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La Russie en 1839/Lettre dix-neuvième

La bibliothèque libre.
Amyot (deuxième volumep. 299-344).


SOMMAIRE DE LA LETTRE DIX-NEUVIÈME.


Pétersbourg en l’absence de l’Empereur. — Contre-sens des architectes. — Rareté des femmes dans les rues de Pétersbourg. — L’œil du maître. — Agitation des courtisans. — Les métamorphoses. — Caractère particulier de l’ambition des Russes. — Esprit militaire. — Nécessité qui domine l’Empereur lui-même. — Le tchinn. — Esprit de cette institution. — Pierre Ier. — Sa conception. — La Russie devient un régiment. — La noblesse anéantie. — Nicolas plus Russe que Pierre Ier. — Division du tchinn en quatorze classes. — Ce qu’on gagne à faire partie de la dernière. — Correspondance des classes civiles avec les grades de l’armée. — L’avancement dépend uniquement de la volonté de l’Empereur. — Puissance prodigieuse. — Effets de l’ambition. — Pensée dominante du peuple russe. — Opinions diverses sur l’avenir de cet Empire. — Coup d’œil sur le caractère de ce peuple. — Comparaison des hommes du peuple en Angleterre, en France et en Russie. — Misère du soldat russe. — Danger que court l’Europe. — Hospitalité russe. — À quoi elle sert. — Difficulté qu’on éprouve à voir les choses par soi-même. — Formalités qualifiées de politesses. — Souvenirs de l’Orient. — Mensonge nécessaire. — Action du gouvernement sur le caractère national. — Affinité des Russes avec les Chinois. — Ce qui excuse l’ingratitude. — Ton des personnes de la cour. — Préjugés des Russes contre les étrangers. — Différence entre le caractère des Russes et celui des Français. — Défiance universelle. — Mot de Pierre le Grand sur le caractère de ses sujets. — Grecs du Bas-Empire. — Jugement de Napoléon. — L’homme le plus sincère de l’Empire. — Sauvages gâtés. — Manie des voyages. — Erreur de Pierre le Grand perpétuée par ses successeurs. — L’Empereur Nicolas seul y a cherché un remède. — Esprit de ce règne. — Mot de M. de la Ferronnays. — Sort des princes. — Architecture insensée. — Beauté et utilité des quais de Pétersbourg. — Description de Pétersbourg en 1718 par Weber. — Trois places qui n’en font qu’une. — Église de Saint-Isaac. — Pourquoi les princes se trompent plus que les nations sur le choix des sites. — La cathédrale de Kasan. — Superstition grecque. — L’église de Smolna. — Congrégation de femmes menée militairement. — Palais de la Tauride. — Vénus antique. — Présent du pape Clément XI à Pierre Ier. — Réflexions. — L’Ermitage. — Galerie de tableaux. — L’Impératrice Catherine. — Portraits par madame le Brun. — Règlement de la société intime de l’Ermitage, rédigé par l’Impératrice Catherine II.


LETTRE DIX-NEUVIÈME.


Pétersbourg, ce Ier août 1839.

La dernière fois que j’ai pu vous envoyer de mes nouvelles, je vous ai promis de ne pas revenir en France avant d’avoir poussé jusqu’à Moscou ; depuis ce moment, vous ne pensez plus qu’à cette cité fabuleuse, fabuleuse en dépit de l’histoire[1]. En effet, le nom de Moscou a beau être assez moderne et nous rappeler les faits les plus positifs de notre siècle, la distance des lieux, la grandeur des événements, le rendent poétique par-dessus tout autre nom. Ces scènes de poëme épique ont une grandeur qui contraste d’une manière bizarre avec l’esprit de notre siècle de géomètres et d’agioteurs. Je suis donc très impatient d’atteindre Moscou ; c’est maintenant le but de mon voyage ; je pars dans deux jours ; mais, d’ici là, je vous écrirai plus assidûment que jamais, car je tiens à compléter, selon mes moyens, le tableau de ce vaste et singulier Empire.

On ne saurait se figurer la tristesse de Saint-Pétersbourg les jours où l’Empereur est absent ; à la vérité cette ville n’est, en aucun temps, ce qui s’appelle gaie ; mais sans la cour, c’est un désert : vous savez d’ailleurs qu’elle est toujours menacée de destruction par la mer. Aussi me disais-je ce matin en parcourant ses quais solitaires, ses promenades vides : « Pétersbourg va donc être submergé ; les hommes ont fui, et l’eau revient prendre possession du marécage ; cette fois la nature a fait raison des efforts de l’art. » Ce n’est rien de tout cela, Pétersbourg est mort parce que l’Empereur est à Péterhoff ; voilà tout.

L’eau de la Néva, repoussée par la mer, monte si haut, les terres sont si basses, que ce large débouché avec ses innombrables bras ressemble à une inondation stagnante, à un marais : on appelle la Néva un fleuve, faute de lui trouver quelque qualification plus exacte. À Pétersbourg la Néva, c’est déjà la mer ; plus haut, c’est un émissaire long de quelques lieues, et qui sert de décharge au lac Ladoga, dont il apporte les eaux dans le golfe de Finlande.

À l’époque où l’on construisait les quais de Pétersbourg, le goût des édifices peu élevés était dominant chez les Russes, goût fort déraisonnable dans un pays où la neige diminue pendant huit mois de l’année la hauteur des murailles, et où le sol n’offre aucun accident qui puisse couper d’une manière un peu pittoresque le cercle régulier que forme l’immuable ligne de l’horizon servant de cadre à des sites plats comme la mer.

Un ciel gris, une eau peu vive, un climat ennemi de la vie, une terre spongieuse, basse, infertile et sans solidité, une plaine si peu variée que la terre y ressemble à de l’eau d’une teinte légèrement foncée, tels sont les désavantages contre lesquels l’homme avait à lutter pour embellir Pétersbourg et ses environs. C’est assurément par un caprice bien contraire au sentiment du beau qu’on s’avise de poser sur une table rase une suite de monuments très-plats, et qui marquent à peine leur place sur la mousse unie des marécages. Dans ma jeunesse, je m’enthousiasmais au pied des montagneuses côtes de la Calabre devant des paysages dont toutes les lignes étaient verticales, la mer exceptée. Ici au contraire la terre n’est qu’une surface plane qui se termine par une ligne parfaitement horizontale tirée entre le ciel et l’eau. Les hôtels, les palais et les colléges qui bordent la Néva paraissent à peine sortir du sol ou plutôt de la mer ; il y en a qui n’ont qu’un étage, les plus élevés en ont trois, et tous semblent écrasés. Les mâts des bateaux dépassent les toits des maisons ; ces toits sont de fer peint : c’est propre et léger ; mais on les a faits très-plats à l’italienne ; autre contre-sens ! Les toits pointus conviennent seuls aux pays où la neige abonde. En Russie on est choqué à chaque pas des résultats d’une imitation irréfléchie.

Entre ces carrés d’édifices dont l’architecture veut être romaine, vous apercevez de vastes percées droites et vides qu’on appelle des rues ; l’aspect de ces ouvertures, malgré les colonnades classiques qui les bordent, n’est rien moins que méridional. Le vent balaie sans obstacle ces routes alignées et larges comme les allées qui divisent les compartiments d’un camp.

La rareté des femmes contribue à la tristesse de la ville. Celles qui sont jolies ne sortent guère à pied. Les personnes riches qui veulent marcher ne manquent jamais de se faire suivre par un laquais ; cet usage est ici fondé sur la prudence et la nécessité.

L’Empereur seul a la puissance de peupler cet ennuyeux séjour, seul il fait foule dans ce bivouac, abandonné sitôt que le maître a disparu. Il prête une passion, une pensée à des machines ; enfin il est le magicien dont la présence éveille la Russie et dont l’absence l’endort : dès que la cour a quitté Pétersbourg, cette magnifique résidence prend l’aspect d’une salle de spectacle après la représentation. L’Empereur est la lumière de la lampe. Depuis mon retour de Péterhoff, je ne reconnais pas Pétersbourg ; ce n’est plus la ville que j’ai quittée il y a quatre jours : si l’Empereur revenait cette nuit, demain on trouverait un vif intérêt à tout ce qui ennuie aujourd’hui. Il faut être Russe pour comprendre le pouvoir de l’œil du maître ; c’est bien autre chose que l’œil de l’amant cité par La Fontaine.

