La Russie en 1839/Récit

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Amyot (quatrième volumep. 261-310).


SOMMAIRE DU RÉCIT.


Retour de Moscou à Berlin par Saint-Pétersbourg. — Histoire d’un Français, M. Louis Pernet. — Il est arrêté dans une auberge au milieu de la nuit. — Rencontre singulière. — Prudence extrême d’un autre Français, compagnon de voyage du prisonnier. — Le consul de France à Moscou. — Son indifférence au sort du prisonnier. — Mes instances inutiles. — Effet de l’imagination. — Conversation avec un Russe. — Ce qu’il me conseille au sujet du prisonnier. — Départ pour Pétersbourg. — Lenteur du voyage. — Novgorod-la-Grande. — Ce qui reste de la ville antique. — Souvenirs d’Ivan IV. — Dernier résultat de la gloire de cette république. — Arrivée à Pétersbourg. — Mon récit à M. de Barante. — Note. — Conclusion de l’histoire de M. Pernet. — Intérieur des prisons de Moscou. — Promesse d’un général russe au prisonnier. — Derniers moments passés à Pétersbourg. — Course à Kolpino. — Magnificence de cet arsenal. — Mensonge gratuit. — Anecdote racontée en voiture. — Origine de la famille de Laval en Russie. — Trait de sensibilité de l’Empereur Paul. — L’écusson effacé. — Académie de peinture. — Élèves enrégimentés. — Paysagistes. — Peintre d’histoire : Brulow, son tableau du Dernier jour de Pompéi. — Superbes copies de Raphaël par Brulow. — Influence du Nord sur l’esprit des artistes. — La poésie perd moins que la peinture sous le ciel du septentrion. — Mademoiselle Taglioni à Pétersbourg. — Influence de ce séjour sur les artistes. — Abolition des uniates. — Persécutions souffertes par l’Église catholique. — Avantages incontestables du gouvernement représentatif. — Sortie de la Russie ; passage du Niémen ; Tilsit. — Lettre sincère. — Trait d’un Allemand et d’un Anglais. — Pourquoi je ne suis pas revenu en Allemagne par la Pologne.


RÉCIT.


Berlin, dans les premiers jours d’octobre 1839.

Au moment où j’allais quitter Moscou, un fait singulier attira toute mon attention et me força de retarder mon départ.

J’avais fait demander des chevaux de poste pour sept heures du matin ; à mon grand étonnement, mon valet de chambre me réveille avant quatre heures ; je m’informe de la cause de cet empressement, il me répond qu’il n’a pas voulu tarder à m’instruire d’un fait qu’il vient d’apprendre, et qui lui paraît assez grave pour l’obliger à venir me le raconter en toute hâte. Voici le résumé de son récit :

Un Français, nommé M. Louis Pernet, arrivé depuis peu de jours à Moscou, et logé à l’auberge de Kopp, vient d’être arrêté au milieu de la nuit (de cette nuit même) ; on s’est saisi de sa personne, après avoir enlevé ses papiers, et on l’a conduit à la prison de la ville, où on l’a mis au cachot : tel est le récit que le garçon de notre auberge, qui parle allemand, venait de faire à mon domestique. Celui-ci, après diverses questions, avait encore appris que ce M. Pernet est un jeune homme d’environ vingt-six ans, qu’il est d’une faible santé, ce qui redouble les craintes qu’on a pour lui ; qu’il avait déjà passé par Moscou l’année dernière, et que même il y avait séjourné avec un Russe de ses amis, lequel plus tard l’avait mené chez lui à la campagne : ce Russe est absent en ce moment, et le malheureux prisonnier n’a plus ici d’autre appui qu’un Français, nommé M. R***, dans la compagnie duquel il vient, dit-on, de faire un voyage à travers le nord de la Russie. Ce M. R*** loge dans la même auberge que le prisonnier. Son nom me frappa tout d’abord, parce que c’est celui de l’homme de bronze avec lequel j’avais dîné, peu de jours auparavant, chez le gouverneur de Nijni. Vous vous rappelez que sa physionomie m’avait donné beaucoup à penser. Retrouver ce personnage mêlé à l’événement de cette nuit me parut une circonstance romanesque ; à peine pouvais-je croire à tout ce qu’on me racontait. Je pensai que le récit d’Antonio était une invention faite à plaisir pour nous éprouver ; néanmoins, je me hâtai de me lever et d’aller m’informer moi-même auprès du garçon d’auberge de la vérité des faits, ainsi que de l’exactitude du nom de M. R***, dont je tenais avant tout à constater l’identité. Le garçon me répondit qu’ayant été chargé d’une commission pour un étranger qui devait quitter Moscou la nuit précédente, il s’était rendu dans l’auberge de Kopp au moment même où venait d’avoir lieu la descente de la police, et il ajouta que M. Kopp lui avait conté la chose dans des termes qui se rapportaient exactement au premier récit d’Antonio.

Dès que je fus habillé, je me rendis chez M. R***. Je trouvai effectivement que c’était bien mon homme de bronze de Nijni. Seulement, à Moscou l’homme de bronze n’était plus impassible ; je le trouvai levé ; il paraissait agité. Nous nous reconnûmes au premier abord, puis, lorsque je lui dis le motif de ma très matinale visite, il me parut embarrassé.

« Il est vrai que j’ai voyagé, me dit-il, avec M, Pernet, mais c’était par hasard ; nous nous sommes rencontrés à Archangel, de là nous avons fait route ensemble ; il est d’une chétive complexion, et sa faible santé m’a donné des inquiétudes pendant le voyage ; je lui ai rendu les services que l’humanité m’imposait, voilà tout ; je ne suis nullement de ses amis, je ne le connais pas.

— Je le connais encore moins, répliquai-je, mais nous sommes Français tous les trois, et nous nous devons réciproquement assistance dans un pays où notre liberté, notre vie peuvent être à chaque instant menacées par un pouvoir qu’on ne reconnaît qu’aux coups qu’il frappe.

— Peut-être M. Pernet, reprit M. R***, se sera-t-il attiré cette mauvaise affaire par quelque imprudence. Étranger ici comme lui, sans crédit, qu’ai-je à faire ? S’il est innocent, l’arrestation n’aura pas de suite ; s’il est coupable, il subira sa peine. Je ne puis rien pour lui, je ne lui dois rien, et je vous engage, monsieur, à mettre vous-même beaucoup de réserve dans les démarches que vous tenterez en sa faveur, ainsi que dans vos paroles.

— Mais qui décidera de sa culpabilité ? m’écriai-je. Avant tout, il faudrait le voir pour savoir à quoi il attribue cette arrestation, et pour lui demander ce qu’on peut faire et dire pour lui.

— Vous oubliez le pays où nous sommes, reprit M. R *** ; il est au cachot ; comment arriver jusqu’à lui ? c’est impossible.

— Ce qui est impossible aussi, repris-je en me levant, c’est que des Français, que des hommes laissent un de leurs compatriotes dans une situation critique, sans seulement s’enquérir de la cause de son malheur.

En sortant de chez ce très-prudent compagnon de voyage, je commençai à croire le cas plus grave que je ne l’avais jugé d’abord, et je pensai que pour m’éclaircir de la vraie position du prisonnier, il fallait m’adresser au consul de France. Forcé d’attendre l’heure convenable pour me rendre chez ce personnage, je fis demander mes chevaux de remise, au vif déplaisir et à la grande surprise de mon feldjæger ; car ceux de la poste étaient déjà dans la cour de l’auberge quand je donnai ce contre-ordre.

Vers dix heures, j’allai faire à M. le consul de France le récit de ce que vous venez de lire. Je trouvai ce protecteur officiel des Français tout aussi prudent et encore plus froid que ne m’avait paru le docteur R***. Depuis le temps qu’il vit à Moscou, le consul de France est devenu presque Russe. Je ne pus démêler si ses réponses étaient dictées par une crainte fondée sur la connaissance qu’il a des usages du pays, ou par un sentiment d’amour-propre blessé, de dignité personnelle, mal appliqué.

« M. Pernet, me dit-il, a passé six mois à Moscou et aux environs, sans que, pendant tout ce temps, il ait jugé à propos de faire la moindre démarche auprès du consul de France. M. Pernet ne peut donc compter aujourd’hui que sur lui-même pour se tirer de la situation où l’a placé son insouciance. Ce mot, ajouta M. le consul, est peut-être trop faible ; » puis il finit en me répétant qu’il ne pouvait, ne devait ni ne voulait se mêler de cette affaire.

J’eus beau lui faire observer qu’en sa qualité de consul de France, il devait protection à tous les Français sans acception de personnes, et même à ceux qui manqueraient aux lois de l’étiquette ; qu’il ne s’agissait pas ici d’une question de bon goût, d’une affaire de cérémonie, mais de la liberté, peut-être de la vie d’un de nos compatriotes ; qu’en présence d’un pareil malheur tout ressentiment devait se taire au moins pendant le temps du danger, je n’en tirai pas une parole, pas un geste d’intérêt pour le prisonnier ; j’ajoutai que je le priais de considérer que la partie n’était rien moins qu’égale, puisqu’assurément le tort que M. Pernet avait fait à M. le consul de France en négligeant la visite qu’il lui devait, n’approchait pas de la punition que lui infligeait celui-ci en le laissant mettre au cachot sans s’informer des causes de cet emprisonnement arbitraire, et sans parer aux suites bien plus graves que pourrait avoir cet acte de sévérité ; je conclus en disant que, dans cette circonstance, nous n’avions pas à nous occuper du degré de compassion que M. Pernet méritait d’inspirer, mais de la dignité de la France et de la sûreté de tous les Français qui voyageaient et voyageraient en Russie.

