La Russie en 1839/Lettre dix-septième

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Amyot (deuxième volumep. 185-233).


SOMMAIRE DE LA LETTRE DIX-SEPTIÈME.


Superstition politique. — Conséquence du pouvoir absolu. — Responsabilité de l’Empereur. — Nombre des naufragés de Péterhoff. — Mort de deux Anglais. — Leur mère. — Citation d’une lettre. — Récit de cet accident par un peintre. — Extrait du Journal des Débats du mois d’octobre 1842. — Ménagements funestes. — Scène de désordre sur le bateau à vapeur. — Le bâtiment sauvé par un Anglais. — Ce que c’est que le tact en Russie. — Ce qui manque à la Russie. — Conséquence de ce régime : ce que l’Empereur en doit souffrir. — Esprit de la police russe. — Disparition d’une femme de chambre. — Silence sur des faits semblables. — Politesse des gens du peuple. — Ce qu’elle signifie. — Les deux cochers. — Cruauté d’un feldjæger. — À quoi sert le christianisme dans un tel pays. — Calme trompeur. — Querelle de portefaix sur un bateau de bois. — Le sang coule. — Comment procèdent les agents de police. — Cruauté révoltante. — Traitement avilissant pour tous. — Manière de voir des Russes. — Mot de l’archevêque de Tarente. — De la religion en Russie. — Deux espèces de civilisation. — Vanité publique. — L’Empereur Nicolas élève la colonne d’Alexandre. — Réforme du langage. — Comment les femmes de la cour éludent les ordres de l’Empereur. — L’église de Saint-Isaac. — Son immensité. — Esprit de la religion grecque. — Différence qu’il y a entre l’Église catholique et les Églises schismatiques. — Asservissement de l’Église grecque par l’empiétement de Pierre Ier. — Conversation avec un Français. — Voiture cellulaire. — Rapport qu’il y a entre la politique et la théologie. — Émeute causée par un mot de l’Empereur. — Scènes sanglantes sur les bords du Volga. — Hypocrisie du gouvernement russe. — Histoire du poëte Pouschkin. — Sa position particulière comme poëte. — Sa jalousie. — Duel contre son beau-frère. — Pouschkin est tué. — Effet de cette mort. — Part que prend l’Empereur à la douleur publique. — Jeune enthousiaste. — Ode à l’Empereur, — Comment elle est récompensée. — Le Caucase. — Caractère du talent de Pouschkin. — Langue des gens du grand monde en Russie. — Abus des langues étrangères. — Conséquences de la manie des gouvernantes anglaises en France. — Supériorité des Chinois. — La confusion des langues. — Rousseau. — Révolution à prévoir dans le goût français.


LETTRE DIX-SEPTIÈME.


Pétersbourg, ce 29 juillet 1839.

D’après les derniers renseignements que j’ai pu me procurer ce matin sur les désastres de la fête de Péterhoff, ils ont outre-passé mes suppositions. Au surplus, jamais nous ne saurons exactement les circonstances de cet événement. Tout accident est ici traité d’affaire d’État ; c’est le bon Dieu qui oublie ce qu’il doit à l’Empereur.

La superstition politique, qui est l’âme de cette société, en expose le chef à tous les griefs de la faiblesse contre la force, à toutes les plaintes de la terre contre le ciel ; quand mon chien est blessé, c’est à moi qu’il vient demander sa guérison ; quand Dieu frappe les Russes, ceux-ci en appellent au Czar. Ce prince, qui n’est responsable de rien politiquement, répond de tout providentiellement, conséquence naturelle de l’usurpation de l’homme sur les droits de Dieu. Un Roi qui consent à être reconnu pour plus qu’un mortel, prend sur lui tout le mal que le ciel peut envoyer à la terre pendant son règne ; il résulte de cette espèce de fanatisme politique des susceptibilités, des délicatesses ombrageuses dont on n’a nulle idée dans aucun autre pays[1]. Au surplus, le secret que la police croit devoir garder touchant les malheurs les plus indépendants de la volonté humaine, manque le but, en ce qu’il laisse le champ libre à l’imagination ; chaque homme raconte les mêmes faits différemment, selon son intérêt, ses craintes, son ambition ou son humeur, selon l’opinion que lui impose sa charge à la cour, et sa position dans le monde ; il arrive de là que la vérité est à Pétersbourg un être de raison tout comme elle l’est devenue en France par des causes contraires : une censure arbitraire et une liberté illimitée peuvent amener des résultats semblables, et rendre impossible la vérification du fait le plus simple.

Ainsi les uns disent qu’il n’a péri, avant-hier, que treize personnes, tandis que les autres parlent de douze cents, de deux mille, et d’autres encore de cent cinquante : jugez de nos incertitudes sur toutes choses, puisque les circonstances d’un événement arrivé pour ainsi dire sous nos yeux resteront toujours douteuses, même pour nous.

Je ne cesse de m’émerveiller en voyant qu’il existe un peuple insouciant au point de vivre et de mourir tranquille dans le demi-jour que lui accorde la police de ses maîtres. Jusqu’ici je croyais que l’homme ne pouvait pas plus se passer de vérité pour l’esprit, que d’air et de soleil pour le corps ; mon voyage en Russie me détrompe. La vérité n’est un besoin que pour les âmes d’élite ou pour les nations les plus avancées ; le vulgaire s’accommode des mensonges favorables à ses passions et à ses habitudes : ici mentir c’est protéger la société, dire la vérité c’est bouleverser l’État[2].

Voici deux épisodes dont je vous garantis l’authenticité :

Neuf personnes de la même famille et de la même maison, arrivées depuis peu de la province à Pétersbourg, maîtres, femmes, enfants, valets, s’étaient embarqués imprudemment sur un bateau sans pont et trop frêle pour résister à la mer ; le grain est venu : pas un n’a reparu ; depuis trois jours qu’on fait des perquisitions sur les côtes on n’avait encore ce matin découvert nulle trace de ces malheureux, réclamés seulement par les voisins, car ils n’ont pas de parents à Pétersbourg. À la fin l’esquif qui les portait a été retrouvé ; il était retourné et échoué sur un banc de sable près de la grève, à trois lieues de Péterhoff et à six de Pétersbourg ; des personnes : nulle trace ; pas plus des matelots que des passagers. Voilà donc neuf morts, bien constatées, non compris les marins : et le nombre des petits bâtiments submergés comme le fut celui-ci est considérable. On est venu ce matin apposer les scellés sur la porte de la maison vide. Elle est voisine de la mienne, circonstance sans laquelle je ne vous aurais pas raconté ce fait, car je l’ignorerais, comme j’en ignore bien d’autres. Le crépuscule de la politique est moins transparent que celui du ciel polaire. Pourtant, tout bien pesé, la franchise serait un meilleur calcul, car lorsqu’on cache un peu je suppose beaucoup.

Voici l’autre épisode de la catastrophe de Péterhoff :

Trois jeunes Anglais, dont je connais l’aîné, étaient depuis quelques jours à Pétersbourg ; leur père est en Angleterre, et leur mère les attend à Carlsbad. Le jour de la fête de Péterhoff, les deux plus jeunes s’embarquent sans leur frère qui se refuse à leurs instances en répondant toujours qu’il n’est pas curieux ;… donc, s’obstinant à rester, il voit partir en petite barque ses deux frères qui lui crient : à demain !… Trois heures après, tous deux avaient péri avec plusieurs femmes, quelques enfants et deux ou trois hommes qui se trouvaient sur le même bateau ; un matelot de l’équipage, bon nageur, s’est sauvé seul. Le malheureux frère qui survit, presque honteux d’exister, est dans un désespoir difficile à peindre ; il s’apprête à partir pour aller annoncer cette nouvelle à sa mère ; elle leur avait écrit de ne pas renoncer à la fête de Péterhoff, accordant toute latitude à leur curiosité s’ils désiraient prolonger leur voyage, et leur répétant qu’elle les attendrait patiemment à Carlsbad. Avec plus d’exigence elle leur eût peut-être sauvé la vie.

