La Russie en 1839/Lettre neuvième
Ce fut avant-hier, entre neuf et dix heures, que j’obtins la libre entrée de Pétersbourg.
Cette ville est peu matinale : à ce moment de la journée, elle me fit l’effet d’une vaste solitude. De loin en loin je rencontrais quelques droschki… (Beaucoup de personnes disent droska ; droschki est le pluriel : mais il me paraît adopté à Paris sans acception de nombre.) Donc le droschki est mené par un cocher habillé à la manière du pays. L’aspect singulier de ces hommes, de leurs chevaux, de leurs voitures, est ce qui m’a paru le plus amusant au premier abord.
Voici le costume ordinaire des hommes du peuple à Pétersbourg, non pas des portefaix, mais des ouvriers, des petits marchands, des cochers, etc., etc. ; ils ont la tête couverte, soit d’une toque de drap à côtes, et en forme de melon, soit d’un chapeau à petit bord, à forme aplatie et plus large du haut que du bas : cette coiffure ressemble un peu à un turhan de femme ou à un berret basque ; elle sied bien aux hommes jeunes. Jeunes et vieux, tous ont de la barbe : les élégants l’ont soyeuse et peignée, les vieux et les négligents l’ont terne et mêlée. L’expression de leurs yeux est particulière ; c’est le regard fourbe des peuples de l’Asie, tellement qu’en les voyant passer on croit voyager en Perse.
Les cheveux longs sur les côtés, mais coupés ras au-dessus de la nuque, tombent contre les joues, sur les deux oreilles qu’ils cachent. Cette manière originale d’arranger leur tête laisse voir le cou à nu par derrière : ils ne portent point de cravate.
Leur barbe descend quelquefois jusque sur la poitrine, quelquefois elle est coupée assez près du menton. Ils attachent beaucoup de prix à cet ornement qui s’accorde avec l’ensemble de leur costume mieux qu’avec les cols, les fracs, les gilets de nos jeunes élégants modernes. La barbe des Russes est imposante à tout âge, car les belles têtes blanches des popes plaisent aux peintres.
Le peuple russe a le sentiment du pittoresque : ses habitudes, ses meubles, ses ustensiles, son costume, sa figure conviennent à la peinture ; aussi à chaque coin de rue de Pétersbourg trouve-t-on le sujet d’un gracieux tableau de genre.
Il faut vous compléter la description du costume national : nos redingotes et nos fracs sont remplacés par un cafetan, longue robe persane très-ample en drap le plus souvent bleu, mais quelquefois vert, brun, gris ou chamois ; les plis de cette robe sans collet coupée juste au col, qu’elle laisse libre, forment une ample draperie serrée autour des reins par une ceinture de soie ou de laine de couleur tranchante. Les bottes en cuir sont larges, arrondies du bout ; elles prennent la forme du pied ; leur tige, retombant sur elle-même, dessine naturellement quelques plis qui ne sont pas sans grâce.
Vous connaissez la singulière forme des droschki, on en voit maintenant partout des imitations plus ou moins exactes. C’est la plus petite voiture possible ; elle est à peu près cachée par les deux ou trois hommes qu’elle peut traîner rez terre, car elle est basse à faire rire ou à faire peur. Elle consiste en une banquette rembourrée et munie de quatre garde-crottes en cuir verni. Vous croiriez voir les ailes d’un insecte : cette banquette ainsi ornée est supportée par quatre petits ressorts placés de longueur sur quatre roues les plus basses possibles. Le cocher s’assied en avant, les pieds presque touchant aux jarrets du cheval ; et tout près du cocher, à califourchon sur la banquette, sont cramponnés ses maîtres ; deux hommes montent quelquefois dans le même droschki. Je n’y ai pas vu de femmes. À ces singulières voitures, toutes légères qu’elles sont, on attelle, un, deux, même trois chevaux ; le cheval principal, celui du brancard, a la tête passée dans un beau demi-cercle de bois assez élevé et qui figure un arc de triomphe mouvant. Ce n’est point un collier, car le cou du cheval est loin du bois ; c’est plutôt un cerceau à travers lequel l’animal paraît s’avancer fièrement : cette manière d’atteler est sûre, elle est aussi d’un effet gracieux. Les diverses parties du harnais s’adaptent à ce bois d’une façon élégante et solide, une sonnette attachée au demi-cercle annonce l’approche du droschki. En voyant cet équipage, le plus bas des équipages et le plus petit, puisqu’il disparaît entièrement sous l’homme, glisser à terre et fuir entre deux files de maisons bien alignées, les plus basses des maisons, vous ne vous croyez plus en Europe. Vous ne savez à quel siècle, à quel monde appartient ce que vous avez devant les yeux, et vous vous demandez comment des hommes qui vous paraissaient ramper sur le pavé plutôt que diriger une voiture, ont pu disparaître au grand galop de leurs chevaux.
