiges de dévouement, au cours d’une épidémie cholérique. Il n’en est pas moins traité d’empoisonneur par les brutes ignares qu’il est venu secourir, puis invectivé, outragé, enfin roué de coups. Sur son lit de douleur, il réfléchit amèrement. Mais, loin de garder rancune à ses bourreaux, il se sent pris pour eux d’une pitié infinie et il écrit dans son journal : « Ils m’ont battu ! Oui, ils m’ont battu comme un chien enragé, parce que je suis venu à leur aide, parce que je leur ai consacré toute ma science et toutes mes forces. Aujourd’hui seulement, je comprends à quel point je les aimais. Je n’ai pas réussi à gagner leur confiance. Je les avais presque amenés à croire en moi ; quelques verres de vodka ont suffi pour les replonger dans leurs ténèbres et réveiller leurs instincts primitifs, leurs instincts sauvages. Maintenant, je sens que je vais mourir. Mais pourquoi ai-je lutté ? Au nom de quoi vais-je mourir ? Évidemment, cela devait être ainsi. Les moujiks n’ont jamais vu en nous que des étrangers. Nous les évitions avec dédain. Nous ne cherchions pas à les connaître. Un abîme terrifiant nous séparait d’eux... »



Lundi, 28 février.

Depuis plusieurs mois, le peuple russe avait tendance à rabaisser le concours militaire de la France.

Malgré nos grands efforts de propagande par la presse, par l’image, par les conférences, par le cinéma, on ne se rendait pas compte de l’intensité qui caractérise la lutte sur le front occidental. Plus d’une fois, j’ai dû signaler à Sazonow, à Gorémykine, au général Soukhomlinow, les appréciations aussi injustes que désobligeantes de certains journaux.

La bataille de Verdun a tout changé. L’héroïsme de notre armée, la science et le sang-froid de notre commandement, l’énormité de notre dispositif matériel, la belle tenue de notre opinion publique sont admirés de tous.

Le président de la Douma, Rodzianko, est venu me voir aujourd’hui pour m’apporter les félicitations de l’assemblée.

Dans les rues, principalement devant les affiches des journaux, j’ai entendu, à maintes reprises, les moujiks parler de Verdoun.



Mercredi, 1er mars.

Philippesco, ancien ministre de la Guerre de Roumanie et chef du parti francophile à Bucarest, vient d’arriver à Pétrograde pour se rendre compte de la situation.

Il a reçu de l’Empereur et de Sazonow l’accueil le plus sympathique ; mais, tout en affirmant les dispositions très favorables de son pays pour la cause des Alliés, il n’est pas sorti des généralités.

Il me fait dire par Diamandy qu’il serait heureux de causer avec moi, qu’il serait même déjà venu me voir s’il n’avait pris un refroidissement qui le retient au lit.



Vendredi, 3 mars.

Le Gouvernement russe s’obstine à garder le silence sur la restauration de la Pologne. On s’en inquiète à Paris, où les comités polonais de Suisse entretiennent une propagande aussi active qu’habile.

Ici, je ne perds aucune occasion de démontrer que le Gouvernement impérial commet une faute lourde en n’organisant pas, dès maintenant, sur de larges bases, l’autonomie de la Pologne ; car il risque d’être devancé par les Puissances germaniques. Encore suis-je obligé d’y mettre beaucoup de nuances, le nationalisme russe n’ayant pas encore oublié les événements de 1863. C’est avec Sazonow que j’en cause le plus souvent et le plus librement. Comme la police, la terrible Okhrana, l’informe de mes moindres gestes, je ne lui cache pas que je reçois volontiers à l’Ambassade mes amis polonais, le comte Maurice Zamoyski, le comte Ladislas Wielopolski et son frère Sigismond, le comte Constantin Plater-Syberg, Roman Skirmunt, le comte Joseph Potocki, Rembiélinski, Korvin Milewski, etc. Ces fréquentations ne laissent pas de le troubler un peu pour moi. Il me disait hier :

— Méfiez-vous ! La Pologne est un terrain dangereux pour un ambassadeur de France.

Je lui ai répondu, en altérant légèrement le vers de Ruy Blas :


La Pologne et son Roi sont pleins de précipices.


Mais les ménagements que je suis tenu d’observer envers le Gouvernement impérial sur la question polonaise, ne constituent qu’une difficulté de détail. Le principal obstacle à une solution rapide est le conflit d’opinions qu’elle suscite dans le monde russe.

Que l’Empereur soit personnellement acquis au principe d’une libérale autonomie, ce n’est pas douteux. Pourvu que la Pologne reste sous le sceptre des Romanow, il consentirait à la plupart des revendications polonaises. Sazonow partage ses idées et l’exhorte courageusement à y persévérer.

En revanche, la majorité de l’opinion russe ne veut, à aucun prix, que la Pologne cesse d’être incluse dans l’Empire unitaire. Ce n’est pas seulement dans les milieux nationalistes et dans la bureaucratie que cette hostilité se manifeste ; c’est dans la Douma et dans tous les partis. Il en résulte que la proclamation de l’autonomie par la voie législative est impossible. Je n’imagine donc pas que la question puisse être tranchée autrement que par un motu proprio de l’Empereur, par un coup d’État de la volonté souveraine. On m’assure que c’est l’idée de Sazonow et qu’il l’a déjà même insinuée à l’Empereur ; mais il a contre lui Sturmer et toute « la Cour de Postdam, » qui voient très habilement, dans la question polonaise, le meilleur thème de réconciliation avec l’Allemagne.



Samedi, 4 mars.

Cet après-midi, j’ai une longue conversation avec Philippesco, qui me reçoit à la Légation de Roumanie, n’ayant pu venir à l’Ambassade, car il est encore souffrant.

Malgré sa fatigue physique, il a une ardeur de conviction, une chaleur d’accent qui se manifestent dès les premiers mots.

Après avoir spécifié qu’il n’est investi d’aucune mission et qu’il voyage en simple particulier désireux de se renseigner, il me dit :

— Vous connaissez mes sentiments pour la France ; c’est ma seconde patrie. Vous savez aussi comme je suis impatient de voir notre armée entrer en campagne. Vous n’ignorez pas enfin que je ne suis pas un ami politique de notre Président du Conseil et qu’il me compte plutôt parmi ses adversaires. Mais je ne vous cacherai pas que j’approuve M. Bratiano de ne pas vouloir lancer notre pays dans la guerre avant que l’heure de l’offensive générale ait sonné pour les Alliés et qu’une armée russe soit prête à entrer en Dobroudja. Cette expédition d’une armée russe au Sud du Danube ne nous est pas seulement indispensable au point de vue stratégique ; nous en avons encore besoin pour rendre définitive, irréparable, la rupture entre la Russie et les Bulgares. Aussitôt que ces conditions seront réalisées, nous entrerons en Transylvanie. Mais je doute que le Gouvernement et l’État-major russes se rangent à nos idées.

Je lui réponds, sur un ton de fermeté :

— Je n’ai aucun motif de présumer que l’État-major russe ne consentirait pas à expédier une armée dans la Dobroudja. Quant à la question de savoir si un contingent roumain devrait ou non appuyer les mouvements de cette armée, c’est un détail qui serait réglé par le plan d’opérations. En tout cas, ne croyez pas que le Gouvernement russe cherche à ménager les Bulgares. La Russie est une alliée loyale. Tant que les armées française et anglaise de Salonique auront à lutter contre l’armée bulgare, la Russie sera sans pitié pour la Bulgarie ; je vous le garantis.

Philippesco me paraît assez impressionné par la netteté de mes déclarations. A plusieurs reprises, il lance un regard d’interrogation vers Diamandy, qui assiste silencieux à notre entretien et qui répond par un signe d’acquiescement.

Alors, je pose à Philippesco cette question précise :

— Pourquoi M. Bratiano se dérobe-t-il à toute négociation ?

Avec un geste de colère, il me répond :

— Parce qu’il a une politique mesquine ! Il ne trouve jamais le marché assez avantageux ! Il laisse passer ainsi les meilleures occasions ! A force d’ajourner la décision que toute la Roumanie réclame, il fera de nous les vassaux de l’Allemagne !...

Revenant à la question essentielle, c’est-à-dire la conclusion d’une convention militaire, je représente à Philippesco les périls auxquels Bratiano expose son pays en se refusant à fixer dès aujourd’hui les modalités pratiques du concours qu’il escompte de la Russie et faute de quoi la Roumanie devra renoncer à l’accomplissement de son rêve national. Je poursuis :

— L’heure décisive peut sonner beaucoup plus tôt que M. Bratiano ne se l’imagine. Or, une convention militaire est toujours longue à négocier : deux ou trois semaines, au moins. Puis, il faut en préparer l’exécution ; il faut raccorder les chemins de fer, réunir les moyens de transport, constituer les approvisionnements, etc. Avec les Russes qui sont de si mauvais organisateurs, qui ont si peu le sens de la distance et du temps, un pareil travail est plus difficile et plus lent que partout ailleurs. Si demain l’Allemagne remettait un ultimatum à la Roumanie, M. Bratiano serait pris en flagrant délit d’imprévoyance... A la rigueur, je conçois qu’il ait scrupule de s’engager à déclarer la guerre dans un délai déterminé. Mais quel inconvénient voit-il à laisser l’État-major russe et l’État-major roumain se lier par une convention qui n’aurait nécessairement aucune valeur exécutoire, tant que les deux Gouvernements ne l’auraient pas ratifiée ? Craint-il, par hasard, une indiscrétion ? Mais la Roumanie n’est-elle pas depuis longtemps compromise envers les Puissances germaniques par son accord avec les Alliés au sujet de la Transylvanie ? Et cet accord n’est-il pas de notoriété publique ?

