La Russie et les Russes/01

La bibliothèque libre.
La Russie et les Russes
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 106 (p. 737-778).
II  ►
L’EMPIRE DES TSARS
ET LES RUSSES

I.
LA NATURE RUSSE, LE TCHERNOZIOM, LES STEPPES ET LA POPULATION.

L’ignorance de l’étranger a été l’un des principaux défauts de la France, l’une des principales causes de ses récens revers. À ce vice de notre éducation nationale, nous cherchons aujourd’hui un remède : nous nous décidons à apprendre les langues de nos voisins ; mais, pour nous être d’une sérieuse utilité politique, notre connaissance de l’étranger ne doit point se borner aux peuples qui touchent nos frontières. L’Europe est solidaire ; dans un moment de surprise, elle peut sembler l’oublier ; à la longue, il lui faudra toujours se le rappeler. Comme l’ancienne Grèce, l’Europe moderne forme une famille, dont au milieu même de leurs querelles les membres se tiennent tous dans une réciproque dépendance. Les intérêts de la politique extérieure sont généraux, ceux de la politique intérieure ne le sont guère moins. La connaissance de leurs ressources, de leurs tendances, de leurs institutions mutuelles, est un des premiers besoins des peuples et des gouvernemens de notre âge.

Parmi les états européens, il en est un qui, malgré son éloignement, a plus d’une fois pesé d’un grand poids sur l’Occident. Il est relégué aux confins de l’Asie ; mais entre nous et lui il n’y a que l’Allemagne. C’est le plus vaste des états de l’Europe, c’est celui qui compte le plus d’habitans, et c’est le moins connu : l’Orient musulman et les deux Amériques le sont davantage. La distance ne peut plus le séparer de nous, mais les mœurs, les institutions, la langue, maintiennent entre la Russie et le reste de l’Europe de difficiles barrières ; les préventions politiques ou religieuses en élèvent d’autres. Libéraux ou démocrates, catholiques ou protestans, il nous est également malaisé de ne point laisser nos idées occidentales donner de fausses couleurs à nos peintures de l’empire des tsars. La pitié même excitée par les victimes de sa politique a longtemps troublé la sûreté de notre jugement sur la Russie. On ne la regardait qu’à travers la Pologne, le plus souvent on ne la connaissait que par les tableaux de ses adversaires.

Devant tant d’obstacles, nous nous sommes demandé si, même après plusieurs voyages dans toutes les parties de l’empire, et avec une certaine connaissance de sa langue, nous nous pouvions permettre de parler de la Russie, ou si, comme ils le disent, les Russes seuls peuvent écrire sur leur patrie. Nous leur laisserions volontiers la charge de se peindre eux-mêmes, s’ils pouvaient mettre à nous faire comprendre leur pays le même zèle, la même impartialité, le même intérêt que nous mettons à le connaître. Puis, si l’étranger a ses préventions, chaque peuple sur son propre compte a naturellement les siennes. Aux préjugés nationaux se joignent les vues de parti, les théories d’école. Nulle part nous n’avons entendu la Russie jugée de manières plus différentes que chez elle. De là une des grandes difficultés de toute étude sur la nation russe. Il faut expliquer un peuple qui cherche encore à se deviner lui-même, dont la marche saccadée n’a point de but encore distinct, qui, selon l’un de ses proverbes, a quitté une rive et n’a point atteint l’autre. Dans ces transformations successives, il faut distinguer ce qui est superficiel, extérieur, officiel, de ce qui est profond, permanent, national. Aucun pays du monde, aucun peuple de l’histoire peut-être n’a subi de tels changemens en un ou deux siècles, aucun n’en a vu de pareils en quelques années. Les réformes du règne actuel ont été si nombreuses que pour l’observateur le plus attentif elles sont difficiles à suivre ; l’application en est encore si récente, parfois si contestée, qu’il est malaisé d’en apprécier tous les effets. La vieille Russie, celle que nous connaissions tant bien que mal, a péri avec le servage ; la nouvelle est un enfant dont les traits ne sont pas encore formés. Les anciens voyages dans l’empire des tsars, ceux même qu’ailleurs on appellerait récens, frappent par l’inexactitude de leurs peintures : les plus véridiques ont cessé d’être vraies. Il y a là un monde nouveau, une civilisation en travail dont il faut suivre les phases jour par jour. Est-ce à dire que devant la Russie contemporaine il faille oublier le passé ? Non, loin de là : partout le passé se retrouve sous le présent. Toutes les institutions, tous les caractères particuliers à la Russie, tout ce qui la fait différer de l’Occident a des racines profondes qu’il faut mettre au jour, sous peine de ne rien comprendre à ses difficultés. Quelque violence que la main d’un despote de génie semble avoir faite à ses destinées, le peuple russe est demeuré sous le joug des lois qui règlent le développement des nations. Sa civilisation est liée à la terre qui le porte, au sang d’où il est sorti, à l’éducation séculaire que lui a donnée l’histoire. Comme pour tous les peuples, en dépit d’apparentes solutions de continuité dans son existence, le présent de la Russie est sorti de son passé, et l’un est incompréhensible sans l’autre. Pour avoir de cette nation, à la fois si différente de nous et si semblable à nous, une connaissance efficace, la première chose est d’avoir sous les yeux les grandes influences physiques et morales sous l’empire desquelles elle s’est formée, et qui malgré elle la tiendront longtemps sous leur domination. Avant d’étudier les importantes réformes qui la métamorphosent, il faut savoir quel est le fond national auquel elles s’appliquent. La portée réelle, les chances de succès de tous les changemens qui s’opèrent en Russie nous échappent, si nous ignorons les aptitudes et les conditions de développement de la nation qui les subit. En un mot, pour se rendre compte de la vitalité de la Russie nouvelle, il faut savoir quelle est la capacité de civilisation du pays et du peuple. C’est là une grande, une immense question, et, comme si elle n’était pas entourée d’assez de ténèbres, elle est obscurcie par des préventions invétérées. À vrai dire, c’est la première et la dernière question, sans la solution de laquelle toute étude sur la Russie demeure sans base comme sans conclusion. Moins le pays, moins le peuple nous sont connus, plus les élémens de la puissance et du caractère de la nation sont complexes, et plus est indispensable une analyse des principales conditions de son existence. Pour apprécier son génie et ses ressources présentes et futures, il faut savoir quel est le sol qui la nourrit, quels sont les peuples dont elle est composée, l’histoire qu’elle a vécue, la religion qui l’a élevée. Commençons par la nature, par la terre et le climat ; voyons quel est le développement moral et matériel qu’ils lui permettent, la population et la puissance qu’ils lui promettent.


