La Russie des Tsars pendant la Grande Guerre/16

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Maurice Paléologue
La Russie des Tsars pendant la Grande Guerre
Revue des Deux Mondes7e période, tome 9 (p. 819-849).
LA RUSSIE DES TSARS
PENDANT LA GRANDE GUERRE [1]

IX [2]
VERS L’ANARCHIE


Samedi, 24 mars 1917.

Le Soviet a appris que le Roi d’Angleterre offre à l’Empereur et à l’Impératrice l’hospitalité du territoire britannique. Sur la sommation des « maximalistes, » le Gouvernement provisoire a dû s’engager à maintenir en Russie les souverains déchus. Le Soviet a désigné, en outre, un commissaire « pour contrôler la détention » de la famille impériale.

D’autre part, le Comité central du Soviet a adopté hier soir les motions suivantes :

l° Ouverture immédiate de négociations avec les ouvriers des pays ennemis ;

2° « Fraternisation systématique » des soldats russes et ennemis sur le front ;

3° Démocratisation de l’armée ;

4° Renonciation à tout programme de conquête.

Voilà qui nous promet de beaux jours !


A six heures, je me rends au Palais Marie, avec mes collègues Buchanan et Carlotti, pour procéder à la reconnaissance officielle du Gouvernement provisoire.

Ce bel édifice, offert jadis par Nicolas Ier à sa fille préférée, la duchesse de Leuchtenberg, devenu ensuite le siège du Conseil de l’Empire, a déjà changé d’aspect. Dans le vestibule, où se prélassaient naguère les laquais à la somptueuse livrée de la Cour, des soldats débraillés, crasseux, insolents, se vautrent sur les banquettes en fumant. Depuis la Révolution, les grands escaliers de marbre ne sont plus balayés. Çà et là, une vitre brisée, une éraflure de balle sur un panneau témoignent que la lutte fut chaude sur la place Saint-Isaac.

Personne n’est là pour nous recevoir, malgré la solennité de l’acte que nous allons accomplir.

Je me rappelle ici même une cérémonie a en la présence auguste de Sa Majesté l’Empereur. » Quelle ordonnance ! Quelle pompe ! Quelle hiérarchie ! Si le grand-maître des cérémonies, baron Korff, ou ses acolytes, Tolstoï, Évreïnow, Kourakine, nous voyaient présentement, ils s’en évanouiraient de honte.

Arrive Milioukow ; il nous introduit dans un salon, puis dans un autre, puis dans un troisième, ne sachant où s’arrêter, cherchant à tâtons sur les murs le bouton électrique pour éclairer la pièce.

— Ici, nous dit-il enfin, …ici, je crois que nous serons bien.

Et il va quérir ses collègues, qui viennent aussitôt. Ils sont tous en veston de travail, leur portefeuille sous le bras.

Parlant après Buchanan et Carlotti, qui sont plus anciens que moi, je prononce la phrase sacramentelle :

— J’ai l’honneur de vous déclarer, messieurs, que le Gouvernement de la République française reconnaît en vous le Gouvernement provisoire de la Russie.

Puis, à l’exemple de mes collègues anglais et italien, je salue en quelques phrases chaleureuses les nouveaux ministres ; j’insiste sur la nécessité de poursuivre la guerre à outrance.

Milioukow nous répond par les affirmations les plus rassurantes.

Son allocution est assez développée pour me laisser le temps de dévisager ces maîtres improvisés de la Russie, sur qui pèse une si terrible responsabilité ! La même impression de patriotisme, d’intelligence, d’honnêteté, se dégage de tous. Mais comme ils ont l’air épuisé de fatigue et de soucis ! La tâche qu’ils ont assumée les dépasse manifestement. Puissent-ils n’en pas être écrasés trop tôt ! Un seul d’entre eux a l’apparence d’un homme d’action : le ministre de la Justice, Kérensky. Trente-cinq ans, svelte, de taille moyenne, la face rasée, les cheveux en brosse, le teint cendré, les paupières mi-closes, mais d’où jaillit un regard aigu et fiévreux, il me frappe d’autant plus qu’il se tient à l’écart, en arrière de tous ses collègues : il est évidemment la figure la plus originale du Gouvernement provisoire et semble devoir en être bientôt le ressort principal.


Une des circonstances les plus caractéristiques de la révolution, qui vient de renverser le tsarisme, est le vide instantané, absolu, qui s’est fait autour des souverains en péril.

Dès les premiers chocs avec l’émeute populaire, tous les régiments de la Garde, compris les superbes cosaques de l’Escorte, ont trahi leur serment de fidélité. Aucun des Grands-Ducs non plus ne s’est levé pour défendre la personne sacrée des monarques : l’un d’eux n’a même pas attendu l’abdication de l’Empereur pour mettre sa troupe au service du pouvoir insurrectionnel. Enfin, sauf quelques exceptions d’autant plus méritoires, ç’a été un délaissement général parmi les gens de cour, parmi tous ces pridvorny, tous ces hauts officiers et dignitaires qui, dans la pompe éblouissante des cérémonies et des cortèges, apparaissaient comme les gardiens naturels du trône et les défenseurs attitrés de la majesté impériale. Pourtant beaucoup d’entre eux avaient non seulement le devoir moral, mais le devoir militaire, le strict devoir de se rallier immédiatement autour des souverains menacés, de se dévouer à leur salut, de s’attacher pour le moins à leur grande infortune.

J’en fais l’observation ce soir encore, à un dîner intime chez Mme R… Par leur naissance ou leur fonction, tous les convives, une douzaine environ, occupaient un rang élevé dans le régime disparu.

A table, dès le premier plat, le murmure des dialogues s’éteint. Une conversation générale s’engage sur Nicolas II. Malgré sa misère actuelle, malgré les perspectives terrifiantes de son avenir prochain, on juge tous les actes de son règne avec une extrême sévérité ; on l’accable sous le poids des griefs anciens et récents. Comme j’exprime néanmoins le regret de l’avoir vu si prestement abandonné par sa famille, sa Garde et sa cour, Mme R... éclate :

— Mais c’est lui qui nous a abandonnés ; c’est lui qui nous a trahis ; c’est lui qui a failli à tous ses devoirs ; c’est lui qui nous a mis dans l’impossibilité de le défendre ! Ce n’est pas sa famille, ni sa Garde, ni sa cour, qui lui ont manqué : c’est lui qui a manqué à tout son peuple !...

Les émigrés français ne tenaient pas un autre langage en 1791 : ils jugeaient, eux aussi, que Louis XVI, ayant trahi la cause royale, ne devait s’en prendre qu’à lui-même de son infortune. Et son arrestation, après la fuite de Varennes, les affecta peu. Un aubergiste de Bruxelles disait à l’un d’eux, qui, par exception, se lamentait sur l’événement : « Consolez-vous, monsieur, cette arrestation n’est pas un si grand malheur. Ce matin, M. le Comte d’Artois avait bien l’air un peu attristé ; mais les autres messieurs qui étaient dans sa voiture semblaient très contents. »



Dimanche, 23 mars.

Je m’étais proposé d’offrir, ces jours-ci, un déjeuner au Gouvernement provisoire, afin d’entrer en rapports plus intimes avec lui et de lui donner un témoignage public de sympathie. Toutefois, avant de lancer mes invitations, j’ai cru sage de faire pressentir discrètement quelques ministres. Bien m’en a pris ! P..., qui s’était chargé de tâter le terrain, me répond aujourd’hui qu’on est fort touché de mon attention, mais qu’on craint de la voir mal interprétée dans les milieux extrêmes et qu’on me prie d’en différer la réalisation.

Ce détail suffirait à prouver combien le Gouvernement provisoire est timide vis-à-vis du Soviet, comme il redoute de se prononcer en faveur des Alliances et de la guerre !

D’ailleurs, à l’appel, tout vibrant de patriotisme, que les socialistes français ont adressé, le 18 mars, à leurs camarades russes, Kérensky vient de répondre par un télégramme qui, je l’espère, ne laissera plus à « la démocratie française » la moindre illusion sur la conception que « la démocratie russe » se fait de l’Alliance et de la guerre [3].

Le Gouvernement provisoire a informé le Soviet que, d’accord avec Buchanan, il s’est abstenu de transmettre à l’Empereur le télégramme par lequel le roi George a offert à la famille impériale l’hospitalité du territoire britannique.

Persistant néanmoins dans sa méfiance, le comité exécutif du Soviet a installé des postes « révolutionnaires » à Tsarskoïé-Sélo et sur toutes les routes qui en rayonnent, afin d’empêcher que les souverains ne soient enlevés subrepticement.



Lundi, 26 mars.