Après un long silence, Philippesco me dit :

— Je me demande si je ne vais pas hâter mon retour à Bucarest.



Dimanche, 5 mars.

Philippesco a rapporté à Sazonow notre entretien d’hier. Sazonow lui a déclaré : « J’approuve sans réserves le langage de M. Paléologue. »

Aussitôt rétabli, Philippesco partira pour Bucarest.



Mercredi, 8 mars.

Autour de Verdun, la lutte redouble d’acharnement. Les Allemands attaquent avec de gros effectifs sur les deux rives de la Meuse. Malgré l’intensité de leur tir et la violence de leurs assauts, notre ligne se maintient ferme.



Samedi, 11 mars.

Philippesco quittera Pétrograde demain pour aller visiter le front méridional des armées russes et rentrer ensuite à Bucarest.

Il vient me faire ses adieux :

— Je vous remercie, me dit-il, de m’avoir parlé aussi franchement. J’en ai déjà tiré profit ici même, d’où j’emporte les meilleures impressions. Dès mon retour à Bucarest, je presserai M. Bratiano dans le sens de vos idées, que je partage entièrement.



Dimanche, 12 mars.

Profitant du séjour de l’Empereur à Tsarskoïé-Sélo, je lui ai demandé une audience pour l’entretenir de la Roumanie et de la situation générale ; il me recevra demain, avec le cérémonial habituel.

Mais, hier soir, il m’a fait savoir très gracieusement qu’on développera aujourd’hui, devant ses enfants, une série de films cinématographiques, représentant des scènes du front français, et qu’il me prie d’y assister dans la plus stricte intimité, mon audience officielle restant fixée à demain.

J’arrive à Tsarskoïé-Sélo à cinq heures. Les appareils sont disposés dans le grand salon en rotonde. Devant l’écran, il y a trois fauteuils, entourés d’une dizaine de chaises. L’Empereur et l’Impératrice entrent presque aussitôt, accompagnés des jeunes Grandes-Duchesses et du Césaréwitch ; ils sont suivis par le Ministre de la Cour et la comtesse Fréederickz, le Grand-Maréchal de la Cour et la comtesse Benckendorff, le colonel Narischkine, Mlle de Buxhœvden, le précepteur du Césaréwitch, Gilliard, et quelques fonctionnaires subalternes du Palais ; des groupes de domestiques et de femmes de chambre se pressent au seuil de chaque porte. L’Empereur est en tenue de campagne ; l’Impératrice et ses filles en robes de laine sans aucune recherche ; les autres dames en costumes de ville. C’est la Cour impériale dans toute la simplicité de sa vie quotidienne.

L’Empereur me fait asseoir entre l’Impératrice et lui. On éteint les lumières ; la représentation commence.

J’assiste avec émotion à cette longue suite de tableaux et d’épisodes, si vrais, si vivants, si pathétiques, si éloquemment expressifs de l’effort français ! L’Empereur me prodigue les éloges sur notre armée. A chaque instant il s’écrie :

— Que c’est beau !... Quel entrain ont vos soldats !... Comment peut-on résister à un pareil bombardement ? Quelle accumulation d’obstacles dans ces tranchées allemandes !

L’Impératrice est silencieuse, à son habitude ; elle me témoigne cependant autant d’amabilité qu’elle peut. Mais que d’effort dans ses moindres compliments ! Quelle contraction dans ses sourires !

Pendant un entr’acte d’une vingtaine de minutes, où l’on nous sert du thé et dont l’Empereur profite pour allumer une cigarette dans le salon voisin, je reste seul à côté de la souveraine. Interminable tête-à-tête ! Nous parlons de la guerre, de ses horreurs, de notre victoire certaine, etc. ; l’Impératrice me répond en phrases entrecoupées et toujours approbatives, comme répondrait un automate.

La seconde partie de la séance n’ajoute rien à mes impressions premières.

Au moment de se retirer, l’Empereur me dit, sur ce ton d’affabilité qui lui est naturel quand il se sent à l’aise :

— J’ai été heureux de faire ce voyage de France avec vous. Demain, nous causerons longuement...



Lundi, 13 mars.

Je reprends, à deux heures, le chemin de Tsarskoïé-Sélo, mais cette fois en grand uniforme, avec le cérémonial accoutumé.

A l’entrée du Palais, je croise un groupe d’officiers qui viennent de présenter à l’Empereur les drapeaux turcs enlevés, le 15 février dernier, à Erzeroum.

Cette circonstance me procure un exorde tout naturel auprès de l’Empereur. Je lui parle, avec admiration, des brillants succès que son armée a remportés en Asie. Il me répond en renouvelant les éloges qu’il a prodigués hier aux héros de Verdun ; il ajoute :

— On m’assure que le sang-froid et l’habileté du général Joffre lui ont permis d’épargner ses réserves. J’espère donc que, d’ici à cinq ou six semaines, nous pourrons prendre une offensive simultanée sur tous les fronts. Malheureusement, la neige, qui tombe sans répit depuis quelques jours, ne permet pas de prévoir une échéance plus proche. Mais, le jour où mon armée pourra se mettre en mouvement, soyez sûr qu’elle attaquera avec toute la violence possible.

J’expose, à mon tour, que la bataille de Verdun marque dans la guerre une date critique et que la phase décisive des opérations ne tardera plus à s’ouvrir ; je conclus que les Gouvernements alliés doivent se hâter de régler entre eux les grandes questions diplomatiques, dont ils entendent imposer la solution quand sonnera l’heure de la paix.

— C’est pourquoi j’appelle toute l’attention de Votre Majesté sur l’accord que les Gouvernements français et britannique viennent de négocier au sujet de l’Asie-Mineure et dont M. Sazonow doit vous entretenir demain. Je ne doute pas que votre Gouvernement n’examine, dans l’esprit le plus libéral, les légitimes demandes du Gouvernement de la République.

Et je lui indique les lignes générales de l’accord. Il m’objecte aussitôt la constitution future de l’Arménie.

— C’est un problème des plus complexes, me dit-il, et dont je n’ai pas encore délibéré avec mes ministres. Personnellement, je ne rêve d’aucune conquête en Arménie, sauf Erzeroum et Trébizonde, dont la possession est, pour le Caucase, une nécessité stratégique. Mais je n’hésite pas à vous promettre que mon Gouvernement apportera, dans l’examen de la question, l’esprit amical dont la France a fait preuve envers la Russie.

J’insiste sur l’urgence d’une décision :

— A l’heure de la paix, les Alliés seront singulièrement forts vis-à-vis de l’Allemagne, s’ils ont tranché par avance toutes les questions qui risqueraient de les diviser. La question de Constantinople, la question de Perse, la question de l’Adriatique, la question de Transylvanie sont, dès à présent, résolues. Hâtons-nous de résoudre la question d’Asie-Mineure.

Cette considération me paraît toucher l’Empereur, qui me promet de s’en inspirer demain dans son entretien avec Sazonow. Il achève par ces mots :

— J’espère que l’Asie-Mineure ne fera pas oublier à votre Gouvernement la rive gauche du Rhin.

La Roumanie nous retient peu. L’Empereur me répète ce qu’il a télégraphié, le 3 mars, au Président de la République, et ses déclarations sont si spontanées, si catégoriques que je ne peux rien lui demander de plus.

Comme il se lève alors, je suppose que l’audience est finie. Mais il me conduit vers la fenêtre, m’offre une cigarette et reprend la conversation devant un merveilleux effet de soleil et de neige qui étend sur le jardin comme une poussière de diamant.

Il parle d’un ton intime, expansif et abandonné, qu’il n’avait pas encore pris avec moi ; il me dit :

— Ah ! mon cher ambassadeur ! nous aurons de grands souvenirs en commun !... Vous rappelez-vous la première fois où je vous ai vu, ici même ? Vous m’avez dit que vous sentiez venir la guerre et que nous devions nous préparer. Vous m’avez aussi rapporté les étranges confidences de l’empereur Guillaume au roi Albert ; cela m’a beaucoup frappé et je l’ai raconté aussitôt à l’Impératrice...

Il évoque successivement, avec une parfaite précision de mémoire, le dîner du 23 juillet à bord de la France et notre promenade en mer, le soir, sur son yacht, après le départ du Président de la République ; puis la semaine tragique qui commença dès le lendemain ; puis la scène du 2 août au Palais d’Hiver, quand, pour prononcer sur l’Évangile le solennel serment de 1812, il me fit placer à ses côtés ; puis encore les inoubliables cérémonies de Moscou ; puis enfin tant de conversations graves et toujours si confiantes.

Il s’émeut progressivement, à cette longue évocation, qui est presque un monologue ; car c’est tout au plus si, çà et là, je complète un de ses souvenirs.

