La Russie en feu - Journal d’un correspondant de guerre/01

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La Russie en feu - Journal d’un correspondant de guerre
Revue des Deux Mondes6e période, tome 47 (p. 777-812).
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LA RUSSIE EN FEU
JOURNAL D’UN CORRESPONDANT DE GUERRE
I


VOYAGE DE KIEF AU GOUVERNEMENT DU DON
PROPOS DE « CAMARADES. »

Tous les efforts pour réorganiser la Russie en désordre sont concentrés à Nowo-Tcherkask. Tout ce que la Russie compte de meilleur, — généraux, officiers, gentilshommes, patriotes de toutes les classes, — a quitté l’armée corrompue, la campagne en flammes, les villes en pleine anarchie, et, par des voies détournées, rejoint l’ataman des Cosaques du Don et le grand républicain Kornilof. A Kief, mes amis, de jeunes et fringants officiers appartenant tous à l’aristocratie, ne parlent que d’aller, — sous des déguisements, bien entendu, — prendre place dans les rangs de la nouvelle armée qui se forme au cœur de la Russie, afin de venger leur honneur et celui de l’armée, flétri par les lâchetés, les trahisons, les atrocités de douze millions de « camarades. »

La guerre de bandes entre les Ukrainiens et les Bolcheviks se rapproche de plus en plus de la ligne de communication Kief-Rostof : je hâte donc mon départ.

Le 10-23 janvier, je pars en wagon d’état-major, en compagnie d’une trentaine de privilégiés comme moi. Notre « privilège » nous fait des jaloux de tous les non-privilégiés. Dans le couloir, des soldats, qui ne nous quittent pas des yeux, échangent des propos où reviennent sans cesse les mots : « contre-révolutionnaires » et « bourgeois. » Nous prévoyons que le voyage ne se passera pas sans accident.

En effet, le matin suivant, de très bonne heure, notre wagon s’arrête dans une petite gare, où on le décroche : nous avons juste le temps de jeter nos bagages dans un fourgon qui continue de rouler.

Dans la gare, une quarantaine de personnes étendues sur le plancher ou assises sur leurs valises et leurs sacs : un médecin militaire sans pattes d’épaule, des soldats, des Cosaques, des paysans, dans un coin quelques femmes qui essayent de dormir, et, çà et là, effacés, silencieux, dissimulés sous des manteaux de soldat, mais reconnaissables à la finesse des traits et aux soins de la personne, des officiers qui se rendent à l’armée de Kornilof.

Un silence se fait à mon entrée : il y a là de furieux démocrates à qui je n’ai pas l’heur de plaire. Je décline ma qualité d’étranger : elle les rassure un peu. D’ailleurs, ils m’ont bientôt oublié et je puis, tout à mon aise, observer et écouter.

Un vieux Cosaque interpelle un soldat révolutionnaire :

— Que vous êtes donc stupides ! Vous ne voulez pas vous battre contre les Allemands. Bien ! Et maintenant vous risquez de tomber sous les balles de vos frères. Qu’est-ce que vous y gagnez ? Cela ne valait vraiment pas la peine de quitter le front !

— La liberté l’exigeait, camarade !

— Et personne ne travaille plus : cela promet une jolie moisson pour cette année ! Vous ne faites que manger et boire, paresseux que vous êtes ! Vous devriez retourner chez vous et travailler à la terre.

— Non, je ne veux ni retourner ni travailler à la terre. J’ai travaillé aux champs toute ma vie ; ensuite je me suis battu pendant trois ans et demi : j’en ai assez de gratter le sol et de faire la guerre. (S’adressant à moi : ) Je veux être écrivain !

Un autre soldat révolutionnaire, le visage hostile, interroge le médecin :

— Combien gagnes-tu par mois, camarade ?

— Quatre cents roubles, camarade.

— Comment, quatre cents roubles ? Et moi qui n’en gagne que vingt ! C’est scandaleux.

En dépit de la nuit qui tombe, les conversations continuent. Tout ce monde s’excite en parlant. Ce sont tous soldats qui vont piller les propriétés, ou s’engager comme volontaires dans l’armée contre la « contre-révolution. »

A peine ai-je réussi à m’endormir, assis sur une valise, dans une atmosphère étouffante, je suis tiré de mon demi-sommeil par des éclats de voix. Un groupe, autour d’une chandelle allumée, cause bruyamment : deux faces bestiales, et puis de bonnes figures de paysans, le regard amusé, riant aux anges.

— Alors, explique un des discoureurs, on a pris et partagé la moisson, on a coupé et vendu les arbres, on a battu et chassé le propriétaire, on a tout cassé dans la maison, les tables, les armoires, les tableaux et tout…

Une bordée de rires. Mais quelqu’un réclame :

— C’est stupide. Tuer les bourgeois, c’est bien ; mais pourquoi tout casser et détruire ? Il faut prendre et profiter. Ils viennent ensuite à parler de l’armée de Kornilof.

— Nous ne faisons pas de prisonniers. Chaque officier qu’on prend, on le tue.

— Ça n’est pas assez de les tuer : il faut les jeter à l’eau… tout vifs… dans l’eau bouillante…

— Il faut les écorcher… leur enlever la peau du dos par lanières…

La conversation devient tout à fait intéressante. Je me hasarde à m’y mêler :

— On m’a conté que, sur le front austro-allemand, des soldats ont vendu à l’ennemi les chevaux et les canons. Est-ce vrai ? Pourriez-vous me dire combien les Allemands ont payé par cheval, par batterie ?

— Demandez à celui-ci ; il doit le savoir : il est chef de régiment.

Je regarde celui qu’on me désigne, un soldat qui peut avoir une trentaine d’années :

— Eh bien ! monsieur le colonel, lui dis-je sous les rires des assistants, avez-vous vendu beaucoup de chevaux à l’ennemi ?

— Tant que nous avons pu. Qu’est-ce que nous en aurions fait ? J’ai voulu d’abord en vendre aux Roumains, mais ils ne payaient pas assez. Les Allemands m’ont donné dans les cent roubles par cheval.

Tous se récrient : « Cent roubles ! Alors nous avons été rudement volés ! »

Volés, oh ! combien ! Ils ont vendu leurs chevaux 8, 5 et même 3 roubles ; d’excellents chevaux d’officier ont été vendus 20 roubles ; ceux du régiment de sapeurs du Turkestan, encore moins cher.

— Et les canons, monsieur le colonel ?

— Au commencement, il y a eu des malins qui ont trouvé le moyen de vendre leurs canons 15 000 roubles par batterie de six canons de trois pouces, et 30 000 roubles par batterie lourde. Mais on a eu vile fait de gâter le marché. Les Allemands n’ont payé à notre division que 1 000 roubles par pièce.

— Et sans doute vous vendiez bien d’autres choses à l’ennemi ?…

— Des tas de choses : du savon, de la farine, tout ce qu’on trouvait à l’intendance.

— Liquidation générale… Pourtant, si je vous demandais le drapeau de votre régiment, me le vendriez-vous’ ?

— Pourquoi pas ? A trois cents roubles, si vous voulez : j’en serai quitte pour en faire fabriquer un autre.

— Trois cents roubles ? C’est un peu cher pour un drapeau comme le vôtre. Il ne vaut sûrement pas trois cents roubles.

Plus tard, le « colonel » me confie qu’il est revenu du front, — lui, simple soldat, — avec 27 000 roubles en poche, qu’il a d’ailleurs dépensés en deux semaines avec « les femmes. »

Ces soldats du nouveau régime sont uniques au monde, — uniques dans l’histoire du monde !


AVEC LES COSAQUES

Le 12 25 janvier 1918.

J’arrive dans la matinée à Znamenka, d’où j’espère continuer ma route avec des convois de Cosaques, retour du front.

Mes amis de Kief m’ont assuré que les jeunes Cosaques, rappelés par le gouvernement militaire du Don, reviennent dans leurs stanitzas[1], complètement gagnés par la propagande maximaliste, mais vivant en assez bonne intelligence avec leurs officiers, tant que ceux-ci n’exigent pas d’eux de remplir leurs devoirs envers la patrie russe. Les vieux Cosaques au contraire auraient tous pris parti pour leur ataman, pour Alexeief et Kornilof. Dans ces conditions, le gouvernement du Don disloque les régiments dès leur retour du front, renvoie les hommes chez eux dans les stanitzas pour y respirer l’air du pays et, quelque temps après, les verse dans de nouvelles formations, où ils sont soumis dès le début à une discipline très stricte.

Justement, un « commissaire » des Cosaques doit partir aujourd’hui par train spécial, avec ses secrétaires et quelques officiers, pour Nowo-Tcherkask. Il m’accorde un coupé dans son wagon-lit. Le ton qu’il affecte vis-à-vis des officiers, les propos qu’il tient sur leur compte, sont d’une suprême inconvenance.

A deux heures après-midi, une dépêche annonce que : « la gare et la ville d’Alexandrovsk ont été occupées par les Bolcheviks, qui ont installé deux canons sur le pont, et une vingtaine de mitrailleuses pour garder le passage du Dniepr. Les Bolcheviks, nombreux et bien armés, seraient décidés à désarmer tous les Cosaques en route pour le Don. »

Le commissaire décide que son train, où je viens de m’installer si confortablement, retournera à Kief. Les Cosaques continuent leur route vers le Don, par échelons, partie en chemin de fer et partie à cheval : j’irai avec eux. Deux échelons du 11e régiment sont à ce moment en gare : je me présente au colonel, qui m’admet avec empressement, et je prends place avec les officiers du premier échelon dans un wagon de troisième classe.

Une grave question reste à régler. Le passage d’un fleuve large et profond comme le Dniepr n’est pas une opération commode : nous risquons d’être attaqués par les bandes de maximalistes qui courent le pays. Le chef du régiment envoie donc en avant le « docteur, » avec mission de nous renseigner sur les conditions dans lesquelles se présente ce passage, seule difficulté sérieuse que puissent rencontrer 500 cavaliers bien armés, munis de mitrailleuses.