Le peintre et historien d’art, Alexandre-Nicolaïéwitch Benois, avec qui j’entretiens de fréquentes et amicales relations, vient me voir à l’improviste. Issu d’une famille française qui s’est installée en Russie vers 1820, c’est l’homme le plus cultivé que je connaisse ici et l’un des plus distingués. J’ai passé bien des heures charmantes dans son atelier de Wassily-Ostrow, à causer avec lui de omni re scibili et quibusdam aliis. Au point de vue politique même, sa conversation m’a été souvent précieuse ; car il est fort lié, non seulement avec l’élite des artistes, des littérateurs et des universitaires, mais aussi avec les principaux chefs de l’opposition libérale et du parti « cadet. » Maintes fois, j’ai obtenu par lui des renseignements intéressants sur ces milieux, où naguère encore il m’était si difficile et presque interdit de pénétrer. Ses opinions personnelles, toujours judicieuses et pénétrantes, ont d’autant plus de valeur à mes yeux qu’il est éminemment représentatif de cette classe agissante et instruite, classe de professeurs, de savants, de médecins, d’artistes, de littérateurs, de publicistes, qu’on nomme : l’intelligentzia.

Il vient donc me voir aujourd’hui vers trois heures, comme je m’apprêtais à sortir. Il est grave et s’assied avec un geste de lassitude :

— Excusez-moi de vous déranger. Mais hier soir, avec quelques-uns de mes amis, nous avons remué des idées si sombres que j’éprouve le besoin de vous les confier.

Puis, dans un tableau saisissant et malheureusement trop exact, il me décrit les effets de l’anarchie dans le peuple, de l’apathie dans les classes dirigeantes, de l’indiscipline dans l’armée. Et il conclut :

— Si douloureux que me soit cet aveu, je crois accomplir un devoir en venant vous dire que la guerre ne peut plus continuer, il faut faire la paix dans le plus bref délai. Assurément, je sais que l’honneur de la Russie est engagé par ses alliances et vous me connaissez assez pour croire que j’apprécie cette considération à toute sa valeur. Mais la nécessité est la loi de l’histoire. A l’impossible, nul n’est tenu !

Je lui réponds :

— Vous venez de prononcer là des paroles bien graves ! Pour les réfuter, je me placerai à un point de vue tout à fait objectif, comme pourrait faire un neutre impartial et désintéressé, en négligeant donc le jugement moral que la France aurait le droit de porter sur la Russie... Tout d’abord, sachez que, quoi qu’il advienne, la France et l’Angleterre poursuivront la guerre jusqu’à la victoire complète. Une défaillance de la Russie prolongerait vraisemblablement la lutte, mais ne changerait pas le résultat. Si rapide que fût la débandade de votre armée, l’Allemagne n’oserait cependant pas dégarnir immédiatement votre front ; il lui faudrait d’ailleurs d’importants effectifs pour s’assurer, sur votre territoire, de nouveaux gages. Les vingt ou trente divisions qu’elle pourrait distraire du front oriental pour renforcer son front occidental, ne suffiraient pas à conjurer sa défaite. Ensuite, ne doutez pas que, du jour où la Russie aurait trahi ses alliés, ils la répudieraient. L’Allemagne aurait donc toute liberté de compenser à votre détriment les sacrifices qui lui seraient imposés d’autre part. Je ne présume pas, en effet, que vous fondiez quelque espoir sur la magnanimité de Guillaume II... Vous perdriez ainsi, pour le moins, la Courlande, la Lithuanie, la Pologne, la Galicie et la Bessarabie ; je ne parle pas de votre prestige en Orient et de vos desseins sur Constantinople ? Quant à la France et à l’Angleterre, n’oubliez pas qu’elles détiennent, à l’encontre de l’Allemagne, des gages énormes : l’empire des mers, les colonies allemandes, la Mésopotamie et Salonique... Enfin, vos alliés ont, de plus, la puissance financière, qui va être doublée, triplée par le concours des États-Unis. Nous pourrons ainsi poursuivre la guerre aussi longtemps qu’il le faudra... Donc, quelles que soient les difficultés de l’heure présente, rassemblez vos énergies et ne pensez plus qu’à la guerre. Ce n’est pas seulement l’honneur de la Russie qui est en cause ; c’est sa prospérité, sa grandeur et peut-être même sa vie nationale.

Il reprend :

— Hélas ! Je ne trouve rien à vous répondre... Et pourtant, nous ne pouvons plus continuer la guerre. Sincèrement, nous ne le pouvons plus.

Il me quitte sur ces mots, avec des larmes aux yeux. Depuis quelques jours, je constate partout le même pessimisme.



Mardi, 27 mars.

Dès le 14 mars, c’est-à-dire avant même l’abdication de l’Empereur et la formation du Gouvernement provisoire, le Soviet a promulgué, sous la forme de prikaze, un ordre du jour à l’armée, invitant les troupes à élire immédiatement des représentants au Conseil des députés et soldats. Ce prikaze ordonnait, en outre, que, dans chaque régiment, un Comité fût élu pour assurer le contrôle et l’emploi de toutes les armes, fusils, canons, mitrailleuses, automobiles blindées, etc.. ; en aucun cas, l’usage de ces armes ne pouvait plus dépendre des officiers. Pour terminer, le prikaze abolissait les marques extérieures de la hiérarchie et prescrivait que « tout malentendu entre officiers et soldats » serait désormais réglé par les comités de compagnie. Ce beau document, qui portait la signature de Sokolow, Nachamkitz et Skobélew, fut télégraphié le soir même à toutes les armées du front ; la transmission n’eût d’ailleurs pas été possible, si les émeutiers n’avaient occupé, dès la première heure, les bureaux de la télégraphie militaire.

Aussitôt que Goutchkow se fut installé au ministère de la Guerre, il s’efforça d’amener le Soviet à retirer l’extraordinaire prikaze, qui n’équivalait à rien de moins qu’à la. destruction de toute discipline dans l’armée.

Après de longues négociations, le Soviet a consenti a déclarer que, provisoirement, le prikaze ne serait pas applicable aux armées combattantes. L’effet moral de la publication ne subsiste pas moins. Et, d’après les derniers télégrammes du général Alexéïew, l’indiscipline fait de terribles progrès dans les troupes du front.

Je songe avec douteur que les Allemands sont à quatre-vingts kilomètres de Paris !...



Mercredi, 28 mars.

Nouveau manifeste du Soviet, qui s’adresse, cette fois, « aux peuples de l’univers. » C’est un long flux de paroles emphatiques, un long dithyrambe messianique :

Nous, ouvriers et soldats de Russie, nous vous annonçons le grand événement de la Révolution russe, et nous vous adressons nos vœux enflammés... Notre victoire est une grande victoire de la liberté universelle et de la démocratie... Et nous nous adressons avant tout à vous, frères prolétaires de la coalition germanique. Secouez, à notre exemple, le joug de votre pouvoir semi-autocratique ; n’acceptez plus d’être un instrument de conquête entre les mains de vos rois, de vos propriétaires, de vos banquiers, etc.

J’attends la réponse du prolétariat germanique.



Jeudi, 29 mars.

Depuis le naufrage du tsarisme, tous les métropolites, archevêques, évêques, archimandrites, higoumènes, archiprêtres, hiéromoines, dont Raspoutine avait composé sa clientèle ecclésiastique, traversent des jours pénibles. Partout, ils ont vu se lever contre eux, non seulement la clique révolutionnaire, mais encore leurs ouailles, et souvent même leurs subordonnés. La plupart se sont démis, plus ou moins spontanément, de leurs fonctions ; beaucoup sont en fuite ou incarcérés.

Après une courte arrestation, le métropolite de Pétrograd, Mgr Pitirim, a obtenu d’aller faire pénitence dans un monastère sibérien. Le même sort est échu au métropolite de Moscou, Mgr Macarius, à l’archevêque de Kharkow, Mgr Antoine, à l’archevêque de Tobolsk, Mgr Varnava, à l’évêque de Tchernigow, Mgr Basile, etc.



Vendrerli, 30 mars.

Le germe le plus dangereux qui soit impliqué dans la Révolution se développe depuis quelques jours avec une effrayante rapidité. Finlande, Livonie, Esthonie, Pologne, Lithuanie, Ukraine, Géorgie, Sibérie, réclament leur indépendance ou, pour le moins, leur autonomie complète.

Que la Russie soit vouée au fédéralisme, c’est probable. Elle y est prédestinée par l’immensité de ses territoires, la diversité de ses races, la complexité croissante de ses intérêts. Mais le mouvement actuel est beaucoup plus séparatiste que régionaliste, plus sécessionniste que fédéraliste ; il ne tend à rien de moins qu’à la désagrégation nationale. Aussi, le Soviet le favorise de son mieux. Comment les énergumènes et les imbéciles du Palais de Tauride ne seraient-ils pas teintés de détruire, en quelques semaines, l’œuvre historique de dix siècles !