Mes raisons ne firent nul effet, et cette seconde visite m’avança autant que m’avait avancé la première.

Néanmoins, quoique je ne connusse pas même de nom M. Pernet, et que je n’eusse aucun motif personnel pour prendre intérêt à lui, il me sembla que, puisque le hasard m’avait fait connaître son malheur, mon devoir était de lui porter tous les secours qu’il dépendait de moi de lui offrir.

À ce moment, je fus fortement frappé d’une vérité qui, sans doute, s’est souvent présentée à la pensée de tout le monde, mais qui ne m’était jusqu’alors apparue que vaguement et passagèrement ; c’est que l’imagination sert à étendre la pitié et à la rendre plus vive. J’allai même jusqu’à penser qu’un homme entièrement dénué d’imagination serait impitoyable. Tout ce que j’ai de puissance de création dans la pensée s’employait malgré moi à me montrer ce pauvre inconnu aux prises avec les fantômes de la solitude et de la prison ; je souffrais avec lui, comme lui, j’éprouvais ce qu’il éprouvait, je craignais ce qu’il craignait ; je le voyais abandonné de tout le monde, déplorant son isolement et reconnaissant qu’il était sans remède, car qui s’intéresserait jamais à un prisonnier dans un pays si éloigné, si différent du nôtre, dans une société où les amis s’unissent pour le bonheur et se séparent dans l’adversité ? Que de stimulants à ma commisération ! Tu te crois seul au monde, tu es injuste envers la Providence qui t’envoie un ami, un frère ; » voilà ce que je répétais tout bas, et bien d’autres choses encore, en croyant m’adresser à la victime.

Cependant le malheureux n’espérait nul secours, et chaque heure écoulée dans une monotonie cruelle, en silence, sans incident, le plongeait plus avant dans son désespoir ; la nuit viendrait avec son cortége de spectres ; alors que de terreurs, que de regrets ne le martyriseraient-ils pas ! Combien je désirais lui faire savoir que le zèle d’un inconnu lui tenait lieu des infidèles protecteurs sur lesquels il ne devait plus compter ! Mais tout moyen de communication m’était refusé ; aussi me sentais-je doublement obligé de le servir par l’impossibilité même où j’étais de le consoler ; les lugubres hallucinations du cachot me pour suivaient au soleil, et mon imagination renfermée sous une voûte obscure, me voilait le ciel qui brillait sur ma tête et m’ôtait ma liberté pour me représenter incessamment les apparitions de la nuit dans des souterrains ou des donjons ténébreux ; enfin, dans mon trouble, oubliant que les Russes appliquent l’architecture classique même à la construction des prisons, je me voyais confiné sous terre ; je rêvais non de colonnades romaines, mais de trappes gothiques ; je devenais conspirateur, j’étais coupable, exilé, frappé, j’étais fou avec le prisonnier… inconnu !… Eh bien, si mon imagination m’eût retracé moins vivement toutes ces choses, j’aurais mis moins d’activité, moins de persévérance dans mes démarches en faveur d’un malheureux qui n’avait que moi pour appui, et qui ne pouvait m’intéresser qu’à ce titre. J’étais poursuivi par un spectre, et pour m’en délivrer j’aurais percé des murs ; le désespoir de mon impuissance me jetait dans une rage égale, peut-être, aux tourments de l’infortuné dont je partageais le supplice en m’efforçant de le faire cesser.

Insister pour pénétrer dans la prison, c’eût été une démarche dangereuse autant qu’inutile. Après de longues et douloureuses incertitudes, je m’arrêtai à une autre pensée ; j’avais fait connaissance avec quelques personnes prépondérantes à Moscou ; et bien que, dès l’avant-veille, j’eusse pris congé de tout le monde, je résolus de tenter une confidence auprès d’un des hommes qui m’avait inspiré le plus de confiance.

Non-seulement je dois éviter ici de le nommer, mais je ne puis parler de lui que de manière à ne le point désigner.

Quand il me vit entrer dans sa chambre, il savait déjà ce qui m’amenait ; et sans me laisser le temps de m’expliquer, il me dit que par un hasard singulier il connaissait personnellement M. Pernet, qu’il le croyait innocent, d’où il suit que son affaire lui paraissait inexplicable ; mais qu’il était sûr que des considérations politiques pouvaient seules motiver un tel emprisonnement, parce que la police russe ne se démasque jamais à moins d’y être forcée ; que sans doute on avait cru l’existence de cet étranger tout à fait ignorée à Moscou ; mais qu’à présent que le coup était porté, les amis ne pourraient que nuire en se montrant, car si l’on venait à penser qu’il eût des protecteurs, on se hâterait d’aggraver sa position en l’éloignant pour éviter tout éclaircissement et pour étouffer les plaintes : il ajouta qu’on devait donc dans l’intérêt même du patient ne le défendre qu’avec une extrême circonspection. « Si une fois il part pour la Sibérie, Dieu sait quand il en reviendra, » s’écria mon conseiller ; puis ce personnage s’efforça de me faire comprendre qu’il ne pouvait avouer l’intérêt qu’il prenait à un Français suspect, parce que, soupçonné lui-même d’attachement aux idées libérales, il lui suffirait de solliciter en faveur d’un prisonnier ou seulement de dire qu’il l’avait connu, pour faire exiler le malheureux au bout du monde. Il conclut en ces mots : « Vous n’êtes ni son parent ni son ami ; vous ne prenez à lui que l’intérêt que vous croyez devoir prendre à un compatriote, à un homme que vous savez dans la peine : vous vous êtes acquitté déjà du devoir que vous imposait ce louable sentiment ; vous avez parlé au compagnon de voyage du prisonnier, à votre consul, à moi ; maintenant, si vous m’en croyez, vous vous abstiendrez de toute démarche ultérieure, ce que vous feriez n’irait pas au but, vous vous compromettriez sans fruit pour l’homme dont vous prenez gratuitement la défense. Il ne vous connaît pas, il n’attend rien de vous, partez donc ; vous ne pouvez craindre de tromper un espoir qu’il n’a pas : moi j’aurai l’œil sur lui ; je ne dois point paraître dans l’affaire, mais j’ai des moyens détournés d’en connaître et jusqu’à un certain point d’en diriger la marche ; je vous promets de les employer le mieux que je pourrai ; encore une fois, suivez mon conseil et partez.

Si je partais, m’écriai-je, je n’aurais plus un instant de repos : je serais poursuivi comme d’un remords par l’idée que ce malheureux n’avait que moi pour le servir, et que je l’ai abandonné sans avoir rien fait pour lui.

Votre présence ici, me répondit-on, ne sert même pas à le consoler, puisqu’il l’ignore ainsi que l’intérêt que vous prenez à lui, et que cette ignorance durera autant que sa détention.

— Il n’y a donc aucun moyen d’arriver jusqu’à son cachot ? repartis-je.

— Aucun, » répliqua, non sans quelque marque d’impatience, la personne auprès de laquelle je croyais devoir insister avec tant d’opiniâtreté. « Vous seriez son frère, ajouta-t-elle, que vous ne pourriez faire ici plus que ce que vous avez fait. Votre présence à Pétersbourg, au contraire, peut devenir utile à M. Pernet. Vous instruirez M. l’ambassadeur de France de ce que vous savez sur cet emprisonnement, car je doute qu’il apprenne l’événement par la correspondance de votre consul. Une démarche auprès du ministre de la part d’un personnage placé comme l’est votre ambassadeur et d’un homme du caractère de M. de Barante, fera plus pour hâter la délivrance de votre compatriote que tout ce que vous et moi, et vingt autres personnes, nous pourrions tenter à Moscou.

— Mais l’Empereur et ses ministres sont à Borodino ou à Moscou, repris-je encore sans vouloir me laisser éconduire.

Tous les ministres n’ont pas suivi Sa Majesté dans ce voyage, » me répliqua-t-on, toujours sur le ton de la politesse, quoiqu’avec une mauvaise humeur croissante et dissimulée, mais non sans peine. « D’ailleurs, au pis aller, il faudrait attendre leur retour. Vous n’avez, je vous le répète, aucune autre marche à suivre, si vous ne voulez pas nuire à l’homme que vous voulez sauver, en vous exposant vous-même à beaucoup de tracasseries ; peut-être à quelque chose de pis, » ajouta-t-on d’un air significatif.

Si la personne à laquelle je m’adressais eût été un homme en place, j’aurais déjà cru voir les Cosaques s’avancer pour s’emparer de moi et pour me conduire dans un cachot tout pareil à celui de M. Pernet.

Je sentis que la patience de mon interlocuteur était à bout ; j’étais resté moi-même interdit et je ne pouvais trouver une parole contre ses arguments ; je me retirai donc en promettant de partir, et en remerciant avec reconnaissance mon conseiller de l’avis qu’il venait de me donner.