I.

La première chose qui frappe le regard dans l’empire russe, c’est l’étendue. Il couvre près de 20 millions de kilomètres carrés ; en Europe seulement, il en occupe 5 1/2, c’est-à-dire environ onze fois plus que notre France mutilée, quinze ou seize fois plus que l’Italie unifiée ou les trois royaumes britanniques. Ces dimensions colossales sont tellement hors de proportion avec la petitesse de nos grands états européens que, pour en donner à l’imagination une juste idée, un des plus illustres savans de notre siècle a eu recours aux astres. Selon la remarque de Humboldt, la partie de notre globe soumise au sceptre de la Russie est plus grande que la surface de la lune que nous voyons. Dans cet empire d’une immensité sidérale, tout est sur une autre échelle que dans notre Occident La terre n’y a point de borne ; ses plaines, les plus vastes notre planète, se prolongent au cœur du vieux continent jusqu’aux montagnes de l’Asie centrale, les plus hautes du monde ; entre la Mer-Noire et la Caspienne, elles aboutissent à la gigantesque muraille du Caucase, dont le pied est en partie au-dessous du niveau de la mer, et dont les sommets les plus élevés surpassent de 800 mètres le Mont-Blanc. Au nord-ouest, dans le Ladoga et l’Onéga, elle a les plus grands lacs de l’Europe en Sibérie dans le Baïkal le plus grand de l’ancien continent, au sud dans la Caspienne et l’Aral les plus grands de la terre. Ses rivières sont en proportion de ses plaines : en Asie l’Obi, l’Ienisei, la Lena, l’Amour — en Europe le Volga, un fleuve qui, avec son cours sinueux de près de mille lieues de long, n’est plus européen. Les neuf dixièmes du territoire de la Russie sont encore à peu près vides d’habitans, et elle compte déjà une population de plus de 80 millions d’âmes, le double de celle des autres états chrétiens les plus peuplés.

À ne regarder que la Russie européenne de l’Océan-Glacial au Caucase, ce pays où la terre s’étend sur de tels espaces appartient-il bien à l’Europe ? Les proportions seules sont-elles agrandies ? N’y a-t-il de changé que l’échelle des dimensions ? ou plutôt cet élargissement prodigieux des terres ne suffit-il point à lui seul séparer la Russie de notre Europe occidentale ? Les conditions de la civilisation ne sont-elles point modifiées par l’agrandissement démesuré de la scène qu’elle doit remplir ? Le seul contraste des proportions mettrait entre la vieille Europe et la Russie une différence capitale ; mais est-ce la seule ? De cette première opposition n’en découle-t-il point d’autres non moins importantes ? La structure géographique, le sol, le climat de la Russie, sont-ils européens ?