La Révolution française commença par proclamer la République une et indivisible. A ce principe elle a sacrifié des milliers de têtes, et l’unité française a été sauvée. La Révolution russe prend pour mot d’ordre la Russie dissoute et démembrée.



Samedi, 31 mars.

La propagande anarchique a déjà contaminé la majeure partie du front.

De tous côtés, on me signale des scènes de rébellion, des meurtres d’officiers, des désertions collectives. Même en première ligne, des groupes de soldats quittent leurs corps pour aller voir ce qui se passe à Pétrograd ou dans leurs villages.



Dimanche, 1er avril.

Le nouveau Gouverneur militaire de Pétrograd, le général Kornilow, s’efforce de reprendre peu à peu en main les troupes de la garnison. Tâche d’autant plus ardue que la plupart des officiers ont été tués, dégradés ou chassés. Il a ordonné pour ce matin une revue sur la place du Palais d’hiver, et, très judicieusement, il n’a convoqué que les meilleurs éléments, les unités où la discipline a le moins souffert. Depuis la chute du régime impérial, c’est la première fois qu’un effectif important est réuni en formation régulière.

Des fenêtres du ministère des Affaires étrangères, j’assiste à la revue avec Buchanan et Nératow.

Les troupes, — une dizaine de mille hommes, — ont une assez bonne tenue et défilent correctement. Il y a très peu d’officiers. Toutes les musiques jouent la Marseillaise, mais d’un rythme lent qui la rend sinistre. Dans chaque compagnie, dans chaque escadron, je note plusieurs bannières rouges portant ces inscriptions : Terre et liberté !.. La terre au peuple !.. Vive la république sociale !.. Sur un très petit nombre, je lis : La guerre jusqu’à la victoire ! Au-dessus du Palais d’hiver, flotte un immense drapeau rouge.

Le spectacle est singulièrement instructif. Au point de vue militaire, je résume ainsi mon impression : une troupe chez qui l’esprit de discipline n’a pas tout à fait disparu, mais qui pense beaucoup moins à ses devoirs de guerre qu’à ses espérances de rénovation politique et sociale.

Au point de vue historique et pittoresque, un contraste m’obsède. Je rappelle à Buchanan et à Nératow l’après-midi du 2 août 1914, la scène grandiose de l’Empereur apparaissant au balcon de ce même palais, après avoir juré sur l’Évangile et sur les saintes icônes qu’il ne signerait pas la paix tant qu’il y aurait un soldat ennemi sur le territoire russe.. A cette heure solennelle, j’étais à côté de lui : il était grave et rayonnant. Plus qu’aujourd’hui encore, l’immense place était pleine de monde, soldats, bourgeois, ouvriers, moujiks, femmes, enfants, et toute cette foule, agenouillée sous la bénédiction de son père le Tsar, chantait l’hymne du Bojé Tsaria kranié.


O temps évanouis, ô splendeurs éclipsées,
O soleils descendus derrière l’horizon !


Un paquet de journaux, dont le plus récent a onze jours de date, m’arrive de Paris et me confirme dans une idée que je me faisais d’après les résumés quotidiens transmis par le télégraphe : le public français est enthousiaste de la Révolution russe ! Une fois de plus, notre presse aura manqué de mesure et de jugement. Certes, puisque la disparition du tsarisme est un fait accompli, on était bien forcé de s’adapter au régime nouveau et de « faire bon visage à mauvais jeu ». Il convenait donc que l’opinion française parût accueillir la Révolution russe avec confiance et sympathie. Mais pas d’hosannah ! Le Soviet n’est déjà que trop orgueilleux. Cet excès de louange et d’admiration va achever de l’enivrer. La faute principale est évidemment à la censure, qui aurait dû tempérer le zèle des thuriféraires.

Une lettre personnelle, que m’apporte le même courrier, m’apprend en outre que, dans les couloirs de la Chambre, dans les salons, dans les bureaux de rédaction, on attribue à Sir George Buchanan l’honneur d’avoir provoqué la Révolution pour mettre fin aux intrigues allemandes, ce qui est faux. On ajoute, comme de raison, quelques critiques à mon adresse ; on rappelle que jadis, la diplomatie française n’hésitait pas, dans les grandes circonstances, à employer les grands moyens, qu’elle ne se laissait pas arrêter alors par un vain respect de la légitimité. On m’oppose l’exemple de mon célèbre prédécesseur, le marquis de La Chétardie, qui, en 1741, n’eut pas de scrupule à se compromettre hardiment avec le parti national pour détruire l’influence allemande et porter au trône impérial Élisabeth-Pétrowna... Avant peu, on reconnaîtra que la Révolution était le coup le plus funeste qui pût être infligé au nationalisme russe.


Ce soir, j’ai à dîner le prince Scipion Borghèse, l’ancien député radical au Monte-Citorio, qui vient d’arriver à Pétrograd avec sa fille, la princesse Santa, tous deux d’esprit très libre et très orné, tous deux très curieux de voir sur le vif une révolution... et quelle révolution ! Mes autres convives sont les Polovtsow, la princesse Sophie Dolgorouky, le comte Serge Koutousow, le comte Nani Mocénigo, Poklewski, etc...

Je parle de l’impression favorable que m’a laissée la revue de ce matin. Polovtsow et Poklewski me rapportent, en sens contraire, les nouvelles déplorables qu’ils ont reçues du front.

Le prince Borghèse, avec qui je m’entretiens longuement après le dîner, me demande quels sont les caractères qui me frappent le plus dans la Révolution russe et qui la distinguent le plus, selon moi, des Révolutions occidentales. Je lui réponds :

— Tout d’abord, tenez compte de ce que la Révolution russe est à peine commencée et que certaines forces, qui sont destinées à y jouer un rôle énorme, telles que les convoitises agraires, les antagonismes ethniques, la décomposition sociale, la débâcle économique, la fureur juive, n’agissent encore que virtuellement. Sous cette réserve, voici ce qui me frappe le plus :

Et j’éclaire par quelques exemples les points suivants :

1° Différence radicale de psychologie entre le révolutionnaire latin ou anglo-saxon et le révolutionnaire slave. Chez l’un, l’imagination est logique et constructive ; il détruit pour élever un nouvel édifice, dont il a prévu et médité toutes les parties. Chez l’autre, elle est uniquement destructive et dispersive ; son rêve est l’imprécision même.

2° Les huit dixièmes de la population russe ne savent ni lire ni écrire, ce qui rend le public des assemblées et des meetings d’autant plus sensible au prestige de la parole, d’autant plus docile à l’action des meneurs.

3° La maladie de la volonté est endémique en Russie ; toute la littérature russe le prouve. Les Russes sont incapables de s’obstiner dans l’effort. La guerre de 1812 a été relativement courte. La guerre actuelle, par sa longueur et son atrocité, excède l’endurance du tempérament national.

4° L’anarchie, avec tout ce qu’elle comporte de fantaisie, de paresse, d’indétermination, est une volupté pour le Russe. D’autre part, elle lui offre un prétexte à d’innombrables manifestations publiques, où il satisfait son goût du spectacle et de l’émotion, son vif instinct de la poésie et de la beauté.

5° Enfin, l’étendue immense du pays fait de chaque province un centre de séparatisme et de chaque ville un foyer d’anarchie ; la faible autorité qui reste au Gouvernement provisoire en est toute paralysée.

— Mais quel remède ? me demande Borghèse.

— Il faut que les socialistes des pays alliés démontrent a leurs camarades du Soviet que les conquêtes politiques et sociales de la Révolution russe sont perdues, si la Russie n’est d’abord sauvée.



Lundi, 2 avril.

Un télégramme de Paris m’apprend que le ministre des Munitions, Albert Thomas, va être envoyé en mission extraordinaire à Pétrograd. Son patriotisme, son talent, et, par surcroît, ses convictions socialistes me semblent le qualifier mieux que personne pour faire entendre au Gouvernement provisoire et au Soviet quelques fortes vérités. D’autre part, il verra de près la Révolution russe et il mettra une sourdine à l’étrange concert de flatteries et de louanges qu’elle provoque en France.


Ce soir, je dîne dans l’intimité chez la princesse G…

On n’est pas gai. La conversation se traîne. Chacun s’absorbe dans son rêve intérieur, qui est sombre. Seul, B... est loquace et, comme toujours, il traduit son pessimisme en sarcasmes.

— Quelle joie, s’écrie-t-il, quelle fierté j’éprouve à me promener maintenant par la ville !... Sans cesse je me dis : Désormais, tous ces dvorniks, tous ces izvochtchiks, tous ces rabotchiks sont mes frères !... Ce matin, j’ai croisé une bande de soldats ivres ; j’avais envie de les serrer sur mon cœur !