Lorsqu’il a terminé, je cherche une phrase qui résume et couronne en quelque sorte notre entretien :

— Souvent, lui dis-je, très souvent, je pense à Votre Majesté, à sa lourde tâche, à tout le poids de soucis et de responsabilités qui lui incombe. Une fois même, j’ai eu pitié de vous, Sire.

— Ah ! quand cela ?... Je suis heureux que vous me parliez ainsi... Quand cela ?

— Quand vous avez pris le commandement de vos armées.

— Oui, ç’a été pour moi une heure terrible. J’ai cru que Dieu m’abandonnait, et qu’il fallait une victime pour sauver la Russie... Je sais qu’à ce moment vous m’avez compris et je ne l’ai pas oublié.

— Je suis sûr qu’en des heures comme celle-là, c’est la mémoire de votre glorieux père qui est, après Dieu, votre plus ferme soutien.

Et je lui montre un grand portrait d’Alexandre III, qui domine sa table de travail.

— Oui, aux heures difficiles, et j’en ai tant ! je demande toujours conseil à mon père et c’est toujours de lui que je m’inspire... Allons, mon cher ambassadeur, il faut nous quitter ! Je m’attarde à causer avec vous et, comme je repars demain pour la Stavka, j’ai encore beaucoup à faire.

Au seuil de la porte, il me serre affectueusement la main.

De cette audience, qui a duré plus d’une heure, j’emporte d’abord l’impression que l’Empereur est en bonne disposition et qu’il voit l’avenir avec confiance. Sinon, se serait-il étendu aussi complaisamment sur les souvenirs que la guerre nous a rendus communs ? Ensuite, quelques traits de sa nature se sont dessinés : la simplicité, la douceur, la faculté de sympathie, la fidélité de la mémoire, la droiture des intentions, la mysticité, une faible confiance en soi et, par suite, le besoin constant d’un appui extérieur ou supérieur.



Mercredi, 15 mars.

C’est une heureuse et touchante idée, qui a inspiré, en 1901, à Nicolas II la fondation du Narodny Dom, la Maison du Peuple.

Derrière la Forteresse de Pétropavlowsk, au bord du canal Kronversky, s’étend un vaste édifice qui renferme des salles de concert et de théâtre, des cinémas, des promenoirs, des restaurants. La construction est d’une extrême sobriété. L’architecte s’est proposé de créer de grands espaces couverts et ingénieusement distribués ; rien de plus ; tout est subordonné à l’ordonnance et à l’adaptation.

La pensée du Tsar était de procurer aux classes populaires la faculté de se divertir, pour un prix très minime, dans un local bien clos et chauffé ; il y voyait aussi un moyen détourné de combattre l’influence démoralisatrice des cabarets et l’action pernicieuse de l’alcool ; car la vodka ne pénètre pas dans l’établissement.

L’entreprise a remarquablement réussi ; la mode même s’y est mise. Les plus célèbres acteurs, les premiers virtuoses, les meilleurs orchestres tiennent à honneur de se faire entendre au Narodny Dom. Ainsi, pour une vingtaine de kopecks, la foule des humbles peut connaître les plus belles expressions de l’art musical et dramatique. Au parterre, quelques loges et quelques rangées de fauteuils s’offrent, pour deux ou trois roubles, aux gens plus fortunés ; on y va en costume très simple. La salle est toujours comble.

Ce soir, l’admirable Chaliapine chante le Don Quichotte de Massenet. J’ai invité dans ma loge la princesse D..., Mme P... et Sazonow.

Voilà plusieurs fois que j’entends Don Quichotte ici même. L’œuvre n’est certes pas une des plus heureuses qu’ait écrites Massenet ; on y sent trop les défauts du maître vieillissant, la facture hâtive, le développement artificiel et banal. Mais Chaliapine a trouvé, dans les mésaventures de l’hidalgo, l’occasion de porter au plus haut degré son art de composition, sa largeur de style, sa puissance dramatique. Chaque fois, j’ai remarqué l’intérêt passionné que le public prend au caractère du personnage et à l’action. J’en ai cherché la cause. A première vue, le roman de Cervantès, ce chef-d’œuvre de belle humeur, de bon sens, de sagesse, de raillerie sans amertume, de scepticisme sans désenchantement, n’a rien de russe. Mais, à la réflexion, j’ai découvert plusieurs traits qui doivent toucher les Russes ; par exemple, la générosité, la mansuétude, la pitié, la résignation au malheur, enfin et surtout l’attrait de la chimère, la force persuasive de l’idée fixe, le continuel mélange de l’hallucination et de la raison.

Après la scène de la mort, où Chaliapine se surpasse, Sazonow me dit :

— C’est de toute beauté, c’est sublime !... C’est presque religieux.



Jeudi, 16 mars.

Sazonow me déclare que le Gouvernement impérial approuve l’accord établi entre les Cabinets de Paris et de Londres au sujet de l’Asie-Mineure, sauf en ce qui concerne le Kurdistan que la Russie désire s’annexer ainsi que les régions de Trébizonde, d’Erzeroum, de Bitlis et de Van. En revanche, il propose à la France de s’attribuer les régions de Diarbékir, de Karpour et de Siwas.

L’acquiescement de Briand ne fait pas doute pour moi ; la question est donc ainsi tranchée.



Vendredi, 17 mars.

J’ai invité ce soir, à dîner, quelques mélomanes, l’excellent peintre et critique Alexandre-Nicolaïéwitch Benois, les jeunes compositeurs Karatouguine et Prokofiew, la cantatrice Mme Nazmanowa, puis les intimes de l’Ambassade...

Mme Nazmanowa nous chante, d’une voix chaude, avec une expression frémissante et contenue, quelques mélodies de Balakirew, de Borodine, de Moussorgsky, de Liapounow, de Stravinsky. Élégiaques, berçantes ou pathétiques, toutes ces romances trahissent leur origine populaire. C’est par des chants, nés dans les longues veillées des isbas ou sur l’espace infini des steppes, que s’épanche depuis des siècles la tristesse de l’âme russe, une tristesse qui est le plus souvent flottante et rêveuse, mais qui atteint parfois au désespoir farouche. Maxime Gorky a puissamment décrit l’ivresse douloureuse où la musique plonge le paysan russe. Pendant une pause de Mme Nazmanowa, un de mes convives, qui a beaucoup vécu parmi les paysans, me confirme la vérité morale d’un épisode qui m’a frappé, dans une nouvelle de l’amer et vigoureux écrivain. Un soir, deux moujiks, l’un estropié et l’autre poitrinaire, se rencontrent avec une pauvresse dans un cabaret enfumé ; tous les trois sont épuisés de misère. » Chantons ! dit l’estropié. Pour mettre l’âme au point, il n’est rien de tel que la tristesse. Pour que l’âme s’allume, il faut lui jeter une chanson triste... » Et il commence à chanter, » comme s’il sanglotait, comme si sa gorge allait s’étrangler. » Son compagnon lui fait écho, mais d’une voix basse el gémissante, » en ne prononçant que les voyelles des mots. » Puis le contralto de la femme s’élève, rêveur, chaud et accablé. Une fois lancés, les trois chanteurs ne s’arrêtent plus : « Ils chantaient, hypnotisés par leurs voix, qui résonnaient tantôt lugubres et passionnées, tantôt semblables à une prière de repentir, tantôt douces et plaintives comme le chagrin d’un enfant, tantôt remplies d’angoisse et de désespérance comme toute belle chanson russe. Les sons pleuraient et planaient ; on eût dit parfois qu’ils allaient s’éteindre ; mais ils renaissaient aussitôt, ravivaient la note mourante, la projetaient de nouveau dans l’air, où elle se débattait un instant, puis tombait. La voix grêle de l’estropié soulignait cette agonie. Et la fille chantait. Et le phtisique sanglotait. Et cette chanson lamentable semblait devoir ne jamais finir... » Soudain, le poitrinaire s’écrie : « C’est assez ! Oh ! Taisez-vous, au nom du Christ !... Mon âme n’en peut plus ! Mon cœur me brûle comme un charbon ardent !... »

Pour finir la soirée, Karatouguine et Prokofiew jouent quelques fragments de leurs œuvres. Musique très savante. Le temps n’est plus où l’on reprochait aux compositeurs russes leur ignorance technique. La jeune école pèche plutôt par l’excès des préoccupations théoriques. Karatouguine me semble un médiocre adepte de Skriabine ; ce qu’il nous fait entendre ce soir est vide, compliqué, prolixe et prétentieux. Chez Prokofiew, au contraire, les idées abondent, mais elles sont comme écrasées par la recherche abusive des modulations rares et des sonorités imprévues. Sa suite de pièces, les Sarcasmes, me plaît néanmoins par beaucoup d’intelligence, de couleur et de sensibilité.



Samedi, 18 mars.

La Commission suprême, instituée par l’Empereur pour déterminer la responsabilité du général Soukhomlinow dans la crise des munitions et dans le désordre de l’Administration militaire, a terminé ses travaux en concluant à ce que l’ancien ministre de la Guerre soit traduit devant une cour martiale.

Nicolas II vient d’approuver cette conclusion.

Dès à présent, le général Soukhomlinow est rayé du Conseil de l’Empire.



Mardi, 21 mars.