Le second cheval attelé hors la main est encore plus libre que le limonier ; il porte la tête en dehors, il a l’encolure toujours ployée à gauche et galope continuellement, même quand son camarade ne fait que trotter : on l’appelle le furieux.
Dans le principe, le droschki n’était qu’une planche de bois brute posée sans ressorts presqu’à terre entre quatre petites roues sur deux essieux : ce carrosse primitif a été perfectionné, mais il a conservé sa légèreté originelle et son apparence étrange ; quand vous enfourchez la planchette, vous croyez monter sur quelque bête apprivoisée ; si pourtant vous ne voulez pas cheminer à cheval, vous vous asseyez de côté en vous tenant au cocher qui vous mène toujours au grand galop.
Il y a une nouvelle espèce de droschki où le banc n’est plus en long, et dont la caisse a la forme d’un tilbury ; elle est posée sur quatre ressorts et portée par deux essieux et quatre roues, mais toujours rez terre[1]. C’est un acheminement vers les voitures des autres pays, cela sent la mode anglaise ; tant pis, car chez tous les peuples j’aime et je regrette ce qui est national.
La serre chaude, avec ses plantes d’autant plus souffrantes et d’autant plus étiolées qu’elles viennent de plus loin et qu’elles sont réputées plus précieuses, m’incommode d’abord et m’ennuie bientôt. J’aime mieux le désordre de la forêt indigène et dont les arbres puisent dans le sol natal, sous leur climat naturel, une vigueur inconnue ailleurs. Ce qui est national dans les sociétés équivaut à ce qui est sauvage dans les sites ; il y a là une grâce primitive, une force, une ingénuité que rien n’imite ni ne remplace.
Ces imperceptibles voitures sont rudement cahotées sur les cailloux inégaux des rues de Pétersbourg ; à la vérité, dans certains quartiers, les pavés, toujours irréguliers, sont corrigés des deux côtés de la rue par des voies en blocs de bois de sapin incrustés. On les trouve dans les plus larges rues de la ville ; les chevaux courent là-dessus avec une grande vitesse, surtout par les temps sécs, car la pluie rend le bois glissant. Ces mosaïques du Nord forment un encaissement dispendieux à cause des réparations continuelles qu’il exige ; mais elles valent mieux que le pavé des villes russes.
Les mouvements des hommes que je rencontrais me paraissaient roides et gênés ; chaque geste exprime une volonté qui n’est point celle de l’homme qui le fait ; tous ceux que je voyais passer portaient des ordres. Le matin est l’heure des commissions. Pas un individu ne paraissait marcher pour lui-même, et la vue de cette contrainte m’inspirait une tristesse involontaire. J’apercevais peu de femmes dans les rues, qui n’étaient égayées par aucun joli visage, par aucune voix de jeune fille ; tout était morne, régulier comme à la caserne, comme au camp ; c’était la guerre, moins l’enthousiasme, moins la vie. La discipline militaire domine la Russie. L’aspect de ce pays me fait regretter l’Espagne comme si j’étais né Andalous ; ce n’est pourtant pas la chaleur qui manque ici, car on y étouffe ; c’est la lumière et la joie.
Tantôt vous voyez passer un officier à cheval courant au grand galop pour aller porter un ordre à quelque commandant de troupes ; tantôt c’est un feldjæger qui va porter un ordre à quelque gouverneur de province, peut-être à l’autre extrémité de l’Empire, où il se rend en kibitka, petit char à bancs russe sans ressorts et non rembourré. Cette voiture, conduite par un vieux cocher à barbe, entraîne rapidement le courrier à qui son rang défendrait de se servir d’un équipage plus commode, en eût-il un à sa disposition ; plus loin, des fantassins reviennent de l’exercice et se rendent à leurs quartiers pour prendre l’ordre de leur capitaine : rien que des fonctionnaires supérieurs qui commandent à des fonctionnaires inférieurs. Cette population d’automates ressemble à la moitié d’une partie d’échecs, car un seul homme fait jouer toutes les pièces, et l’adversaire invisible, c’est l’humanité. On ne se meut, on ne respire ici que par une permission ou par un ordre impérial ; aussi tout y est-il sombre et contraint : le silence préside à la vie et la paralyse. Officiers, cochers, Cosaques, serfs, courtisans, tous serviteurs du même maître avec des grades divers, obéissent aveuglément à une pensée qu’ils ignorent ; c’est un chef-d’œuvre de mécanique militaire ; mais la vue de ce bel ordre ne me satisfait pas du tout, parce que tant de régularité ne s’obtient que par l’absence complète d’indépendance. Je crois voir l’ombre de la mort planer sur cette partie du globe.