Au lieu d’être, comme l’Afrique, rattachée au tronc commun du vieux monde par une étroite articulation qui l’en distingue nettement, l’Europe forme une presqu’île triangulaire dont la base large et déprimée s’appuie sur toute sa surface à l’Asie et fait corps avec elle. Entre l’une et l’autre, il n’y a qu’une chaîne de montagnes sans élévation, et au-dessous de cette chaîne qui ne divise rien une large porte que rien ne ferme. Ainsi liée à l’Asie, la Russie en a gardé la configuration. Deux grands traits distinguent l’Europe entre toutes les régions du globe et en ont fait la patrie naturelle de la civilisation : c’est d’abord sa structure découpée par les mers, taillée en petits morceaux selon l’expression de Montesquieu, péninsulaire, articulée selon le mot de Humboldt ; c’est ensuite un climat tempéré du nord au midi comme il ne l’est nulle part sur la même latitude, — climat qui est en grande partie le résultat de cette configuration. Tout autre est la structure de la Russie. Adhérente au massif de l’Asie sur sa plus grande dimension, bornée au nord et au nord-est par des mers auxquelles les glaces laissent peu des avantages des côtes maritimes, la Russie est une des contrées du globe les plus compactes, les plus éminemment continentales.

Avec la structure morcelée, articulée de l’Europe, le climat européen, le climat maritime et tempéré, fait défaut à la terre russe. Comme sa forme géographique, son climat est continental, c’est-à-dire également « extrême dans les rigueurs de l’hiver et les ardeurs de l’été. » Aussi les températures moyennes y sont-elles trompeuses, et n’y donnent-elles que la plus fausse idée du climat. Les lignes isothermes s’y redressent en été vers le pôle, s’y creusent en hiver vers le sud, en sorte que la plus grande partie de la Russie est comprise en janvier dans la région froide, en juillet dans la région chaude. Le seul élargissement des terres la condamne à des saisons excessives. Les mers qui la baignent sont trop loin ou trop petites pour lui pouvoir comme à nous servir tour à tour de réservoirs de chaleur ou de bassins de fraîcheur. Nulle part en Occident, il n’y a sur la même latitude d’hiver aussi dur ou aussi long, d’été aussi brûlant. La Russie demeure étrangère aux grandes influences qui réchauffent le reste de l’Europe, à celle du gulf-stream comme à celle du Sahara. Elle est le seul des pays septentrionaux de l’Europe dont les côtes ne sentent point les tièdes émanations du courant du golfe du Mexique ; la longue presqu’île Scandinave qui s’avance entre elle et l’Atlantique l’empêche d’être baignée par le grand « fleuve d’eau chaude » que le Nouveau-Monde envoie à l’ancien. Au lieu du gulf-stream ou des déserts de l’Afrique, ce sont les glaces du pôle, c’est la Sibérie, la région boréale de l’Asie qui tiennent la Russie sous leur influence. Contre ce voisinage, l’Oural n’est qu’une faible barrière. En vain la Russie s’étend-elle en bas vers le sud à la latitude de Pau ou de Gênes, il lui faut descendre jusqu’au-dessous du Caucase pour trouver un rempart contre les vents du nord. La conformation du sol, plat, déprimé, la laisse ouverte à tous les courans de l’atmosphère, aux souffles desséchans des déserts du centre de l’Asie comme aux vents du cercle polaire.

Cette absence de montagnes et par suite de vallées est un autre des grands traits qui distinguent essentiellement la nature russe et la nature européenne ; elles diffèrent autant par le relief de la terre que par la configuration des contours et par le climat. Nulle des contrées de l’Europe n’est à ce point dépourvue de montagnes ; la nature extra-européenne, l’Asie, l’Afrique, l’Amérique ou l’Australie, offrent seules de ces immenses surfaces géographiques uniformes. Cette horizontalité du sol russe n’est point seulement superficielle, c’est un trait essentiel de la géologie comme de la géographie du pays. L’aplatissement de l’écorce n’est que le résultat du parallélisme des couches souterraines. Au lieu d’affleurer fréquemment à la surface comme en Occident, en y offrant une riche variété d’aspects, de sols et de cultures, les différens étages géologiques demeurent horizontalement superposés, ne présentant sur d’immenses espaces que les mêmes terrains propres aux mêmes cultures. Les formations géologiques ont une étendue, les stratifications une régularité, les roches une identité de composition comme il ne s’en rencontre nulle part en Occident. C’est le trait commun de tous les âges géologiques en Russie, des époques primaires, comme des époques récentes. Sur la plus grande partie de cette vaste surface, la croûte terrestre semble demeurée à l’abri des commotions qui ont partout laissé tant de traces dans l’Europe occidentale. Les plus vieilles formations s’y retrouvent sans dislocation, sans altération apparente de l’eau ou du feu. Lentement émergées de la mer, ces terres en conservent l’aspect dans leurs immenses plaines légèrement ondulées. L’imagination en présence de ce spectacle se reporte aisément à la période relativement récente, où à travers cette vaste dépression la mer Baltique s’unissait à la Mer-Noire et à la Caspienne, isolant l’Europe de l’Asie ; l’œil se figure sans peine l’époque glaciaire, alors que les glaces flottantes emportaient dans le sud de la Russie jusqu’à Voronége, sur le Don, les blocs de granit de Finlande, dont tout le centre de l’empire est encore jonché.