Vous croyez qu’une jeune fille pense à ses amours en présence de l’Empereur. Détrompez-vous, elle pense à obtenir un grade pour son frère : une vieille femme, dès qu’elle sent le voisinage de la cour, ne sent plus ses infirmités ; elle n’a pas de famille à pourvoir n’importe ; on fait de la courtisanerie pour le plaisir d’en faire, et l’on est servile sans intérêt, comme on aime le jeu pour lui-même, c’est le désintéressement de la passion. Ici la flatterie n’a pas d’âge. Ainsi, à force de secouer le fardeau des ans cette marionnette ridée perd la dignité de la vieillesse : on se sent impitoyable pour la décrépitude agitée, parce qu’elle est ridicule. C’est surtout à la fin de la vie qu’il faudrait savoir pratiquer les leçons du temps, qui ne cesse de nous enseigner le grand art de renoncer. Heureux les hommes qui de bonne heure ont su profiter de ces avertissements !!… le renoncement prouve la force de l’âme : quitter avant de perdre, telle est la coquetterie de la vieillesse.

Elle n’est guère à l’usage des gens de cour ; aussi l’exerce-t-on à Saint-Pétersbourg moins que partout ailleurs. Les vieilles femmes remuantes me paraissent le fléau de la cour de Russie. Le soleil de la faveur aveugle les ambitieux et surtout les ambitieuses ; il les empêche de discerner leur véritable intérêt, qui serait de sauver sa fierté en cachant les misères de son cœur. Au contraire, les courtisans russes, pareils aux dévots perdus en Dieu, se glorifient de leur pauvreté d’âme : ils font flèche de tout bois, ils exercent leur métier à découvert. Ici l’adulateur joue les cartes sur la table ; et ce qui m’étonne, c’est qu’il puisse encore gagner à un jeu si connu de tout le monde. En présence de l’Empereur l’hydropique respire, le vieillard paralysé devient agile, il n’y a plus de malade, plus de goutteux : il n’y a plus d’amoureux qui brûle, plus de jeune homme qui s’amuse, plus d’homme d’esprit qui pense, il n’y a plus d’homme !!! C’est l’avanie de l’espèce. Pour tenir lieu d’âme à ces apparences humaines, il leur reste un dernier souffle d’avarice et de vanité qui les anime jusqu’à la fin : ces deux passions font vivre toutes les cours, mais ici elles donnent à leurs victimes l’émulation militaire ; c’est une rivalité disciplinée qui s’agite à tous les étages de la société. Monter d’un grade en attendant mieux, telle est la pensée de cette foule étiquetée.

Mais aussi quelle prostration de force a lieu quand l’astre qui faisait mouvoir ces atomes politiques n’est plus au-dessus de l’horizon ! On croit voir la rosée du soir tomber sur la poussière, ou les nonnes de Robert le Diable se recoucher dans leurs sépulcres en attendant le signal d’une nouvelle ronde.

Avec cette continuelle tension de l’esprit de tous et de chacun vers l’avancement, point de conversation possible : les yeux des Russes du grand monde sont des tournesols de palais ; on vous parle sans s’intéresser à ce qu’on vous dit, et le regard reste fasciné par le soleil de la faveur.

Ne croyez pas que l’absence de l’Empereur rende la conversation plus libre ; il est toujours présent à l’esprit : alors à défaut des yeux c’est la pensée qui fait tournesol. En un mot, l’Empereur est le bon Dieu, il est la vie, il est l’amour pour ce malheureux peuple. C’est en Russie surtout qu’il faudrait répéter sans se lasser la prière du sage : « Mon Dieu, préservez-moi de l’ensorcellement des niaiseries ! »

Vous figurez-vous la vie humaine réduite à l’espoir de faire la révérence au maître pour le remercier d’un regard ? Dieu avait mis trop de passions dans le cœur de l’homme pour l’usage qu’il en fait ici.

Que si je me mets à la place du seul homme à qui l’on y reconnaisse le droit de vivre libre, je tremble pour lui. Terrible rôle à jouer que celui de la providence de soixante millions d’âmes !!! Cette divinité, née d’une superstition politique, n’a que deux partis à prendre : prouver qu’elle est homme en se laissant écraser, ou pousser ses sectateurs à la conquête du monde pour soutenir qu’elle est Dieu ; voilà comment en Russie la vie entière n’est que l’école de l’ambition.

Mais par quel chemin les Russes ont-ils passé pour arriver à cette abnégation d’eux-mêmes ? Quel moyen humain a pu amener un tel résultat politique ? le moyen ?… le voici, c’est le tchinn ; le tchinn est le galvanisme, la vie apparente des corps et des esprits, c’est la passion qui survit à toutes les passions !… Je vous ai montré les effets du tchinn ; maintenant il est juste que je vous dise ce que c’est que le tchinn.

Le tchinn, c’est une nation enrégimentée, c’est le régime militaire appliqué à une société tout entière, et même aux castes qui ne vont pas à la guerre. En un mot, c’est la division de la population civile en classes qui répondent aux grades de l’armée. Depuis que cette hiérarchie est instituée, tel homme qui n’a jamais vu faire l’exercice peut obtenir le rang de colonel.

Pierre le Grand, c’est toujours à lui qu’il faut remonter pour comprendre la Russie actuelle, Pierre le Grand, importuné de certains préjugés nationaux qui ressemblaient à de l’aristocratie, et qui le gênaient dans l’exécution de ses plans, s’avisa un jour de trouver les têtes de son troupeau trop pensantes, trop indépendantes ; voulant remédier à cet inconvénient, le plus grave de tous aux yeux d’un esprit actif et sagace dans sa sphère, mais trop borné pour comprendre les avantages de la liberté, quelque profitable qu’elle soit aux nations et même aux hommes qui les gouvernent, ce grand maître en fait d’arbitraire n’imagina rien de mieux dans sa pénétration profonde, mais restreinte, que de diviser le troupeau, c’est-à-dire le pays, en diverses classes indépendantes du nom, de la naissance des individus et de l’illustration des familles ; si bien que le fils du plus grand seigneur de l’Empire peut faire partie d’une classe inférieure, tandis que le fils d’un de ses paysans peut monter aux premières classes selon le bon plaisir de l’Empereur. Dans cette division du peuple, chaque homme reçoit sa place de la faveur du prince ; et voilà comment la Russie est de venue un régiment de soixante millions d’hommes, c’est ce qu’on appelle le tchinn, et c’est la plus grande œuvre de Pierre le Grand.

Vous voyez de quelle manière ce prince, qui a fait tant de mal par précipitation, s’est affranchi en un jour des entraves des siècles. Ce tyran du bien, quand il a voulu régénérer son peuple, a compté la nature, l’histoire, le passé, le caractère, la vie des hommes, pour rien. De tels sacrifices rendent les grands résultats faciles, aussi Pierre Ier a-t-il fait de grandes choses, mais avec d’immenses moyens ; et ces grandes choses ont été rarement bonnes. Il sentait fort bien et savait mieux que personne que tant que la noblesse subsiste dans une société, le despotisme d’un seul n’y sera jamais qu’une fiction ; donc il s’est dit : pour réaliser mon gouvernement, il faut anéantir ce qui reste du régime féodal, et le meilleur moyen d’atteindre à ce but c’est de faire des caricatures de gentils hommes, d’accaparer la noblesse, c’est-à-dire de la détruire en la faisant dépendre de moi ; aussitôt la noblesse a été sinon abolie, du moins transformée, c’est-à-dire annulée par une institution qui la supplée sans la remplacer. Il est des castes dans cette hiérarchie où il suffit d’entrer pour acquérir la noblesse héréditaire. Pierre le Grand, que j’appellerais plus volontiers Pierre le Fort, devançant de plus d’un demi-siècle les révolutions modernes, a écrasé la féodalité par ce moyen. Moins puissante à la vérité chez lui qu’elle ne l’était chez nous, elle a succombé sous l’institution moitié civile, moitié militaire, qui a fait la Russie actuelle. Il était doué d’un esprit lucide, et néanmoins de courte portée. Aussi, en élevant son pouvoir sur tant de ruines, n’a-t-il su profiter de la force exorbitante qu’il accaparait que pour singer plus à son aise la civilisation de l’Europe.