Puisqu’il est avéré que je ne puis rien faire ici, pensai-je, je partirai sans retard. Les lenteurs de mon feldjæger, qui, sans doute, avait un dernier rapport à faire sur mon compte, me prirent le reste de la matinée ; je ne pus obtenir le retour des chevaux de poste que vers quatre heures du soir ; à quatre heures et un quart, j’étais sur la route de Pétersbourg

La mauvaise volonté de mon courrier, divers accidents, fruits du hasard ou de la malveillance, les chevaux qui manquaient partout à cause des relais retenus pour la maison de l’Empereur et pour les officiers de l’armée, ainsi que pour les courriers allant et venant continuellement de Borodino à Pétersbourg, rendirent mon voyage lent et pénible ; dans mon impatience, je ne voulais pas m’arrêter la nuit, mais je ne gagnai rien à me presser, car je fus contraint par le manque de chevaux, réel ou supposé, de passer six heures entières à Novgorod-la-Grande, à cinquante lieues de Pétersbourg

Je n’étais guère en train de visiter ce qui reste du berceau de l’Empire des Slaves devenu le tombeau de leur liberté. La fameuse église de Sainte-Sophie renferme les tombes de Vladimir Iaroslawitch, mort en 1051, d’Anne sa mère, d’un empereur de Constantinople et quelques autres sépultures intéressantes. Elle ressemble à toutes les églises russes : peut être n’est-elle pas plus authentique que la cathédrale soi-disant ancienne, où reposent les os de Minine à Nijni-Novgorod ; je ne crois plus à la date d’aucun des vieux monuments qu’on me fait voir en Russie. Je crois encore au nom des fleuves ; le Volkoff m’a représenté les affreuses scènes du siège de cette ville républicaine, prise, reprise et décimée par Ivan le Terrible. L’hyène Impériale présidant au carnage, à la peste, à la vengeance, m’apparaissait là, couchée sur des ruines ; et les cadavres sanglants de ses sujets ressortaient du fleuve comblé de morts pour attester à mes yeux les horreurs des guerres intestines, et les fureurs qui s’allument dans les sociétés qu’on appelle civilisées parce que des forfaits qualifiés d’actes de vertus s’y commettent en sûreté de conscience. Chez les sauvages, les passions déchaînées sont les mêmes, et plus brutales, et plus féroces encore ; mais elles ont moins de portée : là, l’homme, réduit à peu près à ses forces individuelles, y fait le mal sur une plus petite échelle ; d’ailleurs, l’atrocité des vaincus explique, si elle n’excuse la cruauté des vainqueurs ; mais dans les États policés, le contraste des horreurs qui se commettent et des belles paroles qui se débitent, rend le crime plus révoltant et montre l’humanité sous un point de vue plus décourageant. Là, trop souvent certains esprits tournés à l’optimisme, et d’autres qui, par intérêt, par politique ou par duperie, se font les flatteurs des masses, prennent le mouvement pour le progrès. Ce qui me paraît digne de remarque, c’est que ce sont les correspondances de Pinen l’archevêque, et de plusieurs des principaux citoyens de Novgorod avec les Polonais, qui attirèrent la foudre sur la ville où trente mille innocents périrent dans les combats ainsi que dans les supplices et les massacres inventés et présidés par le Czar. Il y eut des jours où six cents victimes furent exécutées sous ses yeux ; et toutes ces horreurs avaient lieu pour punir un crime, irrémissible dès cette époque : le crime de communication clandestine avec les Polonais. Ceci se passait il y a près de trois cents ans, en 1570.

Novgorod-la-Grande ne s’est jamais relevée de cette dernière crise ; elle aurait remplacé ses morts, elle n’a pu survivre à l’abolition de ses institutions démocratiques ; ses murailles, badigeonnées avec le soin qu’emploient partout les Russes pour effacer, sous le fard d’une régénération menteuse, les trop véridiques vestiges de l’histoire, ne sont plus tachées de sang ; elles paraissent bâties d’hier ; mais ses larges rues tirées au cordeau sont désertes, et les trois quarts de ses ruines, dispersées hors de son étroite enceinte, se perdent dans les plaines d’alentour, où elles achèvent de crouler loin de la ville actuelle, qui n’est elle-même qu’une ombre et un nom. Voilà tout ce qui reste de la fameuse république du moyen âge : quelques souvenirs effacés. Gloire, puissance, fantômes rentrés dans le néant pour toujours, vous n’avez pu défendre ces murs jadis si fiers ! Où est le fruit des révolutions qui n’ont cessé d’arroser de sang cette terre maintenant presque déserte ? quel succès peut valoir les larmes que les passions politiques ont fait couler dans ce coin du monde ? Dieu nous apprend trop souvent que ce que les hommes déçus par l’orgueil regardaient comme un digne but à leurs efforts, n’était réellement qu’un moyen d’occuper le superflu de leurs forces dans l’effervescence de la jeunesse. Voilà le principe de plus d’une action héroïque !

Novgorod-la-Grande est aujourd’hui un tas de pierres qui conserve quelque renom au milieu d’une plaine stérile à l’œil, au bord d’un fleuve triste, étroit, et dont l’eau est trouble comme une saignée dans un marécage. Il y eut là pourtant des hommes célèbres par leur amour pour la liberté turbulente ; il s’y passa des scènes tragiques ; des catastrophes imprévues terminèrent des existences brillantes. De tout ce bruit, de tout ce sang, de toutes ces rivalités, il ne reste aujourd’hui que la somnolence d’un peuple de soldats languissant dans une ville qui ne s’intéresse plus à rien de ce qui se passe dans le monde : ni à la paix, ni à la guerre. En Russie, le passé est séparé du présent par un abîme.

Depuis trois cents ans la cloche du vetché[1] n’appelle plus ce peuple, jadis le plus glorieux, le plus ombrageux des peuples russes, à délibérer sur ses affaires ; la volonté du Czar étouffe dans tous les cœurs jusqu’au regret, jusqu’au souvenir de la gloire effacée. Il y a quelques années que des scènes atroces se sont passées entre les Cosaques et les habitants du pays dans les colonies militaires établies aux environs de ce reste de ville. Mais l’émeute étouffée, tout est rentré dans l’ordre accoutumé, c’est-à-dire dans le silence et dans la paix du tombeau. La Turquie n’a rien à envier à Novgorod[2].

Je fus doublement heureux, pour le prisonnier de Moscou et pour moi-même, de quitter ce séjour jadis fameux par les désordres de la liberté, aujourd’hui désolé par ce qu’on appelle le bon ordre, mot qui équivaut ici à celui de mort.

J’eus beau faire diligence, je n’arrivai à Pétersbourg que le quatrième jour ; à peine descendu de voiture, je courus chez M. de Barante.

Il ignorait encore l’arrestation de M. Pernet, et il me parut surpris de l’apprendre par moi, surtout quand il sut que j’avais mis près de quatre jours à faire la route. Son étonnement redoubla lorsque je lui contai mes inutiles instances auprès de notre consul pour déterminer ce défenseur officiel des Français à tenter une démarche en faveur du prisonnier.

L’attention avec laquelle m’écoutait M. de Barante, l’assurance qu’il me donna de ne rien négliger pour éclaircir cette affaire, la promesse de ne la point perdre de vue un moment, tant qu’il n’aurait pas démêlé le nœud de l’intrigue, l’importance qu’il me parut attribuer aux moindres faits qui pouvaient intéresser la dignité de la France et la sûreté de nos concitoyens, mirent ma conscience en paix et dissipèrent les fantômes de mon imagination. Le sort de M. Pernet était dans les mains de son protecteur naturel, de qui l’esprit et le caractère devenaient pour ce malheureux des garants plus sûrs que mon zèle et mes impuissantes sollicitations.

Je sentis que j’avais fait tout ce que je pouvais et devais faire pour venir en aide au malheur, et pour défendre l’honneur de mon pays selon la mesure de mes forces, et sans sortir des bornes que m’imposait ma position de simple voyageur. La folle de la maison avait servi à quelque chose. Durant les douze ou quinze jours que je demeurai encore à Pétersbourg, je crus donc devoir m’abstenir de prononcer le nom de M. Pernet devant M. l’ambassadeur de France, et je quittai la Russie sans savoir la suite d’une histoire dont le commencement m’avait préoccupé et intéressé comme vous venez de le voir.

Mais tout en m’acheminant rapidement et librement vers la France, ma pensée se reportait souvent dans les cachots de Moscou. Si j’avais su ce qui s’y passait, j’aurais été encore plus agité[3].

Les derniers moments de mon séjour à Pétersbourg furent employés à visiter divers établissements que je n’avais pu voir à mon premier passage par cette ville.

Le prince me fit montrer entre autres curiosités les immenses usines de Kolpino, l’arsenal des arsenaux russes, situé à quelques lieues de la capitale. C’est dans cette fabrique que se confectionnent tous les objets nécessaires à la marine Impériale. On arrive à Kolpino par une route de sept lieues dont la dernière moitié est détestable. L’établissement est dirigé par un Anglais, M. Wilson, honoré du grade de général (toute la Russie est enrégimentée)[4] ; il nous fit les honneurs de ses machines en véritable ingénieur russe, c’est-à-dire qu’il ne nous permit pas de négliger un clou ni un écrou ; escortés par lui, nous avons passé en revue près de vingt ateliers d’une grandeur immense. Cette extrême complaisance du directeur méritait sans doute beaucoup de reconnaissance ; j’en exprimai peu, c’était encore plus que je n’en ressentais ; la fatigue rend ingrat presque autant que l’ennui.