L’épopée de Verdun entretient ici, dans toutes les classes, une admiration enthousiaste, dont je recueille chaque jour quelques témoignages directs. Il s’y mêle toutefois un sentiment de plus en plus mélancolique et mortifiant, le sentiment de l’impuissance à laquelle sont réduites les armées russes.

Pour donner une satisfaction à la conscience publique, l’Empereur vient de prescrire, malgré les conditions mauvaises de la saison, une offensive importante au sud de la Dvina, dans la direction de Wilna. Des combats acharnés se succèdent, jour et nuit, entre les lacs Narocz et Vizniew. Les Allemands ont perdu hier quelques villages.

Aujourd’hui, le général Alexéïew adresse au général Joffre le télégramme suivant :

L’ Empereur me charge de vous prier de transmettre au vaillant 20e corps français les sentiments de sa plus vive admiration et de toute son estime pour sa brillante conduite dans la bataille de Verdun. Sa Majesté est fermement convaincue que, sous le commandement de ses vaillants chefs, l’armée française, fidèle à ses traditions glorieuses, ne manquera pas d’amener à merci ses rudes adversaires. De mon côté, je suis heureux de vous témoigner mes sentiments de plus haute admiration pour la vaillance dont l’armée française a fait preuve dans ces difficiles et violentes rencontres. L’armée russe entière suit avec une attention soutenue les hauts faits de l’armée française. Elle lui adresse tous ses vœux de frères d’armes pour la victoire complète et n’attend que l’ordre d’engager le combat contre l’ennemi commun.

Signé : ALEXÉÏEW.



Mercredi, 22 mars.

Je retourne ce soir au Narodny Dom pour entendre Chaliapine dans Boris Godounow, qui est son rôle capital.

Le souffle lyrique de Pouchkine, le génie réaliste de Moussorgsky et la puissance dramatique de Chaliapine se combinent si parfaitement que l’illusion du spectateur est absolue. La terrible aventure du faux Dimitry s’évoque dans une suite de tableaux d’un relief et d’un coloris prodigieux : c’est la synthèse intégrale d’une époque. On se croit transporté dans le temps et dans le cadre même du drame : on participe en quelque sorte aux sentiments des personnages, à leurs angoisses, à leurs violences, à leurs faiblesses, à leurs effrois, à, leur déraison, à leurs hallucinations. Dans la scène de la mort, Chaliapine s’est montré, comme toujours, l’égal des plus grands artistes. Quand le glas du Kremlin annonce aux Moscovites l’agonie de l’Autocrate ; quand Boris, poursuivi par le fantôme du Césaréwitch martyr, l’âme bourrelée de remords, les yeux hagards, la démarche trébuchante, les muscles crispés, les gestes convulsifs, ordonne qu’on lui apporte la robe de moine que doivent revêtir les tsars mourants, on atteint au plus haut degré de l’horreur tragique.

Pendant le dernier acte, Mme S..., qui est dans ma loge, me fait observer avec justesse l’importance que Moussorgsky a donnée à l’action des masses populaires. La foule pittoresque, qui se meut autour des protagonistes, n’est pas une multitude indifférente et passive, une simple troupe de figurants et de comparses ; elle est active ; elle intervient dans toutes les péripéties du scénario ; elle apparaît sans cesse au premier plan. Les parties chorales, qui abondent, sont indispensables à l’évolution et à l’intelligence du drame. On sent ainsi, à travers la pièce entière, le jeu des forces collectives, obscures, fatales, qui ont toujours été décisives, aux heures graves de l’histoire russe. Et cela explique l’attention fascinée du public. Mme S... ajoute :

— Soyez sûr qu’il y a dans cette salle plusieurs centaines, peut-être un millier de personnes qui, en regardant le spectacle, ne pensent qu’aux événements actuels et qui ont déjà devant les yeux la révolution prochaine... J’ai vu de très près nos troubles agraires de 1905 ; j’étais à la campagne, chez moi, aux environs de Saratow. Ce qui intéresse, ce qui passionne notre peuple dans une révolution, ce ne sont pas les idées politiques et sociales ; il n’y comprend rien. Ce qui l’affole, ce sont les spectacles dramatiques, les cortèges avec des drapeaux rouges, des icônes et des chants religieux, les fusillades, les massacres, les funérailles, les scènes d’ivresse et de destruction, les viols, les incendies, surtout les incendies, qui font un si bel effet dans la nuit...

Très vive de nature, elle s’exalte elle-même à ses descriptions, comme si elle assistait réellement aux tableaux sinistres qu’elle évoque. Puis, après un arrêt brusque, elle reprend d’une voix grave, sur un ton de rêverie :

— Nous sommes une race théâtrale... Nous sommes trop artistes, trop imaginatifs, trop musiciens... Cela finira par nous jouer un mauvais tour...

Elle se tait, songeuse, avec une expression d’épouvante au fond de ses grands yeux clairs...



Jeudi, 23 mars.

Dîner à l’Ambassade ; j’ai invité une vingtaine de Russes, dont Schébéko, qui était ambassadeur à Vienne en 1914, puis quelques Polonais, dont le comte et la comtesse Joseph Potocki, le prince Stanislas Radziwill, le comte Ladislas Wiélopolski, enfin quelques Anglais de passage.

Après le dîner, je cause isolément avec Potocki et Wiélopolski. L’un et l’autre, faisant allusion à des renseignements qui leur viennent de Berlin par la voie de Suède, me tiennent le même langage : « La France et l’Angleterre seront peut-être victorieuses, à la longue. Mais la Russie a dès maintenant perdu la partie ; en tout cas, elle n’aura jamais Constantinople et c’est au détriment de la Pologne qu’elle opérera sa réconciliation avec l’Allemagne ; Sturmer sera l’instrument de cette réconciliation. »

Puis, une de mes invitées russes, la princesse V..., qui a le cœur très haut placé, avec une intelligence vive et instruite, me fait signe de venir m’asseoir auprès d’elle.

— Pour la première fois, vous me voyez tout à fait découragée, soupire-t-elle. J’ai tenu bon jusqu’en ces derniers temps. Mais, depuis que cet affreux Sturmer est au gouvernement, je n’ai plus d’espoir...

Je ne la réconforte qu’à demi, afin qu’elle me dise toute sa pensée ; j’insiste néanmoins sur les garanties que le patriotisme de Sazonow représente pour la continuation énergique de la guerre.

— Oui... Mais combien de temps restera-t-il encore au pouvoir ? Et que se passe-t-il derrière lui ? Que prépare-t-on à son insu ?... Vous n’ignorez pas que l’Impératrice le déteste, parce qu’il n’a jamais voulu s’incliner devant l’abject gredin qui déshonore la Russie. Je ne vous le nomme pas, ce bandit ; je ne peux pas prononcer son nom sans cracher !...

— Que vous soyez inquiète, attristée, je le comprends. Dans une certaine mesure, je partage votre inquiétude. Mais, de là à jeter le manche après la cognée, oh ! non... Plus les temps sont difficiles, plus on a le devoir d’être ferme. Et vous le devez, vous, plus que personne, parce que vous avez la réputation d’être courageuse et que votre courage en soutient beaucoup d’autres.

Elle se tait un instant, comme si elle écoutait une voix intérieure. Puis, elle reprend avec une mélancolie grave et résignée :

— Ce que je vais vous dire va vous paraître pédant, absurde. Tant pis !... Je crois beaucoup à la fatalité ; j’y crois comme les poètes antiques, Sophocle, Eschyle, qui étaient convaincus que les dieux de l’Olympe eux-mêmes obéissaient au Destin.

Me quoque Fata regunt... Vous voyez que de nous deux, le pédant, c’est moi, puisque je vous cite du latin.

— Qu’est-ce qu’elle signifie, votre citation ?

— Ce sont des paroles que le poète Ovide place dans la bouche de Jupiter et qui veulent dire : « Moi aussi, je suis soumis au Destin. »

— Eh bien ! depuis le règne de Jupiter, les choses n’ont pas changé. C’est toujours le Destin qui mène le monde et la Providence elle-même obéit à la fatalité. Ce que je vous dis là n’est pas très orthodoxe et je ne le répéterais pas devant le Saint-Synode. Mais je suis poursuivie par l’idée que la fatalité pousse la Russie à une catastrophe. J’en souffre comme d’un cauchemar.

— Qu’entendez-vous par la fatalité ?

— Oh ! Je ne pourrais jamais vous l’expliquer. Je ne suis pas philosophe, moi. Chaque fois que j’ouvre un livre de philosophie, je m’endors. Mais je sens très bien ce que c’est que la fatalité. Aidez-moi à le dire.

— Eh bien ! c’est la force des choses, la loi de la nécessité, l’ordre naturel de l’univers... Ces définitions ne vous suffisent pas ?

— Non, pas du tout. Si la fatalité n’était que cela, elle ne me ferait pas peur. Car enfin, la Russie a beau être un très grand Empire, je ne pense pas que sa victoire ou sa défaite puisse intéresser beaucoup l’ordre naturel de l’univers...