Vous figurez-vous les mille récits, les discussions, les propos de tous genres, les conjectures, les cris auxquels de pareils événements donneraient lieu dans tout autre pays que celui-ci, et surtout dans le nôtre ? Que de journaux diraient, et que de voix répéteraient que la police ne fait jamais son devoir, que les bateaux sont mauvais, les bateliers avides, et que l’autorité, loin de remédier au danger, l’aggrave, soit par son insouciance, soit par sa cupidité ; on ajouterait que le mariage de la grande-duchesse a été célébré sous de tristes auspices, comme bien d’autres mariages de princes ; et alors les dates, les allusions, les citations abonderaient !… Ici rien !!! Un silence plus effrayant que le malheur lui-même !… Deux lignes dans la gazette sans détails, et à la cour, à la ville, dans les salons du grand monde, pas une parole : si l’on ne parle pas là on ne parle guère ailleurs : il n’y a pas de cafés à Pétersbourg pour y commenter des journaux qui n’existent pas ; les petits employés sont plus timorés que les grands seigneurs, et ce que l’on n’ose dire chez les chefs se dit encore moins chez les subordonnés ; restent les négociants et les boutiquiers : ceux-ci sont cauteleux comme tout ce qui veut vivre et prospérer dans ce pays. S’ils parlent sur des sujets graves et dès lors périlleux, ce n’est qu’à l’oreille et en tête-à-tête[3].

La Russie s’est donné le mot pour ne rien dire qui puisse rendre l’Impératrice nerveuse, et voilà comme on la laisse vivre et mourir en dansant ! « Elle serait affligée, taisez-vous ! » Là-dessus, enfants, amis, parents, tout ce qu’on aime se noie et l’on n’ose pleurer. On est trop malheureux pour se plaindre.

Les Russes sont toujours courtisans : soldats de caserne ou d’église, espions, geôliers, bourreaux, dans ce pays, tous font plus que leur devoir : ils font leur métier. Qui me dira où peut aller une société qui n’a pas pour base la dignité humaine ?

Je le répète souvent, il faudrait tout défaire ici pour y faire un peuple.

Cette fois le silence de la police n’est pas pure flatterie, il est aussi l’effet de la peur. L’esclave craint la mauvaise humeur du maître, et s’applique de toutes ses forces à le maintenir dans une gaieté tutélaire. Les fers, le cachot, le knout, la Sibérie sont bien près d’un Czar irrité, ou tout au moins le Caucase, cette Sibérie mitigée à l’usage d’un despotisme qui, dit-on, s’adoucit tous les jours selon les progrès du siècle.

On ne peut nier que dans cette circonstance la première cause du mal ne tienne à l’insouciance de l’administration ; si l’on eût empêché les bateliers de Saint-Pétersbourg de surcharger leurs barques ou de se hasarder dans le golfe avec des bâtiments trop faibles pour résister à la vague, personne n’eût péri… encore qui sait ? Les Russes sont généralement mauvais marins, avec eux le danger est partout. Prenez des Asiatiques à longues robes, à longues barbes pour en faire des matelots, et puis étonnez-vous des naufrages.

Le jour de la fête, un des bateaux à vapeur qui font ordinairement le service entre Pétersbourg et Kronstadt, était parti pour Péterhoff. Il a pensé chavirer comme les moindres esquifs ; pourtant il est d’une dimension et d’une solidité rassurantes ; il allait sombrer sans un étranger qui se trouvait du voyage. Cet homme (c’était un Anglais), voyant à peu de distance périr plusieurs barques, sentant tout le danger qu’il courait lui et l’équipage avec lui ; reconnaissant d’ailleurs que la manœuvre se faisait mal faute de commandement, eut l’heureuse idée de couper avec son propre couteau toutes les cordes de la tente dressée sur le tillac pour l’agrément et la commodité des passagers. La première chose qu’on doit faire à la moindre menace de mauvais temps, c’est d’enlever cette tente : les Russes n’avaient pas songé à une précaution si simple, et sans le trait de présence d’esprit de l’étranger, le bâtiment chavirait immanquablement. Il fut sauvé, mais avarié, forcé de renoncer à continuer sa route, et trop heureux de rentrer au plus vite à Pétersbourg. Si l’Anglais qui l’a préservé du naufrage n’était de la connaissance d’un autre Anglais de mes amis, j’aurais ignoré que ce bâtiment avait couru des risques. J’en ai dit un mot à quelques personnes bien instruites ; elles m’ont confirmé le fait, mais avec prière de le tenir secret !…..

Il serait inconvenant de parler du déluge si cette catastrophe était arrivée sous le règne d’un Empereur de Russie.

De toutes les facultés de l’intelligence, la seule qu’on estime ici c’est le tact[4]. Figurez-vous une nation entière ployée sous le joug de cette vertu de salon. Représentez-vous tout un peuple devenu prudent comme un diplomate qui a sa fortune à faire ; et vous aurez l’idée de ce que devient l’agrément de la conversation en Russie. Si l’air de la cour nous pèse même à la cour, combien ne doit-il pas nous paraître contraire à la vie quand il nous poursuit jusque dans notre intérieur le plus secret.

La Russie est une nation de muets ;. quelque magicien a changé soixante millions d’hommes en automates qui attendent la baguette d’un autre enchanteur pour renaître et pour vivre. Ce pays me fait l’effet du palais de la Belle au bois dormant : c’est brillant, doré, magnifique ; il n’y manque rien….. que la liberté, c’est-à-dire la vie.

L’Empereur doit souffrir d’un tel état de choses. Quiconque est né pour commander aime l’obéissance sans doute ; mais l’obéissance d’un homme vaut mieux que celle d’une machine : le mensonge est si près de la servilité, qu’un prince entouré de complaisants ignorera toujours tout ce qu’on espérera lui pouvoir cacher ; il est donc condamné à douter de chaque parole, à se défier de chaque homme. Tel est le lot d’un maître absolu ; il aurait beau se montrer bon et vouloir vivre en homme, la force des choses le ferait insensible malgré lui ; il occupe la place d’un despote, force lui est d’en subir la destinée, d’en adopter les sentiments ou du moins d’en jouer le rôle.

Le mal de la dissimulation s’étend ici plus loin qu’on ne pense : la police russe, si alerte pour tourmenter les gens, est lente à les éclairer quand ils s’adressent à elle afin de s’éclaircir d’un fait douteux.

Voici un exemple de cette inertie calculée : au dernier carnaval, une femme de ma connaissance avait permis à sa femme de chambre de sortir le dimanche gras ; la nuit venue, cette fille ne rentre pas. Le lendemain matin, la dame très-inquiète envoie prendre des renseignements à la police[5].

On répond qu’aucun accident n’étant arrivé à Pétersbourg la nuit précédente, il est impossible que la femme de chambre égarée ne se retrouve pas bientôt saine et sauve.

Le jour se passe dans cette sécurité trompeuse, point de nouvelles ; enfin, le surlendemain, un parent de la fille, jeune homme assez au fait des secrètes menées de la police du pays, a l’idée de s’en aller à l’amphithéâtre de chirurgie où l’un de ses amis le fait entrer. À peine introduit il reconnaît le cadavre de sa cousine prêt à être disséqué par les élèves.

En bon Russe, il conserve assez d’empire sur lui même pour dissimuler son émotion. « Quel est ce corps ?

— On ne sait, c’est celui d’une fille qui a été trouvée morte la nuit d’avant-hier dans telle rue ; on croit qu’elle a été étranglée en voulant se défendre contre des hommes qui essayaient de lui faire violence.

— Quels sont ces hommes ?

— Nous l’ignorons ; on ne peut former sur cet événement que des conjectures ; les preuves manquent.

— Comment vous êtes-vous procuré ce corps ?

— La police nous l’a vendu secrètement ; ainsi ne parlez pas de cela, » refrain obligé et qui revient comme une phrase parasite, après chaque phrase articulée par un Russe ou par un étranger acclimaté.

J’avoue que ce trait n’est pas aussi révoltant que le crime de Burk en Angleterre, mais ce qui caractérise la Russie, c’est le silence protecteur qu’on y garde religieusement sur de semblables forfaits.

Le cousin s’est tu ; la maîtresse de la victime n’a pas osé se plaindre ; et aujourd’hui, après six mois, je suis peut-être la seule personne à laquelle elle ait raconté la mort de sa femme de chambre, parce que je suis étranger… et que je n’écris pas, à ce que je lui ai dit.

Vous voyez comment les agents subalternes de la police russe font leur devoir. Ces employés infidèles ont trouvé un double avantage à trafiquer du corps de la femme assassinée : ils en tiraient d’abord quelques roubles, ensuite ils cachaient le meurtre qui leur eût attiré une sévère remontrance, si le bruit de cet événement se fût répandu.

Les réprimandes adressées aux hommes de cette classe sont, je crois, accompagnées de démonstrations un peu rudes et destinées à graver ineffaçablement les paroles dans la mémoire du malheureux qui les écoute.