La structure géographique, le climat, la conformation du sol, distinguent également la Russie de l’Europe ; bien d’autres caractères propres à la nature européenne lui font défaut avec ceux-là un en particulier d’une grande importance, le degré d’humidité. La configuration même de la Russie, le manque de mers et le manque de montagnes la privent en grande partie de l’humidité que l’Atlantique nous apporte, que les Alpes nous conservent. Elle est ainsi frustrée d’une des grandes causes de richesse de l’Europe occidentale. Les vents de l’Océan ne lui parviennent que privés de presque toute leur vapeur d’eau ; ceux de l’Asie l’ont perdue longtemps avant d arriver jusqu’à elle. De l’ouest à l’est, l’humidité en Russie va constamment en décroissant jusqu’à disparaître presque entièrement dans le centre de l’Asie. Plus le continent s’élargit, et plus il devient pauvre en pluie. À Kazan, il pleut déjà deux fois moins qu’à Paris : de là dans une vaste région de la Russie la séparation des deux principaux élémens de fécondité, l’humidité et la chaleur ; de là en partie ces steppes déboisées, arides, ces steppes a l’aspect anti-européen du sud-est de l’empire.

Pour toutes ces conditions physiques de structure, de climat, d’humidité, la Russie est en opposition complète, et pour ainsi dire en antagonisme avec l’Europe occidentale, l’Europe historique : pour toutes, elle est en relation étroite avec les contrées de l’Asie auxquelles elle adhère. Les différences avec nous deviennent des ressemblances avec elles. À consulter la nature, l’Europe proprement dite ne commence qu’au rétrécissement du continent entre la Baltique et la Mer-Noire : la Russie, qui lui sert de base, se rattache mieux à l’épais massif de l’Asie, dont elle n’est que le prolongement, et dont les limites des géographes la distinguent sans la séparer.

Au sud-est, il n’y a aucune frontière entre elle et l’Asie, et c’est parce qu’il n’y en a point que les géographes ont tour à tour été prendre le Don, le Volga, l’Iaïk ou Oural. Les steppes désertes du centre du vieux continent pénètrent en Russie par la large ouverture que l’Oural laisse entre la Caspienne et lui. Du cours inférieur du Don au lac Aral, toutes ces steppes basses des deux côtés du Volga et du fleuve Oural forment une région naturelle indivisible, ancienne mer desséchée, dont on peut encore en certains endroits reconnaître les côtes et dont les vastes lacs de la Caspienne et de l’Aral ne sont que les restes. Par un accident hydrographique qui sur la vocation et les destinées du peuple russe a eu une influence considérable, c’est dans une de ces mers fermées, décidément asiatiques, que, tournant le dos à l’Europe presqu’à partir de sa source se jette la grande artère de la Russie, le Volga.

Au nord des steppes de la Caspienne, du 52e degré de latitude aux régions inhabitables du pôle, une longue chaîne de montagnes la plus longue chaîne méridienne de l’ancien continent, semble de loin mettre une muraille entre la Russie et l’Asie. Les Russes l’appellent la ceinture de pierre, et le nom tatar d’Oural n’a point d autre sens ; mais en dépit de son nom elle ne marque un instant la fin de l’Asie que pour la laisser recommencer presque semblable sur son versant européen. Descendant lentement par terrasses du côté de l’Europe, l’Oural est moins une chaîne qu’un « plateau couronné d’une ligne de faîtes peu élevés. » Le plus souvent il ne présente que des croupes basses couvertes de forêts telles que celles des Vosges ou du Jura. Sa partie centrale est tellement déprimée, que, dans les principaux passages de Russie en Sibérie, à Ekaterinbourg par exemple, l’œil cherche en vain des sommets. À cette haute latitude, où les plaines basses restent six ou sept mois sous la neige, aucune des cimes de cette longue chaîne n’atteint la limite des neiges éternelles. L’Oural ne sépare réellement ni les climats ni les faunes ou les flores. Dirigé presque perpendiculairement à l’équateur, il laisse les vents du pôle souffler presque également sur ses deux pentes ; le léger abri qu’il offre à l’Europe modère un peu le climat, mais ne le transforme point. La nature semble se répéter des deux côtés de la chaîne. La Russie est la même sur ses deux versans, ou mieux la Sibérie n’est qu’une exagération de la Russie d’Europe, ou celle-ci un adoucissement de la Sibérie. Les plaines russes recommencent au-delà des pentes orientales de l’Oural, aussi vastes, aussi monotones dans le bassin de l’Obi que dans celui du Volga, offrant les mêmes assises d’atterrissement uniforme, la même horizontalité du sol et des sédimens géologiques. Des deux côtés, la végétation reste semblable. À peine un seul arbre, le pin de l’extrême nord, le pinus cembra, distingue-t-il les forêts de la Sibérie de celles de la Russie cisouralienne. Il faut aller jusqu’au centre de la Sibérie, jusqu’à l’Ienisei et au lac Baïkal, pour rencontrer une nature nouvelle, une autre flore, une autre faune. Le soulèvement de l’Oural n’a pas rompu la ressemblance et l’unité des deux régions qu’il divise. Au lieu d’une limite ou d’une barrière, il n’est pour les Russes que le réceptacle des plus précieuses richesses minérales. Dans ses roches d’origine éruptive ou métamorphique, il donne aux deux Russies les filons et les métaux qui manquaient aux stratifications régulières de leurs larges plaines : il ne les sépare pas plus l’une de l’autre que le fleuve auquel on a donné son nom, et, quand l’heure d’être peuplée sera venue pour la Sibérie occidentale, on pourra regarder l’Oural comme l’axe central, l’arête médiane des deux grandes moitiés de l’empire.