Alors, en cherchant un peu ses mots, mais avec une spontanéité parfaite et sans la moindre affectation, elle me décrit la fatalité comme une puissance mystérieuse, aveugle, irrésistible, qui intervient au hasard dans les affaires du monde ; qui poursuit inflexiblement ses desseins, en dépit de tous les efforts humains, de toute la prudence humaine, de tous les calculs humains ; qui trouve enfin une joie maligne à se servir de nous-mêmes pour nous plier à ses caprices.

— Voyez, continue-t-elle, voyez l’Empereur. N’est-il pas visiblement prédestiné à la perte de la Russie ? N’êtes-vous pas frappé de sa malchance ? Est-ce possible d’accumuler dans un seul règne plus de mécomptes, d’échecs et de calamités ? Tout ce qu’il a entrepris, ses idées les plus sages, ses inspirations les plus nobles, tout a raté ou même s’est retourné contre lui. Logiquement, quelle doit être sa fin ?... Et l’Impératrice ! Connaissez-vous dans la tragédie antique une créature plus pitoyable ?... Et l’immonde sacripant, que je ne veux pas nommer ! Est-il assez marqué aussi par le Destin !... Comment expliquez-vous que, à une heure pareille de l’histoire, ces trois êtres tiennent dans leurs mains le sort du plus vaste Empire du monde ? Vous n’y reconnaissez pas l’action de la fatalité ? Voyons ; soyez franc !

— Vous êtes très éloquente ; mais vous ne me convainquez pas du tout. La fatalité n’est qu’une excuse que les âmes faibles se donnent a elles-mêmes pour céder... Puisque j’ai commencé à être pédant, je le serai jusqu’au bout ; je vais encore vous citer du latin. Il y a, dans Lucrèce, une admirable définition de la volonté : Fatis avulsa potestas, ce qu’on peut traduire « une force arrachée à la fatalité. » Le plus pessimiste des poètes a reconnu lui-même qu’on peut lutter contre le Destin.

Après un intervalle de silence, la princesse V... reprend avec un sourire triste :

— Vous êtes heureux de pouvoir penser ainsi. On voit bien que vous n’êtes pas Russe ! Je vous promets pourtant de réfléchir à vos paroles... Mais, de grâce, mon cher ambassadeur, oubliez tout ce que je vous ai dit. Et surtout ne le répétez à personne ; car j’ai honte de m’être laissée aller ainsi devant un étranger.

— Un allié !

— Oui, et un ami... Tout de même, un étranger !... Alors, je compte sur votre discrétion ; vous garderez mes condoléances pour vous seul, n’est-ce pas ?... Maintenant, rapprochons-nous de vos autres convives...



Dimanche, 26 mars.

A Verdun, la lutte effroyable continue.

Malgré la rigueur du froid et l’abondance de la neige, les Russes essaient de nous venir en aide par quelques attaques sur le front de la Dvina. Ils ont remporté hier des succès appréciables dans le secteur de Jacobstadt et à l’ouest du lac Narotch.



Lundi, 27 mars.

La psychologie des criminels russes est d’un intérêt captivant ; elle offre au moraliste et au sociologue, au juriste et au médecin une source inépuisable d’observations variées, bizarres, contradictoires, paradoxales, déconcertantes, invraisemblables. Chez nul autre peuple, les drames de la conscience, les énigmes du libre arbitre et de l’atavisme, les problèmes de la responsabilité personnelle et de la sanction pénale ne revêtent un aspect aussi complexe et troublant. C’est pourquoi les dramaturges et les romanciers russes ont fait de « l’âme criminelle « leur thème de prédilection.

Par le traducteur qui, chaque matin, me rend compte de la presse, je me tiens au courant de la chronique judiciaire et je peux constater que les fictions de la littérature n’exagèrent pas la réalité. Souvent même, c’est la réalité qui dépasse l’imagination des écrivains.

Un des faits que j’observe le plus fréquemment est le brusque réveil de la conscience religieuse aussitôt que la fureur homicide ou la convoitise brutale sont satisfaites. Encore faut-il préciser, — comme je l’ai noté plusieurs fois déjà dans ce Journal, — que la conscience religieuse du Russe s’inspire uniquement de l’Évangile. Dans les âmes les plus égarées, la notion chrétienne du péché, du repentir et de l’expiation ne s’abolit jamais. Après le paroxysme cérébral et la décharge nerveuse qui ont produit l’acte criminel, on voit presque toujours le coupable s’effondrer intérieurement. La tête basse, l’œil éteint, le front plissé, il s’absorbe dans une détresse anxieuse, dans une contention accablée. Bientôt, un sentiment le domine tout entier avec la force opiniâtre d’une idée fixe ; c’est la honte, le remords, le besoin irrésistible d’avouer sa faute et de l’expier. Il se prosterne alors jusqu’à terre devant les icônes ; il se frappe la poitrine à grands coups ; il implore éperdument le Christ. Toute son attitude morale semble déterminée par cette pensée de Pascal : « Dieu absout dès qu’il voit la pénitence dans le cœur. »

Une anecdote, que Dostoïewsky a insérée dans le roman l’Adolescent, illustre d’une matière frappante ce que je viens de dire. Il s’agit d’un soldat qui, ses années de service accomplies, retourne à son village. Les habitudes qu’il a prises au régiment lui rendent bientôt insupportable la vie monotone avec les moujiks ; d’ailleurs, il déplaît lui-même aux moujiks. Alors, il se met à boire et devient mauvais. Un jour, il dévalise des voyageurs. Les soupçons se portent immédiatement sur lui ; on l’arrête. Mais les preuves décisives manquent. Devant le tribunal, son avocat, fort habile, est sur le point d’enlever un acquittement. Soudain, l’accusé se lève, coupe la parole à son défenseur : « Non, attends, laisse-moi parler. Je vais tout dire... » Et il dit tout jusqu’à la dernière miette. Puis, il éclate en sanglots, se frappe violemment la poitrine, et clame son repentir. Les jurés, très émus, se retirent pour délibérer. Après quelques minutes, ils rapportent un verdict de « non culpabilité. » L’auditoire applaudit. Les juges prononcent un arrêt d’absolution. Mais l’ancien soldat ne bouge pas ; il est consterné. Quand il se retrouve enfin libre dans la rue, il marche au hasard, en proie à une torpeur morne. Le lendemain, après une nuit sans sommeil, il est encore plus déprimé ; il refuse de boire et de manger, il ne veut parler à personne. Et, le cinquième jour, il se pend. Un personnage du roman, un moujik, devant qui l’on raconte cette aventure, Macaire-Ivanowitch, conclut : « Voilà ce qu’il en coûte de vivre avec ses péchés sur l’âme !... »



Mercredi, 29 mars.

L’ancien Président du Conseil, Kokovtsow, dont j’apprécie tant le patriotisme perspicace et la solide raison, vient me voir à l’Ambassade ; il est, comme toujours, fort pessimiste ; j’ai même l’impression qu’il se contient pour ne pas me laisser voir toute sa désespérance.

Dans le diagnostic général qu’il porte sur l’état intérieur de la Russie, je remarque l’importance qu’il attache à la démoralisation du clergé russe. Avec un accent douloureux qui fait trembler par instants sa voix grave, il finit par me dire :

— Les forces religieuses de ce pays ne résisteront plus longtemps à l’épreuve abominable qu’on leur impose. L’épiscopat et les hauts emplois ecclésiastiques sont presque entièrement asservis maintenant à la clique de Raspoutine. C’est comme une maladie infâme, c’est comme une gangrène qui aura bientôt dévoré tous les organes supérieurs de l’Église. Quand je pense aux marchandages ignobles qui se pratiquent certains jours dans les bureaux du Saint-Synode, j’en pleure de honte... Mais il y a pour l’avenir religieux de la Russie, — et je parle d’un avenir prochain, — il y a un autre péril, qui ne me semble pas moins redoutable ; c’est le progrès des idées révolutionnaires dans le bas clergé, surtout parmi les jeunes prêtres. Vous n’ignorez pas combien la condition de nos popes est déplorable, matériellement et moralement. Le sviatchénik de nos paroisses rurales vit presque toujours dans une misère noire, qui lui fait perdre trop souvent toute dignité, toute vergogne, tout respect de son costume et de sa fonction. Les paysans le méprisent à cause de sa paresse et de son ivrognerie ; de plus, ils se chamaillent sans cesse avec lui sur le prix des offices et des sacrements ; aussi ne se gênent-ils pas pour l’injurier à l’occasion et même pour le rosser. Vous n’imaginez pas ce qui s’accumule quelquefois de souffrance et de rancune dans l’âme d’un pope !... Nos socialistes ont très habilement exploité cette situation pitoyable du bas clergé. Depuis une douzaine d’années, ils mènent une propagande active parmi les prêtres de campagne, surtout parmi les jeunes. Ils recrutent ainsi, non seulement des soldats pour l’armée de l’anarchie, mais encore des apôtres et des entraîneurs qui ont naturellement de l’action sur nos foules ignorantes et mystiques. Vous vous rappelez le rôle malfaisant que le pope Gapone a joué dans les émeutes de 1905 ; il répandait autour de lui une sorte de magnétisme... Quelqu’un de bien renseigné m’affirmait l’autre jour que la propagande révolutionnaire pénètre maintenant jusque dans les collèges ecclésiastiques. Vous savez que les séminaristes sont tous fils de prêtres ; la plupart sont dénués de ressources ; les souvenirs que beaucoup d’entre eux apportent de leur village en font déjà, selon le mot de Dostoïewsky ; « des humiliés et des offensés ; » leur cerveau n’est donc que trop prédisposé à recevoir la clémence de l’évangile socialiste. Et, pour achever de leur fausser l’esprit, on les excite contre la hiérarchie de l’Église en leur racontant les scandales de Raspoutine !...