Avec les moyens d’action usurpés par ce prince, un esprit créateur eût opéré bien d’autres miracles. Mais la nation russe, montée après toutes les autres sur la grande scène du monde, a eu pour génie l’imitation, et pour organe un élève charpentier ! Avec un chef moins minutieux, moins attaché aux détails, cette nation eût fait parler d’elle, plus tard, il est vrai, mais d’une manière plus glorieuse. Son pouvoir, fondé sur des nécessités intérieures, eût été utile au monde ; il n’est qu’étonnant.

Les successeurs de ce législateur en sayon ont joint pendant cent ans l’ambition de subjuguer leurs voisins à la faiblesse de les copier. Aujourd’hui l’Empereur Nicolas croit enfin le temps venu où la Russie n’a plus besoin d’aller prendre ses modèles chez les étrangers pour dominer et pour conquérir le monde. Il est le premier souverain vraiment Russe qu’ait eu la Russie depuis Ivan IV. Pierre Ier, Russe par son caractère, ne l’était pas par sa politique ; Nicolas, Allemand par nature, est Russe par calcul et par nécessité.

Le tchinn est composé de quatorze classes et chacune de ces classes a des priviléges qui lui sont propres. La quatorzième est la plus basse.

Placée immédiatement au-dessus des serfs, elle a pour unique avantage celui d’être composée d’hommes intitulés libres. Cette liberté consiste à ne pouvoir être frappé sans que celui qui donne les coups encoure des poursuites criminelles. En revanche, tout individu qui fait partie de cette classe est tenu d’écrire sur sa porte son numéro de classe, afin que nul supérieur ne puisse être induit en tentation ni en erreur ; averti par cette précaution, le batteur d’homme libre deviendrait coupable et serait passible d’une peine.

Cette quatorzième classe est composée des derniers employés du gouvernement, des commis de la poste, facteurs, et autres subalternes chargés de porter ou d’exécuter les ordres des administrateurs supérieurs : elle répond au grade de sous-officier dans l’armée Impériale. Les hommes qui la composent, serviteurs de l’Empereur, ne sont serfs de personne, et ont le sentiment de leur dignité sociale ; quant à la dignité humaine, vous le savez, elle n’est pas connue en Russie.

Toutes les classes du tchinn répondant à autant de grades militaires, la hiérarchie de l’armée se trouve pour ainsi dire en parallèle avec l’ordre qui règne dans l’État tout entier. La première classe est au sommet de la pyramide, et elle se compose aujourd’hui d’un seul homme : le maréchal Paskiewitch, vice-roi de Varsovie.

Je vous le répète, c’est uniquement la volonté de l’Empereur qui fait qu’un individu avance dans le tchinn. Ainsi, un homme monté de degrés en degrés jusqu’au rang le plus élevé de cette nation artificielle peut parvenir aux derniers honneurs militaires sans avoir servi dans aucune arme.

La faveur de l’avancement ne se demande jamais, mais elle se brigue toujours.

Il y a là une force de fermentation immense mise à la disposition du chef de l’État. Les médecins se plaignent de ne pouvoir donner la fièvre à certains patients pour les guérir des maladies chroniques : le Czar Pierre a inoculé la fièvre de l’ambition à tout son peuple pour le rendre plus pliable et pour le gouverner à sa guise.

L’aristocratie anglaise est également indépendante de la naissance, puisqu’elle tient à deux choses qui s’acquièrent : à la charge et à la terre. Or, si cette aristocratie, toute mitigée qu’elle est, prête encore une énorme influence à la couronne, quelle ne doit donc pas être la puissance d’un maître de qui relèvent toutes ces choses à la fois, en droit comme en fait ?…

Il résulte d’une semblable organisation sociale une fièvre d’envie tellement violente, une tension si constante des esprits vers l’ambition, que le peuple russe a dû devenir inepte à tout, excepté à la conquête du monde. J’en reviens toujours à ce terme, parce qu’on ne peut s’expliquer que pour un tel but l’excès des sacrifices imposés ici à l’individu par la société. Si l’ambition désordonnée dessèche le cœur d’un homme, elle peut bien aussi tarir la pensée, égarer le jugement d’une nation au point de lui faire sacrifier sa liberté à la victoire. Sans cette arrière-pensée, avouée ou non, et à laquelle bien des hommes obéissent peut-être à leur insu, l’histoire de la Russie me paraîtrait une énigme inexplicable.

Ici s’élève une question capitale : la pensée conquérante, qui est la vie secrète de la Russie, est-elle un leurre propre à séduire plus ou moins longtemps des populations grossières, ou bien doit-elle un jour se réaliser ?

Ce doute m’obsède sans cesse, et malgré tous mes efforts je n’ai pu le résoudre. Tout ce que je puis vous dire, c’est que depuis que je suis en Russie, je vois en noir l’avenir de l’Europe. Pourtant ma conscience m’oblige à vous avouer que cette opinion est combattue par des hommes très-sages et très-expérimentés.

Ces hommes disent que je m’exagère la puissance russe, que chaque société a ses fatalités, que le destin de celle-ci est de pousser ses conquêtes vers l’Orient, puis de se diviser elle-même. Ces esprits qui s’obstinent à ne pas croire au brillant avenir des Slaves conviennent avec moi des heureuses et aimables dispositions de ce peuple ; ils reconnaissent qu’il est doué de l’instinct du pittoresque ; ils lui accordent le sentiment musical ; ils concluent que ces dispositions peuvent l’aider à cultiver les beaux-arts jusqu’à un certain point, mais qu’elles ne suffisent pas à réaliser les prétentions dominatrices que je lui attribue ou que je suppose à son gouvernement. « Le génie scientifique manque aux Russes, ajoutent-ils ; ils n’ont jamais montré de puissance créatrice ; n’ayant reçu de la nature qu’un esprit paresseux et superficiel, s’ils s’appliquent, c’est par peur plus que par penchant ; la peur les rend aptes à tout entreprendre, à ébaucher tout ; mais aussi elle les empêche d’aller loin sur aucune route ; le génie est de sa nature hardi comme l’héroïsme, il vit de liberté, tandis que la peur et l’esclavage n’ont qu’un règne et une sphère bornés comme la médiocrité dont ils sont les armes. Les Russes, bons soldats, sont mauvais marins ; en général, ils sont plus résignés que réfléchis, plus religieux que philosophes, ils ont plus d’obéissance que de volonté ; leur pensée manque de ressort comme leur âme de liberté[2]. Ce qui leur paraît le plus difficile, et ce qui leur est le moins naturel, c’est d’occuper sérieusement leur intelligence et de fixer leur imagination, afin de l’exercer utilement : toujours enfants, ils pourront pour un moment être conquérants dans le domaine du sabre : ils ne le seront jamais dans celui de la pensée ; or, un peuple qui n’a rien à enseigner aux peuples qu’il veut subjuguer, n’est pas longtemps le plus fort.

« Physiquement même les paysans français et anglais sont plus robustes que les Russes : ceux-ci sont plus agiles que musculeux, plus féroces qu’énergiques, plus rusés qu’entreprenants ; ils ont le courage passif, mais ils manquent d’audace et de persévérance : l’armée, si remarquable par sa discipline et par sa bonne tenue les jours de parade, est composée, à l’exception de quelques corps d’élite, d’hommes bien habillés quand ils se montrent en public, mais tenus salement lorsqu’ils restent dans l’intérieur des casernes. Le teint hâve des soldats trahit la souffrance et la faim ; car les fournisseurs volent ces malheureux, qui ne sont pas assez payés pour subvenir à leurs besoins, en prélevant sur leur solde de quoi se mieux nourrir : les deux campagnes de Turquie ont assez montré la faiblesse du colosse : bref, une société qui n’a pas goûté de la liberté en naissant, et chez laquelle toutes les grandes crises politiques ont été provoquées par l’influence d’une civilisation étrangère, énervée dans son germe, n’a pas un long avenir… »

De tout cela l’on conclut que la Russie puissante chez elle, redoutable tant qu’elle ne luttera qu’avec des populations asiatiques, se briserait contre l’Europe le jour où elle voudrait jeter le masque et faire la guerre pour soutenir, par la force des armes, son arrogante diplomatie.