Se tournant vers le prince G..., il reprend :

— Michel-Constantinowitch, hâtez-vous de renoncer à votre opulence ! Entrez pleinement, loyalement dans l’indigence ! Donnez vite vos terres au peuple, avant qu’il ne vous les prenne ! Ne mettez plus votre bonheur qu’à être pauvre et libre !

Cette ironie amère est peu goûtée de l’auditoire.

Parlant plus sérieusement, B… examine avec moi la situation générale de la Russie, les grands courants qui se dessinent, les redoutables perspectives qui s’ouvrent de tous côtés. Nous énumérons les problèmes politiques, sociaux, économiques, religieux, ethniques, qui sont dès aujourd’hui posés devant le peuple russe, sans compter le terrifiant problème de la guerre, qui met en jeu la vie même de la Russie :

— J’entrevois, dis-je, une longue période d’anarchie. Après quoi, la dictature.

— Oui, répond B... Une ère nouvelle vient de s’ouvrir dans l’histoire de Russie, l’ère hispano-américaine... Oh ! Porfirio Diaz, quand viendras-tu ?

Je lui raconte incidemment que, depuis le dimanche 25 mars, on ne chante plus, à Notre-Dame de France, le Domine, salvum fac Imperatorem nostrum Nicolaum ! On s’arrête après le Domine salvam fac Rempublicam ! On attend la nouvelle formule de prière pour le Gouvernement issu de la Révolution.

— La formule est facile à trouver, réplique B... : Domine, salvam fac crapulam nostram ruthenam !



Mardi, 3 avril.

Milioukow est fort troublé de ce qui se passe à Cronstadt, la grande citadelle navale qui commande l’accès de Pétrograd du côté du golfe de Finlande.

La ville (environ 55 000 habitants) ne reconnaît ni l’autorité du Gouvernement provisoire ni celle du Soviet. Les troupes de la garnison, qui ne compte pas moins de 20 000 hommes, sont en révolte ouverte. Après avoir massacre la moitié de leurs officiers, elles en retiennent comme otages deux cents, qu’elles contraignent aux besognes les plus dégradantes, telles que le balayage des rues, les gros travaux du port.

A Helsingfors, même anarchie.

A Schlusselbourg, la ville est régie par une Commune insurrectionnelle, dont le premier acte a été de pactiser avec un syndicat de prisonniers de guerre allemands. Sur les instances de ce syndicat, une soixantaine de prisonniers alsaciens-lorrains, à qui j’avais procuré un régime de faveur, ont été sévèrement incarcérés.


A cinq heures, je fais visite au grand-duc Nicolas Michaïlovitch, dans son palais, rempli de souvenirs napoléoniens. C’est la première fois que j’ai l’occasion de m’entretenir avec lui, depuis la Révolution.

Il affecte un optimisme auquel je ne réponds que par le silence. Il n’insiste d’ailleurs pas plus qu’il ne faut et, pour que je ne le croie pas trop dupe des événements, il énonce cette conclusion prudente :

— Tant que des hommes aussi sérieux et patriotes que le prince Lvow, Milioukow et Goutchkow resteront maîtres du Gouvernement, je serai plein d’espoir. S’ils succombent, c’est le saut dans l’inconnu.

— Au premier chapitre de la Genèse, cet inconnu est désigné par un nom précis.

— Ah ! quel nom ?

— Le tohu-bohu, qui signifie le chaos.



Mercredi, 4 avril.

Hier, le ministre de la Justice, Kérensky, s’est rendu à Tsarskoïé-Sélo pour contrôler personnellement la garde des ex-souverains. Il a trouvé tout en ordre.

Le comte Benckendorff, grand-maréchal de la Cour, le prince Dolgoroukow, maréchal de la Cour, Mme Naryschkine, grande-maîtresse de la Cour, Mlles de Buxhoevden et Hendrikow, demoiselles d’honneur, enfin le précepteur suisse du Tsaréwitch, Gilliard, partagent la captivité de leurs maîtres. Mme Wyroubow, qui logeait aussi au palais Alexandra, en a été enlevée pour être conduite à Pétrograd et incarcérée à la forteresse des Saints-Pierre-et-Paul, au fameux bastion Troubetzkoï.

Kérensky s’est entretenu avec l’Empereur. Il lui a demandé notamment s’il était vrai, comme les journaux allemands l’ont affirmé, que Guillaume II lui ait plusieurs fois conseillé d’adopter une politique plus libérale.

— Tout le contraire ! s’est écrié l’Empereur.

L’entretien s’est prolongé, sur le ton le plus courtois.

Kérensky a même fini par subir le charme d’affabilité qui émane naturellement de Nicolas II et il s’est plusieurs fois surpris à l’appeler :

Gosoudar !... Sire !

L’Impératrice, au contraire, s’est enveloppée de froideur.

Le départ de Mme Wyroubow ne l’a pas affectée, au moins de la manière qu’on aurait pu croire. Après lui avoir été si passionnément, si jalousement attachée, elle a soudain rejeté sur elle la responsabilité de tous les maux qui accablent la famille impériale et la Russie :

La détestable OEnone a conduit tout le reste !


Jeudi, 5 avril.

J’adresse à Ribot le télégramme suivant :

Quelques journaux de Pétrograd reproduisent un article du Radical concluant à la nécessité de changer le représentant de la République en Russie. Je n’ai pas à prendre l’initiative d’émettre un vœu sur le fond de la question. D’autre part, Votre Excellence me connaît assez pour être certaine que, en de pareilles conjonctures, toute considération personnelle m’est étrangère. Mais l’article du Radical me fait un devoir de lui dire que, après avoir eu l’insigne honneur de représenter depuis plus de trois ans la France à Pétrograd et ayant conscience de n’y avoir épargné aucun effort, je n’éprouverais aucune peine à être déchargé de ma lourde tâche, et que, si le Gouvernement de la République croyait utile de me désigner un successeur, je m’emploierais de mon mieux à faciliter la transition.

Plusieurs motifs me dictent ce télégramme.

D’abord, il peut y avoir un intérêt de service à ce que je sois relevé de ma mission ; car j’avais la confiance de l’ancien régime et je n’ai aucune foi dans le régime nouveau. Puis je devine d’ici la campagne que doivent mener contre moi les partis avancés de la Chambre. Si je dois être rappelé, je veux au moins prendre les devants ; j’ai toujours apprécié l’aphorisme de Sainte-Beuve : « Il faut quitter les choses un peu avant qu’elles ne nous quittent. »


Aujourd’hui, grande cérémonie sur le Champ de Mars, où l’on enterre solennellement les victimes des journées révolutionnaires, les « héros du peuple, » les « martyrs de la liberté. » Une longue fosse a été creusée dans l’axe transversal de l’esplanade. Au centre, une tribune drapée de rouge sert d’estrade au Gouvernement.

Depuis ce matin, des cortèges immenses, interminables, précédés par des musiques militaires, pavoisées de bannières noires, sillonnaient la ville pour recueillir, dans les hôpitaux les deux cent dix cercueils destinés à l’apothéose révolutionnaire. D’après les estimations les plus. modérées, le nombre des manifestants dépasse neuf cent mille. Et pourtant, sur aucun point du parcours, il n’y a eu confusion ni retard. Toutes les processions ont observé, dans leur formation, dans leur marche, dans leurs arrêts, dans leurs chants, un ordre parfait. Malgré le vent glacial, j’ai voulu les voir évoluer à travers le Champ de Mars. Sous le ciel neigeux et cinglé de rafales, ces foules innombrables, qui se déroulent avec lenteur en escortant des cercueils rouges, composent un spectacle d’une extraordinaire grandeur. Et, pour accentuer l’effet tragique, le canon de la Forteresse tonne, de minute en minute. L’art de la mise en scène est inné chez les Russes.

Mais ce qui me frappe le plus est ce qui manque à la cérémonie : le clergé. Pas un prêtre, pas une icône, pas une prière, pas une croix. Un seul chant : la Marseillaise des ouvriers.

Depuis les temps archaïques de Sainte Olga et Saint Wladimir, depuis que le peuple russe est entré dans l’histoire, c’est la première fois qu’un grand acte national s’accomplit sans le concours de l’Église. Hier encore, la religion présidait à toute la vie publique et privée ; elle y intervenait constamment, avec des pompes magnifiques, un ascendant prestigieux, une entière maîtrise des imaginations et des cœurs, sinon des intelligences et des âmes. Il y a quelques jours à peine, ces milliers de paysans, de soldats, d’ouvriers, que je vois défiler devant moi, ne pouvaient apercevoir la moindre icône dans la rue, sans s’arrêter, enlever leur casquette et se barrer la poitrine avec de larges signes de croix. Quel contraste aujourd’hui ! Mais faut-il s’en étonner ? Dans le jeu des idées, le Russe va toujours à l’extrême et à l’absolu.