Jeudi, 30 mars.

La Douma vient d’achever, en comité secret, l’examen du budget des Affaires étrangères. Sazonow a été plusieurs fois amené à prendre la parole. Son patriotisme, sa franchise courageuse et simple, sa haute conscience lui ont valu un grand succès d’estime et de sympathie. Donc, tout va bien de ce côté.

Mais, dans le domaine de la politique intérieure, les relations du gouvernement et de l’assemblée deviennent chaque jour plus difficiles, plus hargneuses. En deux mois de pouvoir, Sturmer a réussi à faire regretter Gorémykine. Toute la bureaucratie rivalise de zèle réactionnaire. Si l’on voulait susciter une crise violente, on ne s’y prendrait pas autrement. Je m’attends à voir recommencer bientôt le jeu des provocations policières, les exploits des Bandes noires, les massacres de Juifs.

Un fait récent exaspère les groupes d’extrême-gauche à la Douma ; le tribunal supérieur de Pétrograde vient de condamner à la déportation perpétuelle en Sibérie cinq députés social-démocrates, sur le chef de propagande révolutionnaire.

Leur arrestation remontait au mois de novembre 1914, à l’époque où Lénine, réfugié en Suisse, inaugurait sa campagne défaitiste par cette profession de foi : « Les socialistes russes doivent souhaiter la victoire de l’Allemagne, parce que la défaite de la Russie entraînera la ruine du tsarisme... » Les cinq députés, Pétrowsky, Chagow, Badaïew, Mouranow et Samoïlow, furent d’abord inculpés de trahison ; par la suite, on ne retint contre eux que le grief d’avoir essayé d’organiser une action révolutionnaire dans l’armée. Le célèbre avocat de Pétrograde, Sokolow, et le député « travailliste, » Kérensky, présentèrent habilement la défense. La condamnation ne fut pas moins rigoureuse.

Au cours de sa plaidoirie, Kérensky a déclaré : « Jamais les accusés n’ont pensé à provoquer une révolution pendant la guerre ; jamais ils n’ont souhaité la défaite de notre armée ; jamais ils n’ont tendu la main à l’ennemi par-dessus la tête de ceux qui meurent en défendant la patrie. Ce qu’ils redoutaient, au contraire, c’est que les réactionnaires russes ne fissent alliance avec les réactionnaires allemands... » Cette allusion à une connivence occulte de l’autocratisme russe et de l’absolutisme prussien n’est que trop fondée. Mais je considère comme non moins établis les préparatifs de trahison que le socialisme russe poursuit dans l’ombre, en s’adressant aux pires instincts des ouvriers et des soldats.



Samedi, 1er avril.

Je vais voir Sturmer pour l’entretenir de questions administratives qui ressortissent à son Département.

La figure pateline, le geste ouvert, il m’accable de promesses mielleuses :

— Excellence, j’ordonnerai à mes bureaux de faire tout le possible pour vous plaire. Et ce qu’ils déclareront impossible, je le ferai moi-même.

J’enregistre ces belles déclarations ; puis, m’adressant non plus au Ministre de l’Intérieur, mais au Président du Conseil, je lui parle des difficultés que la bureaucratie ne cesse de créer aux industries privées qui travaillent pour la guerre, je lui cite plusieurs cas récents qui témoignent, dans les administrations publiques, d’autant de mauvaise volonté que d’insouciance et de désordre :

— J’invoque, dis-je, votre haute autorité pour mettre fin à ces abus scandaleux.

— Oh ! scandaleux est bien excessif, monsieur l’ambassadeur ! J’admets tout au plus qu’il y ait eu quelques négligences et je vous remercie de me les signaler.

— Non, monsieur le Président, les faits que je vous rapporte et que je vous certifie ne sont pas seulement des négligences ; ils révèlent un système d’obstruction, un parti pris d’hostilité.

D’un air désolé, la main sur le cœur, il me garantit l’ardent patriotisme, le zèle dévoué, l’impeccable probité de l’administration impériale. J’insiste d’autant plus dans mes récriminations ; je prouve par des chiffres que la Russie pourrait aisément fournir un effort triple ou quadruple, alors que la France épuise toute sa vitalité. Il se récrie :

— Mais nous avons perdu sur les champs de bataille un million d’hommes !

— Cela signifie que les pertes de la France sont quatre fois plus importantes que celles de la Russie.

— Comment ?

— Le calcul est simple. La Russie compte 180 millions d’habitants et la France 40. Pour qu’il y eût équivalence dans les pertes, il faudrait que les vôtres fussent quatre fois et demie supérieures aux nôtres. Or, si je ne me trompe, les pertes actuelles de l’armée française dépassent 800 000 hommes... Et je ne parle que de l’équivalence numérique !

Il lève les yeux au ciel :

— Je n’ai jamais su calculer. Tout ce que je peux vous dire, c’est que nos pauvres moujiks donnent leur vie sans marchander.

— Je le sais. Vos moujiks sont admirables ; mais c’est de vos tchinovniks que je me plains.

Avec un froncement autoritaire des sourcils et un majestueux redressement du torse, il reprend :

— Monsieur l’ambassadeur, je vais faire vérifier tout ce que vous avez bien voulu m’apprendre. S’il y a eu des fautes, elles seront impitoyablement réprimées. Vous pouvez compter sur mon énergie.

J’incline la tête en signe de remerciement. Il poursuit du même ton :

— Je suis très doux par nature ; mais je ne recule devant aucune rigueur, quand il s’agit de servir l’Empereur et la Russie. Ayez donc confiance en moi, Excellence. Tout ira bien ; oui, tout ira bien, avec l’aide de Dieu.

Je le quitte sur cette fallacieuse assurance, en regrettant néanmoins qu’il n’ait pas relevé mon allusion à l’équivalence numérique des pertes françaises et des pertes russes. J’aurais voulu lui faire sentir que, dans l’évaluation des pertes subies par les deux alliés, le nombre n’est pas le seul facteur ni même le facteur principal. Sous le rapport de la culture et comme produits de la civilisation, le Français et le Russe ne sont pas au même étage. L’Empire des Tsars est un des pays les plus arriérés du monde ; sur 180 millions d’habitants, 150 ne savent ni lire ni écrire. Auprès de cette masse ignorante et primitive, que l’on se représente notre armée ; tous les soldats instruits ; le plus grand nombre très intelligents et de sens très fin ; en tête, une légion innombrable de jeunes hommes ayant déjà fait leurs preuves de maîtrise, de science, de goût, de talent ; c’est l’élite et la fleur de l’humanité. A cet égard, nos pertes surpassent énormément les pertes russes. En m’exprimant de la sorte, je ne méconnais pas que, dans le domaine de l’idéal, la vie la plus humble acquiert par le sacrifice une valeur infinie, et, quand un pauvre moujik se fait tuer, ce serait abominable de lui décerner comme oraison funèbre : « Tu ne savais ni lire ni écrire et tes grosses mains n’étaient bonnes qu’à pousser la charrue. Ainsi, tu n’as pas donné grand chose en donnant ta vie... » Rien n’est donc plus éloigné de ma pensée que d’appliquer à cette foule de héros obscurs le jugement dédaigneux que Tacite laissait tomber sur les martyrs chrétiens : Si interissent, vile damnum. Mais, au point de vue politique, au point de vue de la contribution effective à l’Alliance, il est certain que la part française est de beaucoup prépondérante.



Dimanche, 2 avril.

Le général Polivanow, ministre de la Guerre, est relevé de ses fonctions et remplacé par le général Schouvaïew, qui est un pauvre d’esprit.

La disgrâce du général Polivanow est une perte sensible pour l’Alliance. Il avait remis autant d’ordre qu’on pouvait en remettre dans les bureaux de la Guerre ; il avait réparé, autant qu’elles étaient réparables, les erreurs, les incuries, les dilapidations, les trahisons de son prédécesseur le général Soukhomlinow. Il n’était pas seulement un excellent administrateur, aussi méthodique et ingénieux que probe et vigilant ; il possédait, à un haut degré, le sens stratégique, et le général Alexéïew, qui n’accepte pas volontiers les conseils, tenait grand compte des siens.

D’un loyalisme impeccable mais d’opinions libérales, il comptait de nombreux amis à la Douma, dans les rangs des « octobristes « et des « cadets, » qui fondaient sur lui beaucoup d’espérances. Il apparaissait comme une réserve du régime, capable de le défendre à la fois contre les folies de l’absolutisme et les excès de la révolution.

La confiance qu’il inspirait à la Douma ne pouvait que le desservir et le discréditer auprès de l’Impératrice. On a surtout exploité à son détriment les relations qu’il entretenait avec le président des « octobristes, » Goutchkow, « l’ennemi personnel des Majestés. » Et, une fois de plus, par faiblesse, l’Empereur a sacrifié un de ses meilleurs serviteurs.