Ainsi envisagée comme un tout, formée de deux moitiés analogues, la Russie se montre décidément étrangère à notre Europe. Est-ce à dire pour cela qu’elle soit asiatique, et qu’au nom de la nature il la faille rejeter vers le vieux monde en compagnie des peuples endormis ou stationnaires de l’extrême Orient ? Non, loin de là. La Russie n’est pas plus asiatique qu’elle n’est européenne. Par le sol et le climat, par l’ensemble de ses conditions naturelles, elle ne diffère pas moins de l’Asie historique que de l’Europe proprement dite, et ce n’est point par un pur accident que les civilisations asiatiques ont échoué dans leur établissement chez elle. Des deux côtés de l’Oural, la Russie forme à elle seule une région particulière, avec des caractères physiques spéciaux, région embrassant toutes les plaines septentrionales de l’ancien continent, descendant trop au sud pour qu’on l’appelle boréale, mais qu’on peut nommer région russe, et qui du centre de l’Asie au pôle comprend toute la dépression colossale du nord du vieux monde, la Basse-Europe et la Basse-Asie de Humboldt. Plutôt qu’à la vieille Asie ou à l’Europe occidentale, c’est à l’Amérique du Nord, à l’Amérique, qu’elle va joindre par la Sibérie, que pour la nature et toutes les conditions physiques il convient de comparer la Russie. Avec son climat excessif et ses immenses espaces, elle était de ces terres trop âpres, de ces régions construites sur un plan trop large pour être le berceau de la civilisation. Impropre à en nourrir les premiers jours, elle est de ces pays admirablement disposés pour la recevoir et la faire grandir. Comme l’Amérique du Nord, comme l’Australie, la Russie, en dehors de ses parties extrêmes, offre à l’Europe un sol assimilable, un champ où l’activité humaine peut se déployer sur une plus large échelle, et de fait elle est l’aile orientale de notre civilisation, comme l’Amérique en est l’aile occidentale, et, faisant le tour de notre hémisphère, toutes deux iront un jour se donner la main par-dessus l’Asie.