Peu à peu, le Champ de Mars se vide. Le jour décline ; un brouillard fauve et glacé arrive de la Néwa. L’esplanade, redevenue déserte, prend un aspect sinistre. En retournant à l’ambassade par les allées solitaires du Jardin d’été, je me dis que je viens peut-être d’assister à l’un des faits les plus considérables de l’histoire moderne. Ce qu’on a enterré dans les cercueils rouges, c’est toute la tradition byzantine et moscovite du peuple russe, c’est tout le passé de la Sainte Russie orthodoxe...



Vendredi, 6 avril.

Tandis que les troupes du front se dissolvent chaque jour davantage par l’effet de la propagande socialiste, la petite armée, qui se bat aux confins du Kurdistan, sous les ordres du général Baratow, poursuit vaillamment sa rude tâche.

Après avoir occupé Kermanchah, puis Kizilraba, elle vient de pénétrer en Mésopotamie et d’effectuer sa liaison avec les Anglais au Nord-Est de Bagdad.

Dans le cadre de la guerre générale, cette opération brillante n’a évidemment qu’une importance épisodique ; mais c’est peut-être le dernier exploit que les historiens auront à inscrire dans les annales militaires de la Russie.



Samedi, 7 avril.

Hier, les États-Unis ont déclaré la guerre à l’Allemagne.

Nous nous félicitons, Milioukow et moi, de cet événement qui enlève aux Puissances germaniques leur dernière chance de salut. J’insiste auprès de lui pour que le Gouvernement provisoire fasse répandre à profusion dans tous les milieux russes le beau message que le Président Wilson vient d’adresser au Congrès et qui se termine ainsi :

Rester neutre, n’est plus possible, quand la paix du monde et la liberté des peuples sont en jeu. Nous voici donc obligés d’accepter la bataille avec l’ennemi naturel de la paix et de la liberté. Nous y sacrifierons notre vie, notre fortune, tout ce que nous possédons, avec la fierté de savoir qu’enfin le jour est arrivé où l’Amérique peut donner son sang pour les nobles principes d’où elle est née.


Pendant que la démocratie américaine tient ce magnifique langage, la révolution russe achève de perdre le sentiment du devoir patriotique et de l’honneur national.

Cet après-midi, le régiment de Volhynie, ancien régiment de la Garde, qui, le 12 mars, s’est insurgé le premier et dont l’exemple a entraîné le reste de la garnison, a organisé, au Théâtre Marie, un concert au profit des victimes de la Révolution. Une invitation très correcte a été envoyée aux ambassadeurs de France, d’Angleterre et d’Italie. Nous avons décidé de nous y rendre, afin de n’avoir pas l’air de mépriser le régime nouveau : le Gouvernement provisoire participe d’ailleurs à la solennité.

Combien transformé, le Théâtre Marie ! Ses habiles machinistes auraient-ils jamais pu réaliser un si prodigieux changement de décor ? Tous les écussons impériaux, toutes les aigles d’or sont arrachés. Les ouvreurs des loges ont troqué la somptueuse livrée de la Cour contre de piteux vestons grisâtres.

La salle est comble. Public de bourgeois, d’étudiants, de soldats. Un orchestre militaire occupe la scène ; les hommes du régiment de Volhynie sont groupés à l’arrière-plan.

On nous introduit dans l’avant-scène de gauche, qui était la loge de la famille impériale, où j’ai vu tant de fois le grand-duc Boris, le grand-duc Dimitry, le grand-duc André applaudir la Kchéchinskaïa, la Karsavina, la Spésivtséwa, la Smirnowa. En face, dans la loge du ministre de la Cour, tous les ministres sont réunis, en simple jaquette. Et je pense au vieux comte Fréedericksz, si chamarré, si courtois, qui est présentement détenu dans un hôpital et qui, gravement malade de la vessie, est obligé de subir les soins les plus humiliants en présence de deux geôliers. Je pense aussi à sa femme, l’excellente comtesse Hedwige-Aloïsowna, qui m’avait demandé asile dans mon ambassade et qui agonise dans un lazaret ; au général Woyéïkow, commandant des Palais impériaux, qui est incarcéré à la Forteresse ; à tous ces brillants aides de camp, gardes-à-cheval et chevaliers-gardes, qui sont aujourd’hui morts, prisonniers ou fugitifs.

Mais l’intérêt de la salle se concentre sur la grande loge impériale de face, la loge des galas. Une trentaine de personnes y ont pris place : de vieux messieurs, quelques vieilles dames, des figures graves, creuses, étrangement expressives, inoubliables, qui promènent sur le public des regards étonnés. Ce sont les héros et les héroïnes du terrorisme, qui, il y a vingt jours à peine, vivaient déportés en Sibérie, emprisonnés à Schlusselbourg ou à la Forteresse des Saints-Pierre-et-Paul. Il y a là Morozow, Lopatin, Véra Figner, Véra Zassoulitch, etc. Je songe avec effroi à tout ce que ce petit groupe représente de souffrances physiques et de détresses morales, endurées dans le silence, ensevelies dans l’oubli. Quel épilogue pour les Mémoires de Kropotkine, pour les Souvenirs de la Maison des morts de Dostoïewsky !

Le concert commence par la Marseillaise, qui est actuellement l’hymne russe. La salle croule sous les applaudissements et sous les cris de : « Vive la Révolution ! » Quelques cris de : « Vive la France ! » me sont adressés.

Puis, long discours du ministre de la Justice, Kérensky. Discours habile, où le thème de la guerre s’enveloppe de phraséologie socialiste ; diction mordante, hachée ; geste rare, brusque, impérieux. Vif succès, qui fait passer un éclair de plaisir sur le visage blême et crispé de l’orateur.

Dans l’entr’acte qui suit, Buchanan me dit :

— Allons saluer le Gouvernement dans sa loge ! Cela sera bien vu.

Aussitôt l’entr’acte fini, nous retournons à notre loge.

Un murmure de sympathie et comme de recueillement traverse la salle ; on dirait une ovation silencieuse.

C’est Véra Figner qui apparaît sur la scène, à la place du chef d’orchestre. Très simple, coiffée de bandeaux gris, habillée d’une robe de laine noire avec un fichu blanc, elle a l’air d’une vieille dame distinguée. Rien ne révèle en elle la redoutable nihiliste qu’elle fut jadis, au temps de sa jeunesse. Elle est d’ailleurs d’une bonne famille, affiliée à la noblesse.

Sur un ton calme, uni, sans le moindre geste, sans le moindre éclat de voix, sans un signe qui trahisse la violence ou l’emphase, l’âpreté de la rancune ou l’orgueil de la victoire, elle commémore l’armée innombrable de tous ceux qui ont pavé obscurément de leur vie le triomphe actuel de la Révolution, qui ont succombé anonymement dans les prisons d’État et dans les bagnes sibériens. Le martyrologe se déroule comme une litanie, comme une mélopée. Les dernières phrases, prononcées plus lentement, ont un accent intraduisible de tristesse, de résignation, de pitié. Seule peut-être, l’âme slave est capable de cette résonance. Une marche funèbre, que l’orchestre exécute aussitôt, semble continuer le discours, dont l’effet pathétique s’achève ainsi en émotion religieuse. La plupart des assistants pleurent. A l’entr’acte qui succède, nous nous retirons ; car on annonce que Tchéïdzé, l’orateur du groupe « travailliste, » va parler contre la guerre, que des altercations sont à prévoir, etc. Notre place n’est plus là. Puis, le souvenir que nous laissera cette cérémonie est d’une trop rare qualité : ne le gâtons pas.

Dans les couloirs vides que je traverse hâtivement, je crois voir les fantômes de mes élégantes amies qui, tant de fois, sont venues ici bercer leurs rêves aux fantaisies de la danse et qui furent le dernier charme d’une société disparue pour toujours.



Dimanche, 8 avril.

On a évalué à près d’un million le nombre de personnes qui ont assisté, jeudi dernier, à la cérémonie funèbre du Champ de Mars. Le caractère civil des obsèques n’avait soulevé aucune protestation populaire. Seuls, les Cosaques avaient déclaré que leur conscience leur interdisait de participer à des funérailles dont l’image du Christ était exclue et ils étaient restés dans leurs casernes.

Mais, dès le lendemain, un malaise étrange s’est répandu parmi les gens du peuple, surtout parmi les soldats, — un malaise fait de réprobation, de remords, d’inquiétude vague, de pressentiments superstitieux. Nul doute, maintenant : ces obsèques sans popes et sans icônes étaient un sacrilège. Dieu se vengerait. Ah ! les Cosaques l’avaient bien compris, eux ! Ils ne s’étaient pas laissé entraîner dans cette coupable aventure ; ils sont toujours si malins !... Et puis, n’était-ce pas une impiété aussi d’avoir peint les cercueils en rouge ? Il n’y a que deux couleurs chrétiennes pour les cercueils : le blanc et le jaune ; c’est tellement connu que le catéchisme n’en parle même pas. Ainsi, avec cette invention diabolique de peindre les cercueils en rouge, on a profané les morts. Il ne manquait plus que cela !... Toute la cérémonie du Champ de Mars a dû être machinée par des Juifs !...