Ce docteur, un juif très débrouillard, est constamment employé pour ces besognes moitié d’éclaireur et moitié d’espion, qui exigent non seulement de l’adresse, mais du courage. Pourtant les officiers m’assurent qu’au feu il n’est guère brave. Ce mélange de courage et de couardise étonne d’abord ; mais sans doute cet habile homme, quand il s’aventure parmi les soldats et les paysans, compte instinctivement sur sa présence d’esprit, pour écarter de lui tout danger. Au feu, c’est différent: on ne parlemente pas avec les balles.


Le 13/26 janvier.

A toutes les gares par où nous passons, si nos Cosaques descendent sur le quai, aussitôt se mêlent à leurs groupes des individus surgis on ne sait d’où : ce sont des matelots et de ces curieux ouvriers-agitateurs aux gestes rigides, au regard halluciné, à qui trois idées et dix mots techniques suffisent pour haranguer et enthousiasmer les foules. Le résultat ne se fait pas attendre : des désobéissances se produisent, soulignées de répliques insolentes. Finalement le contact des officiers avec leurs hommes est rompu. Plus d’ordres : chacun fait ce qu’il veut.

Dans l’après-midi, le docteur revient. Le passage du Dniepr s’annonce comme une opération très hasardeuse. Tous les ponts sont entre les mains des Bolcheviks ; le seul moyen de transport est un bac, qui ne peut prendre que 20 hommes avec leurs chevaux et qui met deux heures aller et retour. Notre échelon, qui compte 150 hommes, mettrait donc au moins seize heures pour traverser le fleuve : ceux qui resteraient les derniers seraient en grand danger.

A Dolgintzewo, le chef de l’échelon reçoit une dépêche du commissaire des Cosaques à Znamenka, lui enjoignant d’attendre l’arrivée d’un secours en artillerie, qui permettra d’attaquer Alexandrovsk. On consulte les Cosaques; ils sont d’avis de continuer à avancer : on continue.

A Nicopol, dans la soirée, nouvel ordre formel du commissaire de Znamenka : attendre sur place l’arrivée de l’artillerie ; on compte surtout sur le régiment des Tekintsi (Afghanistan), complètement dévoué au général Kornilof.

C’est l’occasion d’une scène pénible entre officiers et Cosaques. Ces derniers crient qu’on les trompe : « C’est un mensonge de dire que les Bolcheviks nous prendront nos fusils. » Ce sera bien inutile en effet : les drôles sont tout prêts à les rendre... Les officiers ont la rage au cœur : ce qui ajoute à leur humiliation, c’est que j’assiste à la scène. Ils me prient de les accompagner au Don, mais je refuse. Je ne veux pas entrer dans les plaines du « vieux Don » avec un régiment sans fusils.

Un instant, je songe à reprendre le train pour Dolgintzewo, où je me joindrai à l’autre échelon du même régiment, dont on prétend que l’esprit est meilleur... Justement, voici l’échelon qui arrive. Je me présente au colonel. Je trouve un homme au désespoir : il me confie que ses hommes lui échappent, qu’il a totalement cessé de les avoir en main, qu’il n’y a plus rien à faire.


Le 14/27 janvier.

Cette nuit, à deux heures, nouvelle dépêche du commissaire de Znamenka :

« Les Bolcheviks d’Alexandrovsk veulent nous forcer à rendre nos armes. La prétention est absolument inadmissible. D’après les instructions que je viens de recevoir du grand Conseil de guerre du Don, je vous ordonne d’attendre à Nicopol, de vous emparer de la place et d’arrêter le Comité révolutionnaire local. Viendront vous rejoindre le 0e régiment du Don, le régiment des Tekintsi, et de l’artillerie. Ensemble vous marcherez contre Alexandrovsk. Ce n’est pas aux Bolcheviks à nous faire la loi, c’est à nous de leur dicter nos conditions. »

Un officier lit la dépêche aux Cosaques : force est bien de tout leur montrer, puisqu’ils osent prétendre que leurs officiers mentent. Cet officier est un bon jeune homme, d’une insuffisance lamentable. La scène à laquelle j’assiste alors, dans le plus pittoresque des décors, est une chose navrante. Dans la fantasmagorie d’un merveilleux clair de lune, les Cosaques se pressent autour du petit lieutenant. Des figures farouches; regardez-les de près : vous n’y découvrirez que mollesse. A peine la lecture est-elle commencée, c’est un feu roulant de ricanements, de réflexions insolentes et d’interjections hostiles. Cependant un certain flottement se dessine : peut-être tout n’est-il pas perdu. Les Cosaques veulent être sûrs que l’ordre émane vraiment du grand Conseil de guerre du Don, parce qu’il serait tout de même grave de désobéir. Que l’officier tire parti de cette indication, qu’il insiste!... Mais il ne sait rien dire et ne dit rien de ce qu’il faudrait. D’une voix blanche, il a lu la dépêche; et puis, c’est tout. Maintenant, son esprit semble ailleurs. Les agitateurs ont la partie belle : ils commencent à mettre les rieurs de leur côté. Pourtant le plus grand nombre se tourne encore vers l’officier, attendant de lui quelque chose qui ne vient pas : l’officier reste immobile et muet. Alors, c’est le grand lâchage. On chante en cadence : « Allons-nous-en ! Allons-nous-en ! Et plus vite que ça ! » Et ils s’en vont, comme ils le disent : nous restons seuls, l’officier et moi.

Les huit officiers, colonel y compris, décident d’obéir et de rejoindre les forces annoncées par la dépêche. Je pars avec cinq d’entre eux pour Dolgintzewo, sur une locomotive mise à notre disposition par le chef de gare. Le colonel et les autres officiers, un instant arrêtés par les soldats qui refusent de les laisser partir, sont ensuite relâchés, puis désarmés par des employés de chemin de fer qui ont besoin d’armes à feu, et ce n’est que tard dans la matinée qu’ils nous rejoignent.


Le 15/28 janvier.

Après avoir passé trente-six heures sur une chaise dans une salle bondée de soldats, je puis rejoindre vers la soirée un échelon du 54e régiment de Cosaques du Don. Je n’ai rien gagné à attendre. Parmi les « libres fils des steppes, » les uns sont plus insolents, les autres moins, mais tous se ressemblent en ceci que pour eux l’honneur est un vain mot. Ils se laisseront docilement désarmer : ils sont mûrs pour l’opéra-comique.

Cette nuit, couché sur la paille. Deux chevaux du Don agitent leurs têtes intelligentes au-dessus de la mienne, qui ne vaut plus grand’chose après deux nuits sans sommeil. Je rêve que je campe avec les héros célèbres et les bouillants coursiers des anciennes ballades du Don. Ce n’est qu’un rêve. La clarté du matin me montre la réalité : les visages défaits des hommes, les croupes efflanquées des bêtes.

Arrêt à Khortitsa. On parlemente avec Alexandrovsk. Les Bolcheviks ne consentent à laisser aux Cosaques que les armes qui sont leur propriété privée ; pour les armes fournies par le gouvernement, elles sont limitées à vingt-quatre fusils par escadron.

Ces scènes m’inspirent un tel dégoût que je quitte ces bandes de Cosaques et m’aventure seul chez les maximalistes.


UN CHEF DE BANDE RÉVOLUTIONNAIRE

A peine suis-je arrivé à la gare d’Alexandrovsk, des soldats m’arrêtent. On me mène chez le commissaire de la gare, le matelot Berg. Heureux hasard qui me met en contact avec un des véritables chefs militaires de la révolution.

Combien de fois me suis-je demandé par quel prodige s’expliquaient certains succès foudroyants des bandes révolutionnaires et l’ascendant qu’elles prenaient sur les populations ! Nous autres, étrangers, un abîme nous sépare de ces chefs improvisés : la différence d’origine et de mentalité, et leur méfiance à notre égard autant que nos sympathies pour la classe intellectuelle. Aussi de quel puissant intérêt n’est-il pas pour moi d’écouter l’âpre langage d’un de ces hommes, qui ont réussi à s’imposer aux foules amorphes et inorganiques ! Le secret de ces terribles meneurs est toujours le même : ils agissent suivant la logique d’une passion en accord avec les instincts et les appétits de la foule.

Ce Berg est un homme issu du peuple, violent, cruel, sans scrupules et sans pitié, mais convaincu et prêt à tout : le type du révolutionnaire romantique. Pourquoi m’a-t-il soudain pris en amitié et s’est-il mis à me raconter sa vie ? D’abord ouvrier, puis matelot dans la flotte baltique, il se plaint d’y avoir tout particulièrement souffert de la sévère discipline russe, en raison de son humeur de Letton rebelle à toute règle. Pour avoir tenu dans le rang des propos antimilitaristes, il a été emprisonné dans la forteresse centrale de Riga, où il prétend qu’on l’a enchaîné au mur. Les termes où s’exprime sa haine contre ses anciens chefs sont sinistres à entendre, en ce moment où c’est par milliers qu’on tue les officiers à travers toute la Russie.

— Jamais je ne leur pardonnerai. Ils ont empoisonné ma vie. Parce qu’ils étaient des nobles, ils nous méprisaient, ils nous traitaient comme des chiens. Alors demandez-vous pourquoi nous en avons tué deux cent trente en une seule nuit, à la nouvelle que la révolution, — si longtemps attendue ! — avait enfin éclaté à Petrograd.

— Rien n’excuse la cruauté des tortures que vous leur avez infligées…

— Nous aurions dû leur en faire mille fois plus, et n’avoir après cela qu’un regret, c’est qu’ils soient morts et qu’il n’y ait plus moyen de les faire souffrir… Croyez-moi : la révolution ne fait que commencer… On tuera tous les dworianines (gentilshommes). On les tuera à coups de mitrailleuses, à coups de canons, à coups de guillotine. Il s’en est sauvé un grand nombre à Kief, où la Rada (vendue aux Autrichiens) les protège : nous prendrons Kief, et nous achèverons de nettoyer la Russie.

J’apprends de lui qu’ils maintiennent un tiers des équipages sur les navires de guerre, — auxquels ils laissent tous leurs canons et toutes leurs munitions, pour ne pas diminuer leur valeur militaire. — Les deux autres tiers sont employés pour la guerre civile.