Avec son ciel inclément, avec ses maigres forêts et ses steppes déboisées, la Russie peut sembler une chétive demeure pour la culture européenne. La terre et le ciel y promettent peu ; mais ce qu’il faut à l’homme, c’est moins la richesse spontanée du sol que la facilité de s’en rendre maître, de le plier à ses besoins et pour ainsi dire de le domestiquer. Bien des contrées plus belles dans les deux hémisphères offrent à la civilisation un champ moins fécond. Il y a dans le Nouveau-Monde un empire auquel les forêts et les savanes de l’Amérique du Sud offrent une carrière presque aussi vaste, aussi indéfinie que celles de la Russie. Sa position tropicale, ses fleuves, les plus grands du globe, l’humidité que lui apportent les vents alizés, y donnent à la végétation et à la vie sous toutes ses formes une vigueur incomparable. La flore et la faune y ont une variété sans borne, une puissance indestructible ; mais cette fécondité même de la nature est hostile à l’homme, qui ne sait comment la dompter. Herbes et forêts, animaux féroces et insectes lui disputent également le sol du Brésil. La nature est trop riche, trop indépendante, pour se laisser aisément réduire au rôle de servante, et alors même qu’ainsi que dans l’Inde l’homme se sera emparé matériellement du sol, il courra le risque de rester encore moralement sous le joug, énervé par le climat, esclave d’impressions d’une nature qui le rapetisse. Tout autre est la Russie : si les forêts n’y couvrent pas moins d’espace, nulle végétation sous leur maigre feuillage ; point de ces lianes, point de ces belles parasites de toute sorte qui rendent inextricables les forêts tropicales. La faune comme la flore est pauvre pour un si vaste pays ; peu d’insectes, point de serpens, point d’animaux féroces, seulement quelques loups dans les bois, quelques ours dans les déserts du nord. La monotonie et l’indigence sont les caractères de cette nature. En dehors des grands déserts, on ne rencontre peut-être pas sur le globe une aussi large surface où la vie présente aussi peu de variété et de puissance. La nature inanimée, la terre seule est grande ; la vie est faible, peu féconde en espèces, peu robuste dans ses produits, hors d’état de lutter avec l’homme. À ce point de vue capital, la Russie est aussi européenne qu’aucune partie de l’Europe. La terre y est docile, facile à asservir. À l’inverse des plus magnifiques contrées des deux hémisphères, elle est faite pour le travail libre, le travail du blanc. Le climat russe n’exige point le labeur de l’esclave, il n’a pas besoin du nègre de l’Afrique ou du coolie chinois. Le sol russe n’use point celui qui le cultive, il ne menace point sa race de dégénérescence, il ne produit point de créoles. L’homme n’y rencontre que deux obstacles, le froid et l’espace, — le froid, plus facile à vaincre que l’extrême chaleur, et plus qu’elle congénère à notre race et à notre civilisation, — l’espace, dans le présent l’ennemi déjà à demi vaincu de la Russie, et son grand allié pour l’avenir.


II

Le principal caractère de la Russie, c’est l’unité dans l’immensité. Au premier coup d’œil, en comparant les extrémités de ce vaste empire, les toundras glacées du nord aux déserts brûlans des bords de la Caspienne, les lacs à vasques de granit de la Finlande aux chaudes montagnes de la côte méridionale de la Crimée, on est frappé de la grandeur des contrastes. Il semble qu’entre ces limites, entre la Laponie, où vit le renne, et les steppes du Volga, où vit le chameau, l’intervalle soit si vaste qu’il faille bien des régions différentes pour le remplir. Il n’en est rien. La Russie à ses extrémités, en Europe même, a des échantillons de tous les climats ; mais les contrées de l’aspect le plus tranché, la Finlande, la Crimée, le Caucase, ne sont que des annexes de L’empire, annexes naturelles, quoique bien différentes de la Russie proprement dite. Dans l’intervalle entre les contre-forts des Karpathes et l’Oural s’étend une région d’une analogie de climat, d’une monotonie de structure, impossible à rencontrer à pareil degré sur de pareils espaces. De l’énorme muraille du Caucase à la Baltique, cet empire, à lui seul presque aussi grand que le reste de l’Europe, présente dans ses nombreuses provinces moins de variété que les nations occidentales dont le territoire est dix ou douze fois plus petit. C’est l’uniformité de la plaine. L’ouest est plus tempéré, plus européen, l’est plus aride, plus asiatique ; le nord est plus froid, le sud est plus chaud ; mais, sans abri contre les vents du nord, le sud ne peut différer de lui par les aspects et la végétation d’une manière aussi frappante qu’en France, en Espagne ou en Italie. La Russie a des étés ; au nord du Caucase, on pourrait dire qu’elle n’a point de midi.

Dans cette unité fondamentale, à travers cette homogénéité de climat et d’aspects, se présentent cependant plusieurs régions marquées avec une singulière netteté par la nature elle-même, et dont la connaissance est la première condition de toute étude des ressources actuelles ou futures de la Russie. De ces régions, distinctes par un ensemble de caractères spéciaux et comme par une vocation physique, une énumération complète et minutieuse devrait bien compter dix ou douze ; un examen général peut les ramener dans une vue d’ensemble à deux grands groupes, deux grandes zones embrassant toute la Russie d’Europe[1]. Toutes deux également plates, avec un climat presque également extrême, ces deux zones, à travers leurs analogies, présentent le plus singulier contraste. Pour le sol, pour la végétation, pour l’humidité, pour la plupart des conditions physiques et économiques de la vie, leurs différences vont presqu’à une complète opposition. Superposées l’une à l’autre selon la latitude, ces deux régions, en laissant de côté les extrémités inhabitables du nord, se partagent l’empire russe, le coupant par le milieu de l’ouest à l’est et toutes deux franchissant l’Oural pour se prolonger en Asie. L’une est la région des forêts, des polessia, l’autre la zone déboisée, la zone des steppes. La première, la plus vaste en même temps que la plus homogène, occupe tout le nord et la plus grande partie du centre de la Russie en s’abaissant vers l’ouest jusqu’à Kief. A l’extrême nord, aux abords du cercle polaire comme sur les sommets des hautes montagnes, aucun arbre ne peut résister à l’intensité et à la permanence du froid. Dans le voisinage de la Sibérie, des deux côtés de l’Oural, il n’y a que des toundras, déserts marécageux où la mousse cache une terre presque perpétuellement durcie par la glace. À ces latitudes, point de culture possible, nul autre pâturage que le lichen, nul autre bétail que le renne, dont ces contrées boréales sont devenues la seule demeure. La chasse et la pêche sont les seules industries des rares habitans de ces landes de glace. Dans le nord de la Russie d’Europe, légèrement réchauffée par le voisinage de l’Atlantique et la profonde échancrure de la Mer-Blanche, les forêts commencent dès le 65e ou 66e degré de latitude, sous un ciel presque aussi défavorable à l’agriculture et à la vie humaine.