Parmi ce peuple privé de loisir et de volonté, on ne voit que des corps sans âmes, et l’on frémit en songeant que, pour une si grande multitude de bras et de jambes, il n’y a qu’une tête.
Le despotisme est un composé d’impatience et de paresse ; avec un peu plus de longanimité de la part du pouvoir, d’activité de la part du peuple, le même résultat s’obtiendrait à bien meilleur marché ; mais que deviendrait la tyrannie ?… on reconnaîtrait qu’elle est inutile. La tyrannie, c’est la maladie imaginaire des peuples ; le tyran déguisé en médecin leur a persuadé que la santé n’est pas l’état naturel de l’homme civilisé, et que plus le danger est grand, plus le remède doit être violent : c’est ainsi qu’il entretient le mal sous le prétexte de le guérir. L’ordre social coûte trop cher en Russie pour que je l’admire.
Que si vous me reprochez de confondre le despotisme avec la tyrannie, je vous répondrai que c’est à dessein que je le fais. Ils sont si proches parents, qu’ils ne manquent presque jamais de s’unir en secret pour le malheur des hommes. Sous le despotisme, la tyrannie peut durer parce qu’elle garde le masque.
Lorsque Pierre le Grand établit ce qu’on appelle ici le tchin, c’est-à-dire lorsqu’il appliqua la hiérarchie militaire à toute l’administration de l’Empire, il changea sa nation en un régiment de muets dont il se déclara lui-même le colonel, avec le droit de passer ce grade à ses héritiers.
Vous figurez-vous les ardeurs, les rivalités, toutes les passions de la guerre en pleine paix ? Si vous vous représentez bien cette absence de tout ce qui fait le bonheur domestique et social ; si, à la place des affections de famille, vous vous préparez à trouver partout l’agitation non avouée d’une ambition toujours bouillonnante, mais secrète, car pour réussir il faut qu’elle soit masquée ; si vous parvenez enfin à vous figurer le triomphe presque complet de la volonté d’un homme sur la volonté de Dieu, vous comprendrez la Russie.
Le gouvernement russe, c’est la discipline du camp substituée à l’ordre de la cité, c’est l’état de siège devenu l’état normal de la société.
Passé les heures de la matinée ; la ville s’anime peu à peu, mais elle devient plus bruyante sans me paraître plus gaie ; on ne voit que des voitures peu élégantes qui emportent, de toute la vitesse de leurs deux, de leur quatre et de leurs six chevaux, des gens toujours pressés, parce que leur vie se passe à faire leur chemin. Du plaisir sans but, c’est-à-dire du plaisir, c’est ici chose inconnue.
Aussi presque tous les grands artistes venus en Russie pour y recueillir le fruit de la renommée qu’ils avaient acquise ailleurs, n’y sont-ils restés qu’un instant, ou, s’ils ont prolongé leur séjour, ils ont nui à leur talent. L’air de ce pays est contraire aux arts ; tout ce qui vient naturellement ailleurs ne pousse ici qu’en serre chaude. L’art russe ne sera jamais qu’une plante de jardin.
En arrivant à l’hôtel de Coulon, j’y ai trouvé un aubergiste français dégénéré ; sa maison est à peu près remplie de monde en ce moment à cause des fêtes du mariage de la grande-duchesse Marie, et il me parut presque contrarié d’être obligé de recevoir un hôte de plus ; aussi s’est-il donné peu de peine pour m’accommoder. Après quelques allées et venues et beaucoup de pourparlers, il m’a pourtant établi au second, dans un appartement étouffant, composé d’une entrée, d’un salon et d’une chambre à coucher ; le tout sans rideaux, sans stores, sans jalousies ; notez que le soleil reste environ vingt-deux heures par jour sur l’horizon, et que ses rayons obliques pénètrent plus loin dans les maisons que le soleil d’Afrique qui tombe d’aplomb sur les têtes, mais qui n’entre pas au fond des chambres. On respire dans ce logement une atmosphère de plâtre, des odeurs de four à chaux, de poussière, et de vivantes exhalaisons d’insectes mêlées de musc, tout à fait insupportables.
À peine installé, la fatigue de la nuit et de la matinée, l’ennui de la douane ont vaincu ma curiosité : au lieu d’aller me perdre dans Pétersbourg en errant selon mon habitude, seul, au hasard, à travers la grande ville inconnue, je me jetai tout enveloppé dans mon manteau sur un immense sofa de cuir, vert bouteille, qui tenait presque un panneau du salon, et je m’endormis profondément pendant… trois minutes.