Un Russe de la basse classe est autant battu que salué en sa vie. Je n’ai jamais vu autant de gens se traiter avec égard, et cela dans toutes les classes : le cocher de droschki salue imperturbablement son camarade, qui n’a garde de passer à côté de lui sans lui rendre révérence pour révérence ; le portefaix salue le badigeonneur, et ainsi des autres. Le chapeau et le bâton sont ici des objets de première nécessité. Les coups de verges (en Russie la verge est un grand roseau fendu) et les inclinations de tête distribués à doses égales, s’emploient efficacement dans l’éducation sociale de ce peuple étiqueté plutôt que policé ; son urbanité me paraît jouée ou du moins forcée, et, malgré cela, cette apparence d’aménité contribue à l’agrément de la vie. Si la politesse menteuse a tant d’avantages, quel charme ne devrait pas avoir la vraie politesse, la politesse du cœur ?

On ne peut être battu en Russie que dans telle classe et par un homme de telle autre classe. Ici les mauvais traitements sont réglés comme un tarif de douane ; ceci rappelle le code d’Ivan. La dignité de la caste est admise, mais, jusqu’à présent, nul n’a songé à faire passer dans les lois ni même dans les usages la dignité de l’homme. Rappelez-vous ce que je vous ai dit de la politesse des Russes de toutes les classes. Je vous laisse à penser ce que vaut cette urbanité, et je me borne à vous raconter quelques unes des scènes qui se passent journellement sous mes yeux.

J’ai vu dans une même rue deux cochers de droschki (fiacre russe) ôter cérémonieusement leur chapeau en se rencontrant : c’est un usage reçu ; s’ils sont liés un peu intimement, ils appuient d’un air amical, en passant l’un devant l’autre, la main sur leur bouche et la baisent en se faisant un petit signe des yeux fort spirituel et fort expressif : voilà pour la politesse. Voici pour la justice : un peu plus loin, j’ai vu un courrier à cheval, un feldjæger ou quelque autre employé infime du gouvernement, descendre de sa voiture, courir à l’un de ces deux cochers bien élevés et le frapper brutalement à coups de fouet, de bâton ou de poing, qu’il lui assène sans pitié dans la poitrine, dans la figure et sur la tête ; cependant le malheureux qui ne se sera pas rangé assez vite, se laisse assommer sans la moindre réclamation ni résistance par respect pour l’uniforme et pour la caste de son bourreau ; mais la colère de celui-ci n’est pas toujours désarmée par la prompte soumission du délinquant.

N’ai-je pas vu un de ces porteurs de dépêches, courrier de quelque ministre ou valet de chambre galonné de quelque aide de camp de l’Empereur, arracher de dessus son siége un jeune cocher qu’il n’a cessé de battre que lorsqu’il lui eut mis le visage en sang ? La victime subissait cette exécution en véritable agneau sans la moindre résistance et comme on obéit à un arrêt souverain, comme on cède à quelque commotion de la nature ; cependant, les passants n’étaient nullement émus de tant de cruauté, même un des camarades du patient qui faisait boire ses chevaux à quelques pas plus loin, obéissant à un signe du feldjæger irrité, était accouru pour tenir en bride la monture de ce personnage public, pendant tout le temps qu’il lui plairait de prolonger l’exécution. Allez dans tout autre pays demander à un homme du peuple son assistance pour une exécution contre un camarade arbitrairement puni !… Mais l’emploi et l’habit de l’homme qui donnait les coups lui assuraient le droit de battre à outrance le cocher de fiacre qui les recevait ; la punition était donc légitime ; moi je dis : tant pis pour le pays où de pareils actes sont légaux.

La scène que je vous raconte se passait dans le plus beau quartier de la ville, à l’heure de la promenade. Quand le malheureux battu fut relâché, il essuya le sang qui ruisselait le long de ses joues, et remonta tranquillement sur son siége en recommençant le cours de ses révérences à chaque rencontre nouvelle.

Le délit, quel qu’il fût, n’avait cependant causé aucun accident grave. Notez que cette abomination s’exécutait avec un ordre parfait en présence d’une foule silencieuse, et qui loin de songer à défendre ou à excuser le coupable, n’osait même pas s’arrêter longtemps pour assister au châtiment. Une nation gouvernée chrétiennement protesterait contre cette discipline sociale qui détruit toute liberté individuelle. Mais ici l’influence du prêtre se borne à obtenir du peuple et des grands des signes de croix et des génuflexions.

Malgré le culte du Saint-Esprit, cette nation a toujours son Dieu sur la terre. Comme Bati, comme Tamerlan, l’Empereur de Russie est idolâtré de ses sujets ; la loi russe n’est point baptisée.

J’entends tous les jours vanter les allures douces, l’humeur pacifique, la politesse du peuple de Saint-Pétersbourg. Ailleurs, j’admirerais ce calme ; ici je le regarde comme le symptôme le plus effrayant du mal dont je me plains. On tremble au point de dissimuler sa crainte sous une tranquillité satisfaisante pour l’oppresseur et rassurante pour l’opprimé. Les vrais tyrans veulent qu’on sourie. Grâce à la terreur qui plane sur toutes les têtes, la soumission sert à tout le monde : victimes et bourreaux, tous croient avoir intérêt à l’obéissance qui perpétue le mal qu’ils infligent et le mal qu’ils subissent.

On sait que l’intervention de la police entre gens qui se querellent, exposerait les combattants à des punitions bien plus redoutables que les coups qu’ils se portent en silence : et l’on évite le bruit parce que la colère qui éclate appellerait le bourreau qui punit.

Voici pourtant une scène tumultueuse de laquelle le hasard m’a rendu témoin ce matin :

Je passais le long d’un canal couvert de bateaux chargés de bois. Des hommes transportaient ce bois à terre pour l’élever en forme de murailles sur leurs charrettes ; je vous ai décrit ailleurs cette espèce de rempart mouvant, qui traverse les rues au pas des chevaux. Un des portefaix occupé à tirer le bois de la barque pour le brouetter jusqu’à la charrette, se prend de querelle avec ses camarades ; et tous se mettent à se battre franchement comme des crocheteurs de chez nous. L’agresseur se sentant le plus faible a recours à la fuite : il grimpe avec la souplesse d’un écureuil au grand mât du bateau ; jusque-là je trouvais la scène amusante : perché sur une vergue, le fuyard défie ses adversaires moins lestes que lui. Ces hommes se voyant trompés dans leur espoir de vengeance, oublient qu’ils sont en Russie, passent toutes les bornes de leur politesse, c’est-à-dire de leur prudence accoutumée, manifestent leur fureur par des redoublements de cris et des menaces sauvages.

Il y a de distance en distance dans toutes les rues de la ville des agents de police en uniforme ; deux de ces espèces de sergents de ville, attirés par les vociférations des combattants, arrivent sur le théâtre de la querelle et somment le principal coupable de descendre de dessus sa perche. Celui-ci n’obéit pas, le sergent saute à bord, le rebelle se cramponne au mât : l’homme du pouvoir réitère ses sommations, le révolté persiste dans sa résistance. L’agent furieux essaie de grimper lui-même au mât et réussit à saisir un des pieds du réfractaire. Que croyez-vous qu’il fasse alors ? il tire de toutes ses forces son adversaire, sans précaution, sans s’embarrasser de la manière dont il va faire descendre ce malheureux ; celui-ci désespérant d’échapper à la punition qui l’attend, s’abandonne enfin à son sort : il se renverse et tombe en arrière la tête la première de deux fois la hauteur d’un homme sur une pile de bois, où son corps reste immobile comme un sac.

Je vous laisse à penser si la chute fut rude ! La tête rebondit sur les bûches et le retentissement du coup arriva jusqu’à mon oreille, bien que je me fusse arrêté à une cinquantaine de pas. Je crus l’homme tué, le sang lui couvrait la figure ; cependant revenu du premier étourdissement, ce pauvre sauvage, pris au piége, se relève ; ce qu’on aperçoit de son visage sous les taches de sang est d’une pâleur livide ; il se met à beugler comme un bœuf ; ses horribles cris diminuaient ma compassion, il me semblait que ce n’était plus qu’une brute et que j’avais tort de m’attendrir sur lui comme sur un de mes semblables. Plus l’homme hurlait, plus mon cœur s’endurcissait tant il est vrai que nous avons besoin que les objets de notre compassion conservent quelque sentiment de leur propre dignité pour que nous puissions prendre sérieusement part à leur peine !  !… la pitié est une association ; et quel est l’homme, si compatissant qu’il soit, qui voudrait s’associer à ce qu’il méprise ?