Telles sont, ce me semble, les plus fortes raisons opposées à mes craintes par les optimistes politiques. Je n’ai point affaibli les arguments de mes adversaires ; ils m’accusent d’exagérer le danger. À la vérité, mon opinion est partagée par d’autres esprits tout aussi graves et qui ne cessent de reprocher aux optimistes leur aveuglement, en les exhortant à reconnaître le mal avant qu’il soit devenu irremédiable. Je vous ai présenté la question sous ses deux faces ; prononcez : votre arrêt sera pour moi d’un grand poids ; toutefois, je vous préviens que si votre décision m’est contraire, elle n’aura d’autre résultat prochain que de me forcer à défendre mon opinion le plus longtemps et le plus vigoureusement possible, en tâchant de l’étayer par de meilleures raisons. Je vois le colosse de près, et j’ai peine à me persuader que cette œuvre de la Providence n’ait pour but que de diminuer la barbarie de l’Asie. Il me semble qu’elle est principalement destinée à châtier la mauvaise civilisation de l’Europe par une nouvelle invasion ; l’éternelle tyrannie orientale nous menace incessamment et nous la subirons si nos extravagances et nos iniquités nous rendent dignes d’un tel châtiment. Les Russes n’ont rien à nous enseigner, dit-on ; soit. Mais ils ont beaucoup à nous faire oublier ; d’ailleurs, ne savent-ils pas mieux que nous obéir et patienter ? En politique la résignation du peuple fait la puissance du gouvernement.

Vous n’attendez pas de moi un voyage complet ; je néglige de vous parler de bien des choses célèbres ou intéressantes, parce qu’elles n’ont fait que peu d’impression sur moi : je veux rester libre, et ne décrire que ce qui me frappe vivement. Les nomenclatures obligées me dégoûteraient des voyages : il y a bien assez de catalogues sans que j’ajoute mes listes à tant de chiffres.

On ne peut rien voir ici sans cérémonie et sans préparation. Aller quelque part que ce soit, quand l’envie vous prend d’y aller, c’est chose impossible ; s’il faut prévoir quatre jours d’avance où vous portera votre fantaisie, autant n’avoir point de fantaisie : c’est à quoi l’on finit par se résigner en vivant ici. L’hospitalité russe, hérissée de formalités, rend la vie difficile aux étrangers les plus favorisés ; c’est un prétexte honnête pour gêner les mouvements du voyageur et pour borner la licence de ses observations. On vous fait soi-disant les honneurs du pays, et, grâce à cette fastidieuse politesse, l’observateur ne peut visiter les lieux, examiner les choses qu’avec un guide ; n’étant jamais seul, il a plus de peine à juger d’après lui-même, et c’est ce qu’on veut. Pour entrer en Russie, il faut déposer, avec votre passe-port, votre libre arbitre à la frontière. Voulez vous voir les curiosités d’un palais ? on vous donnera un chambellan qui vous en fera les honneurs du haut en bas, et vous forcera par sa présence à observer chaque chose en détail, c’est-à-dire à ne voir que de son point de vue et à tout admirer sans choix. Voulez-vous parcourir un camp, qui n’a d’autre intérêt pour vous que le site des baraques, l’aspect pittoresque des uniformes, la beauté des chevaux, la tenue du soldat sous la tente ? un officier, quelquefois un général, vous accompagnera : un hôpital ? le médecin en chef vous escortera : une forteresse ? le gouverneur vous la montrera ou plutôt vous la cachera poliment : une école, un établissement public quelconque ? le directeur, l’inspecteur sera prévenu de votre visite, vous le trouverez sous les armes, et l’esprit bien préparé à braver votre examen : un édifice ? l’architecte vous en fera parcourir toutes les parties, et vous expliquera de lui-même tout ce que vous ne lui demanderez pas afin d’éviter de vous instruire de ce que vous avez intérêt d’apprendre.

Il résulte de ce cérémonial oriental que, pour ne point passer votre temps à faire le métier de demander des permissions, vous renoncez à voir bien des choses : premier avantage !… Ou si votre curiosité est assez robuste pour vous faire persister à importuner les gens, vous serez au moins surveillé de si près dans vos perquisitions qu’elles n’aboutiront à rien, vous ne communiquerez qu’officiellement avec les chefs des établissements soi-disant publics, et l’on ne vous laissera d’autre liberté que celle d’exprimer devant l’autorité légitime votre admiration commandée par la politesse, par la prudence et par une reconnaissance dont les Russes sont fort jaloux. On ne vous refuse rien, mais on vous accompagne partout : la politesse devient ici un moyen de surveillance.

Voilà comme on vous tyrannise sous prétexte de vous faire honneur. Tel est le sort des voyageurs privilégiés. Quant aux voyageurs non protégés, ils ne voient rien du tout. Ce pays est organisé de façon que sans l’intervention immédiate des agents de l’autorité, nul étranger ne peut le parcourir agréablement ni même sûrement. Vous reconnaissez, j’espère, les mœurs et la politique de l’Orient déguisées sous l’urbanité européenne….. Cette alliance de l’Orient et de l’Occident, dont on retrouve les conséquences à chaque pas, est ce qui caractérise l’Empire russe.

La demi-civilisation procède par des formalités ; une civilisation raffinée les fait disparaître ; c’est ainsi que la politesse parfaite exclut les façons.

Les Russes sont encore persuadés de l’efficacité du mensonge : et cette illusion m’étonne de la part de gens qui en ont tant usé….. Ce n’est pas que leur esprit manque de finesse et de compréhension ; mais dans un pays où les gouvernants n’ont pas encore compris les avantages de la liberté même pour eux, les gouvernés doivent reculer devant les inconvénients immédiats de la sincérité. On est forcé de le répéter à chaque instant : ici, peuples et grands, tous nous rappellent les Grecs du Bas-Empire.

Je ne suis peut-être pas assez reconnaissant des soins dont ce peuple affecte d’entourer un étranger connu ; c’est que je vois le fond des pensées et que je me dis malgré moi : tout cet empressement montre moins de bienveillance qu’il ne trahit d’inquiétude, On veut, d’après le judicieux précepte de Monomaque[3], que l’étranger sorte content du pays.

Ce n’est pas que le vrai pays se soucie de ce qu’on dit et pense de lui ; mais quelques familles prépondérantes sont travaillées du puéril désir de refaire en Europe la réputation de la Russie.

Si je regarde plus avant, j’aperçois sous le voile dont on se plaît à couvrir les objets le goût du mystère pour le mystère même ; c’est un effet de l’habitude et de la complexion….. Ici la réserve est à l’ordre du jour comme l’imprudence l’est à Paris.