Cette protestation du sentiment public est devenue si générale et si vive que le Gouvernement provisoire s’est cru obligé d’y satisfaire. Par son ordre, des prêtres sont venus hier réciter les prières funèbres sur les tombes du Champ de Mars.


Je dîne ce soir chez Mme P... Une dizaine de convives, tous intimement liés. Parmi eux, un aide de camp du grand-duc Nicolas-Nicolaïéwitch, le prince Serge B..., qui arrive du Caucase.

Pendant toute la soirée, conversation générale et très animée, où chacun émet son avis sur le cours des événements. De cette consultation expansive et primesautière, voici ce que je retiens :

« La situation a beaucoup empiré ces derniers jours. Le pays, pris dans son ensemble, n’accepterait pas une paix déshonorante, comme serait une paix séparée. Mais il se désintéresse totalement de la guerre, pour ne plus penser qu’aux questions intérieures, et, par-dessus tout, à la question agraire... Il faut reconnaître, en effet, que la guerre n’a plus de but pour le peuple russe. Constantinople, Sainte-Sophie, la Corne-d’Or ? Mais personne ne songe plus à cette chimère, sauf Milioukow, et uniquement parce qu’il est historien... La Pologne ? Elle ne concerne plus l’État russe, depuis que le Gouvernement provisoire a proclamé son indépendance. C’est donc à elle seule de réaliser désormais son unité territoriale ; elle devra prendre dorénavant pour devise : Polonia farà da se... Quant à la Lithuanie, à la Courlande et même à la Livonie, c’est avec une indifférence absolue que l’on considère leur sort futur, sous le prétexte que ce ne sont pas des terres russes... Partout, la même note se fait entendre, à Moscou comme à Pétrograd, à Kiew comme à Odessa ; partout le même découragement, la même abolition du sens national et patriotique... Du côté de l’armée, les impressions ne sont pas plus réconfortantes. Dans les garnisons de l’intérieur, c’est l’indiscipline complète, l’oisiveté, le vagabondage, la désertion. Jusqu’en ces derniers temps, les troupes du front avaient gardé un bon esprit. L’échec récent du Stokhod a révélé que, même en première ligne, les troupes ont perdu leur cohésion morale ; car il n’est pas douteux qu’un régiment ait refusé de se battre... Que dire du désordre qui sévit dans l’administration générale, dans le service des transports, des approvisionnements, des fabrications ?...

Comme j’essaie de réfuter quelques-unes de ces assertions pessimistes, Mme P... répond :

— Ne vous faites pas d’illusion. Malgré toutes les belles phrases des discours officiels, la guerre est morte. Un miracle seul pourrait la ressusciter !

— Ce miracle ne peut-il venir de Moscou ?

— Moscou ne vaut pas mieux que Pétrograd !



Lundi, 9 avril.

Une vive polémique est engagée, depuis quelques jours, entre le Gouvernement provisoire et le Soviet, plus spécialement entre Milioukow et Kérensky, au sujet des « buts de guerre. »

Le Soviet exige que le Gouvernement se concerte immédiatement avec ses Alliés pour l’ouverture d’une négociation de paix sur les bases suivantes : « Pas d’annexions, pas d’indemnité, libre développement des peuples. »

Je stimule de mon mieux Milioukow, en lui représentant que les exigences du Soviet équivalent à une défection de la Russie et que, si on la laissait s’accomplir, ce serait une honte éternelle sur le peuple russe :

— Vous avez, lui dis-je, plus de dix millions d’hommes en armes ; vous êtes soutenus par huit alliés, dont la plupart ont été beaucoup plus éprouvés que vous, mais qui sont tous plus résolus que jamais à se battre jusqu’à la victoire complète. Un neuvième allié vous arrive, et quel allié ! L’Amérique ! Cette guerre effroyable a été déchaînée pour une cause slave. La France a couru à votre secours, sans marchander un seul instant son appui... Et vous seriez les premiers à vous retirer de la lutte !

— Je suis tellement de votre avis, proteste Milioukow, que, si les exigences du Soviet devaient triompher, je quitterais aussitôt le pouvoir !

Une proclamation que le Gouvernement provisoire adresse au peuple russe, et qui est publiée ce matin, essaie d’éluder la difficulté en voilant sous des formules nuageuses son intention de poursuivre la guerre.

Comme je représente à Milioukow l’inconsistance et la timidité de ces formules, il me répond :

— Je considère comme un grand succès de les avoir fait insérer dans la proclamation. Nous sommes obligés d’être très prudents vis-à-vis du Soviet ; car nous ne pouvons pas compter encore sur la garnison pour nous défendre.

II est de fait que le Soviet est maître de Pétrograd !



Mercredi, 11 avril.

J’ai à déjeuner le leader du parti « cadet, » Basile Maklakow, la princesse Sophie Dolgorouky, le prince Scipion Borghèse, le peintre et critique d’art Alexandre-Nicolaïéwitch Benois.

Maklakow, qui a vu d’aussi près que personne la Révolution, nous en raconte la genèse :

— Aucun de nous, dit-il, ne prévoyait l’ampleur du mouvement ; aucun de nous ne s’attendait à un pareil cataclysme. Certes, nous savions que le régime impérial était pourri ; nous ne nous doutions pas que ce fût à ce point. C’est pourquoi rien n’était préparé. J’en parlais hier avec Maxime Gorky et Tchéïdzé : ils ne sont pas encore revenus de leur surprise.

— Alors, demande Borghèse, cette conflagration de la Russie entière a été spontanée ?

— Oui, toute spontanée.

Je fais observer que de même, en février 1848, la victoire de la Révolution n’étonna personne autant que les chefs du parti républicain, Ledru-Rollin, Armand Marrast, Louis Blanc ; j’ajoute :

— On ne peut jamais prédire que l’éruption du Vésuve se produira tel jour, à telle heure. C’est déjà beaucoup de discerner les signes prémonitoires, de noter les premières ondes sismiques, d’annoncer que l’éruption est inévitable et imminente. Tant pis pour les habitants de Pompéi et d’Herculanum qui ne se contentent pas de cet avertissement [4].

A Tsarskoïé-Sélo, la surveillance se fait plus rigoureuse autour des souverains déchus. L’Empereur est toujours extraordinaire d’indifférence et de placidité. L’air calme, insouciant, il passe la journée à feuilleter les journaux, à fumer des cigarettes, à combiner des puzzles, à jouer avec ses enfants. Il semble approuver une sorte de douceur à être enfin déchargé de son fardeau souverain.

Dioclétien à Salone, Charles-Quint à San-Yuste n’avaient pas plus de sérénité.

L’Impératrice est, au contraire, dans l’exaltation mystique ; elle répète constamment :

— C’est Dieu qui nous inflige cette épreuve. Je l’accepte avec gratitude pour mon salut éternel.

Il lui arrive cependant de ne pouvoir réprimer les éclats de son indignation, lorsqu’elle voit exécuter les consignes sévères qui, même dans l’enceinte du palais, enlèvent à l’Empereur toute liberté de mouvement. Parfois, c’est un factionnaire qui lui barre le passage au seuil d’une galerie ; parfois, c’est l’officier de garde qui, après le repas pris en commun, lui intime l’ordre de rentrer dans sa chambre. Nicolas II obéit sans un mot de récrimination. Alexandra-Féodorowna se cabre et se révolte comme devant une insulte ; mais bientôt elle se domine et s’apaise en murmurant :

— Cela aussi, nous devons l’accepter... Le Christ n’a-t-il pas bu le calice jusqu’à la lie ?



Samedi, 14 avril.

Trois députés socialistes français, Moutet, Cachin et Lafont, sont arrivés hier soir de Paris par Bergen et Tornéo ; ils viennent prêcher au Soviet la sagesse et le patriotisme. Deux membres du Labour Party, O’Grady et Thorne, les accompagnent.

Moutet est avocat ; Cachin et Lafont sont professeurs de philosophie ; O’Grady est ébéniste, Thorne est plombier. Ainsi, le socialisme français est représenté par des intellectuels, d’éducation classique ; le socialisme anglais par des hommes de métier, des matter-of-fact-men. Théorie, d’un côté ; réalisme, de l’autre.