Au bout de ce temps, je m’éveille avec la fièvre : et que vois-je en jetant les yeux sur mon manteau ?… un tissu brun, mais vivant ; il faut appeler les choses par leur nom : je suis couvert, je suis mangé de punaises. La Russie, en ce genre, n’a rien à envier aux Espagnes. Mais dans le Midi on se console, on se guérit au grand air ; ici on reste emprisonné avec l’ennemi, et la guerre est plus sanglante. Je jette loin de moi tous mes habits et me mets à courir par la chambre en criant au secours ! Quel présage pour la nuit ! pensais-je, et je continuais de crier à tue-tête. Un garçon russe arrive, je lui fais comprendre que je veux parler à son maître. Le maître me fait attendre longtemps ; enfin il paraît, et quand je lui apprends le sujet de ma peine, il se met à rire et se retire aussitôt en me disant que je m’y habituerai, car je ne trouverai pas autre chose à Pétersbourg ; il me recommande cependant de ne jamais m’asseoir sur un canapé russe, parce que c’est sur ce meuble que couchent les domestiques qui portent toujours avec eux des légions d’insectes. Pour me tranquilliser, il m’assure que cette vermine ne viendra pas me chercher si je me tiens loin des meubles où elle reste discrètement renfermée.
Après m’avoir consolé de la sorte il m’abandonne dans la solitude de sa maison.
Les auberges de Pétersbourg tiennent du caravanserail ; à peine casé, vous demeurez là livré à vous-même, et si vous n’avez vos propres domestiques, vous n’êtes point servi : le mien ne sachant pas le russe, n’est au fait de rien : non-seulement il ne pourra m’être utile, mais il me gênera, car il faudra que j’aie soin de lui comme de moi-même.
Cependant, avec son intelligence italienne, il m’eut bientôt trouvé dans un des corridors noirs de ce désert muré qu’on appelle l’hôtel Coulon, un domestique de place qui cherchait fortune. Cet homme parle allemand et le maître de l’auberge le recommande. Je l’arrête et lui dis ma peine. Aussitôt il me fait venir un lit de voyage en fer à la russe : j’achète ce meuble, j’en remplis le matelas avec de la paille la plus fraîche que je puisse obtenir, et j’établis mon coucher, les quatre pieds dans des jarres pleines d’eau, au beau milieu de la chambre, que j’ai soin de faire démeubler entièrement. Ainsi retranché pour la nuit, je me rhabille, et, accompagné du domestique de place à qui je donne l’ordre de ne me point diriger, je sors de cette magnifique hôtellerie : palais en dehors, étable dorée et tendue de velours et de soie au dedans.
L’hôtel Coulon donne sur une espèce de Square assez gai pour ce pays-ci. Ce Square est borné d’un côté par le nouveau palais Michel, pompeuse habitation du grand-duc Michel, frère de l’Empereur. Je ne pouvais sortir sans passer devant la grille de ce palais qui attira mon attention tout d’abord. Les trois autres côtés de la place sont fermés par de belles rangées de maisons percées de belles rues. Singulier hasard ! à peine eus-je quitté le nouveau palais Michel que je me trouvai devant le vieux. Le vieux palais Saint-Michel est un vaste édifice carré, sombre et en tous points différent de l’élégante et moderne habitation du même nom.
Si les hommes se taisent en Russie, les pierres parlent et parlent d’une voix lamentable. Je ne m’étonne pas que les Russes craignent et négligent leurs vieux monuments : ce sont des témoins de leur histoire, que le plus souvent ils voudraient oublier : quand je découvris les noirs perrons, les profonds canaux, les ponts massifs, les péristyles déserts de ce sinistre palais, j’en demandai le nom, et ce nom me rappela malgré moi la catastrophe qui fit monter Alexandre sur le trône ; aussitôt toutes les circonstances de la lugubre scène par laquelle se termina le règne de Paul Ier se représentèrent à mon imagination.
Ce n’est pas tout, par une ironie sanglante, devant la principale porte de ce sinistre édifice, on avait placé, avant la mort de celui qui l’occupait et d’après son ordre, la statue équestre de son père Pierre III, autre victime dont l’Empereur Paul se plaisait à honorer la déplorable mémoire pour déshonorer la mémoire triomphante de sa mère[2]. Que de tragédies se sont jouées à froid dans ce pays où l’ambition, la haine même, sont calmes en apparence ! ! Chez les peuples du Midi la passion me réconcilie en quelque sorte avec leur cruauté ; mais la réserve calculée, la froideur des hommes du Nord ajoute un vernis d’hypocrisie au crime : la neige est un masque ; ici l’homme paraît doux parce qu’il est impassible ; mais le meurtre sans haine me cause plus d’horreur que l’assassinat vindicatif. La religion de la vengeance n’est-elle pas plus naturelle que la trahison par intérêt ? Plus je reconnais une impulsion involontaire dans le mal, plus je me sens consolé. Malheureusement c’est le calcul et non la colère, c’est la prudence qui ont présidé au meurtre de Paul. Les bons Russes prétendent que les conjurés ne s’étaient préparés qu’à le mettre en prison. J’ai vu la porte secrète qui conduisait à l’appartement de l’Empereur par un escalier dérobé ; cette porte donne dans une partie de jardin, près d’un grand fossé : Pahlen y fit placer des assassins dans la crainte que la victime n’eût l’idée d’échapper par cette issue.