En Russie, le secret préside à tout : secret administratif, politique, social ; discrétion utile et inutile, silence superflu pour assurer le nécessaire ; telles sont les inévitables conséquences du caractère primitif de ces hommes, corroboré par l’influence de leur gouvernement. Tout voyageur est un indiscret ; il faut le plus poliment possible garder à vue l’étranger toujours trop curieux, de peur qu’il ne voie les choses telles qu’elles sont, ce qui serait la plus grande des inconvenances[4]. Bref, les Russes sont des Chinois déguisés ; ils ne veulent pas avouer leur aversion pour les observateurs venus de loin, mais s’ils osaient braver, ainsi que les vrais Chinois, le reproche de barbarie, ils nous refuseraient l’entrée de Pétersbourg comme on nous exclut de Pékin, et ils n’admettraient chez eux que les gens de métiers, en ayant soin ne plus permettre à l’ouvrier qui serait reçu de retourner dans son pays. Vous voyez pourquoi l’hospitalité russe trop vantée m’importune plus qu’elle ne me flatte et ne me touche ; on m’enchaîne sous prétexte de me protéger ; mais de toutes les espèces de gênes, la plus insupportable me paraît celle dont je n’ai pas le droit de me plaindre. La reconnaissance que j’éprouve ici pour l’empressement dont je me vois l’objet est celle d’un soldat enrôlé de force : moi, indépendant avant tout, c’est-à-dire voyageur, je me sens passer sous le joug ; on s’évertue sans cesse à discipliner mes idées….. On ne sait faire autre chose ici que l’exercice ; les esprits y manœuvrent comme les soldats ; chaque soir, en rentrant chez moi, je me tâte pour voir quel uniforme je porte, j’examine mes pensées pour leur demander leur grade, car les idées sont classées en ce pays selon les personnes : à tel rang l’on a ou l’on professe telle manière de voir, et plus on monte, moins on pense, c’est-à-dire moins on ose parler.

Ayant évité soigneusement de me lier avec beaucoup de grands seigneurs, je n’ai bien vu que la cour ; je voulais conserver mes droits de juge indépendant et impartial, je craignais de me faire accuser d’ingratitude ou d’infidélité ; je craignais surtout de rendre des personnes du pays responsables de mes opinions particulières. Mais à la cour j’ai passé en revue toute la société.

L’affectation du ton français, moins l’esprit de conversation naturel à la France, voilà ce qui m’a frappé d’abord. J’ai bien entrevu un esprit russe, esprit caustique, sarcastique, moqueur, et qui me paraîtrait amusant dans une conversation libre, sans jamais m’inspirer de sécurité ni de bienveillance. Mais cet esprit demeure caché aux étrangers comme tout le reste. Si je séjournais ici un peu de temps, j’arracherais leur masque à ces marionnettes ; car je m’ennuie de les voir copier les grimaces françaises. À mon âge on n’a plus rien à apprendre de l’affectation ; la vérité seule intéresse toujours parce qu’elle instruit ; elle seule est toujours nouvelle.

Voilà donc pourquoi j’ai profité le moins possible de l’hospitalité des gens du grand monde ; c’est bien assez de subir l’indispensable hospitalité des administrateurs et des employés de tous grades ; cette surveillance, qu’on s’efforce de décorer d’un nom patriarcal, me rebute comme l’hypocrisie. Parlez-moi des pays où l’hospitalité n’est pas un impôt régulier ! celle qu’on y reçoit a le prix d’une faveur :

J’ai remarqué dès le premier abord que tout Russe des basses classes, soupçonneux par nature, déteste les étrangers par ignorance, par préjugé national ; j’ai trouvé ensuite que tout Russe des classes élevées, également soupçonneux, les craint parce qu’il les croit hostiles ; il dit : « Les Français, les Anglais, sont persuadés de leur supériorité sur tous les peuples : » ce motif suffit au Russe pour haïr l’étranger, comme en France le provincial se défie du Parisien. Une jalousie sauvage, une envie puérile, mais impossible à désarmer, domine la plupart des Russes dans leurs rapports avec les hommes des autres pays ; et comme vous sentez partout cette disposition peu sociable, vous finissez, tout en vous en plaignant, par partager la méfiance que vous inspirez. Vous concluez qu’une confiance qui ne devient jamais réciproque est de la duperie, et dès lors vous restez froid, réservé, comme les cœurs au fond desquels vous lisez malgré vous et malgré eux.

Le caractère russe, sous beaucoup de rapports, est le contraire du caractère allemand. Voilà pourquoi les Russes disent qu’ils ressemblent aux Français ; mais cette analogie n’est qu’apparente : dans le fond des âmes il y a une grande dissemblance. Vous pouvez admirer si bon vous semble, en Russie, la pompe, la dignité orientale, vous y pouvez étudier l’astuce grecque : gardez-vous d’y chercher la naïveté gauloise, la sociabilité, l’amabilité des Français quand ils sont naturels ; vous y trouveriez encore moins, je l’avoue, la bonne foi, la solidité d’instruction, la cordialité germaniques. En Russie on rencontrera de la bonté, puisqu’il y en a partout où il y a des hommes ; mais on n’y rencontrera jamais de la bonhomie.

Tout Russe est né imitateur, donc il est observateur avant tout, et même, pour tout dire, ce talent, qui est celui des peuples enfants, dégénère souvent en un espionage assez bas ; il produit des questions importunes, impolies et qui deviennent choquantes de la part de gens toujours impénétrables eux-mêmes et dont les réponses ne sont que des faux-fuyants. On dirait ici que l’amitié même a quelque accointance avec la police. Comment se sentir à son aise avec des hommes si avisés, si discrets quant à ce qui les concerne, et si inquisitifs à l’égard des autres ? S’ils vous voyaient prendre avec eux des manières plus naturelles que celles qu’ils ont avec vous, ils vous croiraient leur dupe : gardez-vous donc de leur laisser voir de l’abandon, de leur témoigner de la confiance : pour des hommes qui ne sentent rien, il y a un amusement à observer les émotions des autres ; mais je n’aime pas à servir à ce divertissement. Nous voir vivre, c’est le plus grand plaisir des Russes ; si nous les laissions faire, ils se plairaient à lire dans notre cœur, à faire l’analyse de nos sentiments, comme on va au spectacle.

La défiance excessive des gens auxquels vous avez affaire ici, à quelque classe qu’ils appartiennent, vous avertit de vous tenir sur vos gardes : le danger que vous courez vous est révélé par la peur que vous inspirez.

L’autre jour, à Péterhoff, un traiteur n’a pas voulu permettre à mon domestique de place de me servir un mauvais souper dans ma loge d’acteur, sans lui en faire déposer le prix d’avance. Notez que la boutique de cet homme si prudent est à deux pas du théâtre. Ce que vous portez à votre bouche d’une main il faut le payer de l’autre ; si vous commandez quelque chose à un marchand sans lui donner des arrhes, il croira que vous plaisantez et ne travaillera pas pour vous ; nul ne peut quitter la Russie s’il n’a prévenu de son projet tous ses créanciers, c’est-à dire s’il n’a fait annoncer son départ trois fois dans les gazettes, et mis une distance de huit jours entre chaque publication. Ceci est de rigueur, à moins de payer la police pour abréger les délais ; mais il faut que l’insertion ait eu lieu au moins une ou deux fois. On ne vous accorde des chevaux de poste que sur une attestation de l’autorité qui certifie que vous ne devez rien à personne.

Tant de précautions dénotent la mauvaise foi qui règne dans un pays ; et comme jusqu’à présent les Russes ont eu personnellement peu de rapport avec les étrangers, ils n’ont pu prendre leçon de ruse que d’eux-mêmes. L’expérience ne leur est venue que des relations qu’ils ont entre eux. Ces hommes ne nous permettent pas d’oublier le mot de leur souverain favori, Pierre le Grand : « Il faut trois juifs pour tromper un Russe. »

À chaque pas que vous faites ici vous reconnaissez ces politiques de Byzance dépeints par les historiens du temps des croisés et retrouvés par l’Empereur Napoléon dans l’Empereur Alexandre, dont il disait souvent : « C’est un Grec du Bas-Empire !!!… »

Il faut, autant qu’on peut, éviter d’avoir aucune affaire à traiter avec des esprits dont les modèles et les instituteurs furent toujours ennemis de la chevalerie ; ces esprits sont esclaves de leurs intérêts, et souverains de leur parole ; je me plais à le répéter : jusqu’à présent, dans tout l’Empire russe, je n’ai trouvé qu’une seule personne qui me parût sincère : c’est l’Empereur.

À la vérité la franchise coûte moins à un autocrate qu’elle ne coûte à ses sujets. Pour le Czar parler sans déguisement c’est faire acte d’autorité : le souverain absolu qui ment, abdique.

