La Russie en 1839/Lettre première

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Amyot (premier volumep. 3).


SOMMAIRE DE LA LETTRE PREMIÈRE.


Arrivée du grand-duc héréditaire à Ems. — Caractère particulier des courtisans russes. — Différence de leurs manières quand le maître est présent ou absent. — Portrait du grand-duc. — Sa physionomie, son air souffrant. — Son père et son oncle au même âge. — Ses voitures. — Équipages négligés. — Mauvaise tenue des domestiques. — Supériorité de l’Angleterre dans les choses matérielles. — Soleil couchant sur le Rhin. — Le fleuve plus beau que ses bords. — Chaleur excessive.


LETTRE PREMIÈRE À ***


Ems, ce 5 juin 1839

Hier j’ai commencé mon voyage en Russie : le grand-duc héréditaire est arrivé à Ems, précédé de dix ou douze voitures et suivi d’une cour nombreuse.

Ce qui m’a frappé dès le premier abord, en voyant les courtisans russes à l’œuvre, c’est qu’ils font leur métier de grands seigneurs avec une soumission extraordinaire ; c’est une espèce d’esclaves supérieurs. Mais aussitôt que le prince a disparu, ils reprennent un ton dégagé, des manières décidées, des airs délibérés, qui contrastent d’une façon peu agréable avec la complète abnégation d’eux-mêmes qu’ils affectaient l’instant d’auparavant ; en un mot, il régnait dans toute cette suite de l’héritier du trône impérial une habitude de domesticité dont les maîtres n’étaient pas plus exempts que les valets. Ce n’était pas simplement de l’étiquette, comme celle qui gouverne les autres cours, où le respect officiel, l’importance de la charge plus que celle de la personne, le rôle obligé enfin, produisent l’ennui et quelquefois le ridicule ; c’était plus que cela, c’était de la servilité gratuite et involontaire qui n’excluait pas l’arrogance ; il me semblait leur entendre dire en se piétant contre leur condition : « Puisque cela ne peut pas être autrement, j’en suis bien aise. » Ce mélange d’orgueil et d’humiliation m’a déplu et ne m’a nullement prévenu en faveur du pays que je vais parcourir.

Je me suis trouvé, parmi la foule des curieux, à côté du grand-duc, au moment où il descendait de voiture ; avant d’entrer il s’est arrêté longtemps à la porte de la maison des bains, pour causer en public avec une dame russe, la comtesse*** ; j’ai donc pu l’examiner à loisir. Il a vingt ans, et c’est l’âge qu’on lui donnerait : sa taille est élevée, mais il m’a paru un peu gros pour un aussi jeune homme ; ses traits seraient beaux sans la bouffissure de son visage, qui en efface la physionomie ; sa figure ronde est plutôt allemande que russe ; elle fait penser à ce qu’a dû être l’empereur Alexandre au même âge, sans cependant rappeler en aucune façon le type kalmouck. Ce visage passera par bien des phases avant d’avoir pris son caractère définitif, l’humeur habituelle qu’il dénote aujourd’hui est douce et bienveillante, pourtant il y a entre le jeune sourire des yeux et la contraction constante de la bouche, une discordance qui annonce peu de franchise, et peut-être quelque souffrance intérieure. Le chagrin de la jeunesse, de cet âge où le bonheur est dû à l’homme, est un secret d’autant mieux gardé qu’il est un mystère inexplicable même pour celui qui l’éprouve. L’expression du regard de ce jeune prince est la bonté ; sa démarche est gracieuse, légère et noble ; c’est vraiment un prince ; il a l’air modeste sans timidité, ce dont on lui sait gré ; l’embarras des grands est si gênant pour tout le monde que leur aisance nous paraît de l’affabilité ; c’en est réellement. Quand ils se croient des pagodes, ils sont gênés par l’opinion qu’ils ont d’eux-mêmes et qu’ils n’espèrent pas faire partager aux autres.

Cette sotte inquiétude n’atteint point le grand-duc ; sa présence fait avant tout l’impression d’un homme parfaitement bien élevé ; s’il règne jamais, c’est par l’attrait inhérent à la grâce qu’il se fera obéir, ce n’est pas par la terreur, à moins que les nécessités attachées à la charge d’Empereur de Russie ne changent son naturel en changeant sa position.


(Suite de la lettre précédente.)
Le lendemain 6 juin au soir.