On l’emporte enfin quoiqu’il oppose une résistance désespérée et assez longue : une petite barque amenée à l’instant même par d’autres agents de police s’approche rapidement : on garrotte le prisonnier, et, les mains attachées derrière le dos, on le jette sur le nez au fond du bateau ; cette seconde chute, fort rude encore, est suivie d’une grêle de coups ; ce n’est pas tout, et vous n’êtes pas au bout du supplice préalable ; le sergent qui l’a saisi ne voit pas plutôt la victime abattue qu’il lui saute sur le corps ; je m’étais approché, j’ai donc été témoin de ce que je vous raconte. Ce bourreau étant descendu à fond de cale et marchant sur le dos du patient, se mit à trépigner à coups redoublés sur ce pauvre homme, et à fouler aux pieds le malheureux comme on vendange la grappe dans le pressoir. Pendant cette horrible exécution, les hurlements féroces du supplicié redoublèrent d’abord ; mais quand ils commencèrent à faiblir j’ai senti que la force me manquait à moi-même et j’ai fui : ne pouvant rien empêcher, j’en avais vu trop….. Voilà ce qui s’est passé sous mes yeux, en pleine rue, pendant une promenade de récréation, car je voulais me reposer au moins pour quelques jours de mon métier de voyageur écrivain. Mais comment réprimer mon indignation ? elle m’a fait reprendre la plume à l’instant.

Ce qui me révolte, c’est le spectacle de l’élégance la plus raffinée à côté d’une barbarie si repoussante. S’il y avait moins de luxe et de délicatesse dans la vie des gens du monde, la condition des hommes du peuple m’inspirerait moins de pitié. Ici les riches ne sont pas les concitoyens des pauvres. De tels faits et tout ce qu’ils nous laissent deviner, me feraient haïr le plus beau pays de la terre, à plus forte raison me font-ils détester une lande badigeonnée, un marais plâtré. Quelle exagération ! s’écrieront les Russes !… ne voilà-t-il pas de bien grandes phrases pour peu de chose !  !  ! Vous appelez cela peu de chose, je le sais, et c’est ce que je vous reproche ; l’habitude que vous avez de ces horreurs explique votre indifférence sans la justifier. Vous ne faites pas plus d’état des cordes dont vous voyez garrotter un homme que du collier de force qu’on met à vos chiens de chasse.

J’en conviens, ces actes sont dans vos mœurs, car je n’ai pu saisir une expression de blâme ou d’horreur sur la physionomie d’aucun des spectateurs de ces abominables scènes ; et il y avait là des hommes de toutes les classes. Si vous me donnez cette approbation tacite de la foule pour excuse, nous sommes d’accord.

En plein jour, en pleine rue, frapper un homme à mort avant de le juger, voilà ce qui paraît fort simple au public et aux sbires de Pétersbourg. Bourgeois, seigneurs, soldats et citadins, pauvres et riches, grands et petits, élégants et manants, rustres et dandys, tous s’entendent pour laisser s’opérer tranquillement de telles choses sous leurs yeux, sans s’embarrasser de la légalité de l’acte. Ailleurs, le citoyen est protégé par tout le monde contre l’agent du pouvoir qui abuse : ici, l’agent public est protégé contre la juste réclamation de l’homme maltraité. Le serf ne réclame pas.

L’Empereur Nicolas a fait un code ! Si les faits que je vous raconte sont d’accord avec les lois de ce code, tant pis pour le législateur ; s’ils sont illégaux, tant pis pour l’administrateur. C’est toujours l’Empereur qui est responsable. Quel malheur de n’être qu’un homme quand on accepte la charge d’un dieu !.. et qu’on est forcé de l’accepter ! Le gouvernement absolu ne devrait être confié qu’à des anges.

Je proteste de l’exactitude des faits que j’ai rapportés ; je n’ai ni ajouté ni retranché un geste dans le récit que vous venez de lire, et je suis rentré pour le joindre à ma lettre, pendant que les moindres circonstances de la scène m’étaient encore présentes à la pensée[6].

Si de pareils détails pouvaient se publier à Pétersbourg avec les commentaires indispensables pour les faire remarquer par des esprits blasés sur tous les genres de férocité et d’illégalités, ils ne produiraient pas le bien qu’on s’en pourrait promettre. L’administration russe s’arrangerait de manière à ce que la police de la ville affectât dorénavant plus de douceur dans ses rapports avec les hommes du peuple, ne fût-ce que par respect pour les yeux délicats des étrangers : voilà tout !… Les mœurs d’un peuple sont le produit lent de l’action réciproque des lois sur les usages et des usages sur les lois ; elles ne se changent pas d’un coup de baguette. Celles des Russes, malgré toutes les prétentions de ces demi-sauvages, sont et resteront encore longtemps cruelles. Il n’y a guère plus d’un siècle qu’ils étaient de vrais Tatares ; c’est Pierre le Grand qui a commencé à forcer les hommes d’introduire les femmes dans les assemblées : et sous leur élégance moderne, plusieurs de ces parvenus de la civilisation ont conservé la peau de l’ours, ils n’ont fait que la retourner, mais pour peu qu’on gratte, le poil se retrouve et se redresse[7].

À présent qu’il a laissé passer l’époque de la chevalerie dont les nations de l’Europe occidentale ont si bien profité dans leur jeunesse, ce qu’il faudrait à ce peuple, c’est une religion indépendante et conquérante : la Russie a de la foi ; mais la foi politique n’émancipe pas l’esprit de l’homme, elle le renferme dans le cercle étroit de ses affections naturelles ; avec la foi catholique, les Russes acquerraient bientôt des idées générales basées sur une instruction raisonnable et sur une liberté proportionnée à leurs lumières : quant à moi, je suis persuadé que de cette hauteur, s’ils y pouvaient atteindre, ils domineraient le monde. Le mal est profond ; et les remèdes employés jusqu’ici n’agissaient qu’à la surface, ils ont caché la plaie sans la guérir. La bonne civilisation va du centre à la circonférence, tandis que la civilisation russe est venue de la circonférence au centre : c’est de la barbarie recrépie, voilà tout.

De ce qu’un sauvage a la vanité d’un homme du monde, s’ensuit-il qu’il en ait la culture ? Je l’ai dit, je le répète et je le répéterai peut-être encore : les Russes tiennent bien moins à être civilisés qu’à nous faire croire qu’ils le sont. Tant que cette maladie de la vanité publique leur rongera le cœur et leur faussera l’esprit, ils auront quelques grands seigneurs qui pourront jouer à l’élégance chez eux et chez nous, et ils resteront barbares au fond : mais malheureusement le sauvage a des armes à feu,

L’Empereur Nicolas justifie mon jugement ; il a pensé avant moi que le temps des apparences est passé pour la Russie, et que tout l’édifice de la civilisation est à refaire dans ce pays : il a repris la société en sous-œuvre ; Pierre, dit le Grand, la renverserait une seconde fois pour la rebâtir : Nicolas est plus habile. Il cache son but pour l’atteindre plus sûrement. Je me sens saisi de respect devant cet homme qui, de toute la force de sa volonté, lutte en secret contre l’œuvre du génie de Pierre le Grand ; tout en déifiant ce grand réformateur, il ramène à son naturel une nation fourvoyée durant plus d’un siècle dans les voies de l’imitation servile.

La pensée de l’Empereur actuel se manifeste jusque dans les rues de Pétersbourg : il ne s’amuse pas à bâtir à la hâte des colonnades de briques recrépies ; partout il remplace l’apparence par la réalité, par tout la pierre chasse le plâtre, et des édifices d’une architecture forte et massive font disparaître les prestiges d’une fausse grandeur. C’est en ramenant d’abord un peuple à son caractère primitif qu’on le rend capable et digne de la vraie civilisation sans laquelle une nation ne saurait travailler pour la postérité ; pour qu’un peuple produise tout ce qu’il peut produire, il ne s’agit pas de lui faire copier les étrangers, il faut développer, sans le contrarier, le génie national. Ce qui dans ce monde approche le plus de la Divinité, c’est la nature. La nature jusqu’à présent contrariée chez les Russes, appelle peut-être ces hommes aux grandes choses, tandis que, depuis leur soi-disant civilisation, on les occupait à des minuties : l’Empereur Nicolas a compris leur vocation mieux que ses devanciers, et sous ce règne tout s’est agrandi par un retour à la vérité.