Mais combien ne s’en est-il pas trouvé qui ont méconnu sur ce point leur pouvoir et leur dignité ! Les âmes basses ne se croient jamais au-dessus du mensonge ; il faut donc savoir gré de sa sincérité même à un homme tout-puissant. L’Empereur Nicolas unit la franchise à la politesse ; et ces deux qualités, qui s’excluent chez le vulgaire, se servent merveilleusement l’une l’autre chez ce prince.

Parmi les grands seigneurs, ceux qui ont bon ton, l’ont parfait : c’est ce dont on peut s’assurer tous les jours à Paris et ailleurs. Mais un Russe de salon qui n’arrive pas à la vraie politesse, c’est-à-dire à l’expression facile d’une aménité réelle, est d’une grossièreté d’âme qui devient doublement choquante par la fausse élégance de ses manières et de son langage.

Ces Russes mal élevés et déjà bien endoctrinés, bien habillés, tranchants, sûrs d’eux-mêmes, suivent au pas de charge l’élégance de l’Europe, sans savoir que l’élégance des habitudes n’a de prix qu’autant qu’elle annonce quelque chose de mieux dans le cœur de ceux qui la possèdent ; apprentis de la mode, ils prennent l’apparence pour la chose : ce sont des ours façonnés qui me font regretter les ours bruts ; ils ne sont pas encore des hommes cultivés, qu’ils sont déjà des sauvages gâtés.

Puisque la Sibérie existe, et qu’on en fait parfois l’usage que vous savez, je voudrais la peupler de jeunes officiers ennuyés et de belles dames qui ont mal aux nerfs. « Vous demandez des passe-ports pour Paris, en voici pour Tobolsk.

Voilà comment je voudrais que l’Empereur remédiât à la manie des voyages qui fait d’effrayants progrès en Russie parmi les sous-lieutenants à imagination et les femmes vaporeuses.

Si en même temps il reportait le siége de son Empire à Moscou, il aurait réparé le mal causé par Pierre le Grand autant qu’un homme peut atténuer les erreurs des générations.

Pétersbourg, cette ville bâtie contre la Suède plus encore que pour la Russie, ne devait être qu’un port de mer, un Dantzick russe : au lieu de cela, Pierre Ier construisit à ses boyards une loge sur l’Europe ; il enferma dans une salle de bal ses grands seigneurs enchaînés, les laissant lorgner de loin avec envie une civilisation qu’on leur défendait d’atteindre ; car forcer à copier, c’est empêcher d’égaler ! Puis il leur dit : « Vous m’appellerez Pierre le Grand sous peine de mort, parce que c’est moi qui vous civilise au prix de la vie de mon peuple et de la tête de mon fils ! »

Pierre le Grand, dans toutes ses œuvres, a compté l’humanité, le temps et la nature pour rien. Cette erreur, qui est le propre de la médiocrité obstinée et toute-puissante, c’est-à-dire de la tyrannie dont elle devient le cachet, ne peut être pardonnée à un homme qualifié de génie créateur par son peuple. Plus on examine la Russie et plus on se confirme dans l’opinion que ce prince a été trop exalté, même chez les étrangers ; la postérité peut manquer d’équité par excès d’admiration. Si le Czar Pierre eût été aussi supérieur qu’on le dit, il eût évité la fausse route dans laquelle il a poussé son peuple, il eût prévu et détesté la frivolité d’esprit, l’instruction superficielle à laquelle il l’a condamné pour des siècles. Peut-on lui pardonner les abus de son despotisme, à lui qui avait vu l’Europe au xviiie siècle ?

Il s’est servi de ses avantages moins en législateur qu’en tyran pour repétrir sa nation au gré de sa volonté. Malheureusement cette volonté fut d’un magicien plutôt que d’un esprit vaste et solide. Les grands hommes pour faire l’avenir n’annulent point le passé ; ils l’acceptent afin d’en modifier les conséquences. Loin de continuer à diviniser cet ennemi de leur naturel, les Russes devraient lui reprocher d’avoir annulé leur caractère ; c’est lui dont l’influence, perpétuée par l’admiration irréfléchie de la postérité, les empêche encore aujourd’hui de produire dans les arts et les sciences un homme digne de faire époque chez les peuples étrangers[5]. Un législateur comme Confucius ne pouvait venir à la suite d’un réformateur tel que le charpentier de Saardenham, et tel que le voyageur capricieux dont l’Europe d’alors avait vu la barbarie avec effroi, tout en admirant la force prodigieuse cachée sous cette rude écorce. Ce missionnaire couronné força un moment la nature, parce qu’il le pouvait, mais c’est tout ce qu’il pouvait….. S’il avait été dans sa vie ce qu’il est devenu dans l’histoire, grâce à la superstition des peuples et à l’exagération des écrivains, qu’aurait-il fait ? il eût attendu ; et, par cette patience, il eût mérité son brevet de grand homme : il a mieux aimé l’obtenir d’avance et se faire canoniser de son vivant.

Toutes ses idées avec les défauts de caractère dont elles étaient la conséquence ont encore été exagérées sous les règnes suivants ; l’Empereur Nicolas le premier commence à remonter le torrent en rappelant les Russes à eux-mêmes : c’est une entreprise que le monde admirera quand il aura reconnu la fermeté de l’esprit qui l’a conçue. Après des règnes comme ceux de Catherine et de Paul, refaire de la Russie, telle que l’avait laissée l’Empereur Alexandre, un Empire russe, parler russe, penser en Russe, avouer qu’on est Russe de cœur, tout en présidant une cour de grands seigneurs héritiers des favoris de la Sémiramis du Nord : c’est hardi… Quel que soit le succès d’un tel plan, il honorera celui qui l’a tracé.

Les courtisans du Czar n’ont nuls droits reconnus et assurés, il est vrai ; mais ils sont toujours forts contre leurs maîtres par les traditions perpétuées dans le pays ; heurter de front les prétentions de ces hommes, se montrer dans le cours d’un règne déjà long aussi courageux contre d’hypocrites amis qu’on le fut contre des soldats révoltés, c’est assurément le fait d’un souverain fort supérieur : cette double lutte du maître contre ses esclaves furieux et contre ses impérieux courtisans est un beau spectacle : l’Empereur Nicolas tient ce qu’il a promis le jour de son avénement au trône ; et certes, c’est dire beaucoup, car aucun prince n’a hérité du pouvoir dans des circonstances plus critiques, nul n’a fait face à un plus imminent péril avec plus d’énergie et de grandeur d’âme !…

Après l’émeute du 13 décembre, M. de la Ferronnays s’écriait : Je viens de voir Pierre le Grand civilisé ; mot qui avait de la portée, parce qu’il avait de la vérité ; en voyant ce même homme dans sa cour développer ses idées de régénération nationale avec une persévérance infatigable, et cela sans faste, sans bruit, sans violence, on peut s’écrier à plus juste titre encore : c’est Pierre le Grand qui revient pour réparer le mal fait par Pierre l’aveugle.

En cherchant à juger ce prince avec toute l’impartialité dont je suis capable, j’ai trouvé en lui tant de choses dignes d’éloges que je ne permets pas qu’on me parle de ce qui pourrait me troubler dans mon admiration.

Les pauvres souverains sont comme les statues : on les examine avec une si minutieuse attention que leurs moindres défauts magnifiés par la critique font oublier les mérites les plus rares et les plus réels. Mais plus j’admire l’Empereur Nicolas, plus vous me trouverez injuste peut-être envers le Czar Pierre. Cependant j’apprécie de mon mieux les efforts de volonté qu’il a faits pour tirer d’un marais gelé pendant huit mois de l’année, une ville telle que Pétersbourg. Mais si j’ai le malheur d’apercevoir quelques-uns de ces misérables pastiches dont sa passion pour l’architecture classique, partagée par ses successeurs, a doté la Russie, mes sens et mon goût révoltés me font perdre tout ce que j’avais gagné par le raisonnement : des palais antiques pour servir de casernes à des Finois ; des colonnes, des corniches, des frontons, des péristyles romains sous le pôle, et ces choses à refaire chaque année en beau plâtre blanc : vous conviendrez qu’une telle parodie de la Grèce et de l’Italie, moins le marbre et le soleil, peut bien me rendre toute ma colère ; d’ailleurs je renonce avec d’autant plus de résignation au titre de voyageur impartial, que je suis persuadé que j’y ai droit.