Mes trois compatriotes se présentent ce matin à mon cabinet. Nous nous entendons parfaitement sur la tâche qu’ils ont à remplir ici. Leur principale inquiétude est de savoir si la Russie est capable de poursuivre la guerre et si l’on peut encore espérer d’elle un effort qui nous permette de réaliser notre programme de paix. Je leur expose que, s’ils savent gagner la confiance du Soviet, s’ils lui parlent avec une amicale fermeté, s’ils réussissent à lui démontrer que le sort de la Révolution est lié au sort de la guerre, l’armée russe pourra jouer, de nouveau, un rôle important, un rôle de masse, sinon de choc, dans nos plans stratégiques. Quant à notre programme de paix, nous devrons évidemment l’adapter aux conditions nouvelles du problème. Du côté de l’Occident, je ne vois aucun motif de renoncer à nos prétentions et de réduire nos espérances, le concours américain devant compenser approximativement l’infériorité du concours russe. Mais, du côté de l’Europe orientale et de l’Asie mineure, il nous faudra sans doute sacrifier quelque peu de nos rêves ; j’estime d’ailleurs que, si nous savons nous y prendre, si notre diplomatie exécute à temps l’évolution qui s’imposera tôt ou tard, ce sacrifice ne coûtera pas trop cher à la France. Ils se déclarent pleinement d’accord avec moi.

A une heure, ils viennent déjeuner, en petit comité, à l’ambassade. Tout ce qu’ils me rapportent sur l’état de l’opinion française est satisfaisant.

A les voir ainsi dans mes salons, je songe à l’étrange et paradoxal spectacle qu’est leur présence. Pendant vingt-cinq ans, le parti socialiste n’a cessé d’attaquer l’Alliance franco-russe. Et ce sont aujourd’hui trois députés socialistes qui viennent la défendre... contre la Russie !

En me quittant, ils vont au Champ de Mars déposer une couronne sur la tombe des victimes de la Révolution, de même que jadis les envoyés de la République française allaient à la Forteresse des Saints-Pierre-et-Paul porter une couronne sur le sépulcre d’Alexandre III. Comme écrivait Sainte-Beuve, « il n’est que de vivre pour voir tout et le contraire de tout. »



Dimanche, 15 avril.

Selon le calendrier orthodoxe, c’est aujourd’hui le dimanche de Pâques. Nul incident, nulle innovation n’a marqué la semaine sainte, sauf que les théâtres, qui précédemment fermaient leurs portes pendant toute la quinzaine finale du carême, sont restés ouverts jusqu’au mercredi saint.

Cette nuit, toutes les églises de Pétrograd. ont célébré, avec la magnificence accoutumée, l’office solennel de la Résurrection. En l’absence du métropolite Pitirim, déjà cloîtré dans son couvent sibérien, la messe pontificale a été dite à la Laura de Saint-Alexandre-Newsky par Mgr Tikhon, archevêque d’Iaroslawl, pendant que les deux vicaires épiscopaux, Mgr Ghennadius et Mgr Benjamin, officiaient à Saint-Isaac et à Notre-Dame de Kazan. La foule qui se pressait dans ces grandes cathédrales n’était pas moindre que les années antérieures.

Je m’étais rendu à Notre-Dame de Kazan. C’était le même spectacle qu’au temps du tsarisme, la même somptuosité majestueuse, le même déploiement de pompe liturgique. Mais je n’avais encore jamais observé une expression si intense de la piété russe. Autour de moi, la plupart des visages étaient saisissants de ferveur implorante ou de résignation accablée. A l’instant suprême de l’office, quand le clergé sortit de l’iconostase dans un flamboiement d’or et que le chant d’allégresse retentit : Gloire à la Trinité sainte ! Gloire éternelle ! Notre sauveur le Christ est ressuscité ! alors une houle d’émotion souleva les fidèles. Et, tandis qu’ils s’embrassaient selon l’usage, en répétant : Christ est ressuscité ! je vis que beaucoup d’entre eux sanglotaient.

En revanche, on me rapporte que, dans les quartiers ouvriers de Kolomna, de la Galernaïa, de Viborg, plusieurs églises étaient presque désertes.


Les députés socialistes français et leurs camarades anglais ont été reçus, cet après-midi, par le Soviet.

L’accueil a été froid, si froid même, que Cachin a perdu contenance et que, pour rendre la conversation possible, il a cru devoir « jeter du lest. » Or, ce « lest » n’était rien moins que l’Alsace-Lorraine, dont la restitution à la France a été, non pas affirmée comme un droit, mais présentée comme une simple éventualité soumise à toute sorte de conditions, telles qu’un plébiscite. Si c’est là tout le concours que nos députés viennent m’apporter, ils eussent mieux fait de s’épargner le voyage !

A cette même séance du Soviet, Plékhanow, arrivé de France en même temps que les délégués français et anglais, a reparu ; pour la première fois après quarante années d’exil, devant un public russe.

Plékhanow est une noble figure du parti révolutionnaire, le fondateur de la social-démocratie russe ; c’est de lui que le prolétariat russe a entendu les premiers appels à l’union et à l’organisation. Aussi lui a-t-on fait une réception triomphale, quand il a débarqué avant-hier soir à la gare de Finlande et le Gouvernement provisoire est allé le saluer officiellement.

De même, quand il a pénétré aujourd’hui au Palais de Tauride, les acclamations ont éclaté de toutes parts. Mais lorsqu’il a parlé de la guerre, lorsqu’il a hautement revendiqué le titre de socialiste-patriote et déclaré qu’il n’entend pas plus se soumettre à la tyrannie des Hohenzollern qu’au despotisme des Romanow, un profond silence s’est fait autour de lui et des murmures se sont propagés sur plusieurs bancs.



Lundi, 16 avril.

J’ai prié les trois députés socialistes de venir me voir ce matin et je leur ai signalé le danger des déclarations par trop conciliantes, auxquelles l’un d’eux s’est laissé aller hier devant le Soviet. Cachin me répond :

— Si j’ai parlé ainsi, c’est que, en toute sincérité, je ne pouvais faire autrement. Au lieu de nous recevoir en amis, on nous a fait subir un véritable interrogatoire et sur un tel ton, que j’ai vu le moment où nous allions être obligés de nous retirer.

Devant retourner aujourd’hui au Palais de Tauride, ils me promettent de rattraper, autant que possible, leurs concessions d’hier.

Quand je me rends au ministère des Affaires étrangères, à midi, Milioukow me parle aussitôt de ces déplorables concessions :

— Comment voulez-vous, me dit-il, que je résiste aux prétentions de nos maximalistes, si les socialistes français eux-mêmes abandonnent la partie ?



Mardi, 17 avril.

Le ministre de la Justice, Kérensky, vient déjeuner à l’ambassade, avec Cachin, Moutet et Lafont.

Kérensky n’a accepté mon invitation qu’à la condition de pouvoir se retirer aussitôt le repas fini ; car il doit se rendre au Soviet, à deux heures. L’important est qu’il prenne contact avec mes trois députés.

La conversation s’engage tout de suite sur la guerre. Kérensky expose ce qui fait le fond de son dissentiment avec Milioukow : c’est que les Alliés doivent réviser leur programme de paix, afin de l’adapter aux conceptions de la démocratie russe. Les idées qu’il développe à l’appui sont celles du parti « travailliste, » qu’il représentait à la Douma et qui est par excellence le parti des paysans, le parti dont la devise est Zemla i Vola, « Terre et liberté. » Sous la réserve de ces opinions, il affirme avec énergie la nécessité de continuer la lutte contre le militarisme allemand.

Nous l’écoutons, sans trop le contredire. Je devine d’ailleurs que, dans le fond d’eux-mêmes, tous mes convives socialistes lui donnent plus ou moins raison. Quant à moi, ne sachant pas encore quelle attitude Albert Thomas a mission d’adopter vis-à-vis du socialisme russe, je me tiens sur la réserve.

A peine le café servi, Kérensky part en hâte pour le Soviet, où l’apôtre du marxisme international, le fameux Lénine, arrivé de Suisse par l’Allemagne, va faire sa rentrée politique.


Une scène ignoble s’est passée, il y a quelques jours, à l’église russe d’Helsingfors. On célébrait le service funèbre du lieutenant de vaisseau Polivanow, assassiné par son équipage pendant les derniers troubles. Selon le rite orthodoxe, le cercueil était découvert. Tout à coup, un groupe d’ouvriers et de matelots fait irruption dans l’église. Là, défilant tous l’un après l’autre devant le catafalque, ils crachent à la figure du mort. La veuve éplorée, sanglotante, essuie avec son mouchoir le visage souillé, en suppliant les misérables de cesser leurs outrages. Mais, la repoussant brutalement, ils s’emparent du cercueil, le soulèvent, le retournent, renversent le corps, les cierges, les couronnes et sortent de l’église en braillant la Marseillaise.



Mercredi, 18 avril.

Milioukow me dit ce matin, d’un air radieux :

— Lénine a complètement échoué, hier devant le Soviet. Il a plaidé la thèse pacifiste avec une telle outrance, une telle impudeur, une telle maladresse, qu’il a dû se taire et sortir sous les huées... Il ne s’en relèvera pas.