Une colonne domine Pétersbourg : c’est le plus grand morceau de granit qui ait été taillé de main d’homme, sans excepter les monuments égyptiens. Un jour, soixante-dix mille soldats, la cour, la ville et une partie de la campagne affluèrent sans se gêner, sans se fouler, sur la place du palais Impérial pour assister dans un silence religieux à la miraculeuse érection de ce monument conçu, exécuté, mis en place par un Français, M. de Montferrand ; car les Français sont encore nécessaires aux Russes. Des machines prodigieuses fonctionnent avec succès ; les mécaniques animent la pierre, et au moment où la colonne, sortant de ses entraves, se lève comme vivant de sa propre vie et semble se mouvoir d’elle même, l’armée, la foule, l’Empereur lui-même, tombent à genoux pour remercier Dieu d’un tel mi racle et le louer des grandes choses qu’il leur permet d’accomplir. Voilà ce que j’appelle une fête nationale : ceci n’est pas une flatterie qu’on pourrait prendre pour une satire, comme la mascarade de Péterhoff ; ce n’est point un tableau de genre, c’est un tableau d’histoire et du plus haut style. Le grand, le petit, le mauvais, le sublime, tous les contraires entrent dans la constitution de ce singulier pays, le silence perpétue le prodige et empêche la machine de se briser.

L’Empereur Nicolas étend la réforme jusque sur le langage des personnes qui l’entourent ; il exige qu’on parle russe à sa cour. La plupart des femmes du monde, surtout de celles qui sont nées à Saint-Pétersbourg, ignorent leur langue nationale : mais elles apprennent quelques phrases de russe qu’elles débitent pour obéir à l’Empereur, lorsqu’il vient à passer dans les salles du palais où leur service les retient ; l’une d’elles est toujours de garde pour annoncer à temps par un signe convenu l’approche du maître : aussitôt les conversations françaises cessent et les phrases russes destinées à flatter l’oreille Impériale, retentissent dans le palais ; le souverain s’applaudit de voir jusqu’où s’étend son pouvoir de réformateur, et ses sujettes rebelles par espièglerie se mettent à rire dès qu’il est passé….. Je ne sais de quoi je suis le plus frappé, en voyant cette immense puissance, de sa force ou de sa faiblesse !

Mais comme tout réformateur, l’Empereur est doué de l’opiniâtreté qui fait réussir.

À l’extrémité de la place, vaste comme un pays, où s’élève la colonne, vous voyez une montagne de granit : l’église de Saint-Isaac de Pétersbourg. Ce monument moins pompeux, moins beau de dessin et moins chargé d’ornements que Saint-Pierre de Rome, est tout aussi étonnant. Il n’est point terminé, on ne peut donc juger de l’ensemble, ce sera une œuvre hors de proportion avec ce que l’esprit du siècle enfante aujourd’hui chez les autres peuples. Ses matériaux sont le granit, le bronze et le fer : rien d’autre. La couleur en est imposante, mais sombre ; commencé sous Alexandre, ce merveilleux temple sera bientôt achevé sous Nicolas par le même Français, M. de Montferrand, qui a élevé la colonne.

Tant d’efforts au profit d’un culte tronqué par la politique ! Hé quoi ! la parole de Dieu ne se fera jamais entendre sous cette voûte ? Les temples grecs ne servent plus de toit à la chaire de vérité. Au mépris des saint Athanase, des saint Chrysostôme, la religion ne s’enseigne point publiquement aux Russes. Les Grecs-Moscovites retranchent la parole de leur culte, tandis que les protestants réduisent le leur à la parole : ni les uns ni les autres ne veulent écouter le Christ qui, la croix à la main, rassemblant des deux bouts de la terre ses troupeaux égarés, crie du haut de la chaire de Saint-Pierre : « Venez à moi, vous tous qui avez le cœur pur, qui avez des oreilles pour entendre et des yeux pour voir !… »

L’Empereur, aidé de ses armées de soldats et d’artistes, aura beau s’évertuer, il n’investira jamais l’Église grecque d’une puissance que Dieu ne lui a pas donnée : on peut la rendre persécutrice, on ne la rendra point apostolique, c’est-à-dire civilisatrice, et conquérante dans le monde moral : discipliner des hommes, ce n’est pas convertir les âmes. Cette Église politique et nationale n’a ni la vie morale ni la vie surnaturelle. Tout vient à manquer à qui manque d’indépendance. Le schisme, en séparant le prêtre de son chef indépendant, le met aussitôt dans la main de son chef temporel ; ainsi la révolte est punie par l’esclavage. Il faudrait douter de Dieu si l’instrument de l’oppression devenait celui de la délivrance[8].

Aux époques les plus sanglantes de l’histoire, l’Église catholique travaillait encore à émanciper les nations : le prêtre adultère vendait le Dieu du ciel au Dieu du monde pour tyranniser l’homme au nom du Christ ; mais ce prêtre impie éclairait encore l’esprit lors même qu’il donnait la mort au corps ; car, tout détourné de ses voies qu’il était, il faisait pourtant partie d’une Église qui possédait la vie et la lumière ; le prêtre grec ne donne ni la vie ni la mort : il est mort lui-même.

Des signes de croix, des salutations dans la rue, des génuflexions devant des chapelles, des prosternations de vieilles dévotes contre le pavé des églises, des baisements de main ; une femme, des enfants, et le mépris universel, voilà tout le fruit que le pope a recueilli de son abdication….. voilà tout ce qu’il a pu obtenir de la nation la plus superstitieuse du monde….. Quelle leçon !… quelle punition ! Voyez et admirez, c’est au milieu du triomphe de son schisme que le prêtre schismatique est frappé d’impuissance. Le prêtre, lorsqu’il veut accaparer le pouvoir temporel, périt faute de vues assez élevées pour reconnaître la voie que Dieu lui ouvre, le prêtre qui se laisse détrôner par le roi périt faute de courage pour suivre cette voie : tous les deux manquent également à leur vocation suprême.

Pierre Ier n’avait-il pas la conscience chargée d’un assez grand poids de responsabilité, lorsqu’il a pris, pour lui et ses successeurs, l’ombre d’indépendance, le reste de liberté conservés à sa malheureuse Église ? il a entrepris une œuvre au-dessus des forces humaines ; depuis ce moment la fin du schisme est devenue impossible, c’est-à-dire aux yeux de la raison, et si l’on considère le genre humain d’un point de vue purement humain[9].

Je rends grâce au vagabondage de ma pensée, puis qu’en la laissant sauter librement d’objets en objets, d’idées en idées, je vous peins la Russie tout entière ; avec un style plus méthodique je craindrais de me heurter aux contrastes trop criants, et pour éviter le reproche de confusion, de divagation ou d’inconséquence, je perdrais les moyens de vous montrer les vérités telles qu’elles m’apparaissent : toutes de front. L’état du peuple, la grandeur de l’Empereur, l’aspect des rues, la beauté des monuments, l’abrutissement des esprits, conséquence de la dégénération du principe religieux, tout cela frappe mes yeux en un instant, et passe pour ainsi dire à la fois sous ma plume ; et tout cela, c’est la Russie même dont le principe de vie se révèle à ma pensée à propos des objets le moins significatifs en apparence.

Vous n’êtes pas au bout : je n’ai pas terminé mes courses sentimentales. Hier je me promenais à pied avec un Français de beaucoup d’esprit et qui connaît bien Pétersbourg ; placé comme instituteur dans une famille de grands seigneurs, il est à portée de savoir la vérité, que nous autres, étrangers de passage, nous poursuivons en vain. Aussi trouve-t-il mes jugements trop favorables à la Russie. Je ris de ses reproches quand je pense à ceux que me feront les Russes, et je soutiens que je suis de bonne foi, vu que je hais ce qui me paraît mal et que j’admire ce qui me paraît bien dans ce pays comme ailleurs. Ce Français passe sa vie avec des aristocrates russes ; il y a là une nuance d’opinion assez curieuse à observer.

Nous marchions au hasard ; parvenus au milieu de la Perspective Newski, la rue la plus belle et la plus fréquentée de la ville, nous ralentîmes le pas pour rester plus longtemps sur les trottoirs de cette brillante promenade ; j’étais en train d’admirer. Tout à coup une voiture noire ou d’un vert foncé vient au devant de nous. Elle est longue, carrée, assez basse et fermée de quatre côtés. On eût dit d’une bière énorme posée sur un train de charrette. Quatre petites ouvertures d’environ six pouces en carré, grillées par des barreaux de fer, donnent de l’air et du jour à ce tombeau roulant ; un enfant de huit ou dix ans au plus conduisait les deux chevaux attelés à la machine, et, à ma grande surprise, un nombre assez considérable de soldats l’escortaient. Je demande à mon guide à quoi peut servir un équipage aussi singulier ; ma question n’était pas achevée qu’un visage hâve se montre à l’un des guichets de la boîte et se charge de la réponse : cette voiture sert à transporter les prisonniers au lieu de leur destination.