Ce que nous trouvâmes de plus admirable dans la longue revue qu’on nous obligea de faire des mécaniques de Kolpino, c’est une machine de Bramah destinée à éprouver la force des chaînes qui servent à porter les ancres des plus gros navires ; les énormes anneaux qui ont pu résister aux efforts de cette machine, peuvent ensuite maintenir les bâtiments contre les coups de vent et de mer les plus violents. Dans la machine de Bramah on fait un ingénieux usage de la pression de l’eau pour mesurer la force du fer ; cette invention me parut merveilleuse.

Nous examinâmes aussi des écluses destinées à servir de trop plein dans les crues d’eau extraordinaires. C’est au printemps surtout que ces singulières écluses fonctionnent ; sans elles le ruisseau qui sert de moteur aux machines, au lieu de porter la vie partout, ferait des ravages incalculables. Le fond des canaux et les piles de ces écluses sont revêtus d’épaisses feuilles de cuivre, parce que ce métal, dit-on, résiste aux hivers mieux que le granit. On nous assure que nous ne verrons rien de semblable ailleurs.

J’ai retrouvé à Kolpino l’espèce de grandeur et en même temps de luxe qui m’a frappé dans toutes les constructions utiles ordonnées par le gouvernement russe. Ce gouvernement ne manque presque jamais de joindre au nécessaire beaucoup de superflu. Il a tant de puissance réelle qu’il ne faut pas se laisser aller au dédain parce qu’il emploie la ruse pour éblouir les étrangers ; cette finesse doit s’attribuer à un penchant inhérent au caractère national : ce n’est pas toujours par faiblesse qu’on ment, on ment quelquefois parce qu’on a reçu de la nature le don de bien mentir : c’est un talent, et tout talent veut s’exercer.

Quand nous montâmes en voiture pour retourner à Saint-Pétersbourg, il faisait nuit et froid. La longueur de la route fut diminuée par une conversation charmante dont j’ai retenu l’anecdote que voici. Elle sert à prouver jusqu’où s’étend la puissance de création d’un souverain absolu. Jusque-là, j’avais vu le despotisme russe exercer son action sur les morts, sur les églises, sur les faits de l’histoire, sur les condamnés, sur les prisonniers, enfin, sur tout ce qui ne peut prendre la parole pour protester contre un abus de pouvoir : cette fois nous verrons un Empereur de Russie imposer à l’une des plus illustres familles de France une parenté dont elle ne se doutait ni ne se souciait.

Sous le règne de Paul Ier, un Français du nom de Laval, d’autres disent Lovel, se trouvait à Pétersbourg ; il était agréable de sa personne, il était jeune : il plut à une demoiselle fort riche dont il devint amoureux : la famille de cette jeune personne était alors assez puissante et assez distinguée ; aussi s’opposa-t-elle au mariage par la raison que l’étranger n’avait ni nom ni fortune. Les deux amants, réduits au désespoir, eurent recours à un moyen de roman. Ils attendirent l’Empereur à son passage dans une rue, se jetèrent à ses pieds, et lui demandèrent protection. Paul Ier qui était bon quand il n’était pas fou, promit le consentement de la famille, qu’il décida par plus d’un moyen sans doute, mais surtout par celui ci : « Mademoiselle *** épouse, dit l’Empereur, M. le comte de Laval, jeune émigré français d’une famille illustre, et possesseur d’une fortune considérable[5]. »

Doté de la sorte, mais bien entendu en paroles seulement, le jeune Français épousa mademoiselle *** dont la famille se serait bien gardée de donner un démenti à l’Empereur.

Pour prouver le dire du souverain, le nouveau M. de Laval fit sculpter fièrement son écusson sur la porte de l’hôtel où il s’établit avec sa nouvelle épouse.

Malheureusement quinze ans plus tard, sous la restauration, je ne sais quel M. de Montmorency Laval voyageait en Russie ; voyant par hasard ses armes sur une porte, il s’informe ; on lui conte l’histoire de M. de Laval.

À sa demande, l’Empereur Alexandre fit aussitôt enlever l’écusson des Laval et la porte resta découronnée.

Le lendemain de ma course à Kolpino, je visitai en détail l’Académie de peinture : superbe et pompeux édifice qui, jusqu’à présent, renferme peu de bons ouvrages : mais que peut-on espérer de l’art dans un pays où les jeunes artistes portent l’uniforme ? j’aimerais mieux renoncer de bonne foi à tout travail d’imagination. J’ai trouvé tous les élèves de l’Académie de peinture enrégimentés, costumés, commandés comme des cadets de marine. Ce fait seul dénote un profond mépris pour ce qu’on prétend protéger, ou plutôt une grande ignorance des lois de la nature et des mystères de l’art : l’indifférence affichée serait moins barbare ; il n’y a de libre en Russie que ce dont le gouvernement ne se soucie pas ; il ne se soucie que trop des arts, mais il ignore que l’art a besoin de liberté, et que cette accointance entre les œuvres du génie et l’indépendance de l’homme attesterait à elle seule la noblesse de la profession d’artiste.

Je parcourus beaucoup d’ateliers et j’y trouvai des paysagistes distingués ; ils ont de l’imagination dans leurs compositions et même de la couleur. J’ai admiré surtout un tableau représentant Saint-Pétersbourg pendant une nuit d’été, par M. Vorobieff : c’est beau comme la nature, poétique comme la vérité. En voyant ce tableau, j’ai cru arriver en Russie : je me suis reporté à l’époque de l’année où les nuits d’été n’étaient qu’un composé de deux crépuscules : on ne peut mieux rendre l’effet de ce jour persistant et qui triomphe de l’obscurité comme une lampe éclaire à travers une gaze légère.

Je me suis éloigné à regret de cette toile où la nature est prise sur le fait par un homme dont l’imagination s’applique à l’imitation exacte de ce qu’il a sous les yeux. Ses ouvrages m’ont rendu les premières impressions que j’éprouvai à la vue de la mer Baltique. C’était la clarté polaire que je revoyais, ce n’était pas la lumière des tableaux ordinaires. Il y a un grand mérite à caractériser, d’une manière aussi précise, des phénomènes particuliers de la nature.

On fait beaucoup de bruit en Russie du talent de Brulow. Son Dernier jour de Pompéi a produit, dit-on, quelque effet en Italie. Cette énorme toile fait maintenant la gloire de l’école russe à Saint-Pétersbourg ; ne riez pas de cette qualification ; j’ai vu, en parcourant l’Académie de peinture, une salle sur la porte de laquelle sont inscrits ces mots : École russe !!!… Le tableau de Brulow me paraît d’une couleur fausse ; à la vérité, le sujet choisi par l’artiste était propre à voiler ce défaut ; car qui peut savoir la couleur qu’avaient les édifices de Pompéi à leur dernier jour ? Ce peintre a le pinceau sec, la touche dure, mais il a de la force, ses conceptions ne manquent ni d’imagination ni d’originalité. Ses têtes ont de la variété et de la vérité ; s’il entendait l’usage du clair-obscur, il mériterait peut-être un jour la réputation qu’on lui fait ici ; en attendant, il manque de naturel, de coloris, de légèreté, de grâce, de noblesse, et le sentiment du beau lui est totalement étranger ; il ne manque pas d’une sorte de poésie sauvage : toutefois, l’effet général de ses tableaux est désagréable à l’œil, et son style roide, mais qui n’est pas dépourvu d’énergie, rappelle les imitateurs de l’école de David ; c’est dessiné comme d’après la bosse avec assez de soin et colorié au hasard.

Dans un tableau de l’Assomption, qu’on est convenu à Pétersbourg d’admirer parce qu’il est du fameux Brulow, j’ai remarqué des nuages si lourds qu’on pourrait les envoyer à l’Opéra pour représenter des rochers.

Il y a pourtant dans Pompéi des expressions de têtes qui promettent un vrai talent. Ce tableau, malgré les défauts de composition qu’on y découvre, gagnerait à être gravé ; car c’est surtout par la couleur qu’il pèche.

On dit que depuis son retour en Russie, l’auteur a déjà beaucoup perdu de son enthousiasme pour l’art. Que je le plains d’avoir vu l’Italie, puisqu’il devait revenir dans le Nord ! Il travaille peu, et malheureusement sa facilité, dont on lui fait un mérite, paraît trop dans ses ouvrages. C’est par des études assidues et forcées qu’il parviendrait à vaincre la roideur de son dessin, et la crudité de ses couleurs. Les grands peintres savent la peine qu’il se faut donner pour ne plus dessiner avec le pinceau, pour peindre par la dégradation des tons, pour effacer de dessus la toile les lignes qui n’existent nulle part dans la nature, pour montrer l’air qui est partout, pour cacher l’art, enfin pour apprendre à reproduire la réalité sans cesser de l’ennoblir. Il semble que le Raphaël russe ne se doute pas de la rude tâche de l’artiste.

On m’assure qu’il passe sa vie à s’enivrer plus qu’à travailler ; je le blâme moins que je ne le plains. Ici tous les moyens sont bons pour se réchauffer, même la boisson : le vin est le soleil de la Russie. Si l’on joint au malheur d’être Russe celui de se sentir peintre, il faut s’expatrier. N’est-ce pas un lieu d’exil pour les peintres qu’une ville où il fait nuit trois mois, et où la neige a plus d’éclat que le soleil ?