Je lui réponds, à la russe :

— Dieu donne !

Mais je crains que, une fois de plus, Milioukow ne soit dupe de son optimisme. L’arrivée de Lénine m’est en effet représentée comme la plus dangereuse épreuve que puisse avoir à subir la Révolution russe.



Jeudi, 19 avril.

Le général Broussilow vient d’adresser au prince Lvow ce curieux télégramme :

Les soldats, officiers généraux et fonctionnaires de l’armée du Sud-Ouest, réunis en assemblée, ont résolu de porter à la connaissance du Gouvernement provisoire leur conviction profonde que le lieu de réunion de l’Assemblée constituante doit être, en toute justice, la première capitale de la terre russe. Moscou est consacrée dans la conscience populaire par les actes les plus importants de notre histoire nationale ; Moscou est essentiellement russe et infiniment chère au cœur russe. Convoquer l’Assemblée constituante à Pétrograd, dans cette ville qui, par son caractère administratif et international, a toujours été séparée de la vie russe, ce serait un geste illogique et factice, contraire à toutes les aspirations du peuple russe. Je m’associe de tout cœur à cette motion et je déclare, en ma qualité de citoyen russe, que je considère comme terminée la période pétersbourgeoise de l’histoire russe.

BROUSSILOW.



Vendredi, 20 avril.

Les députés socialistes français commencent à déchanter de la Révolution russe, depuis qu’ils la voient de près. L’accueil dédaigneux qu’ils ont reçu du Soviet a quelque peu rafraîchi leur admiration. Ils gardent néanmoins une dose énorme d’illusions : ils croient encore à la possibilité de galvaniser le peuple russe par « une politique hardiment démocratique, orientée vers l’internationalisme. »

J’essaie de leur démontrer leur erreur :

— La Révolution russe est essentiellement anarchique et destructive. Livrée à elle-même, elle ne peut aboutir qu’à une effroyable démagogie de la plèbe et de la soldatesque, à la rupture de tous les liens nationaux, à un écroulement total de la Russie, Avec l’outrance propre au caractère russe, elle ira vite à l’extrême ; elle est condamnée à sombrer dans la dévastation et la barbarie, dans l’horreur et l’absurdité. Vous ne soupçonnez pas la grandeur des forces qui viennent de se déchaîner... La catastrophe peut-elle encore être conjurée par des moyens tels que la réunion immédiate d’une Assemblée constituante ou un coup d’État militaire ? J’en doute. Le mouvement n’est pourtant qu’à son origine. On peut donc le maîtriser plus ou moins, le ralentir, le manœuvrer, gagner du temps. Un répit de quelques mois serait d’une importance capitale pour l’issue de la guerre... L’appui que vous prêtez aux extrémistes va précipiter le cataclysme final.

Mais je m’aperçois bientôt que je prêche dans le vide : je n’ai pas la grandiloquence des Tsérételli et des Tchéïdzé, des Skobélew et des Kérensky [5].



Samedi, 21 avril.

Quand Milioukow m’assurait naguère que Lénine s’était irrémissiblement discrédité devant le Soviet par l’outrance de son défaitisme, il subissait une fois de plus l’illusion optimiste.

L’autorité de Lénine semble au contraire s’être beaucoup accrue ces derniers jours. Ce qui n’est pas douteux, c’est qu’il a déjà rallié autour de sa personne et sous son commandement tous les énergumènes de la révolution ; il s’affirme dès maintenant comme un chef redoutable.

Né le 23 avril 1870 à Simbirsk, sur la Volga, Wladimir-Ilitch Oulianow, dit Lénine, est purement Russe. Son père, qui appartenait à la petite noblesse provinciale, occupait un emploi dans l’administration scolaire. En 1887, son frère aîné, impliqué dans un attentat contre Alexandre III, fut condamné à mort et pendu. Ce drame décida toute la vie du jeune Wladimir-Ilitch, qui achevait alors ses études à l’université de Kazan : il se lança, corps et âme, dans le mouvement révolutionnaire. La destruction du tsarisme fut désormais son idée fixe et l’évangile de Karl Marx devint son bréviaire. Au mois de janvier 1897, la police, qui le surveillait, le relégua pour trois ans à Minouschinsk, sur le haut Iénisséy, aux confins de la Mongolie. A l’expiration de sa peine, il fut autorisé à sortir de Russie et il s’installa en Suisse, d’où il venait souvent à Paris. D’une activité inlassable, il forma bientôt une secte ardente, qu’il exaltait dans le culte du marxisme international. Pendant les troubles séditieux de 1905, il crut, un instant, que son heure était venue et, secrètement, il rentra en Russie. Mais la crise tourna court ; ce n’était qu’un prélude, un premier éveil des passions populaires. Il reprit donc le chemin de l’exil.

Utopiste et fanatique, prophète et métaphysicien, étranger à la notion de l’impossible et de l’absurde, fermé à tout sentiment de justice et de pitié, violent et machiavélique, fou d’orgueil, Lénine met au service de ses rêves messianiques une volonté audacieuse et froide, une logique tranchante, une extraordinaire puissance de prosélytisme et de commandement. D’après ce qu’on me rapporte de ses premiers discours, il réclame la dictature révolutionnaire des masses ouvrières et rurales ; il prêche que le prolétariat n’a pas de patrie et il appelle, de tous ses vœux, la défaite des armées russes. Lorsqu’on oppose à ses chimères quelque objection tirée de la réalité, il répond par ce mot superbe : « Tant pis pour la réalité ! » Aussi est-ce peine perdue que de vouloir lui démontrer que, si les armées russes sont détruites, la Russie tombera comme une proie dans les griffes du vainqueur allemand qui, après s’être bien assouvi et payé sur elle, l’abandonnera aux convulsions de l’anarchie. Le personnage est d’autant plus dangereux qu’on le dit chaste, sobre, ascétique. Tel que je me le représente, il y a en lui du Savonarole et du Marat, du Blanqui et du Bakounine.


MAURICE PALÉOLOGUE.

  1. Copyright by Maurice Paléologue, 1922.
  2. Voyez la Revue des 15 décembre 1921, 1er et 15 janvier, 15 février. 1er et 15 mars, 1er mai et 1er juin 1922.
  3. Télégramme du ministre de la Justice de Russie, envoyé à Jules Guesde membre de la Chambre française des Députés, à Paris :
    Je suis profondément touché du salut fraternel qu’avec les camarades Marcel Sembat et Albert Thomas vous m’avez adressé.
    Nous n’avons jamais douté de l’entière sympathie et de l’appui moral que dans notre lutte, nous trouvons auprès du socialisme français.
    Le peuple russe est libre. Grâce aux sacrifices faits par la classe ouvrière et par l’armée révolutionnaire, a été anéanti le tsarisme russe, qui, de tout temps, fut le rempart de la réaction universelle. C’est le peuple lui-même qui va maintenant édifier sa propre vie.
    Saluant les efforts héroïques de la France républicaine et démocratique pour défendre le sol natal, dans la résolution unanime de mener la guerre jusqu’à une fin digne de la démocratie, les socialistes russes ont foi en la solidarité internationale des classes ouvrières pour triompher de l’impérialisme réactionnaire et violent et pour apporter avec elle la paix, si nécessaire au développement de la personnalité humaine.
    A. KÉRENSKY,
    Ministre de la Justice, vice-président
    du Conseil des Députés ouvriers et soldats.
  4. Les socialistes russes de 1917 ont éprouvé la même surprise que les républicains français de 1848. Dans une conférence faite à Paris, le 12 mars 1920, M. Kérensky a déclaré que ses amis politiques s’étaient réunis chez lui, le 10 mars 1917, et qu’ils avaient décidé à l’unanimité, que la révolution était impossible en Russie. Deux jours plus tard, le tsarisme était renversé.
    (Cf. Le Journal du peuple, 14 mars 1920.)
  5. Dans le journal l’Heure, en date du 5 juin 1918, M. Marcel Cachin a résumé ainsi nos entretiens :
    Tandis que nous lui disions, Moutet et moi, qu’il était nécessaire de faire encore un effort dans le sens démocratique pour essayer de mettre debout la Russie, M. Paléologue, pessimiste, nous répondait : « Vous vous faites illusion à vous-mêmes, en pensant que ce peuple slave va se redresser. Non. Il est destiné dès maintenant à la dissolution. Militairement, vous n’avez plus rien à en attendre. Aucun effort ne peut le sauver ; il va à sa destruction ; il suit sa voie historique ; l’anarchie le guette. Et, pendant des années, nul ne peut imaginer ce qu’il va devenir...» Nous n’avions pas voulu, quant à nous, désespérer ainsi de l’âme slave.