— Sans les matelots, nous n’aurions rien pu faire. Voilà de braves bougres ! Savez-vous que nous avons pris à Kerensky, — la canaille ! il m’a tenu trois mois en prison : qu’il soit maudit ! — six auto-mitrailleuses, rien qu’avec cent matelots ?

— Tous mes compliments. Et comment vous y êtes-vous pris pour cette belle opération ?

— C’étaient des autos qu’on faisait marcher contre nous dans les rues de Petrograd : elles étaient fermées par le haut pour qu’on ne pût tirer des fenêtres des maisons dans l’intérieur. Mes hommes rampèrent jusqu’à une voiture dont les occupants, à cause de cette disposition, ne pouvaient rien voir. Ils se hissèrent sur le toit. L’un d’eux arracha une mitrailleuse, tandis que par la brèche un autre tuait l’équipage à coups de revolver… La première auto prise nous a servi à prendre les autres ; et je vous jure qu’ils ne les ont jamais revues… N’est-ce pas que, pour une petite bande de cent hommes, ce n’était pas trop mal ?

— Après de pareils coups de main, j’imagine que vous distribuez des croix, des décorations…

— Des décorations ? C’était bon pour l’ancien régime. Nous, c’est pour la liberté que nous nous battons. Et contre les contre-révolutionnaires, nous nous battrons comme des diables. Jamais plus aucun de nous ne voudra consentir à retomber sous l’ancienne discipline… Mais il faut que je vous raconte encore ce que nous avons fait à Belgorod. Les Cadets s’y étaient fortifiés en grand nombre. Des mitrailleuses partout, sur les hauteurs, sur un moulin, dans un clocher. C’est là que nous avons trouvé ce pope qui tirait sur nous…

— Vous êtes sûrs qu’il tirait sur vous ?

— Dame ! Qu’est-ce qu’il pouvait bien faire auprès d’une mitrailleuse ?

— Ce qu’il faisait ? Il suivait les troupes on campagne : c’était son droit.

— Jamais je n’admettrai qu’un prêtre ait le droit de se trouver parmi les forces combattantes.

— Pourquoi pas ? tant qu’il y aura des hommes pour craindre d’être damnés, s’ils ne reçoivent, à l’article de la mort, les secours de la religion…

Berg éclate de rire.

— Oui, je sais, il existe de tels imbéciles ! Pour moi, on m’a, pendant trente ans, présenté non seulement la croix, mais le knout, et les chaînes. Maintenant c’est fini : personne ne m’y prendra plus… Figurez-vous que ce prêtre, que nous avons pris dans le clocher, dès que je le fis mettre au mur, éleva devant moi une grande croix d’argent et me menaça du Jugement dernier… Sa croix ! Je lui ai flanqué, au travers, une balle qui est allée lui fracasser la cervelle. Ensuite j’ai fait fusiller un paquet de huit officiers tombés entre nos mains… Il est rare que nous fassions des prisonniers.

— Vous ne redoutez pas les représailles ? Si un jour vous venez à ne pas être les plus forts…

— Le sacrifice de ma vie est fait. J’ai deux devises : « Nach einem traurigen Leben, ein muthiger Tod[2], » et « Gieb mir nicht ein Kreuz, gieb mir nur einen roten Sarg[3]. » et pourtant j’ai connu de beaux moments. J’ai eu en Finlande des auditoires de 30 000 personnes, qui m’ont acclamé. Du délire, je vous dis !… Et les belles attaques que j’ai conduites ! Chez nous les chefs ne sont pas imposés aux hommes, ils sont choisis par les hommes. Nous nous sommes vus au danger, mes hommes et moi : s’ils m’ont choisi et s’ils me gardent, c’est qu’ils savent que je charge à leur tête, revolver au poing, et que, s’ils meurent, ils seront vengés… Et ce furieux assaut d’un train blindé près de Moscou ! C’était beau à voir. 40 pour 100 de mes hommes y sont restés ; de l’autre côté, tous, — sans exception.

Il se tut, comme absorbé par ses souvenirs. Je repris :

— D’où tenez-vous vos pouvoirs ? D’où vient l’argent avec lequel vous payez vos hommes ?

— Je ne dépends de personne. Même pas de Lénine. Je travaille selon ma propre inspiration. Pourvu que je traque les bourgeois, je suis sûr d’être couvert. Voyez plutôt. A Belgorod, nous prenons la ville. Je taxe la bourgeoisie à un million et demi. Elle ne se presse pas de nous verser la somme, la bourgeoisie. J’entre chez un gros ventru, qui même n’éprouve aucun plaisir à me voir. Je lui tends un chèque de mille roubles à signer : il hésite. Mais alors je lui mets mon revolver à cinq centimètres de l’œil droit, le doigl sur la gâchette. Ce fut magique : il signa instantanément… En général, on ne fait pas de difficultés.

— Ne croyez-vous pas possible que soldats et matelots réquisitionnent de l’argent pour leur propre compte ?

— Cela peut arriver.

Et il a un haussement d’épaules d’une superbe indifférence… Puis, il me montre un certificat qui lui donne pleins pouvoirs pour combattre la contre-révolution, en qualité de « commissaire, » dans le district de Belgorod. Ce certificat lui a été délivré par le Soviet de la ville, sans qu’il y soit soufflé mot du Gouvernement et des autorités centrales. Un autre certificat, émanant de même du comité local, lui enjoint d’organiser une flottille de navires légers, pour attaquer Taganrog, dont on veut faire une base pour prendre Rostof. Cette dernière mission ne le rend pas médiocrement fier.

— Avant la révolution, dit-il, on en aurait chargé un amiral.

Rien n’égale le mépris du matelot Berg pour cette foule qui tremble devant lui. Quand nous sortons dans la rue : « Regardez-les, me dit-il, quelles têtes d’idiots ! Ça les épate que nous parlions une langue étrangère (l’allemand) ! »

La soif de la vengeance, une terrible soif de vengeance personnelle, voilà ce qui a jeté dans la révolution cet homme qui est loin d’être le premier venu. Le regard est direct, la physionomie intelligente ; aux lèvres un rictus habitué à railler le danger : tous les signes d’une volonté implacable, avec la décision farouche d’un vrai chef de bande… Mais c’est là un sujet auquel je reviendrai, car je soutiens que cette forme de bravoure est infiniment rare.

Une fois, pendant notre conversation, ce fut lui qui me posa une question :

— A votre avis, me demanda-t-il, qu’est-ce qui fait que nos détachements de matelots sont tellement supérieurs aux autres corps de la révolution, par exemple aux gardes rouges ?

— Rien de plus simple : cela tient à cette discipline sévère dont vous ne cessez de vous plaindre. C’est elle qui produit chez eux cet esprit de corps, que rien ne remplace et qu’on reconnaît tout de suite. Ce sont vos victimes qui vous ont armés pour la lutte contre la noblesse et le capital.

Il me jeta un mauvais regard et détourna la conversation.


LA SITUATION A ALEXANDROVSK

Lorsque les Bolcheviks s’emparèrent de la ville, — à peu près sans résistance, — ils eurent pour premier souci de se créer une caisse de guerre et d’organiser une garde rouge locale. On s’empara, dans la nuit, de quelques riches bourgeois, et on fit savoir à leurs familles qu’on ne répondait pas de leur vie si, le lendemain matin, la somme de 500 000 roubles n’avait pas été déposée au Comité. Les parents des otages coururent toute la nuit pour réunir la somme exigée en bons billets de la couronne, les Bolcheviks ayant refusé d’accepter ni chèques, ni billets de crédit locaux.

C’est parmi les ouvriers des fabriques que se recruta la garde rouge. La révolution avait déjà sensiblement modifié les conditions du travail : entendez qu’elle avait augmenté les salaires et diminué le rendement. Pour cinq heures par jour du travail le plus médiocre, un ouvrier gagne au minimum quatre à cinq cents roubles par mois. Encore a-t-on soin de placer les meetings, réunions et palabres politiques aux heures de travail. Si un ouvrier attrape un fusil pour aller garder les ponts, aider à exproprier les bourgeois, attaquer les Ukrainiens ou les contre-révolutionnaires, il continue à toucher son salaire que le patron est tenu de lui payer. Lui prend-il fantaisie de se promener avec son fusil plus de huit heures par jour, le patron lui doit des heures supplémentaires.

Bien entendu, le système des réquisitions est largement appliqué. On réquisitionne les denrées alimentaires, dans les dépôts publics et pareillement dans les boutiques privées, pour les besoins de la garde ronge. On réquisitionne jusqu’aux cigarettes : la garde rouge, si d’aventure elle est en humeur de payer, fixe elle-même les prix, fort au-dessous du prix de revient, cela va sans dire.

A côté des Bolcheviks on voit apparaître immédiatement, — et immanquablement, — les anarchistes. Une femme, Nikiforowa, se promène à Alexandrovsk avec une bande de compagnons, tous imbus de la théorie que la propriété c’est le vol, et qu’on ne fait donc rien que de juste en prenant à autrui ce qu’il possède. Elle pille jusqu’aux plus petites boutiques. Anarchistes et Bolcheviks font excellent ménage. Il leur arrive bien, de temps en temps, de se quereller, et même de se battre ; mais, l’instant d’après, réconciliés, ils font expédition commune.

J’ai eu l’indiscrétion de demander au comité révolutionnaire ce que signifie exactement le mot « bourgeois. » Comme ils avaient tous, dans les vêtements de soldat ou de paysan qu’ils prenaient bien soin de ne pas quitter, leurs poches bourrées de billets de banque, cela rendait la définition malaisée. Sur ces entrefaites, j’apprends que dans une seule fabrique, celle du juif Koop, quatre-vingt-trois ouvriers ont été chassés la veille par leurs camarades et remplacés. Leur crime : avoir réalisé de petites économies, parfois même avoir acquis une maisonnette, deux ou trois hectares de terre, une vache, etc. Voilà le « bourgeois. »

Dans les environs de la ville, la situation n’est pas moins grave. Des bandes de Bolcheviks et d’anarchistes battent la campagne, visitent les habitations aisées, et, sous couleur de vérifier s’il n’y a pas d’armes cachées, enlèvent chevaux, vaches, vivres et meubles. Une grande propriété près de Khortitsa, entourée de deux petits villages et d’un autre plus important, — : je les nommerai A. B. et C. — a été l’objet des convoitises de ses trois voisins. Les habitants d’A. se sont les premiers emparés de la terre cultivable, l’ont labourée, et y ont semé du blé. Un beau jour, ceux de B. la leur ont prise, l’ont labourée en sens inverse et y ont semé de l’avoine. Mais C. s’est fâché, a chassé les deux autres villages et occupé la place, où il se maintient par la force du nombre et des mitrailleuses.