Voici ce qu’il avait dit aux conjurés la veille au soir : « Ou vous aurez tué l’Empereur demain à 5 heures du matin, ou, à cinq heures et demie vous serez dénoncés par moi à l’Empereur comme conspirateurs. » Le résultat de cette éloquente et laconique harangue n’était pas douteux.
Là-dessus, de peur des repentirs tardifs, il sortit de chez lui pour n’y pas rentrer de la nuit ; et afin d’être bien certain qu’aucun des conjurés ne le retrouverait avant l’exécution, il se mit à parcourir les diverses casernes de la ville : il voulait connaître l’esprit des troupes.
Le lendemain, à cinq heures, Alexandre était Empereur et passait pour parricide ; quoiqu’il n’eût consenti (cette circonstance est vraie, je crois) qu’à faire enfermer son père, pour préserver sa mère de la prison, peut-être de la mort, pour se préserver lui-même d’un sort pareil, pour sauver son pays des fureurs et des caprices d’un autocrate fou.
Aujourd’hui les Russes passent devant le vieux palais Saint-Michel sans oser le regarder : il est défendu de raconter dans les écoles ni ailleurs la mort de l’Empereur Paul, ni même de croire à cet événement relégué parmi les fables.
Je m’étonne qu’on n’ait pas rasé le palais aux souvenirs incommodes : mais pour le voyageur, c’est une bonne fortune que de rencontrer un monument remarquable par son air de vétusté dans un pays où le despotisme rend tout uniforme, tout neuf ; où l’intérêt dominant efface chaque jour les traces du passé. Au reste, c’est cette mobilité qui explique pourquoi le vieux palais Saint-Michel est debout ; il a été oublié. Sa masse carrée, ses fossés profonds, ses souvenirs tragiques, ses escaliers dérobés, ses portes secrètes si favorables au crime, son élévation peu ordinaire dans un pays où tous les édifices me paraissent écrasés, lui donnent un style imposant ; avantage rare à Pétersbourg. Je m’étonne à chaque pas de voir la confusion qu’on n’a cessé de faire ici de deux arts aussi différents que l’architecture et la décoration. Pierre le Grand et ses successeurs ont pris leur capitale pour un théâtre.
Je fus frappé de l’air effaré de mon guide quand je le questionnai le plus naturellement que je pus sur ce qui s’est passé dans le vieux palais Saint-Michel. La physionomie de cet homme disait : « On voit bien que vous êtes un nouveau débarqué. »
Vous voyez que tout le monde ici pense à ce que personne ne dit. L’étonnement, la terreur, la défiance, l’innocence affectée, l’ignorance jouée, l’expérience d’un vieux matois difficile à duper faisaient tour à tour de cette physionomie agitée malgré elle un livre aussi instructif qu’amusant à étudier.
Quand votre espion est mis en défaut par votre apparente sécurité, il fait une mine vraiment grotesque, car il se croit compromis par vous dès qu’il voit que vous n’avez pas peur de l’être par lui ; l’espion ne croit qu’à l’espionnage ; et si vous échappez à ses filets, il se figure qu’il va tomber dans les vôtres.
Une promenade par les rues de Pétersbourg sous la garde d’un domestique de place, est, je vous assure, bien intéressante et ne ressemble guère à une course dans les capitales des autres pays du monde civilisé. Tout se tient dans un État gouverné avec une logique aussi serrée que l’est celle qui préside à la politique russe.
En quittant le vieux et tragique palais Saint-Michel, j’ai traversé une grande place qui ressemble au Champ de Mars de Paris, tant elle est vaste et vide. D’un côté un jardin public, de l’autre quelques maisons ; du sable au milieu et partout de la poussière, voilà cette place : sa forme est vague, sa grandeur immense, et elle finit à la Néva près d’une statue en bronze de Suwaroff.
La Néva, ses ponts et ses quais sont la vraie gloire de Pétersbourg. Ce tableau est si vaste que tout le reste paraît petit. La Néva est un vase plein jusqu’aux bords qui disparaissent sous l’eau prête à déborder de toutes parts. Venise et Amsterdam me semblent mieux défendues contre la mer que ne l’est Pétersbourg
Je n’aime pas une ville qui n’est dominée par rien : certes le voisinage d’une rivière large comme un lac et qui coule à fleur de terre dans une plaine marécageuse perdue entre la brume du ciel et les vapeurs de la mer, était de tous les sites du monde, le moins favorable à la fondation d’une capitale. Ici l’eau fera raison tôt ou tard de l’orgueil de l’homme : le granit même n’est pas assuré contre le travail des hivers dans cette humide glacière où la citadelle bâtie par Pierre le Grand a déjà usé deux fois ses remparts et ses fondements de rochers. On les a refaits et on les refera encore pour défendre ce chef-d’œuvre d’orgueil et de volonté qui n’a pas cent quarante ans : quelle lutte !!! Ici les pierres souffrent violence comme les hommes !!!