On m’assure toutefois que la retraite du général Polivanow ne présage aucune évolution dans la politique intérieure de l’Empire et que l’Empereur a prescrit récemment à Sturmer d’éviter tout conflit avec la Douma.



Jeudi, 6 avril.

Maxime Kowalewsky vient de succomber à une courte maladie.

Né en 1851, professeur à l’Université de Moscou et délégué par elle au Conseil de l’Empire, il était une des figures les plus marquantes du parti « cadet » [4].

Épris de justice, il pratiquait une des vertus les plus rares qui soient en Russie... et ailleurs ; la tolérance. L’antisémitisme révoltait sa conscience et son cœur. Me parlant un jour du régime abominable auquel le tsarisme a soumis les Juifs, il me citait le mot de Stuart Mill : « Dans une nation civilisée, il ne doit pas y avoir de parias. » Au cours de notre dernier entretien, il m’avait laissé voir qu’il se faisait peu d’illusions sur la gravité des maux dont souffre la Russie et sur l’immense difficulté de réformer l’ordre établi sans que tout l’édifice croule. L’ignorance des masses populaires l’inquiétait par-dessus tout. Là encore, il pensait avec Stuart Mill : « Le suffrage universel a pour condition préalable l’enseignement universel. »

Par rapport au chiffre de sa population, la Russie est, après la Chine, le pays qui compte le moins d’hommes instruits et distingués, le pays où l’état-major social est le plus inférieur en nombre et en qualité. La disparition d’un Maxime Kowalewsky est donc une perte sensible au point de vue national.



Lundi, 10 avril.

Je dîne au restaurant Donon avec le comte et la comtesse Joseph Potocki, le prince Constantin Radziwill et sa nièce la princesse Stanislas Radziwill, le comte de Broel-Plater, le comte Ladislas Wiélopolski, etc.

L’atmosphère de la réunion est toute polonaise ; on s’exprime donc assez librement devant moi. Des propos qui s’échangent, des faits que l’on cite, des euphémismes auxquels on a recours, je conclus que cette guerre, où les belligérants de l’Europe centrale et de l’Europe occidentale portent au maximum leur puissance d’organisation militaire et de cohésion politique, dépasse de beaucoup les forces matérielles et morales de la Russie.

Après le dîner, Wiélopolski me prend à part et s’épanche complètement :

— J’ai fait jadis mes études à l’Université de Berlin et je vous avoue que j’en ai gardé une impression profonde, je dirai même un souvenir très agréable. Cela ne m’empêche pas de détester la Prusse cordialement et d’être un loyal sujet de l’empereur Nicolas. Mais je ne peux pas m’affranchir tout à fait de mon instruction allemande, quand je me laisse aller à philosophiren sur les choses de Russie...

Et, avec un grand luxe d’arguments historiques, il s’applique à me prouver que, malgré ses apparences colossales, la Russie est le plus faible des États belligérants, celui qui doit fléchir le premier, parce que sa civilisation arriérée limite étroitement ses facultés productives et que, d’autre part, sa conscience nationale est encore trop imparfaite pour résister à l’action dissolvante d’une guerre prolongée.



Mardi, 11 avril.

Dans la journée d’avant-hier, la bataille de Verdun semble avoir atteint son paroxysme d’horreur et d’acharnement. Sur toute la ligne, les vagues furieuses de l’offensive allemande ont été victorieusement repoussées.

A aucune heure de son histoire, l’âme française ne s’est élevée plus haut. Sazonow, chez qui la conscience morale est d’une rare sensibilité, me l’exprimait ce matin, avec émotion.



Mercredi, 12 avril.

Le comte Constantin de Broel-Plater est en partance pour Londres, Paris et Lausanne, où il va conférer avec ses compatriotes polonais.

Je l’ai invité à déjeuner ce matin, ainsi que le comte Ladislas Wiélopolski et le comte Joseph Potocki ; personne autre, afin que nous puissions causer librement.

Un entretien très confiant, que j’ai eu hier avec Sazonow, me permet de leur certifier que l’Empereur persévère dans ses intentions libérales envers la Pologne.

Wiélopolski me répond :

— Je n’ai aucune inquiétude quant aux intentions de l’Empereur et de Sazonow. Mais Sazonow peut, du jour au lendemain, disparaître de la scène politique. Et alors, qui nous garantira contre une défaillance de l’Empereur ?

Plater expose que les Alliés devraient prendre en main la question polonaise, de façon à l’internationaliser.

Je m’élève avec force contre cette idée. La prétention d’internationaliser la question polonaise provoquerait, dans les milieux nationalistes de l’Empire, un éclat d’indignation et paralyserait toutes les sympathies qui nous sont acquises dans les autres milieux. Sazonow lui-même se cabrerait. Et toute la bande de Sturmer aurait beau jeu à clamer contre les Puissances démocratiques d’Occident qui profitent de l’Alliance pour s’immiscer dans les affaires intérieures de la Russie. J’ajoute :

— Vous connaissez les sentiments du Gouvernement français pour votre cause, et je peux vous garantir que sa sollicitude ne reste pas inactive. Mais son action sera d’autant plus efficace qu’elle sera plus discrète, plus exempte de tout caractère officiel. En ce qui me concerne, je ne perds aucune occasion d’amener les ministres de l’Empereur à me parler de la Pologne, à me confier leurs idées, leurs indécisions, leurs objections, sur les graves et complexes problèmes que soulève la proclamation de l’autonomie polonaise. Pour n’être formulées qu’à titre privé, leurs déclarations réitérées (car aucun d’eux, même Sturmer, n’a osé protester devant moi contre les intentions de l’Empereur), toutes ces déclarations, dis-je, finissent par constituer une sorte d’engagement moral qui, en cas de besoin, permettrait au Gouvernement français de parler avec une singulière autorité, quand viendra l’heure de la résolution définitive.

Plater me promet de s’exprimer dans ce sens avec ses compatriotes ; mais il ne me cache pas qu’il aura de la peine à les persuader.



Vendredi, 14 avril.

Malgré les périls, la longueur et la difficulté du voyage, il ne se passe guère de semaine où je ne voie arriver quelques Français, officiers, ingénieurs, commerçants, journalistes, etc. Pour peu que leur séjour se prolonge et qu’ils aient l’esprit d’observation, ils m’expriment tous leur pénible surprise de la réserve, de la froideur même, qu’ils constatent dans les milieux libéraux à l’égard de la France.

C’est malheureusement vrai. Et, par exemple, le Retch, organe officiel des « cadets, » est l’un des journaux russes qui passent le plus volontiers sous silence nos actions militaires, qui se montrent le plus avares d’éloges pour notre armée, le plus attentifs à signaler les lenteurs ou les fautes de notre stratégie. Sauf un petit nombre d’exceptions, parmi lesquelles je citerai Milioukow, Chingarew et Maklakow, la majorité du parti ne s’est pas encore affranchie de sa vieille et tenace rancune envers l’Alliance.

Le grief date de vingt ans. La guerre de Mandchourie venait de s’achever en désastre, et, par toute la Russie, ce n’était qu’émeutes, grèves, complots, assassinats de fonctionnaires, mutineries dans la marine et dans l’armée, révoltes agraires, pillages, pogroms. De plus, le trésor de l’Empire était à sec. Un emprunt de deux milliards deux cent cinquante millions de francs fut négocié sur le marché de Paris. Pour nos banques et notre presse, l’émission était alléchante. Le Gouvernement de la République hésitait néanmoins à autoriser l’opération, car nos partis d’extrême-gauche exigeaient que le contrat d’emprunt fût soumis à la Douma, qui aurait pu ainsi dicter ses conditions au tsarisme. Le comte Witte s’y opposait naturellement, de toutes ses forces. La position du cabinet radical, présidé par M. Léon Bourgeois, était délicate. Allions-nous consolider l’absolutisme monarchique en Russie à l’aide de l’argent français ? Dans le conflit ouvert entre le peuple russe et l’autocratisme, prendrions-nous parti pour l’oppresseur ou pour les opprimés ? Une considération, insoupçonnée de l’opinion française, détermina l’acquiescement final de nos ministres aux demandes du Gouvernement impérial. Les relations de la France et de l’Allemagne étaient mauvaises ; la convention d’Algésiras n’était qu’un armistice diplomatique. D’autre part, nous connaissions les intrigues astucieuses que l’empereur Guillaume poursuivait personnellement auprès de Nicolas II, pour lui imposer une alliance russo-allemande, à laquelle la France eût été sommée de souscrire. Était-ce le moment de rompre avec le tsarisme ? En autorisant, au mois d’avril 1906, l’émission de l’emprunt russe sur la place de Paris, le Gouvernement de la République resta fidèle au principe directeur de notre politique étrangère ; chercher dans le développement pacifique de la force russe la sauvegarde principale de notre indépendance nationale.

Parmi les démocrates de la Douma, ce fut une explosion de colère contre la France. Et leur ressentiment couve toujours.



Samedi, 15 avril.

Je fais visite à Mme Tanéïew, femme du secrétaire d’État, directeur de la Chancellerie impériale et mère de Mme Wyroubow.

Je ne l’ai pas vue depuis longtemps, quoique j’aie toujours plaisir à causer avec elle dans son vieil appartement du Palais Michel ; car ses traditions de famille l’ont enrichie de souvenirs.