Partout dans la bouche des petites gens je recueille cette phrase : « Jamais nous n’avons été aussi peu libres que maintenant. »


PÈLERINAGE POUR ROSTOF

19 janvier/1er février. On prétend ici que je ne pourrai pas atteindre Rostof, parce que la ville, accessible de trois côtés, est attaquée par le Nord (front de Zwéréwo) et par l’Ouest (front de Taganrog) et menacée à l’Est (stations de Tikhoretskaya et Torgowaya).

Mais je refuse de rebrousser chemin, et recommence mon pèlerinage dans les trains bondés et sales. J’arrive à Sinélnikovo dans la nuit du 20 : après une nuit passée sans dormir dans la gare, où les soldats couchent jusque sur les tables et sur le buffet, je pars l’après-midi et descends la nuit suivante à Iasinowataya. Le 21, de bon matin, je repars pour Kripitchnaya, et y prends un train de marchandises pour Khartsyskaïa, dans la direction de Rostof. Nous sommes maintenant à 150 kilomètres de Rostof, mais on se bat sur le chemin de fer Nord de Taganrog, à Mathweiev-Kourgan, et il faut couper vers le Nord.

Le 22, après-midi, je pars pour le Nord, et arrive le 23 dans la matinée à Koupiansk. Il faut essayer de remonter à Liski et de descendre de là à Nowo-Tcherkask.

Quand, vers la soirée, le train entre en gare, une marée humaine envahit les wagons. Debout dans le couloir, serré à perdre haleine, je suis près de défaillir, — et les « camarades » entrent toujours ! Un soldat, qui n’a pu passer par la porte, brise la fenêtre à coups de crosse, grimpe sur nos épaules, marche sur nos têtes, chemine sur nos épaules, jusqu’à un coin où il se laisse glisser entre nos jambes. L’odeur devient tellement irrespirable que je prends le parti de m’enfuir. J’aime mieux rester toute la nuit dehors par un froid de huit degrés, enveloppé d’une couverture, debout dans le vent et la neige.

J’arrive à Liski le 24 au matin, mais on se bat à Zwérewo et il faut donc essayer de passer par Tzaritzine et le chemin de fer du Caucase. Les employés, avec cette morgue de l’homme du peuple qui porte uniforme, me traitent de fou. Mais je ne renoncerai pas avant échec complet : je continue.

Le 25, à Poworino, j’ai quatorze heures d’attente dans une petite auberge : pour tuer le temps, je m’amuse à observer, à travers la fumée d’une bonne pipe, les types rassemblés autour des samovars.

Un groupe surtout fixe mon attention. Ce sont, assis autour d’une petite table, graves et silencieux, quatre pieux personnages : des têtes d’apôtres, comme on voit à Bruges, dans les tableaux de ces maîtres immortels, Van Eyck et Roger van der Weyden. Mêmes fronts admirablement dessinés, mêmes barbes, mêmes yeux clairs et mélancoliques. Qui devinerait là-dessous la mollesse et l’indolence d’âmes presque orientales ? Je ne me lasse pas de les contempler ; je guette les rares éclairs que jettent leurs yeux enchâssés sous de fortes arcades, je suis la lenteur des mouvements que font leurs doigts courts et minces. Qu’est devenue en eux l’action du Christ ? Qu’ont-ils fait de sa parole et de son geste ? La foi, cette foi sublime qui soulève les montagnes, suffirait-elle à leur faire trouver, un jour par semaine, le chemin de la plus proche église, qu’on me dit à une heure de distance ? Pour le moment, surpris par l’orage qui a éclaté sur la Très Sainte Russie, ce sont de pitoyables épaves. Cependant, je me plais à espérer qu’un soir, un soir de tristesse et de lassitude, un mystérieux voyageur, — ainsi qu’à Emmaüs, — rejoindra leur petit groupe isolé, découvrira à leur vue son front puissant et majestueux, et leur dira de ces paroles lumineuses qui entrent dans l’âme comme des coups de foudre et l’emplissent comme des parfums. Et après le départ de leur auguste visiteur, les apôtres, — la taille redressée, les yeux flamboyants, — se remettront à répandre les impérissables vérités des Évangiles, qui dorment dans l’âme russe sous les iniquités sans nombre et les hontes sans nom de l’heure présente.


Le 26 janvier/8 février.

Quand je me réveille à Filonowo dans mon fourgon de bagages, — billet de première classe en poche, — je m’aperçois qu’une partie de mes bagages et mon appareil de photographie ont disparu. C’est ma troisième contribution au bonheur du prolétariat russe.

Je viens de passer ma quatrième nuit en fourgon de bagages. Les « camarades » y font du feu, parfois dans un poêle, placé au milieu, d’autres fois à même le plancher qui s’enflamme et se consume. On a, pour s’étendre, des bottes de paille : l’installation est plus primitive, mais l’air est moins vicié que dans les wagons de premières, qui sont ceux où les soldats font irruption et vont tout droit se jeter, la tête en avant.

A Tzaritzine, ville de quelque importance sur la Volga, je m’arrête une journée : arrêt forcé, on le devine. La Volga n’y produit pas encore la puissante impression qu’elle fait à Astrakhan, mais autour de ses rives voltigent mille légendes, et on aime à se figurer le Cosaque-brigand Stenka-Razine, tel qu’il y naviguait naguère avec sa bande farouche, pillant les navires tartares et persans qui remontaient le fleuve, chargés des étoffes précieuses, des fines lames et de la délicieuse vaisselle d’Orient.

A la gare maintenant, sous des manteaux de soldats, j’aperçois partout des tournures trop distinguées et qui trahissent une autre condition. Les transports de Moscou et de Kharkow se rencontrent ici sur la Volga ; le train pour le Caucase partira cette nuit : le chef de gare m’assure encore que je n’arriverai pas à Rostof, mais je suis allé trop loin pour reculer.

Les salles d’attente sont remplies de Cosaques du Couban, du Don et d’Astrakhan, de petits Arméniens, de jolies Gabardines. Partout des têtes rasées et moustachues et des nez en bec d’aigle. Coiffés d’énormes papakas[4], couverts de bourkas[5] noirs, des Circassiens en costume, cartouches autour de la poitrine, sabre courbé de Tekintsi au côté, ou sabre droit de Tartare. Une foule bigarrée, parlant vingt langues et cent dialectes, pressée de rentrer au Caucase. Toute l’ardente bravoure musulmane, toute la dévorante passion des brigands du Caucase, conduites par l’Aigle russe contre l’ennemi national, ont été libérées par sa chute, et, à grands battements d’ailes, rentrent dans les pays légendaires entre Kazbek et Ordoubate, pour participer à mille nouvelles aventures contre l’ennemi héréditaire, le Turc.

En passant devant moi, un vieillard de haute mine, en costume circassien, m’adresse quelques mots ; chaque fois que nous nous rencontrons, nous échangeons des phrases furtives : nous constatons ainsi que nous avons même but de voyage Quelques jeunes gens, vêtus d’uniformes et sans doute munis de passeports de soldats, mais qui sont en réalité des officiers déguisés, se joignent à lui : ils forment le noyau d’un détachement dont le vieux Circassien aura le commandement : celui-ci est un propriétaire du Couban, qui avait grade de khorounji[6] dans l’ancienne armée.

Plus tard, un voyageur en civil m’offre une chaise et me fait toute sorte de politesses. La conversation s’engage : j’apprends que lui et ses quatre compagnons, dispersés dans la salle, se rendent également à Rostof.

Et puis partout, se mêlant à la foule et gardant, pour ne pas se trahir, un silence prudent, des figures qu’on reconnaît immédiatement pour être celles d’officiers ou d’élèves d’écoles militaires, qui cachent sous des barbes d’une semaine, sous des chevelures négligées et des vêtements râpés, une identité à laquelle l’observateur ne peut se méprendre.

Le soir, je me trouve en présence du général Lech. Je l’avais rencontré, en 1915, chez Broussilof, quand il commandait encore la 3e armée. Je revois un vieillard brisé corps et âme. Ses soldats l’ont obligé à faire pour eux les bas ouvrages, peler les pommes de terre, etc. Il se retire dans une petite maison du Caucase, qu’il espère retrouver intacte, pour y terminer ses jours. C’est un homme qui a perdu jusqu’au goût de vivre, un homme fini.

Ainsi, pendant toute la durée du voyage, nous évitons d’engager des conversations, afin de ne pas éveiller les soupçons, et c’est pour nous un plaisir subtil de nous jeter quelques mots au passage dans le couloir, presque sans nous regarder. Partout des écouteurs aux aguets, partout des agents provocateurs, prêts à saisir l’occasion d’une parole, le prétexte d’un geste. Mes compagnons sont bien forcés de laisser passer les plus fortes insolences sans rien dire. Moi, en ma qualité d’étranger, je suis libre. Comme j’ai déjà été arrêté onze fois sur le front par les « camarades » pour des répliques un peu vives, je m’étais promis de me tenir tranquille. Mais il arrive une minute où on n’en peut plus ; j’éclate ; je leur crie : « Que leur armée, — comme il leur plaît de l’appeler, — n’est qu’une bande ; qu’ils sont un troupeau asiatique indigne de la liberté ; qu’ils sont les seuls soldats au monde qui reculent devant un ennemi huit fois moins nombreux ; qu’aucun autre soldat au monde, à quelque nationalité qu’il appartienne, ne vendrait, comme eux, ses chevaux et ses canons à l’ennemi, etc. »

Aussitôt, je suis entouré d’une bande de furieux qui m’invectivent, me menacent, me montrent le poing ; mais quelque chose qui est en moi, plus fort que moi, me pousse et me fait aller de plus belle en plus belle. Alors, eux qui tout à l’heure voulaient me faire peur, les voilà qui peu à peu se calment, se taisent, s’apaisent, rentrent sous terre. Pourtant, j’aperçois dans un coin, s’épanouissant dans l’ombre, des figures que je n’avais pas encore remarquées. Encore des officiers déguisés : ceux-là, d’où viennent-ils ?