De la Mer-Blanche, au-dessus d’Archangel, ces forêts coupées de larges clairières s’étendent jusqu’au sud de Moscou et aux environs de Kief[2]. Le mélèze se montre le premier au nord, puis viennent le pin sylvestre et le bouleau, les deux arbres les plus communs de la Russie, dont plus de la moitié du territoire leur paraît abandonné. Avec le bouleau et le pin alterne souvent le sapin, auquel se mêlent l’aulne et le tremble ; plus au sud se montrent le tilleul, l’érable, l’orme, et enfin vers le centre apparaît le chêne. Il y a dans ces régions, surtout dans le nord-est, des forêts que jamais le pied de l’homme semble n’avoir foulées, d’immenses forêts vierges que le manque de voies de communication laisse abandonnées à elles-mêmes, mais des forêts clair-semées, diffuses, interrompues par dévastes landes où ne viennent que de maigres broussailles. Le sol de la plus grande partie de ces bois, dans le nord-ouest au moins, de la Mer-Blanche au Niémen et au Dnieper, est une plaine basse, marécageuse et tourbeuse, entrecoupée d’arides bancs de sable. Les plus hauts plateaux, les monts Valdaï, n’ont guère plus de 300 mètres d’altitude. Cette région est riche en eaux ; c’est le point de départ de tous les grands fleuves de la Russie, des principaux tributaires de ses quatre mers. Le peu de relief du sol y prive souvent les cours d’eau d’une ligne de partage nettement indiquée. Aucune crête ne sépare les bassins, et à la feinte des neiges les affluens des diverses mers se confondent parfois en énormes marais. Sur ce sol à peine incliné, les fleuves ont un cours lent, indécis ; les eaux, incertaines de la pente, se perdent en marécages sans fin, ou se rassemblent en lacs sans nombre, les uns immenses vasques comme le Ladoga, vraies petites mers intérieures, les autres chétifs étangs comme les 1,145 lacs du seul gouvernement d’Archangel.

Dans toute cette zone, l’hiver, durant plus de la moitié de l’année, laisse peu de temps, à la végétation et à la culture. Le sol reste souvent plus de deux cents jours sous la neige ; les rivières ne dégèlent qu’en mai ou à la fin d’avril. Sans l’actif printemps du nord, qui fait pour ainsi dire éclater la végétation en une soudaine explosion, tout travail de la terre serait inutile. L’orge, puis le seigle, sont les seules céréales de ces ingrates contrées. La culture du froment est rare et peu productive ; le lin est la seule plante que ce ciel rigoureux laisse vraiment prospérer. La terre pourvoit mal à la nourriture de ses habitans. La population a beau être disséminée sur de vastes espaces, elle a beau ne pas dépasser dix habitans par kilomètre carré et tomber souvent fort au-dessous de ce faible chiffre, elle n’obtient point du sol qu’elle cultive un pain suffisant ; elle est obligée de demander à une foule de petites industries la vie que lui refuse l’agriculture. Rare et diffuse comme elle est, la population de ces pauvres contrées ne croît que d’une manière insensible. De toute cette région, qui occupe plus de la moitié de son territoire européen, la Russie ne peut espérer quelque augmentation du nombre de ses habitans, de sa richesse et de sa force que grâce à l’industrie, comme aux environs de Moscou ou dans l’Oural.