Son père, l’aide de camp général Ilarion Tolstoï, vécut intimement à la cour d’Alexandre II ; son aïeul maternel, le prince Alexandre Galitzine, accompagna le grand-duc Constantin dans sa vice-royauté de Pologne. Enfin, voilà plus d’un siècle que les Tanéïew se succèdent à la direction de la Chancellerie impériale.

Elle m’a prêté récemment un journal tenu par sa grand’mère, la princesse Galitzine, pendant l’insurrection polonaise de 1830-1831. On y voit quelles illusions la Russie nourrissait alors envers la Pologne et avec quelle générosité les Russes avaient pardonné aux Polonais le crime des trois partages.

Mais ce n’est pas de la Pologne que je l’entretiens aujourd’hui : je la questionne insidieusement sur sa fille, Mme Wyroubow, sur les fonctions absorbantes qu’elle remplit au Palais, sur la permanente assiduité que lui impose la confiance de l’Impératrice.

— Oh oui ! me dit-elle, ma pauvre Annie est quelquefois bien fatiguée. Jamais un instant de repos !.. Depuis que l’Empereur est aux armées, l’Impératrice est accablée de travail ; elle doit se tenir au courant de tout. Ce bon M. Sturmer la consulte à tout propos. Elle ne s’en plaint pas. Loin de là ! Mais il en résulte naturellement pour ma fille beaucoup de lettres, beaucoup de démarches !...



Mercredi, 19 avril.

Hier, les Russes ont pris Trébizonde. Ce succès va peut-être ranimer, dans l’esprit public, le rêve de Constantinople, dont personne ne parle plus.



Jeudi, 20 avril.

Selon l’usage, les ambassadeurs et ministres des Puissances catholiques sont conviés ce matin, en grande tenue, au Prieuré de Malte, pour entendre la messe du Jeudi saint.

Dans l’étroite église constellée de croix octogones, devant le trône du Grand-Maître et les inscriptions latines, je retrouve comme l’an dernier les souvenirs hétéroclites du tsar dément que fut l’empereur Paul.

Comme l’an dernier aussi, la pathétique liturgie qui se déroule devant moi ramène ma pensée vers les deuils de France, vers la foule innombrable, toujours croissante, de nos morts. L’histoire enregistra-t-elle jamais un pareil nécrologe ?... Plus spécialement, je songe à nos héros de Verdun qui, avec tant de simplicité, d’un cœur si ardent et si allègre, ont élevé jusqu’au sublime, jusqu’au prodige, les vertus séculaires de l’âme française.



Vendredi, 21 avril.

Cette année encore, les calendriers russe et grégorien coïncident pour la date de Pâques.

Vers la fin du jour, la princesse D..., qui est fort libre d’opinions et qui aime « aller au peuple », m’emmène dans les églises des quartiers populaires.

Après un court arrêt à la Lavra étincelante et somptueuse de Saint-Alexandre Newsky, nous visitons la petite église de l’Exaltation de la Croix, qui avoisine le canal Obvodny, puis la cathédrale d’Ismaïlow, qui est à l’extrémité de la Fontanka, enfin les églises de Sainte-Catherine et de la Résurrection, qui s’élèvent au milieu des usines et des docks, non loin de la Néwa.

Partout, un luminaire éblouissant ; partout, des chœurs admirables pour la beauté des voix, pour la maîtrise de l’exécution, pour la profondeur du sentiment religieux.

Partout aussi les visages reflètent une piété rêveuse et grave, timide et concentrée.

Nous nous attardons à l’église de la Résurrection, où l’assistance est particulièrement recueillie.

Soudain, la princesse D... me pousse le coude :

— Regardez ! me dit-elle. N’est-ce pas émouvant ?

Et d’un glissement des yeux, elle me désigne un moujik en prière, à deux pas de nous. C’est un homme d’une cinquantaine d’années, vêtu d’une touloupe rapiécée, haut de taille, l’air phtisique, la face camuse, le front ridé, les tempes chauves, les joues creuses sous la barbe grisonnante et rare, la tête inclinée vers l’épaule droite, les mains jointes devant la poitrine et crispées autour de la casquette. A plusieurs reprises, il se frappe le front et les épaules avec ses doigts rassemblés, tandis que ses grosses lèvres bleuâtres balbutient : Gospodi pomiliou ! Seigneur, ayez pitié de moi ! Après chaque appel, il exhale un profond soupir, un gémissement sourd et douloureux. Puis il redevient immobile. Mais sa physionomie n’en est que plus expressive. Une lueur phosphorescente, extatique, baigne ses yeux pâles, qui semblent voir réellement quelque chose d’invisible.

La princesse D... me serre le bras :

— Regardez-le, regardez-le !... En ce moment, il voit le Christ.

Pendant que je reconduis ma compagne chez elle, nous devisons sur les instincts religieux des Russes ; je lui cite le mot de Pascal : « La foi, c’est Dieu sensible au cœur ». Et je lui demande si elle ne pense pas qu’on puisse dire ; « Pour les Russes, la piété, c’est Jésus-Christ sensible au cœur. »

— Oh oui ! s’écrie-t-elle. C’est cela exactement.



Samedi, 22 avril.

Sazonow me dit ce matin, d’un air agacé :

— Bratiano continue son jeu !

Il a reçu en effet hier soir la visite du colonel Tatarinow, attaché militaire à Bucarest, qui est arrivé de Roumanie pour faire son rapport à l’Empereur. D’après lui, l’entente entre l’État-major russe et l’État-major roumain serait facile à réaliser en vue d’une action dans la Dobroudja. Ses conférences avec le général Iliesco lui permettaient même de croire que l’accord était conclu en principe sur cette base. Mais, lorsqu’il est allé prendre congé de Bratiano, celui-ci a formulé inopinément la prétention que l’armée russe reçoive, pour objectif principal et immédiat, l’occupation de Roustchouk, afin de protéger Bucarest contre une agression des Bulgares. Le général Alexéïew estime qu’une pareille prétention, qui ne tient aucun compte des difficultés que présenterait une marche de 250 kilomètres sur la rive droite du Danube, témoigne une fois de plus, chez Bratiano, le parti pris de se dérober à la conclusion d’une convention militaire.

— Et l’on dira encore à Paris, ajoute Sazonow, que c’est la Russie qui s’oppose à l’intervention de la Roumanie !



Dimanche, 23 avril.

Débâcle sur la Néwa ; le fleuve charrie torrentueusement des banquises énormes qui descendent du Ladoga ; c’est la fin de « l’époque glaciaire. »

Revenant d’une visite à l’extrémité du Quai anglais, j’aperçois le chambellan B..., qui marche avec peine dans la boue dégelée, sous une bise aigre et coupante. Je lui offre de monter dans ma voiture. Il accepte, et, sitôt installé près de moi, il m’amuse de sa fantaisie paradoxale, qu’il déploie certains jours avec la verve et la virtuosité d’un Rivarol.

Comme nous arrivons à la Place du Saint-Synode où se dresse le monument de Pierre Ier, chef-d’œuvre de Falconet, j’admire une fois de plus, au passage, la majestueuse effigie du tsar législateur, qui, du haut de son cheval cabré, semble commander le cours de la Néwa. B... soulève sa casquette :

— Saluons, dit-il, le plus grand révolutionnaire des temps modernes !

— Révolutionnaire, Pierre Ier ?... Je me le représente plutôt comme un réformateur brutal, impétueux, outrancier, sans scrupule et sans pitié, mais possédant au plus haut degré le génie créateur, l’instinct de l’ordre et de la hiérarchie.

— Non. Pierre-Alexéïéwitch n’aimait que détruire. Et c’est en quoi il était si profondément russe. Dans son despotisme sauvage, il sapait tout, il renversait tout. Pendant près de trente années, il a été en insurrection contre son peuple ; il s’est attaqué à toutes nos traditions nationales, à tous nos usages nationaux ; il a tout chambardé, même notre sainte Église orthodoxe... Vous l’appelez un réformateur. Mais un vrai réformateur tient compte du passé, garde la notion du possible et de l’impossible, ménage les transitions, prépare l’avenir. Lui, non. Il démolissait pour la joie féroce de démolir, pour la joie cynique de briser des résistances, de violenter des consciences, de tuer les sentiments les plus naturels et les plus légitimes... Quand nos anarchistes d’aujourd’hui rêvent de faire sauter l’édifice social sous le prétexte de le renouveler en bloc, ils s’inspirent, sans le savoir, de Pierre le Grand ; ils ont comme lui la haine fanatique du passé ; ils se figurent comme lui qu’on peut changer toute l’âme d’un peuple avec des ukases et des supplices...

— N’importe ! J’aimerais qu’il ressuscitât. Il a soutenu pendant vingt et un ans la guerre contre les Suédois et il a fini par leur dicter la paix ; il soutiendrait bien pendant un an ou deux encore la guerre contre les Boches... Ah ! il aurait de quoi faire, ce Titan de la volonté !...


MAURICE PALÉOLOGUE.

  1. Copyright by Maurice Paléologue, 1921.
  2. Voyez la Revue du 15 décembre 1921.
  3. Voir la note du 10 janvier 1916.
  4. Voir la note du 15 septembre 1915.