A Torgowaya entre dans le wagon un garçon apothicaire, devenu agent bolchevik. Il inspecte nos bagages. Nous sommes presque entre nous, les « camarades » ayant pour la plupart quitté le train. Le jeune révolutionnaire s’obstine à chercher dans la valise d’un colonel, ancien officier d’ordonnance du général Polivanof, des preuves de son identité. Après un quart d’heure de recherche fiévreuse, sous un feu roulant de sarcasmes, il finit par découvrir des pattes d’épaule de colonel. La scène change. Lardé de brocards plus cuisants que la pierre infernale, et plus caustiques que les sels anglais, le garçon apothicaire se met à sangloter : il dit et répète, sous nos éclats de rire, qu’il vient de faire cette besogne pour la dernière fois ; il jure qu’il n’y reviendra plus. Dans cette région, les Bolcheviks ne disposent pas encore de forces suffisantes, pour exercer une surveillance vraiment active et un contrôle sévère.

A Tikhorétskaya les crânes rasés, les regards d’aigles et les barbes musulmanes nous quittent. Quelques trains de marchandises partent encore cette nuit pour Rostof. Le matin du 27 février nous sommes arrêtés par un peloton de soldats, dont chacun porte les insignes des divers grades d’officier : c’est que nous venons de pénétrer dans la zone de l’armée volontaire. Bientôt nous passons le Don, et entrons à Rostof, ville au surplus sans caractère et uniquement commerçante.


LA DÉFENSE DE ROSTOF
L’ETAT-MAJOR DE L’ARMEE VOLONTAIRE

Les généraux Alexeief et Kornilof, — la tête et le cœur de la nouvelle organisation, — ont choisi le gouvernement du Don comme celui où ils seraient le mieux en mesure de former la nouvelle armée et de rassembler autour d’eux tous les éléments de la nation avides de mettre fin aux désordres de la Russie et d’instaurer un pouvoir stable. Le général Kalédine, chef militaire de tous les Cosaques du Don, leur prête son concours : il emploie tout son prestige et toute l’autorité de sa haute fonction, à organiser une armée de Cosaques en état de défendre les pays du Don contre les détachements de Bolcheviks qui ont pris pied sur toutes les lignes menant vers Nowo-Tcherkask.

On ne trouverait pas d’exemple, dans l’histoire, d’une telle abondance de talents réunie dans une si petite armée. Le général Alexeief, le plus grand stratège russe, l’ancien généralissime, commande des forces qui atteignent tout juste l’effectif d’un régiment. Il a, à ses côtés, un autre grand chef, son ancien antagoniste, maintenant son ami : Kornilof. A l’état-major, sept généraux, parmi les plus réputés : Dénikine, ancien chef d’état-major au G. Q. G., Markof, Romanovsky, Elsner, Erdeli, etc. On verra par la suite que cette profusion de savoir militaire et de prestige n’aura pas été de trop pour guider, à travers tous les dangers dont elle est entourée, cette armée d’élite qui compte à peine 3 500 hommes, et qui a devant elle des forces plus de dix fois supérieures en nombre.

Un bruit de conversations, comme au cercle. Le fait est que sous une coupole, à laquelle aboutissent les divers bureaux de cet extraordinaire état-major, cause une foule élégante, pour la plus grande partie en vêtements civils : j’y reconnais plusieurs généraux.

Le général Dénikine, sans la barbe qui, jadis, lui donnait l’air d’un pope aux armées, n’a plus dans les yeux sa gaîté d’autrefois ; son front s’est chargé de soucis ; mais le geste par lequel il me tend la main, a toujours la même cordialité.

Markof, toujours grondant, bousculant tout le monde, tempêtant contre une porte ouverte ou fermée, contre un chien qui ne passe pas assez vite entre ses jambes, contre un pauvre diable d’officier coupable d’avoir une mauvaise écriture, fait une drôle de mine dans son frac, dont les pans flottent derrière lui, tandis qu’il arpente la pièce à grandes enjambées.

Kornilof, visage pâle, regards brillants de vivacité et d’intelligence, est sans nul doute préoccupé au plus haut point des difficultés au milieu desquelles se débat la nouvelle armée, mais n’en vaut rien laisser paraître : esprit simple évoluant parmi les intrigues des conspirations, républicain opérant parmi des monarchistes.

Alexeief est celui qui a le moins changé. Réfléchissant beaucoup, parlant peu, en mots nets et brefs à son habitude, il est comme tous ceux que meut l’intelligence plutôt que la passion : il n’a pas subi autant que les autres l’influence des nouveaux événements.

Sous le frac qui remplace les brillants uniformes d’hier, beaucoup d’officiers font peine à voir. On les dirait descendus de deux ou trois degrés sur l’échelle sociale. Des dos un peu voûtés, des ventres un peu bedonnants, des visages un peu flasques, qui faisaient leur petit effet en uniforme, ne sont plus que piteux sous le costume civil. Inversement, des gentilshommes, en tenue de simples Cosaques, ne sont que très imparfaitement déguisés : l’aisance et la souplesse de leurs attitudes, la distinction de leurs traits, la finesse de leurs mains sont des signes qui ne trompent pas.

L’officier de service est une jeune femme, la baronne von Rode, si élégante et charmante dans son costume collant, saluant avec un tel empressement, si polie, — très correcte, d’ailleurs, et aussi peu entourée que peut l’être une jolie femme, — qu’on serait tenté de sourire, si l’on ne savait qu’elle a été deux fois blessée sur le champ de bataille et qu’elle a amplement mérité sa décoration. Une autre jeune femme, le lieutenant princesse Tcherkaskaïa, bien connue dans la société de Petrograd, et qui venait d’épouser un officier, a chargé à la tête de ses hommes et a été glorieusement tuée à l’ennemi.

C’est ici la dernière redoute du bon ton, le dernier rendez-vous des élégances de la Russie. Cette poignée de braves ose résister à la formidable marée des dizaines de millions de déments qui clament leurs revendications sociales. Et au spectacle de l’immense solitude qui entoure ces patriotes, généraux, hommes et femmes de la cour, républicains honnêtes, on ne peut se garder d’une impression de stupeur épouvantée.

L’armée de volontaires est en voie d’organisation : pour la défense de la ville, on n’emploie que de petites unités, des compagnies, des escadrons. Le régiment de Kornilof, le bataillon de Saint-Georges, les compagnies d’officiers de la garde, la division de cavalerie Gerchelman et quelques détachements d’éclaireurs, — en tout, comme je l’ai dit, à peu près 3 500 hommes, — forment un ensemble d’une valeur militaire exceptionnelle. Troupes superbes, animées des plus beaux sentiments, liées par l’honneur, par le serment d’obéissance, par les plus solides traditions militaires.

Elles sont aux prises avec un adversaire qu’une propagande savante a rendu fou de haine et qui ne pardonne pas. Car cette guerre est menée avec une férocité qu’on ne rencontre qu’entre frères ennemis. Un officier, le fils du chef de gare de Martzof, près de Taganrog, vient de trouver son père affreusement mutilé par les gardes rouges. Le crime de ce malheureux semble avoir été de porter sur soi le portrait de son fils en uniforme d’officier de l’armée de volontaires. Le fils a tué les prisonniers qu’il venait de faire, et depuis ce jour, — des deux côtés, — on n’en fait plus : on achève par miséricorde les camarades blessés qu’on doit laisser sur le champ de bataille.

Incorporé dans une compagnie d’officiers du régiment de Kornilof, je dors avec eux dans une grande chambrée, entre mon vieil ami, le khorounji Gevlitz, et un capitaine de cavalerie.


LE GÉNÉRAL KORNILOF

Ce qu’il y a de plus admirable en lui, c’est son âme. C’est par-là qu’il excelle, plus que par les qualités du stratège ou du politicien. Son honnêteté immaculée, sa bravoure légendaire, sa confiance dans l’avenir de la Russie et dans sa tâche historique, voilà sa force. Par la confiance instinctive qu’il inspire, par l’ascendant irrésistible qui émane de lui, il a, plus qu’aucun autre, séduit, gagné, entraîné les jeunes héros de la Russie. Rarement chef a vu se grouper autour de lui autant de braves, au cours d’une carrière plus aventureuse. A soixante ans passés, il a gardé toute l’ardeur de la jeunesse. C’est un des plus beaux représentants de la valeur militaire russe, ne trouvant d’attrait qu’aux tâches excessives, soulevé parfois de soudaines colères, incapable de résister à l’emportement de la passion.

Personne en Russie ne semblait moins désigné pour mener à bien les opérations de la guerre moderne qui exigent avant tout d’être prudemment pesées et mûrement réfléchies. Mais aussi personne n’a su comme lui enflammer les jeunes cœurs et galvaniser les patriotes circonspects. Tant il est vrai que les grandes actions collectives n’ont pas leur origine dans le raisonnement, mais que leurs véritables mobiles sont d’ordre mystique.

Chez ce Cosaque de Sibérie, la bravoure touche à la folie. Il est de ceux qui ne savent pas reculer et qui, dès qu’ils ont flairé l’approche de l’ennemi, d’instinct foncent en avant. Rester inactif en présence de l’ennemi, céder du terrain pour des considérations stratégiques, autant d’impossibilités pour ce grand sabreur. Un tel homme n’est pas fait pour la patiente guerre de tranchées, ne fût-ce que parce qu’il se trouve encadré de chefs plus prudents ou moins enclins aux aventures risquées. » C’est un de ces véritables guerriers russes, qu’il faut tenir en laisse tant qu’ils se trouvent sur les fronts étendus des armées modernes, mais auxquels il faut rendre leur entière liberté, dès qu’ils sont seuls avec leurs compagnons d’armes dans les immenses plaines de leur pays. C’est seulement maintenant, parmi cette élite exceptionnelle de soldats en qui il se reconnaît, qu’il réalise ce rêve suprême d’un chef : être seul, — avec Dieu, — maître des destinées d’une armée.