Vous me menaceriez de la Sibérie, que vous ne m’empêcheriez pas de répéter que le manque de bon sens dans l’ensemble d’un monument, de fini et d’harmonie dans les détails, est insupportable. En architecture, le génie sert à trouver le moyen le plus court et le plus simple d’adapter les édifices à l’usage auquel on les destine. Or, devinez, je vous prie, à quelle fin des hommes de bon sens ont entassé tant de pilastres, d’arcades et de colonnades dans un pays qu’on ne peut habiter qu’avec de doubles châssis aux fenêtres hermétiquement closes pendant neuf mois de l’année. À Pétersbourg, c’est sous des remparts qu’il faudrait se promener, non sous des péristyles aériens. Que ne bâtissez-vous des tunnels et des galeries voûtées pour servir de vestibules, d’ouvrages avancés, de défense à vos palais[6] ? Le ciel est votre ennemi, fuyez-en donc la vue ; le soleil vous manque, vivez aux flambeaux ; des fortifications et des casemates ou tout au moins des passages fermés, des galeries closes vous seraient plus utiles que des promenoirs à découvert. Avec votre architecture méridionale vous affichez une prétention au beau climat qui me rend vos pluies et vos vents de l’été plus insupportables, sans parler des aiguilles de glace qu’on respire sur vos magnifiques perrons pendant vos interminables hivers.

Les quais de Pétersbourg sont une des plus belles choses de l’Europe : pourquoi ? parce que le luxe est là dans la solidité. Des blocs de granit apportés dans un bas-fond pour y suppléer la terre, l’éternité du marbre opposée à la puissance de destruction du froid, me donnent l’idée d’une force et d’une grandeur intelligentes. Pétersbourg est en même temps garanti contre la Néva et orné par les magnifiques parapets dont on a bordé cette rivière. Le sol nous manque, nous ferons un pavé de rocs pour porter notre capitale : cent mille hommes y mourront à la peine ! peu nous importe ; nous aurons une ville européenne et le renom d’un grand peuple. Ici, tout en déplorant l’inhumanité qui préside à cette gloire, je permets qu’on admire, et j’admire moi-même quoiqu’à regret !… J’admire encore quelques-uns des points de vue dont on jouit devant le Palais d’hiver. Ce palais est bâti dans ce qu’on appelle l’île de l’Amirauté, aujourd’hui le plus beau quartier de la ville. Voici la description de Weber, faite, je crois, en 1718 ; je ne l’ai lue que dans Schnitzler, qui n’en indique pas clairement la date. « Le quartier contigu à celui du Jardin d’été, en descendant la Néva, est ce qu’on nomme l’île de l’Amirauté ou aussi la Slobode des Allemands, car c’est là que la plupart des étrangers sont établis. On y rencontre d’abord là où la Moika sort de la Néva) la grande poste et la maison bâtie pour l’éléphant de Perse, mais où depuis l’on a placé le globe de Gottorp. L’église luthérienne des Finlandais et celle des catholiques, toutes deux en bois, sont dans cette partie de l’île appelée aussi Finnische Scheeren, parce qu’elle est occupée en majeure partie par des exilés de Finlande et de Suède. Les tristes cabanes de ce quartier ressemblent plus à des cages qu’à des maisons. Il serait difficile d’y trouver les personnes que l’on cherche, attendu qu’aucune rue ne porte un nom, et que toutes se désignent par quelques notables habitants qui y demeurent. Cependant les maisons de Millionne et celles du quai du Palais d’hiver offrent déjà un bel aspect[7]. »

Voilà ce qu’était, il y a un peu plus de cent ans, le plus beau quartier du Pétersbourg actuel.

Quoique les plus grands monuments de cette ville se perdent dans un espace qui est plutôt une plaine qu’une place, le palais est imposant, le style de cette architecture du temps de la Régence a de la noblesse, et la couleur rouge du grès dont l’édifice est bâti plaît à l’œil. La colonne d’Alexandre, l’État-Major, l’Arc de Triomphe au fond de son demi-cercle d’édifices, les chevaux, les chars, l’Amirauté avec ses élégantes colonnettes et son aiguille dorée, Pierre le Grand sur son rocher, les ministères qui sont autant de palais, enfin l’étonnante église de Saint-Isaac, en face d’un des trois ponts jetés sur la Néva ; tout cela, perdu dans l’enceinte d’une seule place, n’est pas beau, mais c’est étonnamment grand….. Cet enclos bâti est ce qu’on appelle la place du Palais. C’est réellement un composé de trois places immenses qui n’en font qu’une : Pétrofskii, Isaakskii, et la place du Palais d’hiver[8]. J’y trouve beaucoup de choses à critiquer ; mais j’admire l’ensemble de ces édifices, tout perdus qu’ils sont dans l’espace qu’ils devraient orner.

Je suis monté sur la coupole d’airain de l’église de Saint-Isaac. Les échafaudages de ce dôme, l’un des plus élevés du monde, sont à eux seuls des monuments. L’église n’étant pas terminée, je ne puis avoir l’idée de l’effet qu’elle produira dans son ensemble.

On voit de là Pétersbourg et ses plats environs ; c’est toujours la même chose à perte de vue, l’homme ne peut vivre ici que par des efforts soutenus. Le triste et pompeux résultat de ces merveilles me dégoûte des miracles humains, et servira, j’espère, de leçon aux princes qui s’aviseraient encore une fois de compter la nature pour rien dans le choix des lieux où doivent s’élever leurs villes. Une nation ne tombe guère dans de telles erreurs, elles sont ordinairement le fruit de l’orgueil des souverains. Ceux-ci se croient le pouvoir de faire de grandes choses dans les lieux où la Providence avait voulu ne rien faire du tout ; prenant la flatterie à la lettre, ils se regardent comme des esprits créateurs. Ce que les princes craignent le moins, c’est d’être dupes de leur amour-propre ; ils se défient de tout, hors d’eux-mêmes.

J’ai visité quelques églises : celle de la Trinité est belle, mais nue, comme l’intérieur de la plupart des églises grecques que j’ai vues ici : en revanche l’extérieur des dômes est revêtu d’azur et parsemé d’étoiles d’or très-brillantes. La cathédrale de Kasan, bâtie par Alexandre, est vaste et belle ; mais on y entre par un coin : c’est pour respecter la loi religieuse, qui veut que l’autel grec soit invariablement tourné au levant. La rue dite la Perspective n’étant pas dirigée de manière à obéir à ce règlement, on a mis l’église de travers ; les gens de l’art ont eu le dessous, les fidèles l’ont emporté, et l’un des plus beaux monuments de la Russie a été gâté par la superstition.

L’église de Smolna est la plus grande et la plus magnifique de toutes celles de Pétersbourg : elle appartient à une congrégation, c’est une espèce de chapitre de femmes et de filles fondé par l’Impératrice Anne. Des bâtiments énormes sont destinés à loger ces dames. En parcourant l’enceinte de ce noble asile, de ce cloître, grand comme une ville, mais dont l’architecture serait plus appropriée à un établissement militaire qu’à une congrégation, on ne sait où l’on est ; ce qu’on voit n’est ni palais ni couvent : c’est une caserne de femmes.

En Russie, tout est soumis au régime militaire ; la discipline de l’armée règne dans le chapitre des dames de Smolna.

Près de là, on voit le petit palais de la Tauride bâti en quelques semaines par Potemkin, pour Catherine : palais élégant, mais abandonné ; or, dans ce pays, ce qui est abandonné est bientôt détruit, car les pierres mêmes n’y durent qu’à condition qu’on les soigne.