En s’appliquant à reproduire les singularités de la nature sous cette latitude, quelques peintres de genre pourraient se faire honneur et obtenir sur les marches du temple des arts une petite place où ils feraient bande à part ; mais un peintre d’histoire, s’il veut développer les dispositions qu’il a reçues du ciel, doit fuir un tel climat. Pierre le Grand avait beau dire et beau faire, la nature mettra toujours des bornes aux fantaisies de l’homme, fussent-elles justifiées par les ukases de vingt Czars.

J’ai vu de M. Brulow un ouvrage vraiment admirable : c’est sans contredit ce qu’il y a de mieux à Saint-Pétersbourg parmi les tableaux modernes ; à la vérité, c’est la copie d’un chef-d’œuvre assez ancien : de l’École d’Athènes. Elle est grande comme l’original au moins. Quand on sait reproduire ainsi ce que Raphaël a fait peut-être de plus inimitable après ses madones, on est obligé de retourner à Rome pour y apprendre à faire mieux que le Dernier jour de Pompéi et que l’Assomption de la Vierge[6].

Le voisinage du pôle est contraire aux arts, excepté à la poésie, à qui parfois l’âme humaine suffit ; alors c’est le volcan sous la glace. Mais pour les habitants de ces âpres climats, la musique, la peinture, la danse, tous les plaisirs de sensation qui, jusqu’à un certain degré, sont indépendants de la pensée, perdent de leurs charmes en perdant leurs organes. Que me feraient Rembrant la nuit, et le Corrége, et Michel-Ange, et Raphaël dans une chambre sans lumière ? Le Nord a des beautés sans doute, mais c’est un palais qui manque de jour. L’amour plus dégagé des sens y naît des désirs physiques moins que des besoins du cœur ; mais, n’en déplaise au vain luxe du pouvoir et de l’opulence, tout le séduisant cortége de la jeunesse avec ses jeux, ses grâces, ses ris, ses danses, s’arrête aux régions bénies où les rayons du soleil, sans se contenter de glisser sur la terre qu’à peine ils effleurent, la réchauffent et la fécondent en l’éclairant du haut du ciel.

En Russie tout se ressent d’une double tristesse : la peur du pouvoir, l’absence du soleil !!… Les danses nationales y ressemblent tantôt à une ronde menée par des ombres, défilant tristement à la lueur d’un crépuscule qui ne finit jamais ; tantôt, et c’est lorsqu’elles sont vives, à un exercice qu’on s’impose de peur de s’endormir et de geler en dormant. Mademoiselle Taglioni elle-même… hélas !… Mademoiselle Taglioni ne s’est-elle pas métamorphosée à Saint-Pétersbourg en une danseuse parfaite ? Quelle chute pour la Sylphide !!!… c’est l’histoire d’Ondine devenue simple femme… Mais quand elle marche dans les rues,… car elle marche à présent !… elle est suivie par des laquais en grande livrée avec de belles cocardes à leurs chapeaux et des galons d’or, et on l’accable tous les matins dans les journaux d’articles pleins de louanges les plus ridicules que j’aie lues. Voilà ce que les Russes, avec tout leur esprit, savent faire pour les arts et pour les artistes. Ce qu’il faut aux artistes, c’est un ciel qui les fasse naître, un public qui les comprenne, une société qui les inspire… Voilà le nécessaire : les récompenses sont de surérogation ; on les leur donne par surcroît, comme dit l’Évangile. Ce n’est pas dans un Empire dont le peuple, refoulé de force non loin de la terre des Lapons, et police de force par Pierre Ier, qu’il faut aller chercher ces choses. J’attends les Russes à Constantinople pour savoir ce dont ils sont capables en fait de beaux-arts et de civilisation.

La meilleure manière de protéger les arts, c’est d’avoir sincèrement besoin des plaisirs qu’ils procurent ; une nation parvenue à ce point de civilisation ne sera pas longtemps contrainte à demander des artistes aux étrangers.

Au moment où j’allais quitter Saint-Pétersbourg, quelques personnes déploraient tout bas l’abolition des uniates[7], et racontaient les mesures arbitraires qui avaient amené de longue main cet acte irréligieux célébré comme un triomphe par l’Église russe. Les persécutions cachées qu’on a fait endurer à plusieurs prêtres des uniates révoltent les cœurs les plus indifférents ; mais dans un pays où les distances et le secret favorisent l’arbitraire et prêtent leur secours constant aux actes les plus tyranniques, toutes les violences restent couvertes. Ceci me rappelle le mot significatif trop souvent répété par les Russes privés de protecteurs : « Dieu est si haut ! l’Empereur est si loin[8] ! »

Voici donc les Grecs qui se mettent à faire des martyrs. Qu’est devenue la tolérance dont ils se vantaient devant les hommes qui ne connaissent pas l’Orient ? Aujourd’hui les glorieux confesseurs de la foi catholique languissent dans des couvents-prisons, et leur lutte, admirée dans le ciel, reste ignorée même de l’Église pour laquelle ils militent généreusement sur la terre, de cette Église, mère de toutes les Églises, et la seule universelle, car elle est la seule qui ne soit pas entachée de localité, qui soit restée libre et qui n’appartienne à aucun pays[9] !!…

Quand le soleil de la publicité se lèvera sur la Russie, ce qu’il éclairera d’injustices non-seulement anciennes, mais de chaque jour, fera frémir le reste du monde. On ne frémira pas assez, car tel est le sort de la vérité sur la terre : tant que les peuples ont le plus grand intérêt à la connaître, ils l’ignorent, et lorsqu’ils l’apprennent, elle ne leur importe déjà plus guère. Les abus d’un pouvoir renversé n’excitent que de froides exclamations ; ceux qui les relatent passent pour des acharnés qui battent l’ennemi à terre, tandis que d’un autre côté les excès de ce pouvoir inique demeurent soigneusement cachés tant qu’il est debout, car avant tout il emploie sa force à étouffer les plaintes de ses victimes ; il extermine, il anéantit, mais il se garde d’irriter, et il s’applaudit encore de sa mansuétude, parce qu’il ne se permet que les cruautés indispensables. Néanmoins, c’est à tort qu’il vante sa douceur : lorsque la prison est muette et fermée comme la tombe, on se passe aisément de l’échafaud !!…

L’idée que je respirais le même air que tant d’hommes injustement opprimés, et séparés du monde, me privait du repos le jour et la nuit. J’étais parti de France effrayé des abus d’une liberté menteuse, je retourne dans mon pays, persuadé que si le gouvernement représentatif n’est pas le plus moral, logiquement parlant, il est sage et modéré dans la pratique ; quand on voit que d’un côté il préserve les peuples de la licence démocratique, et de l’autre des abus les plus criants du despotisme, abus d’autant plus hideux que les sociétés qui les tolèrent sont plus avancées dans la civilisation matérielle, on se demande s’il ne faut pas imposer silence à ses antipathies et subir sans se plaindre une nécessité politique qui, après tout, apporte aux nations préparées pour elle plus de bien que de mal.

À la vérité, jusqu’à présent cette nouvelle et savante forme de gouvernement n’a pu se consolider que par l’usurpation. Peut-être ces usurpations définitives, suivies d’une hypocrisie indispensable pour suppléer la légitimité, avaient-elles été rendues inévitables par toutes les fautes précédentes ; c’est une question de politique religieuse que le temps, le plus sage des ministres de Dieu sur la terre, résoudra pour nos neveux. Ceci me rappelle une pensée profonde exprimée par un des esprits les plus éclairés et les plus cultivés de l’Allemagne, M. de Varnhagen d’Ense : « J’ai bien cherché, m’écrivait-il un jour, par quels hommes se font en dernière analyse les révolutions, et, après trente ans de méditations, j’ai trouvé ce que j’avais pensé dès ma jeunesse, qu’elles se font par ceux contre qui elles sont dirigées. »

Jamais je n’oublierai ce que j’ai senti en passant le Niémen pour entrer à Tilsit ; c’est surtout dans ce moment-là que j’ai donné raison à l’aubergiste de Lubeck. Un oiseau échappé de sa cage, ou sortant de dessous la cloche d’une machine pneumatique, serait moins joyeux. Je puis dire, je puis écrire ce que je pense, je suis libre !… m’écriai-je. La première lettre vraie que j’ai adressée à Paris est partie de cette frontière : elle aura fait événement dans le petit cercle de mes amis, qui, jusque-là sans doute, avaient été les dupes de ma correspondance officielle. Voici la copie de cette lettre :


Tilsit, ce jeudi 26 septembre 1839.