J’ai voulu passer le pont à l’instant même pour voir de près cette fameuse citadelle ; mon domestique m’a conduit d’abord en face de la forteresse, à la maison de Pierre le Grand, séparée du château fort par une route et par un terrain vague. C’est une cabane conservée, dit-on, dans l’état où l’a laissée le Czar. Dans la citadelle sont enterrés aujourd’hui les Empereurs, et détenus les prisonniers d’État : singulière manière d’honorer les morts !… En pensant à tous les pleurs versés là, sous la tombe des souverains de la Russie, on croit assister aux funérailles de quelque roi de l’Asie. Même un tombeau arrosé de sang me semblerait moins impie ; les larmes coulent plus longtemps et plus douloureusement peut-être.
Tandis que l’Empereur ouvrier habitait la cabane, on bâtissait sous ses yeux sa future capitale. Il faut dire à sa louange qu’alors le palais lui importait moins que la ville. Une des chambres de cette illustre chaumière, celle qui servait d’atelier au Czar charpentier, est aujourd’hui transformée en chapelle ; on y entre avec autant de recueillement que dans les églises les plus révérées de l’Empire. Les Russes font volontiers des saints de leurs héros. Ils se plaisent à confondre les terribles vertus de leurs maîtres avec la bienfaisante puissance de leurs patrons, et s’efforcent de mettre les cruautés de l’histoire à l’abri de la foi.
Un autre héros russe, fort peu admirable à mon avis, a été sanctifié par les prêtres grecs : c’est Alexandre Newski, modèle de prudence, mais qui ne fut martyr ni de la bonne foi, ni de la générosité. L’Église nationale canonisa ce prince plus sage qu’héroïque. C’est l’Ulysse des saints. On a bâti autour de ses reliques un couvent d’une grandeur prodigieuse.
Le tombeau, renfermé dans l’église de ce Saint-Alexandre, est à lui seul un monument ; il est composé d’un autel d’argent massif surmonté d’une espèce de pyramide de même métal, et cette masse de trophées en argent monte ainsi jusqu’à la voûte d’une vaste église. Le couvent, l’église et le cénotaphe sont une des merveilles de la Russie. Ils sont situés à l’extrémité de la rue appelée la Perspective Newski ; promenade qui se termine dans la partie de la ville opposée à la citadelle ; je viens d’aller les contempler avec plus d’étonnement que d’admiration ; l’art n’entre pour rien dans cette œuvre de piété, mais le luxe en est prodigieux. Ce qu’il a fallu d’hommes et de lingots pour élever un tel mausolée effraie l’imagination. Il y a une heure qu’on m’y a conduit.
Revenons à la cabane du Czar. On m’a montré là un canot construit par lui-même, et quelques autres objets religieusement conservés ; ils sont aujourd’hui gardés par un vétéran. En Russie, les églises, les palais et beaucoup de lieux publics ainsi que de maisons particulières, sont confiés à la surveillance de militaires invalides. Ces malheureux, toujours vieux au sortir de la caserne, sont changés en portiers, c’est leur unique ressource. À ce poste ils conservent leur longue redingote militaire, grossière capote de laine, de couleur sale et terne ; à chaque visite que vous faites, des hommes ainsi vêtus vous reçoivent à la porte des maisons ou à l’entrée des monuments ; ces espèces de spectres en uniforme vous rappellent la discipline sous laquelle vous vivez. Pétersbourg est un camp changé en ville.
Mon guide ne me fit pas grâce d’une image ni d’un morceau de bois dans la chaumière Impériale. Le vétéran qui la garde, après avoir allumé plusieurs cierges dans la chapelle, qui n’est qu’un bouge célèbre, m’a montré la chambre à coucher de Pierre le Grand, Empereur de toutes les Russies ; un charpentier de nos jours n’y logerait pas son apprenti.