Cet homme admirable avait, pendant tout le cours de la guerre, montré, à un rare degré, l’impatience d’obéir et de se tenir à la place qui lui était assignée dans le rang. Au début des hostilités, il commandait une division on Galicie sous les ordres de Broussilof qui avait un corps d’armée. Pendant la bataille de Grodek, sa division formait l’aile gauche. L’attaque principale devait se produire au centre ; en conséquence, il reçut l’ordre de rester sur la défensive. Mais quand le canon se mit à tonner à 5 verstes de distance, et quand les autres divisions avancèrent, vous devinez s’il lui fut possible de rester les bras croisés. Il se projeta en avant comme un tigre qui brise ses chaînes, entraîna ses hommes d’un magnifique élan ; mais n’ayant pas été suivi par ses voisins, il perdit la moitié de ses troupes, se fit prendre 28 canons et mit toute la ligne en danger d’être enfoncée. Il fallut envoyer sur-le-champ deux divisions de cavalerie et une brigade d’infanterie.

Plus tard, dans les Carpathes, près de Goumène, où la 8e armée devait opérer en liaison avec la 3e, Kornilof reçut l’ordre de rester sur la crête d’une ligne de collines et d’attendre le développement des opérations. Voilà qui ne convenait guère a un tel tempérament, Un coup d’éclat et de folie était bien mieux dans sa manière. Donc, il lança d’un élan furieux à la descente sa division tout entière, chargeant lui-même à la tête de ses hommes. Arrivé dans la vallée, il s’y trouva réduit à ses seules forces et fut écrasé par un ennemi vingt fois supérieur en nombre.

Mais tel était alors, dans l’armée russe, le respect traditionnel pour la bravoure individuelle, qu’on pardonna ses insuccès et ses désobéissances à ce brave des braves. Sa division fut rattachée à la 3e armée qui dut subir près de Gorlitza le terrible choc des armées de Mackensen. Le front fut sur le point d’être rompu, et on ordonna la retraite générale. Encore une fois, Kornilof refusa d’obéir. En vain le commandant du corps d’armée lui téléphona à cinq reprises de battre en retraite. Ne doutant pas qu’il pourrait, à lui seul, rétablir la situation, il attaqua. Ce fut un désastre. Des éléments isolés de sa division purent se sauver et rejoindre l’armée. Lui-même, avec la presque totalité, tomba aux mains de l’ennemi.

Il refusa de donner sa parole, — et il s’évada.

À son retour en Russie, on lui fit une ovation. L’Empereur s’intéressa personnellement à lui, et confia un corps d’armée à ce général d’une témérité splendide.

Kornilof est un Cosaque de Sibérie, c’est-à-dire un républicain-né. Il m’a maintes fois répété qu’il considérait la république comme la forme supérieure du gouvernement, et la royauté ou l’empire comme des formes transitoires, à l’usage des nations qui ne savent pas encore se gouverner elles-mêmes. Quand la révolution éclata, il fut le premier, même avant Broussilof, à manifester ses sympathies pour le nouveau régime. Nommé par Kerensky gouverneur de Petrograd, il lui fut impossible de coopérer longtemps avec le Soviet et les soldats. Il posa des conditions qui ne furent point acceptées, et donna sa démission : le gouvernement provisoire lui conféra le commandement de la 8e armée que Broussilof venait de quitter.

Une des très curieuses séries de hasards, dont la révolution russe abonde, et dont on soupçonne qu’elles obéissent à une loi cachée, a voulu que Broussilof ait été suivi dans toutes les phases de sa carrière par sa vivante antithèse : Kornilof. Le souple temporisateur Broussilof retenait l’armée et la nation qui couraient aux abîmes : Kornilof précipita leur chute par une manœuvre politique mal conçue et une conspiration militaire faiblement dirigée. Mais il n’est pas impossible qu’un jour, qui n’est pas très éloigné, la Russie soit sauvée non par les savantes combinaisons des habiles, mais par la folle bravoure de ses héros. La brûlante jeunesse qui préparera la résurrection de la Russie suivra, non les esprits mûrs et lents, mais les âmes fébriles, et ne sera tentée que par les tâches impossibles.

S’il est vrai que Kornilof, en prononçant trop tôt sa dictature, a perdu la situation politique et l’armée, il ne l’est pas moins que personne autre que lui, ou quelqu’un qui lui ressemble, ne pourra sauver la nation. Il a commis la faute d’agir trop tôt, quand rien ne pouvait arrêter sur la pente fatale la masse en folie. Abandonnés par une armée que la propagande bolcheviste par en bas, et non moins sûrement les décrets de Kerensky par en haut, avaient disloquée, les officiers se déclaraient pour Kornilof quand le « Parleur en chef des armées russes » le trahit et le fit arrêter. Leurs sympathies pour Kornilof coûtèrent la vie à vingt mille d’entre eux.

Malgré toutes ses fautes et erreurs de jugement, il est le seul homme qui puisse rendre à la jeunesse russe la confiance dans les destins du pays. La Russie souffre surtout d’une terrible maladie de la volonté. Ce grain de folie qui caractérise les actions de Kornilof est justement ce qu’il faut pour dissiper les hésitations de ceux qui raisonnent trop et rendre aux esprits paralysés le mouvement et l’action. C’est dans les moments les plus désespérés que le Russe se ressaisit le mieux. Ce n’est pas son plus adroit politicien, c’est son plus brave soldat qui montrera à la Russie le chemin de la délivrance.


LE RÉGIMENT DE KORNILOF

Rostof, le 28 janvier/10 février 1918.

Mon compagnon de voyage, le sotnik[7] Gevlits et moi, nous sommes incorporés dans la compagnie d’officiers du « régiment d’attaque » de Kornilof. Notre nouveau chef, le capitaine Zaremba, nous fait installer deux lits dans la chambrée, où nous partagerons la vie et les repas de nos nouveaux compagnons d’armes. Dans une autre chambrée, les jeunes officiers et Cadets, qui sont arrivés avec nous, rasés et vêtus d’uniformes tout battant neufs, attendent la formation d’un détachement volant, pour lequel on les exerce chaque jour.

Ce régiment Kornilof, auquel je me suis joint, a été formé en juin 1917, sur l’initiative de Kornilof, par un officier du plus beau dévouement, le capitaine Negentzof. Sa formation fut une protestation contre les désordres qu’occasionnaient dans l’armée les agitations des Bolcheviks et les décrets du gouvernement provisoire.

Qu’on le sache bien : la célèbre avance de l’armée russe en Galicie dans la direction de Kaloucht et Galitch fut l’œuvre non des misérables bandes révolutionnaires, — comme une presse trop docile a voulu le faire croire, — mais presque exclusivement de deux corps qui avaient gardé l’ancienne discipline : la Division sauvage et les deux Bataillons d’attaque Kornilof. Je ne veux pas récapituler ici les indicibles complaisances militaires et lâchetés politiques, auxquelles j’ai assisté en juillet 1917. Je mentionne uniquement ce fait peu connu : le général Tcheremissof, commandant le 12e corps d’armée auquel furent adjoints les Bataillons Kornilof et la Division sauvage, refusa la moindre citation aux officiers et soldats, qui venaient d’assurer son succès militaire, tandis qu’il décorait à tour de bras les troupes chères à Kerensky. Une enquête fut ouverte : Kornilof décora de sa main chaque officier et chaque soldat ayant pris part à l’assaut.

Le gouvernement provisoire voyait d’un mauvais œil ce superbe régiment ; c’est pourquoi, et bien que les circonstances eussent exigé la formation d’unités semblables, Kornilof, tout commandant en chef qu’il était, n’osa pas permettre à Negentzof d’organiser de nouveaux corps sur le même modèle. La révolution russe aura donc été jusqu’à la fin une série ininterrompue d’hésitations et de défaillances. Au moment où Kornilof eut le plus besoin de troupes sûres, il ne trouva, — et cela par sa propre faute, — que le régiment de Negentzof et celui des Tékintsi. Kornilof, cœur de lion et esprit faible, abandonné par ses armées, dut se rendre. Son régiment fut rattaché au corps tchèque à Petchanovka, et, à la fin d’octobre, envoyé par le gouvernement provisoire à Kief, pour y tenir tête à la fois aux Bolcheviks et aux Ukrainiens. A Kief, ou il arriva le 29 octobre, Negentzof fut bientôt tiraillé entre les deux partis qui se disputaient la suprématie en Ukraine. Ne voulant pas intervenir dans ce conflit d’ordre intérieur, il sollicita du commandant en chef l’autorisation de se rendre à l’invitation de l’ataman Kalédine et de se joindre à ses troupes. Doukhonine refusa et renvoya le régiment à Petchanovka. Après le massacre de Doukhonine, le nouveau commandant en chef, Abram, — alias Krilenko, — exigea des officiers le serment au nouveau gouvernement. Force fut donc de repartir. Devant l’évidente impossibilité de regagner le Don en échelons, Negentzof disloqua ses troupes) et donna l’ordre aux hommes de se rendre individuellement à Rostof. On découpa le drapeau, qui fut emporté par Negentzof et le prince Oukhtonisky. Parmi les soldats, il y en eut qui se découragèrent et n’allèrent pas jusqu’au bout ; mais les autres se glissèrent dans des échelons de Cosaques à destination du Don. Le régiment se reconstitua plus tard, réduit de moitié, mais toujours en possession de son drapeau, de ses 32 mitrailleuses et de 600 000 cartouches.


Rostof, le 29 janvier/11 février 1918.

Ce matin, Kornilof est venu chez nous. Après nous avoir passés en revue, il nous assemble autour de lui, et nous dit :

« Les 7e et 10e régiments de Cosaques du Don sont résolus à marcher contre les Allemands ; d’autres régiments se forment sur le Don ; les Cosaques du Couban s’organisent. Il est de toute nécessité que nous tenions ici quelque temps pour laisser aux stanitzas le temps de lever de nouveaux détachements. Nous n’avons en face de nous que des Autrichiens et des Allemands, qui ont pris la direction des forces bolchevistes. Il faut marcher contre eux. Je compte sur vous pour donner l’exemple. »

Sans rien dans l’aspect qui le distingue, le regard mobile et doux, Kornjlof nous parle d’un ton uni, d’une voix sans timbre. De petite taille, il disparait au milieu de nous qui le dominons de toute la tête. Nul fluide ne se dégage de sa personne, rien qui magnétise, rien qui électrise. C’est son passé qui agit sur nous, un passé, devenu légendaire, de bravoure inouïe et de patriotisme pathétique. Pourtant ses paroles sont accueillies sans enthousiasme, sans un mot d’approbation. Bien entendu, on obéira ; mais les fronts restent soucieux : ’ c’est que les nouvelles qui arrivent du Don sont des plus inquiétantes.