« Cette date vous fera, j’espère, autant de plaisir à lire qu’elle m’en fait à écrire ; me voici hors de l’Empire de l’uniformité, des minuties et des difficultés. Ici on parle librement et l’on se croit dans un tourbillon de plaisir et dans un monde emporté par les idées nouvelles vers une liberté désordonnée. C’est pourtant en Prusse qu’on est ; mais sortir de la Russie c’est retrouver des maisons dont le plan n’a pas été commandé à un esclave par un maître inflexible, maisons pauvres encore, mais librement bâties ; c’est voir une campagne gaie et librement cultivée ( n’oubliez pas que c’est de la Prusse ducale que je parle). et ce changement épanouit le cœur. En Russie l’absence de la liberté se ressent dans les pierres toutes taillées à angles droits, dans les poutres toutes équarries régulièrement, comme elle se ressent dans les hommes….. Enfin je respire !… je puis vous écrire sans les précautions oratoires commandées par la police : précautions presque toujours insuffisantes, car il y a autant de susceptibilité d’amour-propre que de prudence politique dans l’espionnage des Russes. La Russie est le pays le plus triste de la terre habité par les plus beaux hommes que j’aie vus ; un pays où l’on aperçoit à peine les femmes ne peut être gai….. Enfin m’en voici dehors, et sans le moindre accident ! Je viens de faire deux cent cinquante lieues en quatre jours, par des chemins souvent détestables, souvent magnifiques, car l’esprit russe, tout ami qu’il est de l’uniformité, ne peut atteindre à l’ordre véritable ; le caractère de cette administration, c’est le tatillonnage, la négligence et la corruption. On est révolté à l’idée de s’habituer à tout cela, et pourtant on s’y habitue. Un homme sincère dans ce pays-là passerait pour fou.

À présent, je vais me reposer en voyageant à loisir. J’ai deux cents lieues à faire d’ici à Berlin ; mais des lits où l’on peut coucher et de bonnes auberges partout, une grande route douce et régulière rendent ce voyage une vraie promenade.

La propreté des lits, des chambres, l’ordre des ménages dirigés par des femmes, tout me semblait charmant et nouveau….. J’étais surtout frappé de l’air de liberté des paysans et de la gaieté des paysannes : leur bonne humeur me causait presque de l’effroi : c’était une indépendance dont je craignais pour eux les conséquences ; j’en avais perdu le souvenir. On voit là des villes qui sont nées spontanément, on reconnaît qu’elles étaient bâties avant qu’aucun gouvernement en eût fait le plan. Assurément, la Prusse ne passe pas pour le pays de la licence, eh bien, en traversant les rues de Tilsit et plus tard celles de Königsberg, je croyais assister au carnaval de Venise. Je me suis souvenu alors qu’un Allemand de ma connaissance, après avoir passé, pour ses affaires, plusieurs années en Russie, parvint enfin à quitter ce pays pour toujours ; il était dans la compagnie d’un de ses amis ; à peine eurent-ils mis le pied sur le bâtiment anglais qui venait de lever l’ancre, qu’on les vit tomber dans les bras l’un de l’autre en disant : « Dieu soit loué, nous pouvons respirer librement et penser tout haut !… »

Beaucoup de gens, sans doute, ont éprouvé la même sensation : pourquoi nul voyageur ne l’a-t-il exprimée ? C’est ici que j’admire, sans le comprendre, le prestige que le gouvernement russe exerce sur les esprits. Il obtient le silence, non-seulement de ses sujets, c’est peu, mais il se fait respecter même de loin par les étrangers échappés à sa discipline de fer, On le loue, ou au moins l’on se tait : voilà un mystère que je ne puis m’expliquer. Si un jour la publication de ce voyage m’aide à le concevoir, j’aurai une raison de plus pour m’applaudir de ma sincérité.

Je devais retourner de Pétersbourg en Allemagne par Wilna et Varsovie. J’ai changé de projet.

Des malheurs tels que ceux de la Pologne ne sauraient être attribués uniquement à la fatalité : dans les infortunes prolongées, il faut toujours faire la part des fautes aussi bien que celle des circonstances. Jusqu’à un certain point les nations comme les individus deviennent complices du sort qui les poursuit ; elles paraissent comptables des revers qui les atteignent coup sur coup, car à des yeux attentifs les destinées ne sont que le développement des caractères. En apercevant le résultat des erreurs d’un peuple puni avec tant de sévérité, je ne pourrais m’abstenir de quelques réflexions dont je me repentirais ; dire leur fait aux oppresseurs, c’est une charge qu’on s’impose avec une sorte de joie, soutenu qu’on se sent par l’apparence de courage et de générosité qui s’attache à l’accomplissement d’un devoir périlleux, ou tout au moins pénible ; mais contrister la victime, accabler l’opprimé, fût-ce à coups de vérités, c’est une exécution à laquelle ne s’abaissera jamais l’écrivain qui ne veut pas mépriser sa plume.

Voilà pourquoi j’ai renoncé à voir la Pologne.

Ces extraits relatifs aux mesures prises par Catherine II et ses successeurs contre les Grecs unis ne confirment que trop tous les faits que j’ai cités à ce sujet, et toutes les suppositions qu’ils m’ont suggérées.


Extraits des vicissitudes de l’Église catholique des deux rites en Pologne et en Russie, traduits de l’allemand par le comte de Montalembert.

« Il n’y eut pas de cruautés qu’on n’exerçât contre ces malheureux (les Grecs réunis) pour les contraindre à embrasser le schisme ; s’ils refusaient d’abandonner leurs églises, on les frappait à coups de fouet et de knout, jusqu’à ce que, cédant à la douleur, ils consentissent à satisfaire les exigences de leur persécuteur. Ces odieux traitements ne suffisaient point, on les dépouillait de leurs biens, on leur enlevait leurs troupeaux, qui faisaient toute leur fortune ; on alla même quelquefois jusqu’à leur couper le nez et les oreilles, à leur arracher les cheveux et à leur casser les dents à coups de crosse de fusil. » ( Vol. I, page 196.)

« Si le sens des lois de l’Impératrice est qu’on ne doit opposer aucun obstacle à ceux qui embrassent librement la religion russe, pourquoi serait-il défendu aux prêtres unis de répandre les consolations religieuses parmi les ouailles qui veulent rester fidèles à la foi de leurs pères ? Telles ne peuvent pas être les intentions de l’Impératrice, qui a tant de fois proclamé publiquement sa tolérance pour toutes les religions, qui a promis si solennellement aux Ruthéniens unis de ne jamais attenter à leur religion et aux droits qui en dépendent, et qui a promis enfin de leur conserver leurs églises. » (Vol. I, page 198.)

« La mort vint saisir Catherine, comme pour sauver l’Église ruthénienne unie. L’Impératrice mourut en novembre 1796 ; encore une courte période, et les faibles restes de cette Église étaient entièrement détruits ; et Catherine épargnait à l’un de ses successeurs (l’Empereur Nicolas Ier) le triste destin de se rendre coupable devant Dieu et les hommes d’un crime dont son nom restera à jamais souillé[10]. » ( Vol. I, pages 200, 201.)

« Si la persécution a été cruelle sous Catherine II, elle l’est devenue beaucoup plus sous le règne actuel. Catherine II avait au moins laissé aux prêtres et aux croyants ruthéniens unis la triste alternative de passer à l’Église latine ou d’embrasser le schisme. Grâce à l’activité et au zèle d’un grand nombre de curés, qui embrassèrent le rite latin, un grand nombre de paroisses furent conservées à l’Église. Le gouvernement actuel, non-seulement défend aux prêtres d’embrasser le rite latin, mais il contraint même tous les Ruthéniens unis qui, sous Catherine II, Paul Ier et Alexandre, ont embrassé le rite latin de retourner au schisme.

« Un ukase de Catherine II, de l’année 1789, fut remis en vigueur en 1833, et renforcé par de sévères additions. Cet ukase ordonne de punir comme rebelle tout catholique, fût-il prêtre ou laïque, d’une condition basse ou élevée, toutes les fois qu’on le verra s’opposer, soit par des paroles, soit par des actions, au progrès du culte dominant, ou empêcher, de quelque manière que ce soit, la réunion à l’Église russe de familles ou villages séparés. »

« Appuyé sur cette effroyable loi, le gouvernement envoyait ses prêtres, en qualité de missionnaires bibliques, dans les propriétés de ceux des nobles qui se distinguent par leur attachement aux dogmes de leur Église ; ces prêtres emploient toute sorte de moyens pour forcer les campagnards à embrasser le culte schismatique ; leur tâche est facile, car tout individu qui leur résiste, et qui provoque ses coreligionnaires à rester fidèles au culte catholique est aussitôt traité de rebelle et jeté dans les prisons. Mais cette loi est insuffisante, malgré sa tyrannie, à détruire partout le zèle des fidèles. Parmi une foule d’exemples, nous en choisirons un seul. En 1836, des prêtres russes arrivent dans les terres de M. Makowiecki, riche propriétaire du district de Vitepsk, et commencent à y remplir leur mission ; une vigoureuse résistance leur est opposée par les paysans soutenus de leur seigneur. Les prêtres russes (popes) en informent le gouvernement, et aussitôt l’Empereur donne ordre de dépouiller M. Makowiecki de toutes ses possessions et de l’exiler en Sibérie ; soutenus par des troupes russes, les prêtres recommencent leur mission ; malgré des cruautés inouïes, ces malheureux paysans résistent encore ; mais, après deux ans, ils embrassent le rite schismatique ! L’Empereur envoie alors au ministre de l’intérieur, Nikolajovicz Bloudow, l’ukase suivant, dans lequel se peint l’expression d’une amère moquerie : « Rendez à Makowiecki sa liberté et ses terres, car tous ses paysans sont devenus Russes orthodoxes. »

« Des scènes pareilles eurent lieu dans les paroisses ruthéniennes unies de Radoml et Oszmiana. Les habitants de Radoml avaient résisté pendant trois jours et trois nuits contre des soldats russes, et avaient défendu leur église avec un héroïsme rare ; mais enfin, vaincus par le nombre, ils cédèrent et embrassèrent le schisme. À Oszmiana, M. Mirski, propriétaire, fut dépouillé de ses biens et exilé en Sibérie, pour n’avoir pas voulu livrer les clefs de l’église après que ses paysans, forcés par les moyens ordinaires, avaient embrassé le culte schismatique.