Cette glorieuse austérité peint l’époque et le pays autant que l’homme ; alors en Russie on sacrifiait tout à l’avenir, on bâtissait des monuments trop magnifiques pour la génération vivante. Les constructeurs de tant de superbes édifices publics, sans éprouver pour eux-mêmes les besoins du luxe, se contentaient du rôle d’éclaireurs de la civilisation, précédant de loin les potentats inconnus dont ils s’enorgueillissaient de bâtir la ville, en attendant que leurs successeurs vinssent l’habiter et l’embellir. Certes, il y a de la grandeur d’âme dans ce soin que prend un chef et son peuple de la puissance, et même de la vanité des générations à naître ; cette confiance des hommes vivants en la gloire de leurs arrière-neveux, a quelque chose de noble et d’original. C’est un sentiment désintéressé, poétique et fort au-dessus du respect ordinaire des hommes et des nations pour leurs ancêtres.
Ailleurs on a fait de grandes villes en mémoire des grands faits du passé : ou bien les cités se sont faites d’elles-mêmes à l’aide des circonstances et de l’histoire, sans le concours du moins apparent des calculs humains. Saint-Pétersbourg avec sa magnificence et son immensité est un trophée élevé par les Russes à leur puissance à venir ; l’espérance qui produit de tels efforts me paraît sublime ! Depuis le temple des Juifs, jamais la foi d’un peuple en ses destinées n’a rien arraché à la terre de plus merveilleux que Saint Pétersbourg. Et ce qui rend vraiment admirable ce legs fait par un homme à son ambitieux pays, c’est qu’il a été accepté par l’histoire.
La prophétie de Pierre le Géant, sculptée dans la mer en blocs de granit, s’accomplit depuis un siècle sous les yeux de l’univers. Quand on songe que ces phrases, emphatiques partout ailleurs, ne sont ici que l’expression juste de la réalité, on s’arrête avec respect et l’on se dit : Dieu est là ! C’est la première fois que l’orgueil me paraît touchant : partout où la puissance de l’âme humaine se manifeste tout entière, il y a lieu de s’émerveiller.
Au surplus, l’histoire de Russie ne date pas, comme l’ignorante et frivole Europe paraît le penser, du règne de Pierre Ier : Moscou explique Saint-Pétersbourg ; et les Ivan préparaient la voie à Pierre le Grand.
La délivrance de la Moscovie après de longs siècles d’invasion ; plus tard, le siége et la prise de Kasan par Ivan le Terrible ; les luttes acharnées contre la Suède, et tant d’autres brillants et patients faits d’armes justifient la fière attitude de Pierre Ier et l’humble confiance de sa nation. La foi en l’inconnu est toujours imposante. Cet homme de fer avait le droit de s’appuyer sur l’avenir ; les caractères comme le sien font ce que les autres espèrent. Je le vois avec la simplicité d’un vrai grand seigneur, même d’un grand homme, assis sur le seuil de cette cabane d’où il prépare en même temps contre l’Europe une ville, une nation et une histoire. La grandeur de Pétersbourg n’est pas vide, et cette puissante ville, dominant ses glaces et ses marais pour dominer le monde, est superbe, moins superbe encore aux yeux qu’à la pensée ! À la vérité, cette merveille a coûté cent mille hommes engloutis, par obéissance, dans des marais pestilentiels qui sont aujourd’hui une capitale.
L’Allemagne voit de nos jours s’accomplir un chef-d’œuvre de critique : une de ses villes se transforme savamment en une ville de la Grèce et de l’Italie ancienne ; mais à la nouvelle Munich il manque un peuple antique : Pétersbourg eût manqué aux Russes.
Au sortir de la maison de Pierre le Grand, j’ai repassé devant le pont de la Néva qui conduit aux îles, et je suis entré dans la forteresse.
On ne m’a pas laissé voir les prisons : il y a des cachots sous l’eau ; il y en a sous les toits ; tous sont pleins d’hommes. On ne m’a mené qu’à l’église où sont renfermés les tombeaux de la famille régnante. J’étais devant ces tombeaux et je les cherchais encore, ne pouvant me figurer qu’une pierre carrée, sans ornement, de la longueur et de la largeur d’un lit, recouverte d’une courte-pointe en drap vert, brodée aux armes Impériales, servît de sépulture à l’Impératrice Catherine Ire, à Pierre Ier, à Catherine II, et à tant d’autres princes, jusqu’à l’Empereur Alexandre.
La religion grecque bannit la sculpture des églises ; elles y perdent en pompe et en religieuse magnificence plus qu’elles n’y gagnent en mysticité, d’autant que la foi byzantine s’accommode des dorures, des ciselures et de certaines peintures d’un goût très-peu sévère. Les Grecs sont les enfants des iconoclastes ; puisqu’en Russie ils ont cru pouvoir mitiger la doctrine de leurs pères, ils auraient dû aller plus loin.