Présenté à Kornilof, je cause quelques instants avec lui. Il continue de croire aux Cosaques. Nous restons, nous, très sceptiques. N’ont-ils pas, partout et toujours, trahi ou abandonné l’armée de volontaires ? S’ils s’étaient levés en masse, ou simplement s’ils avaient fait un effort quelconque, il y aurait lieu de venir à leur aide pour la défense du Don ; mais ils ne sont ni meilleurs soldats ni plus patriotes que les autres « camarades » russes : il n’y a vraiment aucune raison pour rester ici dans une grande ville impossible à défendre, et perdre du monde inutilement. Ce que nous voudrions, c’est garder notre formation intacte, et nous retirer chez les Cosaques du Couban, ou même plus loin, vers Astrakhan.

Ce soir, on chuchote la terrible nouvelle : l’ataman des Cosaques, le général Kalédine, s’est suicidé !

Cette mort symbolise l’épouvantable délabrement de la Russie et la fin tragique d’un rêve grandiose. Elle tranche bien des questions. Rien ne nous retient plus au Don. Notre départ pour le front est devenu ridiculement inutile.


Rostof, le 30 janvier/12 février 1918.

Conversation avec le général Kornilof. Tout l’état-major est au sombre, ce matin, mais Kornilof garde l’optimisme des braves. Celui-là est Russe dans l’âme. Il a cette confiance illimitée dans la bravoure, qui chez le Russe dispense si souvent des minutieuses préparations.

— Vous savez, me dit-il, que le général Kalédine s’est suicidé ? C’est une perte très douloureuse, mais ce n’est pas une raison pour désespérer. Les Cosaques commencent à se lever, et le gouvernement militaire du Don vient de proclamer l’état de guerre pour toutes les stanitzas.

— Ne craignez-vous pas que des troupes peu sûres ne constituent un grave danger pour l’ensemble de l’armée ?

— Aussi ne fais-je pas trop de fond sur ces êtres vraiment incompréhensibles. Je diffère le départ, du régiment. La compagnie d’officiers à laquelle vous appartenez occupera seule un poste avancé. J’ai dû cette nuit me replier jusqu’à la prochaine gare, pour ne pas être enveloppé. L’ennemi, mieux conduit depuis quelques jours, a changé de tactique. Nous, pour bien marquer que ce n’était pas une fuite, nous avons donné un formidable coup de pied en arrière, et pris onze mitrailleuses.


Chapri, le 31 janvier/12 février 1918.

Dès que je suis arrivé à la dernière gare que nous occupons dans la direction de Taganrog, je me rends chez le colonel Koutiepov, de la garde impériale, qui commande nos avant-gardes.

L’ennemi dispose de 3 500 hommes sous les ordres du lieutenant allemand von Sieuwers. Les éléments les plus fermes, — mais qu’on épargne le plus soigneusement, — sont d’anciens prisonniers de guerre germano-autrichiens, et des Lettons, qui, comme partout en Russie, se battent à côté des Bolcheviks. L’ancienne armée russe est représentée par la 4e division de cavalerie, sous le colonel Davidof, — dont il faudra se souvenir plus tard, quand sonnera l’heure du règlement de comptes. Elle comprend 12 escadrons à pied, 12 autres montés, et une batterie à cheval, en tout 1 200 hommes. Enfin, 3 bataillons de gardes rouges, sous Trifonof.

Nous n’avons à leur opposer que 350 hommes, officiers et Cadets. L’incertitude où est l’ennemi à l’égard de notre nombre, son indiscipline et sa lâcheté rendent seules notre résistance possible. D’avance, il a limité le combat aux lignes de chemin de fer. Il s’approche en trains blindés, locomotives en arrière, prêtes à repartir.


Chapri, le 31 janvier/13 février 1918.

Notre compagnie d’officiers monte la garde dans la gare, où nous couchons sur des bottes de paille. Le capitaine Zaremba a aménagé dans le cabinet du chef de gare, une ambulance où deux sœurs de charité, une Polonaise et une Anglaise, soignent nos blessés.

Soirée des plus mélancoliques. Nous fumons en silence, l’attention en éveil, l’oreille au guet, occupés à écouler les coups de fusil qui crépitent sans cesse, au loin, où nos postes avancés gardent les groupes d’arbres et le sommet des petites collines qui surplombent le Don.

Un capitaine, ancien ingénieur, intelligent et homme de cœur, me confie ses doutes : « Pourquoi nous battons-nous ? Pourquoi toutes nos perles et tout ce sang qui coule, — Dieu sait pour qui ? Pour la patrie qui nous abandonne ? Pour le peuple, qui nous traque comme des bêtes féroces, qui nous poursuit de sa haine, et qui, non content de nous achever quand nous serons blessés, mutilera nos pauvres cadavres ? En vérité, à quoi bon ? »

Il est clair que notre situation est des plus périlleuses. Nous sommes entourés d’une population dont les sympathies sont partagées. Impossible de distinguer lesquels nous sont amis ou ennemis : les gardes rouges, qui même au combat conservent leurs blouses ouvrières, n’ont qu’à jeter leurs armes pour disparaître dans la foule. Nous, dans les gares, paysans et ouvriers nous espionnent. Ils peuvent faire sauter les rails derrière nos trains et nous couper la retraite. Les représailles collectives, seul moyen efficace contre une population armée, ne sauraient être employées dans un pays qu’on espère gagner à sa cause. Aussi nos blessés, sachant le sort qui les attend, préfèrent-ils se suicider sur le champ de bataille.


UNE ARMÉE COMPOSÉE D’OFFICIERS

Chapri, le 1er/14 février 1918.

Ce matin la compagnie d’officiers de la garde impériale revient du front, dans des fourgons de bagages ; ils dorment sur la paille. Je cause avec leur chef, le colonel Morozof. Tous étaient, sous l’ancien régime, de brillants seigneurs : ils ont librement choisi cette rude existence. Obligés maintenant de porter le sac et le fusil, de faire les travaux qui exigent de la vigueur physique, de suffire au transport des mitrailleuses et des munitions, aussi bien qu’au nettoyage des effets militaires et à la cuisine, il est inévitable qu’ils se fatiguent plus vite que le moujik. Mais ils s’y font. A l’heure du combat, ils sont incomparables, leur bravoure est à toute épreuve. Presque tous ont été blessés pendant la guerre ; animés du plus noble sentiment d’honneur militaire, ardents patriotes, ils ont pour leur ennemi le plus profond mépris, ce qui les aide à supporter les dures épreuves de cette guérilla.

Spectacle unique dans l’histoire que celui de ces troupes formées exclusivement d’officiers I L’ancien gouvernement, et, hélas ! bon nombre de généraux, avaient étendu à l’armée la conception nouvelle de l’autorité, suivant le mode révolutionnaire. L’armée, fut-ce chez le plus libre des peuples, est obligée de conserver entre le chef et ses hommes un reste des vieilles relations féodales, sans quoi il n’y a pas de commandement possible. Cette discipline, il fallait la réintroduire dans l’armée qu’on allait créer. Alexeief et Kornilof partirent de ce principe que la plus petite unité, dont on est sûr, vaut mieux qu’une armée nombreuse, où la défaillance d’une partie peut amener la débâcle du tout. De là ces formations par sections, compagnies, bataillons d’officiers de l’ancienne armée, auxquels sont adjoints, dans la proportion de quelques unités à peine, des volontaires non gradés.

Voici comment est composée une compagnie d’officiers de notre régiment : un colonel, 4 capitaines, 12 capitaines en second, 30 lieutenants, 23 sous-lieutenants, 47 praporchtiks (adjudants), 3 élèves-officiers et 3 volontaires non gradés.

L’organisation de l’armée de volontaires, fondée sur l’espoir d’une forte affluence de volontaires, comporte des troupes régulières et des détachements irréguliers.

Dans les troupes régulières, les bataillons, — en attendant qu’ils s’enflent jusqu’à devenir des corps d’armée, — sont commandés par des généraux, anciens commandants d’armées/ et de groupes d’armées. Ce sont :

Le régiment d’attaque Kornilof, composé d’officiers, Cadets, élèves-officiers, volontaires, tous appartenant à la classe des intellectuels.

Trois bataillons d’officiers, sous le général Markof.

Le régiment de Saint-Georges, composé de soldats, membres du célèbre bataillon de Saint-Georges, tous décorés.

Le bataillon de l’école militaire, composé exclusivement d’élèves-officiers.

La division de cavalerie Gerchelman, officiers, élèves-officiers, Cadets, Cosaques, solidement encadrés parmi les officiers.

Une division d’artillerie, commandée par le colonel Ikichef.

Les troupes irrégulières ont été organisées par les soins de leurs chefs, les bataillons amenés tout formés à Rostof, agissant presque indépendamment de l’état-major. Le plus célèbre est celui du colonel Tchernetzof, composé de volontaires de toutes sortes. Ensuite ceux du colonel Sémiletof (Cosaques), du capitaine Kargaiski (Cosaques), du colonel Simanovski, du sotnik Grekow, du colonel Krasnianski, du khorounji Mazarof, et du colonel Sarenof, commandant les Cosaques de la stanitza Gniliofskaya.

Ce qui caractérise tout spécialement ces organisations militaires, c’est qu’il n’y a pas de services de l’arrière. Chaque otréad (détachement) doit se ravitailler soi-même. Il dispose d’un train qui, pendant le combat, lui sert de base. Le commandant y accumule les provisions en armes, munitions, matériel d’ambulance, vêtements : il est de ce fait indépendant du reste de l’armée.


UNE RECONNAISSANCE

Chapri, le 1er/14 février 1918.