« Des prêtres russes sont fréquemment envoyés dans les terres de ceux des nobles qui ont embrassé le culte latin ; ils s’y permettent les plus grandes cruautés pour forcer les habitants à adopter le schisme ; car, suivant une dialectique toute particulière du gouvernement russe, ces nobles, pour avoir embrassé le culte latin, n’ont plus aucun droit sur leurs paysans ruthéniens unis. Dans les villages où les paysans, pour sauver leur culte, ont, depuis Catherine II, embrassé le rite latin, les prêtres se présentent armés de l’ukase de 1833, qui dit : « Toutes les familles qui, sous Catherine II et sous ses saints successeurs, les Empereurs Paul Ier et Alexandre Ier, ont embrassé le rite latin sont présentement reconnues appartenir au culte russe orthodoxe. » Des villages entiers sont ainsi forcés de passer du rite latin dans le schisme. Les popes russes et les agents du gouvernement ont recours aux plus grandes cruautés pour mettre cette loi en vigueur. Citons-en un seul exemple : « Un certain M. Buraczek, qui appartenait au rite ruthénien uni, avait, parce qu’il descend d’une famille schismatique, obtenu en mariage une demoiselle qui, de même que lui, appartenait à l’Église unie ; mais lorsqu’il demanda à être marié, son prêtre et tous les prêtres unis auxquels il s’adressa refusèrent, disant que les ordres de l’Empereur leur défendaient de consacrer de pareils mariages ; il courut de ville en ville, et finit par trouver dans le voisinage de Smolensk un prêtre ruthénien uni qui, touché de son attachement pour la religion, le maria secrètement. Le gouvernement eut connaissance de ce mariage et le déclara nul. M. Buraczek et le prêtre furent dépouillés de leurs biens et exilés en Sibérie. »

« Le gouvernement russe essaye de justifier ces violences, en soutenant que déclarer schismatique telle ou telle famille, tel ou tel individu, ce n’est point violenter les consciences : c’est simplement les ramener à la religion de leurs ancêtres, religion qu’ils ont, dit-il, abandonnée par ignorance, et sans en avoir le droit. » (Vol. I, pages 240, 241, 242.)

« Des violences pareilles et de plus terribles encore furent exercées par les agents russes dans les colonies militaires, pour la plupart composées de Polonais et de Ruthéniens catholiques. Il suffit de citer un seul fait qui eut lieu, en 1835, dans une de ces colonies à Starosiel, gouvernement de Vitepsk. « Le commandant rassembla un jour tous les soldats soumis à ses ordres, et après leur avoir adressé un discours qui leur rappelait leurs devoirs envers la personne sacrée de l’Empereur, il leur déclara que la volonté immuable de ce souverain était qu’ils reconnussent le même Dieu que lui. Le plus grand nombre résista, et déclara qu’il leur était moins difficile de mourir que de trahir leur religion ; à peine eurent-ils prononcé cette résolution héroïque, que les soldats russes de cette colonie reçurent l’ordre de se précipiter sur leurs compagnons, et de les frapper à coups de bâton et à coups de sabre. Beaucoup moururent à la suite des blessures qu’ils avaient reçues. » (Vol. I, pages 244, 245.)

« Plus de cent soixante prêtres expièrent leur héroïsme religieux par des traitements indignes et par la Sibérie, où le plus grand nombre trouva la mort. » (Vol. I, page 249.)

« Écoutons le chant de victoire qu’entonna le gouvernement russe lors de la défection des Grecs unis ; ce passage fut bientôt après inséré dans l’Abeille du Nord :

« Chacun reconnaît, dans cet événement merveilleux, dit cet acte officiel, la confirmation de l’incontestable vérité, que toute chose penche vers sa propre origine ; et, en effet, cette vérité se fait voir dans la réunion de l’Église ci-devant grecque unie à l’Église orthodoxe ; la propriété légale est revenue aux mains du légal possesseur. Aujourd’hui le clergé réuni des deux ou plutôt d’une seule et même Église adresse en commun au Très-Haut ses prières dans toute l’étendue des éparchies réunies, où jadis périrent tant de victimes d’une superstition barbare. Aux mesures réprouvées de Dieu, des temps passés, on n’a opposé que des moyens de persuasion, et autant fut terrible la séparation des enfants du sein de leur mère, autant a été facile et joyeux leur retour actuel. Les anciennes blessures sont fermées, les préceptes de la religion affermis, l’esprit et la conscience du peuple tranquillisés. Une branche entière de l’Église russe, abandonnant l’union prétendue, est revenue à l’unité vraie et universelle. « Et la Russie qui, grâce à la sage sollicitude et au pieux exemple de son monarque, a fait de si grands progrès dans les choses de la religion, s’empresse, comme lui, d’exprimer sa reconnaissance au grand auteur de ce paisible triomphe, dont les suites bienfaisantes sont innombrables. » On peut soutenir désormais, avec raison, qu’à l’exception de la Lithuanie proprement dite, et de la Samogitie, la population entière des provinces occidentales de l’Empire est non-seulement russe, mais aussi orthodoxe. Des ennemis s’efforceront en vain de soutenir le contraire, malgré l’histoire et l’état actuel des faits. Leur opinion ne trouve pas d’écho dans les vrais habitants de ces provinces, qui ont conservé le souvenir de leur origine, de leur langue et de leur ancienne croyance. » (Vol. I, pages 267, 268.)

« Un autre ukase du 2 janvier 1839 accorde pardon à tout catholique qui pour meurtre, vol ou autre crime, a été condamné au knout, aux mines, ou aux galères, ou à la prison, s’il se fait schismatique. Puis ces renégats obtiennent aussitôt après la permission de porter, au ruban de la décoration de Sainte-Anne, une médaille frappée en mémoire de l’événement. L’Église catholique perd ainsi ses enfants, ses biens et ses droits. » (Vol. I, page 333.)