Un jardin d’hiver occupait tout un côté de l’édifice : cette magnifique serre chaude est vide dans la saison où nous sommes ; je la crois négligée en toutes saisons. C’est de la vieille élégance dépourvue de la majesté que le temps imprime sur ce qui est antique ; de vieux lustres prouvent qu’on a donné là des fêtes, qu’on y a dansé, qu’on y a soupé. Je crois que le dernier bal qu’a vu et que verra la Tauride a eu lieu pour le mariage de la grande-duchesse Hélène, femme du grand-duc Michel.

Il y a dans un coin une Vénus de Médicis, qu’on dit vraiment antique ; vous savez que ce type a été souvent reproduit par les Romains.

Cette statue est placée sur un piédestal et l’on y lit l’inscription suivante écrite en russe :

PRÉSENT DU PAPE CLÉMENT XI, à L’EMPEREUR PIERRE Ier.
1717 ou 1719.

Cette Vénus, envoyée à un prince schismatique par un pape, et dans le costume que vous connaissez, est sans contredit un singulier présent….. Le Czar qui méditait depuis longtemps le projet d’éterniser le schisme en usurpant les dernières libertés de l’Église russe, a dû sourire à cette marque de bienveillance de l’évêque de Rome[9].

J’ai vu aussi les tableaux de l’Ermitage et je ne vous les décrirai pas, parce que je pars demain pour Moscou. L’Ermitage ! n’est-ce pas un nom un peu prétentieux pour l’habitation de plaisance d’un souverain au milieu de sa capitale, à côté de son palais ordinaire ? On passe de l’un de ces palais dans l’autre par un pont jeté sur une rue.

Vous savez comme tout le monde qu’il y a là des trésors surtout de l’école hollandaise. Mais… je n’aime pas la peinture en Russie ; pas plus que la musique à Londres, où la manière dont on écoute les plus grands talents et les plus sublimes chefs d’œuvre me dégoûterait de l’art. Si près du pôle, la lumière n’est pas favorable aux tableaux, et personne n’est disposé à jouir des merveilleuses nuances du coloris le plus savant avec des yeux affaiblis par la neige, ou éblouis par une lumière oblique et persistante. La salle des Rembrandt est admirable sans doute, néanmoins j’aime mieux ce que j’ai vu de ce maître à Paris et ailleurs.

Les Claude Lorrain, les Poussin, et quelques tableaux des maîtres italiens, surtout les Mantegna, les Giambellini, les Salvator Rosa méritent une mention.

Mais ce qui nuit à cette collection, c’est le grand nombre de tableaux médiocres qu’il faut oublier pour jouir des chefs-d’œuvre. En formant la galerie de l’Ermitage, on a prodigué les noms des grands maîtres, ce qui n’empêche pas que leurs œuvres authentiques n’y soient rares : ces pompeux baptêmes de tableaux très-ordinaires impatientent les curieux sans les séduire. Dans une collection d’objets d’art, le voisinage du beau sert au beau, le mauvais lui nuit : un juge ennuyé est incapable de juger : l’ennui rend injuste et cruel.

Si les Rembrandt et les Claude Lorrain de l’Ermitage produisent quelque effet, c’est qu’ils sont exposés dans des salles où ils n’ont point de voisins.

Cette galerie est belle, mais elle me paraît perdue dans une ville où trop peu de personnes en jouissent.

Une tristesse inexprimable règne dans le palais, devenu musée depuis la mort de celle qui l’animait de sa présence et l’habitait avec esprit. Cette souveraine absolue entendait mieux que personne la vie intime et la conversation libre. Ne voulant pas se résigner à la solitude à laquelle la condamnait sa charge, elle a su causer familièrement tout en régnant arbitrairement : c’était cumuler des avantages qui s’excluent ; mais je crains que l’Impératrice ne se soit trouvée mieux que son peuple de cette espèce de tour de force.

Le plus beau portrait qui existe d’elle se voit dans une des salles de l’Ermitage. J’ai remarqué aussi un portrait de l’Impératrice Marie, femme de Paul Ier, par madame le Brun. Il y a, de la même artiste, un génie écrivant sur un bouclier. Ce dernier ouvrage est un des meilleurs de l’auteur, dont le coloris qui brave le climat et le temps fait honneur à l’école française.

À l’entrée d’une salle j’ai trouvé sous un rideau vert ce que vous allez lire. C’est le règlement de la société intime de l’Ermitage à l’usage des personnes admises par la Czarine dans cet asile de la liberté… Impériale.

Je me suis fait traduire littéralement cette charte intime octroyée par le caprice de la souveraine de ce lieu jadis enchanté ; on l’a copiée pour moi devant moi.


RÈGLES D’APRÈS LESQUELLES ON DOIT SE CONDUIRE
EN ENTRANT.
art. 1er.

« On déposera en entrant ses titres et son rang, de même que son chapeau et son épée.

2.

« Les prétentions fondées sur les prérogatives de la naissance, l’orgueil ou autres sentiments de nature semblable, devront aussi rester à la porte.

3.

« Soyez gai ; toutefois ne cassez, ni ne gâtez rien.

4.

« Asseyez-vous, restez debout, marchez, faites ce que bon vous semblera, sans faire attention à personne.

5.

« Parlez modérément et pas trop pour ne pas troubler les autres.

6.

« Discutez sans colère et sans vivacité.

7.

« Bannissez les soupirs et les bâillements, pour ne causer d’ennui et n’être à charge à personne.

8.

« Les jeux innocents proposés par une personne de la société doivent être acceptés par les autres.

9.

« Mangez doucement et avec appétit, buvez avec modération pour que chacun retrouve ses jambes en sortant.

10.

Laissez les querelles à la porte ; ce qui entre par une oreille doit sortir par l’autre avant de passer le seuil de l’Ermitage. Si quelqu’un manquait au règlement ci-dessus, pour chaque faute, et sur le témoignage de deux personnes, il sera obligé de boire un verre d’eau fraîche (sans en excepter les dames) : indépendamment de cela, il lira à haute voix une page de la Telemachide (poëme de Frediakofsky) ; quiconque manquerait dans une soirée à trois articles du règlement sera tenu d’apprendre par cœur six lignes de la Telemachide. Celui qui manquerait au dixième article ne pourrait plus rentrer à l’Ermitage. »

Avant d’avoir lu cette pièce, je croyais à l’Impératrice Catherine un esprit plus léger. Est-ce une simple plaisanterie ? alors elle est mauvaise puisqu’en fait de plaisanterie les plus courtes sont les meilleures. Ce qui ne me cause pas moins de surprise que le manque de goût que dénotent ces statuts, c’est le soin qu’on a pris ici de les conserver comme une chose précieuse.

Mais ce dont j’ai le plus ri, en lisant ce code social, qui fait le pendant des instructions galantes de l’Empereur Pierre Ier et de l’Impératrice Élisabeth à leurs sujets, c’est l’emploi qu’on y fait du poëme de Frediakofsky. Malheur au poëte immortalisé par un souverain !!…

Je pars après-demain pour Moscou.


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  1. Ceci répond à une lettre reçue de Paris.
  2. Voir le portrait des Russes, lettre trente-deuxième, Moscou ; et plus loin, au résumé du voyage.
  3. Voyez le résumé du voyage, tome IV.
  4. Voyez la réfutation de M. Gretch.
  5. Les Russes, superficiels en tout, ne sont profonds que dans l’art de feindre.
  6. Voyez la description de Moscou.
  7. Voyez la Russie, la Pologne et la Finlande, par M. J. H. Schnitzler. Paris, chez Jules Renouard, 1835, p. 193. — Je dois dire une fois pour toutes que ce bon et utile ouvrage, protégé à Pétersbourg, est extrêmement partial, du moins dans la forme du langage, condition nécessaire si l’on veut faire tolérer en Russie ce qu’on écrit touchant ce pays.
  8. Voyez, pour les nomenclatures, les mesures, les monuments et pour toute la partie technique de la description des lieux, la statistique de Schnitzler, page 200.
  9. Voyez tome III, la lettre vingt-troisième, et rappelez-vous aussi les sentiments affectés par le Czar qui, à plusieurs époques de son règne, a prétendu n’avoir d’autre désir que celui de faire cesser le schisme et de réunir l’Église grecque à l’Église latine.