J’ai revu le grand-duc héritier, je l’ai examiné plus longtemps, et de fort près ; il avait quitté son uniforme, qui le serre et lui donne l’air gonflé ; l’habit ordinaire lui va mieux, ce me semble : il a une tournure agréable, une démarche noble sans aucune roideur militaire, et l’espèce de grâce qui le distingue rappelle le charme particulier attaché à la race slave. Ce n’est pas la vivacité de passion des pays chauds, ce n’est pas non plus la froideur impassible des hommes du Nord ; c’est un mélange de la simplicité, de la facilité méridionales et de la mélancolie scandinave. Les Slaves sont des Arabes blonds ; le grand-duc est plus qu’à moitié Allemand ; mais en Mecklembourg, ainsi que dans quelques parties du Holstein et de la Prusse, il y a des Allemands slaves.

Le visage de ce prince, malgré sa jeunesse, n’a pas autant d’agrément que sa taille ; son teint n’est plus frais[1] : on voit qu’il souffre, sa paupière s’abaisse sur le coin extérieur de l’œil avec une mélancolie qui trahit déjà les soucis d’un âge plus avancé ; sa bouche gracieuse n’est pas sans douceur, son profil grec rappelle les médailles antiques ou les portraits de l’Impératrice Catherine ; mais à travers l’air de bonté que donnent presque toujours la beauté, la jeunesse et surtout le sang allemand, on ne peut s’empêcher de reconnaître ici une puissance de dissimulation qui fait peur dans un très-jeune homme. Ce trait est sans doute le sceau du destin ; il me fait croire que ce prince est appelé à monter sur le trône. Il a le son de voix mélodieux, ce qui est rare dans sa famille ; c’est un don qu’il a reçu, dit-on, de sa mère.

Il brille au milieu des jeunes gens de sa société, sans qu’on sache à quoi tient la distance qu’on remarque entre eux, si ce n’est à la grâce parfaite de sa personne. La grâce dénote toujours une aimable disposition d’esprit : il y a tant d’âme dans la démarche, dans l’expression de la physionomie, dans les attitudes d’un homme !… Celui-ci est à la fois imposant et agréable. Les Russes voyageurs m’avaient annoncé sa beauté comme un phénomène : sans cette exagération j’en aurais été plus frappé ; d’ailleurs je me rappelais l’air romanesque, la figure d’archange de son père et de son oncle, le grand-duc Michel, en 1815, lorsqu’ils vinrent à Paris, où on les avait surnommés les aurores boréales, et je suis devenu sévère parce que j’avais été trompé. Tel qu’il est, le grand-duc de Russie me paraît encore un des plus beaux modèles de prince que j’aie jamais rencontrés.

J’ai été frappé du peu d’élégance de ses voitures, du désordre de ses bagages et de la tenue négligée des gens de service qui l’accompagnent. Quand on compare ce cortége impérial à la magnifique simplicité des voitures anglaises, et au soin particulier que les domestiques anglais ont de toutes choses, on voit qu’il ne suffit pas de faire faire ses équipages chez des selliers de Londres pour atteindre à la perfection matérielle qui assure la prépondérance de l’Angleterre dans un siècle positif comme le nôtre.

Hier, j’ai été voir coucher le soleil sur le Rhin : c’est un grand spectacle. Ce que je trouve de plus beau dans ce pays, trop fameux pourtant, ce ne sont pas les bords du fleuve avec leurs ruines monotones, avec leurs vignobles arides, et qui, pour le plaisir des yeux, prennent trop de place dans le paysage ; j’ai trouvé ailleurs des rives plus imposantes, plus variées, plus riantes ; de plus belles forêts, une végétation plus forte, des sites plus pittoresques, plus étonnants ; mais ce qui me paraît merveilleux, c’est le fleuve même, surtout contemplé du bord. Cette glace immense glissant d’un mouvement toujours égal à travers le pays qu’elle éclaire, reflète et vivifie, me révèle une puissance de création qui confond mon intelligence. Quand je mesure ce mouvement, je me compare au médecin interrogeant le pouls d’un homme pour connaître sa force : les fleuves sont les artères de notre planète, et devant cette manifestation de la vie universelle, je demeure frappé d’admiration ; je me sens en présence de mon maître : je vois l’éternité, je crois, je touche à l’infini ; il y a là un mystère sublime ; dans la nature, ce que je ne comprends plus, je l’admire, et mon ignorance se réfugie dans l’adoration. Voilà pourquoi la science m’est moins nécessaire qu’elle ne l’est aux esprits mécontents.

Nous mourons de chaud, à la lettre : il y a bien des années que l’air toujours étouffant de la vallée d’Ems n’est monté à cette température ; la nuit dernière, en revenant des bords du Rhin, j’ai vu dans les bois une pluie de mouches lumineuses ; c’étaient mes chers luccioli d’Italie : je n’en avais jamais rencontré hors des pays chauds.

Je pars dans deux jours pour Berlin et Pétersbourg.


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  1. Le grand-duc héritier avait été malade quelque temps avant l’époque de son arrivée à Ems.