« C’est la voiture cellulaire des Russes, me dit mon compagnon ; ailleurs il y a sans doute quelque chose de semblable, mais c’est un objet odieux et qu’on dérobe aux regards le plus possible : ne vous semble-t-il pas ici qu’on en fasse montre ? quel gouvernement !

— Songez, repartis-je, aux difficultés qu’il rencontre.

— Ah ! vous êtes encore la dupe de leurs paroles dorées ; je le vois bien, les autorités russes feront de vous ce qu’elles voudront.

— Je tâche de me mettre à leur point de vue : rien ne mérite plus d’égards que le point de vue des hommes qui gouvernent, car ce ne sont pas eux qui le choisissent. Tout gouvernement est obligé de partir des faits accomplis ; celui-ci n’a pas créé l’ordre de choses qu’il est appelé à défendre énergiquement, et à perfectionner prudemment. Si la verge de fer qui dirige ce peuple encore brut cessait un instant de s’appesantir sur lui, la société entière serait bouleversée.

— On vous dit cela ; mais croyez bien qu’on se plaît à cette prétendue nécessité : ceux qui se plaignent le plus des sévérités dont ils sont forcés d’user, disent-ils, n’y renonceraient qu’à regret : au fond ils aiment les gouvernements sans contre-poids ; cela se meut plus aisément. Nul homme ne sacrifie volontiers ce qui lui facilite sa tâche. Exigez donc d’un prédicateur qu’il se passe de l’enfer pour convertir les pécheurs endurcis ! L’enfer, c’est la peine de mort des théologiens[10] : ils s’en servent d’abord à regret, comme d’un mal nécessaire, et finissent par prendre goût au métier de damner la plus grosse part du genre humain. Il en est de même des mesures sévères en politique : on les craint avant de les essayer, puis, quand on en voit le succès, on les admire ; voilà, n’en doutez pas, ce qui arrive trop souvent dans ce pays ; il me semble qu’on y fait naître à plaisir les occasions de sévir de peur d’en perdre l’habitude. Ignorez-vous ce qui se passe à l’heure qu’il est sur le Volga ?

— J’ai entendu parler de troubles graves, promptement réprimés.

— Sans doute ; mais à quel prix ? Et si je vous disais que ces affreux désordres sont le résultat d’une parole de l’Empereur…

— Jamais vous ne me ferez croire qu’il ait approuvé de telles horreurs.

— Ce n’est pas non plus ce que je veux dire ; toutefois c’est un mot prononcé par lui, innocemment, je le pense comme vous, qui a causé le mal : voici le fait. Malgré les injustices des préposés de la couronne, le sort des paysans de l’Empereur est encore préférable à celui des autres serfs, et sitôt que le souverain se rend propriétaire de quelque nouveau domaine, les habitants de ces terres acquises par la couronne deviennent l’objet de l’envie de tous leurs voisins. Dernièrement il acheta une propriété considérable dans le canton qui s’est révolté depuis ; à l’instant, des paysans sont députés de tous les points du pays vers les nouveaux administrateurs des terres Impériales, pour faire supplier l’Empereur d’acheter aussi les hommes et les domaines du voisinage ; des serfs choisis pour ambassadeurs sont envoyés jusqu’à Pétersbourg : l’Empereur les reçoit, il les accueille avec bonté ; cependant, à leur grand regret, il ne les achète pas. Je ne puis, leur dit-il, acquérir la Russie tout entière, mais un temps viendra, je l’espère, où chaque paysan de cet empire sera libre ; si cela ne dépendait que de moi les Russes jouiraient dès aujourd’hui de l’indépendance que je leur souhaite, et que je travaille de toutes mes forces à leur procurer dans l’avenir.

— Eh bien, cette réponse me paraît pleine de raison, de franchise et d’humanité.

— Sans doute, mais l’Empereur devrait savoir à qui s’adressent ses paroles, et ne pas faire égorger sa noblesse par tendresse pour ses serfs. Ce discours, interprété par des hommes sauvages et envieux, mis toute une province en feu. Puis il a fallu punir le peuple des crimes qu’on lui avait fait commettre. « Le Père veut notre délivrance, s’écrient sur les bords du Volga les députés revenus de leur mission. Il n’aspire qu’à faire notre bonheur, il nous l’a dit lui-même, ce sont donc les seigneurs et tous leurs préposés qui sont nos ennemis et qui s’opposent aux bons desseins du Père ! vengeons-nous, vengeons l’Empereur ! » Là-dessus les paysans croient faire une œuvre pie en se jetant sur leurs maîtres, et voilà tous les seigneurs d’un canton et tous les intendants massacrés à la fois avec leurs familles. Ils embrochent l’un pour le faire rôtir tout vif, ils font bouillir l’autre dans une chaudière, ils éventrent les délégués, tuent de diverses manières les préposés des administrations, ils font main basse sur tout ce qu’ils rencontrent, mettent des villes entières à feu et à sang, enfin ils dévastent une province, non pas au nom de la liberté, ils ne savent ce que c’est, mais au nom de la délivrance et au cri de Vive l’Empereur ! mots clairs et bien définis pour eux.

— C’est peut-être quelques-uns de ces cannibales que nous venons de voir passer dans la cage aux prisonniers. Savez-vous qu’il y aurait de quoi tempérer notre indignation philanthropique…… Menez donc de tels sauvages avec les moyens de douceur que vous exigez des gouvernements de l’Occident !

— Il faudrait changer graduellement l’esprit des populations ; au lieu de cela on trouve plus commode de changer leur domicile ; à chaque scène du genre de celle-ci on déporte en masse des villages, des cantons tout entiers ; nulle population n’est assurée de garder son territoire ; le résultat d’un tel système, c’est que l’homme attaché comme il est à la glèbe n’a pas même dans l’esclavage l’unique dédommagement que comporte sa condition : la fixité, l’habitude, l’attachement à son gîte. Par une combinaison infernale il est mobile sans être libre. Un mot du souverain le déracine comme un arbre, l’arrache à sa terre natale et l’envoie périr ou languir au bout du monde : que devient l’habitant des champs transplanté dans un village qui ne l’a pas vu naître, lui dont la vie est liée à tous les objets qui l’environnent[11] ? Le paysan exposé à ces ouragans du pouvoir suprême n’aime plus sa cabane, la seule chose qu’il pût aimer en ce monde : il déteste sa vie et méconnaît ses devoirs, car il faut donner quelque bonheur à l’homme pour lui faire comprendre ses obligations ; le malheur ne l’instruit qu’à l’hypocrisie et à la révolte. Si l’intérêt bien entendu n’est pas le fondement de la morale, il en est l’appui. S’il m’était permis de vous donner les détails authentiques que j’ai recueillis hier sur les événements de *** vous frémiriez en les écoutant.

— Il est malaisé de changer l’esprit d’un peuple ; ce n’est pas l’affaire d’un jour ni même celle d’un règne.

— Y travaille-t-on de bonne foi ?

— Je le crois, mais avec prudence.

— Ce que vous appelez prudence, je l’appelle fausseté ; vous ne connaissez pas l’Empereur.

— Reprochez-lui d’être inflexible, non pas d’être faux ; or, dans un prince, l’inflexibilité est souvent une vertu.

— Ceci pourrait se nier ; mais je ne veux pas m’écarter de mon thème : vous croyez le caractère de l’Empereur sincère ? rappelez-vous sa conduite à la mort de Pouschkin.

— Je ne connais pas les circonstances de ce fait. »

Tout en devisant de la sorte nous étions arrivés au champ de Mars, vaste plaine qui paraît déserte quoi qu’elle occupe le milieu de la ville ; mais elle est tellement étendue que les hommes s’y perdent : on les voit venir de loin et l’on peut y causer avec plus de sécurité que dans sa chambre. Mon cicerone continua :

« Pouschkin était, comme vous le savez, le plus grand poëte de la Russie.

— Nous n’en sommes pas juges.

— Nous le sommes au moins de sa réputation.