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  1. Assemblée populaire.
  2. Voyez la Lettre dix-huitième, histoire de Telenef.
  3. Pour ne pas laisser le lecteur dans l’ignorance où je suis resté près de six mois sur le sort du prisonnier de Moscou, j’insère ici ce que je n’ai appris que depuis mon retour en France, touchant l’emprisonnement de M. Pernet et sa délivrance.
        Un jour, vers la fin de l’hiver de 1840, on m’annonce qu’un inconnu est à ma porte et désire me parler ; je fais demander son nom ; il répond qu’il ne le dira qu’à moi-même. Je refuse de le recevoir ; il insiste, je refuse de nouveau. Enfin, renouvelant ses instances, il m’écrit deux mots non signés, pour me dire que je ne puis me dispenser d’écouter un homme qui me doit la vie et qui ne désire que me remercier.
        Ce langage me parait nouveau ; je donne l’ordre de faire monter l’inconnu. En entrant dans ma chambre il me dit : « Monsieur, je n’ai appris votre adresse qu’hier, et aujourd’hui j’accours chez vous : je m’appelle Pernet, et je viens vous exprimer ma reconnaissance, car on m’a dit à Pétersbourg que c’est à vous que j’ai dû la liberté, et par conséquent la vie. »
        Après la première émotion que devait me causer un tel début, je me mis à observer M. Pernet : c’est un des types de cette classe nombreuse de jeunes Français qui ont l’aspect et l’esprit des hommes du Midi ; il a les yeux et les cheveux noirs, les joues creuses, le teint d’une pâleur unie ; il est petit, maigre, grêle, et il paraît souffrant, mais plutôt moralement que physiquement. Il se trouve que je connais des personnes de sa famille établies en Savoie, personnes qui sont des plus recommandables de ce pays d’honnêtes gens. Il me dit qu’il était avocat, et il me raconta qu’on l’avait retenu dans la prison de Moscou pendant trois semaines, dont quatre jours au cachot. Vous allez voir, d’après son récit, de quelle manière un prisonnier est traité dans ce séjour. Mon imagination n’avait pas approché de la réalité.
        Les deux premiers jours on l’a laissé sans nourriture ; jugez de ses angoisses ! Personne ne l’interrogeait, il était seul ; il se crut pendant quarante-huit heures destiné à mourir de faim, ignoré dans sa prison. L’unique bruit qu’il entendit, c’était le retentissement des coups de verges dont on frappait, depuis cinq heures du matin jusqu’au soir, les malheureux esclaves envoyés par leurs maitres dans cette maison pour y recevoir correction. Ajoutez à ce bruit affreux les sanglots, les pleurs, les hurlements des victimes, les menaces, les imprécations des bourreaux, et vous aurez une légère idée du traitement moral auquel notre malheureux compatriote fut soumis pendant quatre mortelles journées ; et toujours sans savoir par quel motif.
        Après avoir ainsi pénétré, bien malgré lui, dans le profond mystère des prisons russes, il se crut à trop juste titre condamné à y finir ses jours, se disant non sans fondement : « Si l’on avait l’intention de me relâcher, ce n’est pas ici que m’auraient enfermé d’abord des hommes qui ne craignent rien tant que de voir divulguer le secret de leur barbarie. »
        Une mince et légère cloison séparait seule son étroit cachot de la cour intérieure où se faisaient les exécutions. Ces verges qui, depuis l’adoucissement des mœurs, remplacent le plus ordinairement le knout, de mongolique mémoire, sont un roseau fendu en trois, instrument qui enlève la peau à chaque coup ; au quinzième, le patient perd presque toujours la force de crier : alors sa voix affaiblie ne peut plus faire entendre qu’un gémissement sourd et prolongé : cet horrible râle des suppliciés perçait le cœur du prisonnier et lui présageait un sort qu’il n’osait envisager.
        M. Pernet entend le russe ; d’abord il assista sans les voir à bien des tortures ignorées : c’étaient deux jeunes filles, ouvrières chez une modiste en vogue à Moscou ; on fustigeait ces malheureuses sous les yeux mêmes de leur maitresse ; celle-ci leur reprochait d’avoir des amants, et de s’être oubliées jusqu’à les amener dans sa maison….. ; la maison d’une marchande de modes !!!….. quelle énormité ! Cependant cette mégère exhortait les bourreaux à frapper plus fort ; une des jeunes filles demandait grâce ; on vit qu’elle allait mourir, qu’elle était en sang ; n’importe !… elle avait poussé l’audace jusqu’à dire qu’elle était moins coupable que sa maîtresse ; et celle-ci redoublait de sévérité. M. Pernet m’assura, en ajoutant toutefois qu’il pensait bien que je douterais de son assertion, que chacune de ces malheureuses reçut, à plusieurs reprises, cent quatre-vingts coups de verges. « J’ai trop souffert à les compter, me dit le prisonnier, pour m’être trompé sur le chiffre !! »
        On sent la démence s’approcher quand on assiste à de telles horreurs et qu’on ne peut rien faire pour secourir les victimes. Ensuite c’étaient des paysans envoyés là par l’intendant de quelque seigneur ; c’était un serf, domestique dans la ville, puni à la sollicitation de son maître ; rien que vengeances atroces, qu’iniquités, que désespoirs ignorés [(*) Voir à la fin du volume, dans l’extrait de Laveau, la liste des personnes incarcérées dans la prison de Moscou pendant l’année 1836. Voir aussi à la suite du Voyage en Amérique de Dickens, les extraits des journaux américains concernant le traitement des esclaves aux États Unis ; rapprochement remarquable entre les excès du despotisme et les abus de la démocratie.]. Le malheureux prisonnier aspirait à l’obscurité de la nuit, parce que l’heure des ténèbres amenait aussi le silence : mais alors sa pensée devenait un fer rouge ; pourtant il préférait encore les atroces douleurs de l’imagination aux souffrances que lui causaient les trop réels tourments des malfaiteurs ou des victimes amenées près de lui durant le jour. Les vrais malheureux ne redoutent pas la pensée autant que le fait. Les rêveurs bien couchés et bien nourris prétendent seuls que les peines qu’on se figure passent celles qu’on éprouve.
        Enfin, après quatre fois vingt-quatre heures d’un supplice dont l’horreur passe, je crois, tous les efforts que nous faisons pour nous le figurer, M. Pernet fut tiré de son cachot, toujours sans explication, et transféré dans une autre partie de la prison.
        De là il écrivit à M. de Barante par le général sur l’amitié duquel il croyait pouvoir compter.
        Cette lettre n’est point parvenue à son adresse, et quand, plus tard, celui qui l’avait écrite demanda l’explication première d’une telle infidélité, le général s’excusa par des subterfuges, et finit en jurant sur l’Évangile, à M. Pernet, que sa lettre n’avait pas été remise au ministre de la police, et qu’elle ne le serait jamais ! Tel fut le plus grand effort de dévouement que le prisonnier put obtenir de son ami. Voilà ce que deviennent les affections humaines en passant par la filière du despotisme.
        Trois semaines s’écoulèrent dans une inquiétude toujours croissante, car il semblait que tout était à redouter, et que rien n’était à espérer.
        Au bout de ce temps, qui avait paru une éternité à M. Pernet, il fut élargi sans autre forme de procès, et sans jamais avoir pu savoir la cause de son emprisonnement.
        Les questions réitérées adressées par lui au directeur de la police, à Moscou, n’ont rien éclairci : on lui dit que son ambassadeur l’avait réclamé, et on lui intima simplement l’ordre de quitter la Russie. Il demanda et obtint la permission de prendre la route de Pétersbourg.
        Il désirait remercier l’ambassadeur de France de la liberté qu’il lui devait. Il désirait aussi obtenir quelques éclaircissements sur la cause du traitement qu’il venait de subir. M. de Barante tâcha, mais en vain, de le détourner du projet d’aller s’expliquer chez M. de Benkendorf, le ministre de la police Impériale. Le prisonnier délivré demanda une audience ; elle lui fut accordée. Il dit au ministre qu’ignorant la cause de la peine qu’il avait subie, il désirait savoir son crime avant de quitter la Russie.
        Le ministre lui répondit brièvement qu’il ferait bien de ne pas pousser plus loin ses investigations à ce sujet, et il le congédia en lui réitérant l’ordre de sortir de l’Empire sans retard.
        Tels sont les seuls renseignements que j’ai pu obtenir moi-même de M. Pernet. Ce jeune homme, ainsi que toutes les personnes qui ont vécu pendant un peu de temps en Russie, a pris le ton mystérieux, réservé, auquel les étrangers qui séjournent dans cette contrée n’échappent pas plus que les habitants du pays eux-mêmes. On dirait qu’en Russie un secret pèse sur toutes les consciences.
        Sur mes instances, M. Pernet finit par me dire qu’à son premier voyage on lui avait donné, dans son passe-port, le titre de négociant, et celui d’avocat au second voyage ; il ajouta quelque chose de plus grave : c’est qu’avant d’arriver à Pétersbourg, voguant sur un des bateaux à vapeur de la mer Baltique, il avait exprimé librement son opinion contre le despotisme russe devant plusieurs individus qu’il ne connaissait pas.
        Il m’assura, en me quittant, que ses souvenirs ne lui retraçaient nulle autre circonstance qui pût motiver le traitement qu’il avait éprouvé à Moscou.
        Je ne l’ai jamais revu ; mais, par un hasard aussi singulier que les circonstances qui m’ont fait jouer un rôle dans cette histoire, c’est deux ans plus tard que j’ai rencontré une personne de sa famille, qui me dit qu’elle savait le service que j’avais rendu à son jeune parent, et qui m’en remercia. Je dois ajouter que cette personne a des opinions conservatrices, religieuses, et je répète qu’elle et sa famille sont estimées et respectées de tout ce qui les connaît dans le royaume de Sardaigne.
  4. On se rappelle ce que j’ai dit du tchinn, Lettre dix-neuvième, vol. II.
  5. Après la publication de la première édition de cet ouvrage, j’ai reçu de madame la comtesse Kosakowska, fille du comte de Laval de Pétersbourg, une lettre dans laquelle on insiste sur les erreurs dont je me suis rendu complice en rapportant cette anecdote de la manière dont je l’avais entendu raconter. On y convient cependant que M. de Laval de Pétersbourg n’appartient pas à l’illustre famille française qui, par alliance, joignit à son nom celui de Montmorency ; on ajoute même, pour le prouver, qu’il a été fait comte de Laval par le roi Louis XVIII, fait qui, lui seul, suffit pour établir que les Laval fixés en Russie depuis l’émigration n’ont rien de commun avec l’ancienne maison de Laval, ni avec l’ancienne noblesse de France. Mais ils n’ont rien à envier à personne en fait d’illustration ; leur nom est devenu historique par un fait moderne des plus glorieux : ce comte de Laval de Pétersbourg est le père de la princesse Troubetzkoï, l’exilée volontaire en Sibérie.
        J’ignorais, en publiant mon ouvrage, la part d’honneur que la France avait à revendiquer dans l’héroïsme de cette sainte victime du devoir conjugal.
  6. M. Brulow a copié d’une manière fort remarquable plusieurs ouvrages de Raphaël ; mais j’ai surtout été frappé de la beauté de celui-ci.
  7. Les uniates sont des Grecs réunis à l’Église catholique, et dès lors regardés comme des schismatiques par l’Église grecque.
  8. Voir le Livre des persécutions et souffrances de l’Église catholique en Russie, les beaux articles du Journal des Débats au mois d’octobre 1842, et les extraits ajoutés au récit. Ces extraits sont tirés d’un livre allemand traduit par M. le comte de Montalembert.
  9. Il a fallu trois ans pour faire arriver jusqu’à Rome le cri de quelques-uns de ces infortunés.
  10. Le poëte polonais Niemcewicz raconte la manière singulière dont cette nouvelle lui fut annoncée par le geôlier de la prison où le faisait retenir l’Impératrice depuis près de trois ans. Cet homme lui dit un beau matin : « Apprenez que notre immortelle souveraine a daigné mourir. »
        Voyez Notes sur ma captivité à Saint-Pétersbourg en 1794, 1795, 1796, par Julien Ursin Niemcewicz. (Note de l’Auteur.)