Dans cette citadelle funèbre les morts me paraissaient plus libres que les vivants. Tant que je restai dans son enceinte, il me sembla que je ne respirais qu’avec peine. Si c’était une idée philosophique qui eût fait enfermer dans le même tombeau les prisonniers de l’Empereur et les prisonniers de la mort, les conspirateurs et les souverains contre lesquels on conspire, je la respecterais ; mais je ne vois là que le cynisme du pouvoir absolu, que la brutale confiance d’un despotisme bien assuré. Avec cette force surnaturelle, on peut s’élever au-dessus des petites délicatesses humaines, bonnes pour le commun des gouvernements : un Empereur de Russie est si plein de ce qu’il se doit à lui-même, que sa justice ne s’efface pas devant celle de Dieu. Nous autres hommes de l’Occident, royalistes révolutionnaires, nous ne voyons dans un prisonnier d’État à Pétersbourg, qu’une innocente victime du despotisme ; les Russes y voient un réprouvé. Voilà où mène l’idolâtrie politique. La Russie est un pays où le malheur calomnie sans exception tous ceux qu’il frappe.
Chaque bruit me paraissait une plainte ; les pierres gémissaient sous mes pieds, et mon cœur se déchirait à faire l’écho des douleurs les plus atroces que l’homme ait jamais fait subir à l’homme. Ah ! je plains les prisonniers de cette forteresse ! À juger de l’existence des Russes enfermés sous la terre par celle des Russes qui se promènent dessus, on a sujet de frémir…
J’ai vu ailleurs des châteaux forts, mais ce nom ne voulait pas dire ce qu’il dit à Pétersbourg. Je frissonnais en pensant que la fidélité la plus scrupuleuse, la probité la plus intacte ne mettent nul homme à l’abri des prisons souterraines de la citadelle de Pétersbourg, et mon cœur se dilata quand je repassai les fossés qui défendent cette triste enceinte et la séparent du reste du monde.
Hé ! qui n’aurait pitié de ce peuple ? Les Russes, je parle de ceux des classes élevées, vivent aujourd’hui sur des préjugés, sur une ignorance qu’ils n’ont plus !… L’affectation de la résignation me paraît le dernier degré de l’abjection où puisse tomber un peuple esclave ; la révolte, le désespoir seraient plus terribles sans doute, mais moins ignobles ; la faiblesse dégradée au point de se refuser jusqu’à la plainte, cette consolation de la brute, la peur calmée par l’excès de la peur ; c’est un phénomène moral dont on ne peut être témoin sans verser des larmes de sang
Après avoir visité la sépulture des souverains de la Russie, je me suis fait ramener dans mon quartier et conduire à l’église catholique, desservie par des moines dominicains. J’y venais demander une messe pour un anniversaire dont aucun de mes voyages ne m’a encore empêché de faire la commémoration dans une église catholique. Le couvent des dominicains est situé dans la Perspective Newski, la plus belle rue de Pétersbourg. L’église n’est pas magnifique ; elle est décente ; les cloîtres sont solitaires ; les cours encombrées de débris de bâtisses ; un air de tristesse règne dans toute la communauté, qui, malgré la tolérance dont elle jouit, m’a paru peu opulente et surtout peu rassurée. En Russie, la tolérance n’a pour garantie ni l’opinion publique, ni la constitution de l’État : comme tout le reste, c’est une grâce octroyée par un homme ; et cet homme peut retirer demain ce qu’il donne aujourd’hui.
En attendant le moment d’entrer chez le prieur, je me suis arrêté dans l’église ; là, j’ai rencontré sous mes pieds une pierre où je lus un nom qui m’a vivement ému : Poniatowski !… Royale victime de la fatuité, ce trop crédule amant de Catherine II est enterré là, sans aucune marque de distinction ; mais, dépouillé de la majesté du trône, il lui reste la majesté du malheur qui ne lui fait pas faute ; les infortunes de ce prince, son aveuglement si cruellement puni, et la perfide politique de ses ennemis, rendront tous les chrétiens et tous les voyageurs attentifs à son obscur tombeau.
Près de ce roi exilé a été déposé le corps tronqué de Moreau. L’Empereur Alexandre l’a fait rapporter là de Dresde. L’idée de réunir les restes de deux hommes si à plaindre, afin de confondre dans une même prière les souvenirs de leurs destinées manquées, me paraît une des plus nobles pensées de ce prince qui, ne l’oublions jamais, a paru grand à son entrée dans une ville d’où venait de sortir Napoléon.
Vers quatre heures du soir, je me suis enfin souvenu que je n’étais pas arrivé en Russie seulement pour y voir des monuments plus ou moins curieux, ni pour y faire des réflexions plus ou moins philosophiques ; et j’ai couru chez l’ambassadeur de France.
Là, mon mécompte fut grand ; j’appris que le mariage de la grande-duchesse Marie avec le duc de Leuchtenberg devait avoir lieu le surlendemain, et que j’arrivais trop tard pour pouvoir être présenté avant la cérémonie. Manquer cette solennité de cour, dans un pays où la cour est tout, c’était perdre mon voyage.