— On vante son style, c’est un mérite facile pour un homme né chez un peuple encore inculte quoiqu’à une époque de civilisation raffinée, car tout en recueillant les sentiments et les idées en circulation chez les nations voisines, il peut paraître original chez lui. Sa langue est à lui, puisqu’elle est toute neuve ; et pour faire époque dans une nation ignorante, entourée de nations éclairées, il n’a qu’à traduire, il n’a nul frais de pensées à faire. Imitateur, il passera pour créateur.

— Fondée ou non, sa réputation était grande. Il était encore jeune et d’un caractère irascible : vous savez qu’il avait du sang more par sa mère. Sa femme, très-belle personne, lui inspirait plus de passion que de confiance ; avec son âme de poëte et son caractère africain, il était porté à la jalousie : le malheureux, exaspéré par des apparences, par de faux rapports envenimés avec une perfidie qui rappelle la conception de Shakspeare, l’Othello russe perd toute mesure et veut forcer l’homme par lequel il se croit offensé à se battre avec lui. Cet homme était un Français, et de plus son beau-frère ; il s’appelle M. d’Antès. Le duel en Russie est une affaire grave, d’autant plus grave qu’au lieu de s’accorder, comme chez nous, avec les mœurs contre les lois, il blesse les idées reçues chez cette nation plus orientale que chevaleresque. Le duel est illégal comme il l’est partout, et il a de moins qu’ailleurs l’appui de l’opinion publique.

« M. d’Antès fit ce qu’il put pour éviter l’éclat : pressé vivement par l’époux courroucé, il refuse satisfaction avec assez de dignité ; mais il continue ses assiduités. Pouschkin devient presque fou : la présence inévitable de l’homme dont il veut la mort lui paraît un outrage permanent, il risque tout pour le chasser de chez lui ; les choses en viennent au point que désormais le duel est commandé. Les deux beaux-frères se battent donc, et M. d’Antès tue Pouschkin ; l’homme que l’opinion publique accuse est celui qui triomphe, et le mari offensé, le poëte national, l’innocent succombe.

« Cette mort fut un scandale public et un deuil universel. Pouschkin, le poëte russe par excellence, l’auteur des plus belles odes de la langue, l’honneur du pays, le restaurateur de la poésie slave, le premier talent indigène dont le nom ait retenti avec quelque éclat en Europe… en Europe !!!… enfin la gloire du jour, l’espoir de l’avenir, tout est perdu ; l’idole est abattue dans son temple, et le héros, frappé dans sa force, tombe sous la main d’un Français… Que de haines, que de passions en jeu ! Pétersbourg, Moscou, l’Empire s’est ému ; un deuil général atteste le mérite du mort, et prouve la gloire du pays, qui peut dire à l’Europe : J’ai eu mon poëte !!!… et j’ai l’honneur de le pleurer !

« L’Empereur, l’homme de la Russie qui connaît le mieux les Russes, et qui se connaît le mieux en flatterie, n’a garde de ne point prendre part à l’affliction publique ; il ordonne un service : je ne sais même pas s’il ne porte point la coquetterie pieuse jusqu’à se rendre en personne à cette cérémonie, afin de publier ses regrets en prenant Dieu même à témoin de son admiration pour le génie national enlevé trop tôt à sa gloire.

« Quoi qu’il en soit, la sympathie du maître flatte si bien l’esprit moscovite qu’il réveille un généreux patriotisme dans le cœur d’un jeune homme doué de beaucoup de talent ; ce poëte trop crédule s’enthousiasme pour l’acte d’auguste protection accordée au premier des arts, et le voilà qui s’enhardit au point de se croire inspiré ! dans l’expansion naïve de sa reconnaissance, il ose même écrire une ode,… admirez l’audace !… une ode patriotique pour remercier l’Empereur de se faire le protecteur des lettres ! Il finit cette pièce remarquable en chantant les louanges du poëte évanoui : rien de plus… J’ai lu ces vers, et je puis vous attester les innocentes intentions de l’auteur ; à moins que vous ne lui fassiez un crime de cacher dans le fond de son cœur une espérance bien permise, ce me semble, à une jeune imagination. J’ai cru voir qu’il pensait, sans le dire, qu’un jour peut-être Pouschkin ressusciterait en lui, et que le fils de l’Empereur récompenserait le second poëte de la Russie, comme l’Empereur honore le premier…Téméraire !… ambitionner une renommée, avouer la passion de la gloire sous le despotisme ! c’est comme si Prométhée eût dit à Jupiter : « Prends garde, défends-toi ; je vais te dérober la foudre. » Or, voici quelle récompense reçut le jeune aspirant au triomphe, c’est-à-dire au martyre. Le malheureux, pour s’être fié insolemment à l’amour public de son maître pour les beaux-arts et pour les belles-lettres, encourut sa disgrâce particulière, et reçut en secret l’ordre d’aller développer ses dispositions poétiques au Caucase, succursale adoucie de l’antique Sibérie.

« Après être resté là deux années, il en est revenu avec une santé délabrée, une âme abattue, une imagination radicalement guérie de ses chimères, en attendant que son corps guérisse aussi des fièvres de Géorgie. Après ce trait, vous fierez-vous encore aux paroles officielles de l’Empereur, à ses actes publics ? »

Voici à peu près ce que je répondis au récit de mon compatriote :

« L’Empereur est homme, il participe aux faiblesses humaines. Quelque chose l’aura choqué dans la direction des idées de ce jeune poëte. Soyez sûr qu’elles étaient européennes plutôt que nationales. L’Empereur fait le contraire de Catherine II ; il brave l’Europe au lieu de la flatter : c’est un tort, j’en conviens, car la taquinerie est encore une espèce de dépendance, puisqu’avec elle on ne se détermine que par la contradiction ; mais ce tort est pardonnable, surtout si vous réfléchissez au mal fait à la Russie par des princes qui furent possédés toute leur vie de la manie de l’imitation.

— Vous êtes incorrigible, s’est écrié l’avocat des derniers boyards. Vous aussi vous croyez à la possibilité d’une civilisation à la russe. C’était bon avant Pierre Ier, mais ce prince a détruit le fruit dans son germe. Allez à Moscou, c’est le centre de l’ancien Empire ; vous verrez cependant que tous les esprits s’y tournent vers les spéculations industrielles, et que le caractère national est aussi effacé là qu’il l’est à Saint-Pétersbourg. L’Empereur Nicolas commet aujourd’hui, dans un autre sens, une faute pareille à celle de l’Empereur Pierre Ier. Il compte pour rien l’histoire d’un siècle entier, du siècle de Pierre le Grand ; l’histoire a ses fatalités, partout le passé étend son influence sur le présent. Malheur au prince qui ne veut pas s’y soumettre ! »

L’heure était avancée ; nous nous séparâmes, et je continuai ma promenade, rêvant tout seul à l’énergique sentiment d’opposition qui doit germer dans des âmes habituées à réfléchir dans le silence du despotisme. Les caractères qu’un tel gouvernement n’abrutit pas se fortifient..

Je suis rentré pour vous écrire ; c’est ce que je fais presque tous les jours ; néanmoins il se passera bien du temps avant que vous receviez ces lettres, vu que je les cache comme des plans de conspiration, en attendant que je puisse vous les envoyer sûrement, chose si difficile que je crains d’être obligé de vous les porter moi-même.


(Suite de la lettre précédente.)
Ce 30 juillet 1839.

Hier, en finissant d’écrire, je me suis mis à relire quelques traductions des poésies de Pouschkin : elles m’ont confirmé dans l’opinion qu’une première lecture m’avait donnée de lui. Cet homme a emprunté une partie de ses couleurs à la nouvelle école poétique de l’Europe occidentale. Ce n’est pas qu’il ait adopté les opinions antireligieuses de lord Byron, les idées sociales de nos poëtes ni la philosophie des poëtes allemands ; mais il a pris leur manière de peindre. Je ne vois donc pas encore en lui un vrai poëte moscovite. Le polonais Mickiewicz me paraît bien plus slave, quoiqu’il ait subi comme Pouschkin l’influence des littératures de l’Occident.

Au reste, le vrai poëte moscovite, s’il existait, ne pourrait aujourd’hui parler qu’au peuple ; il ne serait ni entendu ni lu dans les salons. Où il n’y a pas de langue, il n’y a pas de poésie : il n’y a pas non plus de penseurs. On rit aujourd’hui de ce que l’Empereur Nicolas exige qu’on parle russe à la cour ; cette nouveauté paraît l’effet d’un caprice du maître ; la génération suivante le remerciera de cette victoire du bon sens sur le beau monde.