Depuis que les Allemands ont plus de part au commandement, les gardes rouges montrent plus d’audace. Ils ont une nouvelle tactique et des ruses de guerre inédites. C’est ainsi que, le jour qui précéda mon arrivée sur ce front, les Bolcheviks de Taganrog envoyèrent des émissaires au colonel Koutiepov : ils l’invitaient à s’unir avec eux dans un commun effort contre « l’ennemi national. » De sérieuses querelles auraient éclaté entre les garnisons russe et allemande à Taganrog, on se battrait dans les rues… Koutiepov n’est pas un imbécile : l’affaire en resta là.

Ils essayent maintenant de nous tourner, mais la peur les paralyse. Ils se refusent à avancer autrement que par masses. Leur cavalerie n’ose même pas affronter nos poignées d’officiers en reconnaissance.

Nous supposons que l’ennemi s’est divisé en trois corps, de mille hommes chacun, ayant pour objectif de nous couper la retraite vers Rostof. Pour s’en assurer, le colonel Koutiepov décide d’envoyer en reconnaissance neuf officiers de ma compagnie sous les ordres d’un capitaine. Je leur suis adjoint. On nous a trouvé des chevaux de Cosaques, petits, peu élégants, mais forts et endurants.

Un ciel couvert de nuages que chasse très bas un vent glacé ; un sol dur sous une mince couche de neige. A notre gauche, le bras supérieur du Don coule sous une épaisse couche de glace. Nous tenons la crête des hauteurs qui longent la rive Nord. Partout de petits villages, et des groupes de maisons, peuplés d’ennemis ; plus loin, sans doute, des nids d’importantes forces bolchevistes.

Après une marche de trois verstes, nous dépassons nos avant-postes groupés autour d’une maison de garde du chemin de fer. Rien de suspect. Le village de Khopiorsk, un khoutor[8], a évidemment des sympathies bolchevistes. L’ataman, qui est un vieillard, n’ose ou ne veut nous donner aucun renseignement sur l’ennemi. Plus loin, dans le village de Savianofka, — une stanitza, je crois, — les vieux Cosaques se rassemblent autour de nous. Ils sont d’un autre type que les paysans. La liberté séculaire, l’habitude de porter des armes et de se gouverner en citoyens indépendants, leur ont donné fière mine sous leurs énormes bonnets de fourrure noirs. Ils nous témoignent de la sympathie, mais la propagande bolcheviste, menée par les jeunes Cosaques qui reviennent du front, dépeint le système des Soviets, — lequel, en réalité, détruira toute l’organisation traditionnelle du Don, — comme un nouvel ordre de choses dirigé uniquement contre les « grands capitalistes. » Notre chef les exhorte : « Engagez-vous : vous aurez un équipement complet, et 150 roubles par mois. » Un vieux Cosaque et son fils, garçon de quinze ans, promettent qu’ils se rendront demain au bureau de recrutement à Rostof. Ils nous avertissent que les villages suivants sont occupés par l’ennemi. En effet, à peine sommes-nous arrivés à une distance d’un kilomètre du village de Nedwikofskaya, une mitrailleuse se met à tirer et nous force à rebrousser chemin. Les villages de Malye-Saly et Bolchy-Saly sont occupés par des forces considérables, entre autres par la 4e division de cavalerie sous le colonel Davidof, — déjà nommé !

Nous retournons par le village de Saltyr, non occupé.


LES « LIBRES FILS DU DON »

Les renseignements que nous rapportons, — la présence d’une force de 3 000 Bolcheviks, puissamment munis d’artillerie et de mitrailleuses, — indiquent clairement qu’il faut nous préparer à la retraite. Koutiepov téléphone ses craintes à l’état-major. Mais on nous répond que tout le pays du Don, électrisé par la fin tragique de son ataman, se lève en masse, et que nous recevrons, dès ce soir, des renforts. En effet, à quelques heures de là, un train entre en gare, rempli de vieux Cosaques de la stanitza Gniliofskaya, qui ont répondu au vibrant appel du Conseil militaire du Don, du « Kroug », et sont accourus en formation improvisée sous le colonel de Cosaques Sarenof. Il y a vingt ans qu’ils n’ont manié leurs armes et qu’ils vivent en dehors de toute discipline : peu importe, l’ardeur qu’ils nous témoignent, la chaleur de leur enthousiasme nous remplit d’espérance. Enfin ! le voilà, le secours tant de fois promis, et chaque fois refusé ! Un groupe d’artillerie, exclusivement servi par des officiers, est arrivé presque en même temps. Les officiers souhaitent la bienvenue aux Cosaques :

Ourrah, da zdrawstwouiout, Cosaqui ! Hourrah, vivent les Cosaques !

Et les vieux répondent en chœur, comme c’était l’habitude dans l’ancienne armée :

Zdravia Gelaiem, Gospoda Ofitzeri, ourrah, ourrah ! Nous souhaitons votre bonne santé, messieurs les officiers, hourrah, hourrah !

Il y en a de tous les âges, jusqu’à des vieux qui approchent de la soixantaine. À la haine invétérée pour les Boches, s’ajoute chez eux le mépris pour les ouvriers et les paysans qu’ils considèrent comme pétris d’un limon inférieur et aussi une vague inquiétude devant le danger imprécis des théories nouvelles. Ainsi s’est réveillée leur ardeur guerrière, évoquant les belles époques lointaines.

Les Cosaques sont partis vers Khopiorsk. Je m’endors tard, fatigué de la course et des émotions de la journée. Pendant la nuit, vers 3 ou 4 heures, je me réveille en sursaut : coups de canon et vive fusillade à proximité.


Chapri, le 2/13 février 1918.

Dans la matinée, quelques officiers, dont plusieurs blessés, reviennent furieux, se plaignant amèrement des Cosaques. Une demi-heure plus tard, c’est au tour des Cosaques de revenir, eux aussi très excités, et vociférant contre « messieurs les officiers. » Ce sont les mêmes que nous avions vus partir hier d’un si bel élan !…

Voici ce qui s’est passé.

Pour mettre tout de suite à profit les excellentes dispositions des Cosaques, on les a fait attaquer, sur le village Malye-Saly, Ils sont partis avec une vingtaine d’officiers de Kornilof, sous les ordres du lieutenant-colonel prince Matchawariani.

Cette attaque était évidemment une faute. Cette troupe bigarrée, mêlée de gens de tous âges et de toutes conditions, inexercés, sans cadres, presque sans commandement, allait se heurter à un ennemi huit fois supérieur en nombre, solidement retranché, muni de canons et de mitrailleuses, commandé par les officiers allemands. Et elle chargeait à l’ancienne mode, datant d’avant les mitrailleuses !

Le plus étonnant est que ces 20 officiers et ces 300 Cosaques, les uns montés, les autres a pied, s’emparèrent d’une batterie, prirent dix mitrailleuses et semèrent le désordre dans les rangs de l’ennemi. Mais, en plein succès, une fausse alerte vint tout gâter. Bolcheviks ou Allemands dispersèrent quelques Cosaques à cheval, et les autres, — déconcertés par cet échec dont leur simplicité de primitifs s’exagérait la gravité, — tournèrent bride, dans une soudaine panique. La fuite des Cosaques à cheval jette le désarroi parmi les Cosaques à pied ; les Bolcheviks reprennent courage ; il se forme dans la nuit un centre de résistance ; la retraite des Cosaques devient générale, et les officiers restent seuls devant plus de deux mille ennemis qui tirent comme des fous. Blessé à l’épine dorsale, le pied broyé par une mitrailleuse, le prince Matchawariani supplie qu’on l’abandonne : les officiers refusent. Au prix des plus grandes difficultés, ils parviennent à le transporter sur une verste et demie. Mais les douleurs se faisant plus.intenses, Matchawariani, changeant le ton de la prière pour celui du commandement, donne l’ordre qu’on l’achève. Son adjudant, devant l’approche de la horde hurlante, se décide à obéir :

— Où voulez-vous que je mette la balle ?

— Visez derrière la tête.

Il tombe frappé à bout portant : une dizaine de survivants réussissent à nous rejoindre, à pied, épuisés.

Grand tumulte à la gare. Un Cosaque, insolent et bruyant, crie : « Nous avons été trahis par les officiers ! » Le mot fait traînée de poudre ; on jette à notre groupe de « Korniloftzi » qui assiste, silencieux et sombre, à cette débâcle :

« Que messieurs les officiers se battent, si ça leur fait plaisir ! Nous autres, nous en avons assez : nous retournons chez nous. La guerre est finie ! »

Aux abords de la gare, les Cosaques montés, qui se sont enfuis dans toutes les directions pendant la nuit, regagnent leurs stanitzas : ils passent par groupes de deux ou trois, sans nous jeter même un regard. Ceux de leurs camarades qui sont dans la gare crient qu’il faut mettre un train à leur disposition. « La guerre est finie ! On rentre chez soi ! » Quarante d’entre eux montent sur une locomotive, les autres dans des fourgons de bagages.

L’aventure des Cosaques est terminée. Encore une fois, nous nous sommes laissé prendre aux folles clameurs, aux promesses trompeuses des « libres fils du Don. » Une angoisse nous étreint. Alors ce serait donc fini, bien fini ? L’ennemi qui avance, le désordre et la folie qui rongent l’immense nation, les forces matérielles qui manquent, et jusqu’à l’élément moral et à la foi qui nous abandonnent… Comment pourra-t-on jamais réorganiser ces foules, aussi promptes au découragement qu’à l’enthousiasme ?

Tout le problème est là.


L. GRONDIJS.

  1. Bourgs et villages du Don.
  2. Après une triste vie, une mort courageuse.
  3. Ne me donner pas une croix sur ma tombe, donnez-moi seulement un cercueil rouge.
  4. Bonnets à poils.
  5. Sorte de pèlerine ou manteau épais, portée par les peuplades du Caucase.
  6. Sous-lieutenant de Cosaques.
  7. Lieutenant de Cosaques.
  8. Les Cosaques habitent dans les stanitzas, villages plus prospères, et représentés dans le gouvernement du Don. Dans les khoutors, en général misérables et pauvres, habitent les paysans, dépendant des Cosaques, et privés des droits de libre citoyen.