Comment l’esprit naturel se ferait-il jour dans une société où l’on parle quatre langues avant d’en savoir une ? L’originalité de la pensée tient de plus près qu’on ne croit à l’intégrité de l’idiome. Voilà ce qu’on oublie en Russie depuis un siècle, et en France depuis quelques années. Nos enfants se ressentiront de la manie des bonnes anglaises qui s’est emparée chez nous de toutes les mères fashionables.

En France, le premier et je crois le meilleur maître de français, c’était la nourrice : l’homme doit étudier sa langue naturelle toute sa vie, mais l’enfant ne doit pas l’apprendre, il la reçoit au berceau sans étude. Au lieu de cela nos petits Français d’aujourd’hui balbutient l’anglais et estropient l’allemand en naissant : puis on leur enseigne le français comme une langue étrangère.

Montaigne se félicite d’avoir appris le latin avant le français ; c’est peut-être à cet avantage dont s’applaudit l’auteur des Essais que nous avons dû le talent le plus naïf et le plus national de notre ancienne littérature ; il avait sujet de se réjouir, car le latin est la racine de notre langue ; mais la netteté, la spontanéité de l’expression se perd chez un peuple qui ne respecte pas l’idiome de ses pères ; nos enfants parlent anglais comme nos gens portent de la poudre : par l’effet d’une manie ! Je suis persuadé que le peu d’originalité des littératures slaves modernes tient à l’habitude qu’ont prise les Russes et les Polonais pendant le xviiie siècle et depuis, d’introduire dans leurs familles des gouvernantes et des précepteurs étrangers ; quand ils reviennent à leur langue, les Russes bien élevés traduisent, et ce style d’emprunt arrête l’élan de la pensée en détruisant la simplicité de l’expression.

Pourquoi les Chinois ont-ils jusqu’ici fait plus pour le genre humain en littérature, en philosophie, en morale, en législation, que n’ont fait les Russes ? C’est peut-être parce que ces hommes n’ont cessé de professer un grand amour pour leur idiome primitif.

La confusion des langues ne nuit pas aux esprits médiocres, au contraire, elle les sert dans leurs industries ; l’instruction superficielle, la seule qui convienne à ces esprits-là, est facilitée par l’étude également superficielle des langues vivantes, étude légère ou plutôt jeu d’esprit parfaitement approprié aux facultés des intelligences paresseuses ou tournées vers un but matériel ; mais si le malheur veut que ce système soit, une fois entre mille, appliqué à l’éducation d’un talent supérieur, il arrête le travail de la nature, il égare le génie et lui prépare pour l’avenir une source de regrets stériles ou de travaux auxquels peu d’hommes même distingués ont le loisir et le courage de se livrer passé la première jeunesse. Tous les grands écrivains ne sont pas des Rousseau : Rousseau étudia notre langue comme un étranger et il fallut son génie d’expression, sa mobilité d’imagination, joints à sa ténacité de caractère ; enfin il fallut son isolement dans la société pour qu’il pût parvenir à savoir le français comme s’il ne l’eût point appris. Cependant le français des Genevois est moins loin de celui de Saint-Simon et de Fénelon que le jargon mêlé d’anglais et d’allemand qu’apprennent aujourd’hui à Paris les enfants des personnes élégantes par excellence. Je dis plus, peut-être l’artifice qui paraît trop dans les phrases de Rousseau n’existerait-il pas, si le grand écrivain fût né en France dans le temps où les enfants y parlaient français. La confusion des langues favorise le vague des idées : la médiocrité s’en accommode, la supériorité s’en indigne, et s’épuise à refaire l’instrument du génie : la langue. Si l’on n’y prend garde, dans cinquante ans, le français, le vrai, le vieux français sera une langue morte.

L’étude des langues anciennes, à la mode autrefois, loin d’avoir un fâcheux résultat, nous donnait les seuls moyens d’arriver à une connaissance approfondie de la nôtre qui en dérive. Cette étude qui nous faisait remonter à notre source, nous fortifiait dans notre naturel, sans compter qu’elle était la plus appropriée aux facultés et aux besoins de l’enfance.

Tandis que la Russie régénérée lentement par le souverain qui la gouverne aujourd’hui d’après des principes méconnus des anciens chefs de ce pays, espère une langue, des poëtes et des prosateurs, les gens élégants et soi-disant éclairés chez nous, préparent à la France une génération d’écrivains imitateurs et de femmes sans indépendance d’esprit qui entendront si bien Shakspeare et Goëthe dans l’original, qu’ils n’apprécieront plus la prose de Bossuet et de Chateaubriand, ni la poésie ailée de Hugo, ni les périodes de Racine, ni l’originalité, ni la franchise de Molière et de la Fontaine, ni l’esprit, le goût de madame de Sévigné, ni le sentiment ni la divine harmonie de Lamartine ! Voilà comme on les aura rendus incapables de rien produire d’assez original pour continuer la gloire de leur langue, et pour forcer comme autrefois les hommes des autres pays de venir en France étudier les mystères du goût.


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  1. Voir la brochure de M. Gretsch.
  2. Voyez la note, page 192.
  3. Je crois devoir insérer ici l’extrait d’une lettre qui m’a été écrite cette année par une femme de mes amies ; ce récit n’ajoute rien aux détails que vous venez de lire, si ce n’est que la singulière prudence d’un étranger, d’un artiste en causant dans un salon de Paris où il raconta un événement arrivé trois ans auparavant à Pétersbourg, vous donne mieux l’idée de l’oppression des esprits en Russie, que ce que je puis vous en dire moi-même.
    « Un peintre italien qui se trouvait en même temps que vous à Saint-Pétersbourg, est maintenant à Paris. Il racontait, comme vous me l’avez racontée, cette catastrophe où périrent à peu près quatre cents individus. Le peintre faisait son récit tout bas. Eh bien ! je sais cela, lui dis-je, mais pourquoi dites-vous cela tout bas ? — Oh ! c’est que l’Empereur a défendu qu’on en parlât. »
    « J’ai admiré cette obéissance malgré le temps et les distances. Mais vous, qui ne pouvez tenir une vérité captive, quand publierez-vous votre voyage ? »
        Je joins encore ici un extrait des beaux articles imprimés dans le Journal des Débats, le 13 octobre 1842, au sujet du livre intitulé : Persécutions et souffrances de l’Église catholique en Russie.
        « Au mois d’octobre 1840, deux convois courant en sens inverse sur le chemin de fer de Saint-Pétersbourg à Tsarskoeselo, se rencontrèrent faute d’avoir pu s’apercevoir, à cause d’un épais brouillard. Tout fut brisé du choc. Cinq cents personnes, dit-on, restèrent sur le carreau tuées, mutilées, ou plus ou moins grièvement blessées. C’est à peine si on en eut connaissance à Saint-Pétersbourg. Le lendemain, de très-grand matin, quelques curieux seulement osèrent aller visiter le lieu de la catastrophe : ils trouvèrent tous les débris déblayés, les morts et les blessés enlevés, et comme seuls signes de l’accident quelques agents de police qui, après avoir interrogé les curieux sur les motifs de leur visite matinale, les gourmandèrent de leur curiosité et leur ordonnèrent rudement de retourner chacun chez soi. »
  4. Voyez M. Gretsch.
  5. Je me crois obligé de changer quelques circonstances et de taire les noms qui pourraient faire remonter aux personnes ; mais l’essentiel de l’histoire est scrupuleusement conservé dans ce récit.
  6. Il n’est pas inutile de répéter que cette lettre, comme presque toutes les autres, a été conservée et cachée avec soin pendant tout le temps de mon séjour en Russie.
  7. Ce mot est de l’archevêque de Tarente, dont M. Valery vient de faire un portrait bien intéressant et bien complet dans son livre des Anecdotes et Curiosités italiennes. Je crois que la même pensée a été exprimée encore plus énergiquement par l’Empereur Napoléon. D’ailleurs elle vient à quiconque voit de près les Russes.
  8. Voyez le livre des vicissitudes de l’Église catholique des deux rites, écrit en allemand par un prêtre de l’Oratoire, et traduit par M. le comte de Montalembert. Paris, 1843.
  9. Voyez les dernières conséquences de cette usurpation dans l’histoire des règnes de Catherine et de Nicolas, racontée dans le livre ci-dessus indiqué, livre plein de faits curieux et peu connus.
  10. N’oubliez pas, je vous prie, que ce n’est pas moi qui parle ainsi.
  11. Le Russe souffre moins qu’un autre de ce changement, grâce à l’aspect monotone de la nature dans son pays, et à la simplicité de ses habitudes ; c’est ce que j’ai prouvé ailleurs. (N. de l’Auteur.)