Plus féconde en promesses d’avenir, au moins dans plusieurs de ses régions, est la zone déboisée, la plus originale, la moins européenne des deux. Moins vaste que la zone des forêts, elle est sans cesse agrandie par d’imprudens déboisemens. Occupant tout le sud de la Russie, elle va, en s’élargissant de l’ouest à l’est à partir des anciennes provinces polonaises, se relevant fortement vers le nord sur les méridiens du Volga et de l’Oural, au-delà duquel elle se prolonge dans les solitudes de l’Asie. Cette zone est plus plate encore que celle des forêts ; sur une surface plusieurs fois grande comme la France, elle n’offre pas une colline de 100 mètres de haut. Les Karpathes y envoient une ramification granitique qui redresse le cours des fleuves, et parfois, comme le Dnieper, les embarrasse de cataractes sans presque accidenter le pays. Tantôt la terre s’étend en plaines ondulées, tantôt elle présente l’horizontalité parfaite de la mer au repos. Parfois elle s’abaisse lentement vers la Mer-Noire ou la Caspienne ; parfois elle s’affaisse brusquement, formant comme des plateaux superposés de différent niveau, des étages de hauteur inégale, mais également plats. Rien ne limite ces surfaces à perte de vue que l’horizon, qui se confond avec elles. Aucune proéminence, si ce n’est dans certaines contrées de petites collines artificielles appelées kourganes, innombrables tertres arrondis, de 6 à 12 ou 15 mètres de haut, qui parfois semblent disposés sur une ligne régulière comme pour marquer un chemin à travers ces solitudes, — tombes de peuples éteints ou phares de routes perdues, du sommet desquels le berger des steppes surveille au loin son troupeau. Dans ces plaines, point de montagnes, point de vallées, car les fleuves qui descendent du nord n’en forment vraiment pas. Suivant les contours des plateaux qu’ils rencontrent sur leur passage, ils coulent le plus souvent au pied d’une sorte de falaise ; mais ces falaises, que le Dnieper, le Don, le Volga, laissent. d’ordinaire sur leur rive droite, ne sont que l’escarpement d’un étage supérieur, aussi uni, aussi plat à son sommet que les plaines basses de l’autre bord, sur lesquelles les eaux s’étendent au printemps à perte de vue. Les rivières et les petits cours d’eau qui naissent de la fonte des neiges creusent le sol sans y former plus de vallées que les grands fleuves. Ils roulent d’ordinaire au fond de fissures profondes, à pentes abruptes, véritables, ravins qu’on n’aperçoit que lorsqu’on est arrivé au bord, et au fond desquels les villages comme les arbres cherchent souvent un abri contre les vents de la plaine.

L’absence d’arbres est le caractère distinctif de toute cette zone. Dans sa partie septentrionale, là où elle confine à celle des forêts, le déboisement est sans aucun doute le fait de la main de l’homme ; parfois même il est récent, ou, pour mieux dire, contemporain. Plus au sud, dans les steppes proprement dites, la chose est moins certaine ; s’il n’est l’œuvre de la nature, le déboisement est celle des plus anciennes migrations. ; Aujourd’hui, par la faute du sol ou du climat, dans la plus grande partie de ces immenses régions des steppes, on ne rencontre presque aucun vestige de végétation arborescente. La faute en est surtout au manque d’eau et au manque d’abri. Les seuls arbres qui viennent spontanément se réfugient au fond des ravins qui servent de lit aux ruisseaux. La plaine est souvent recouverte d’une terre fertile, mais peut-être trop meuble, en tout cas trop exposée à tous les souffles de l’air, pour que les arbres y prennent racine, et le sous-sol, généralement crayeux, est peu favorable à la végétation forestière. Ailleurs c’est un fond pierreux ou imprégné de substances salines, partout c’est la sécheresse qui fait obstacle à la croissance des bois. Cette région traversée, par les plus grands fleuves de l’Europe souffre du manque d’eau ; le ciel est avare de pluies et le sol de sources. Ce mal augmente du nord au sud, et de l’ouest à l’est. Souvent rares et toujours irrégulières, au moins pour la quantité, de façon qu’à des années humides succèdent des années de sécheresse, les pluies ne tombent qu’au printemps et en automne. L’été, la terre, échauffée par un soleil d’Asie, cède toute son humidité à une atmosphère qui ne la lui restitue point : les nuages se maintiennent à une élévation qui ne permet pas à leurs vapeurs de se condenser en eau. On a vu dans certains districts de l’extrême sud des années entières, des périodes de dix-huit mois sans une goutte de pluie. La craie perméable qui le plus souvent forme le sous-sol de ces plaines absorbe leur humidité sans pouvoir la leur rendre en sources. Les différences de niveau sont si insignifiantes que, même dans les terrains les plus poreux, il ne se peut rassembler une quantité d’eau suffisante pour donner à fleur de terre des sources perpétuelles. Les ravins appelés bolka qui sillonnent le terrain uni de la steppe restent souvent à sec pendant la plus grande partie de l’année, comme les wadi du désert, et les ruisseaux qui coulent au fond de ces crevasses se trouvent fréquemment trop au-dessous des terres pour les pénétrer et en rafraîchir la végétation. Le manque d’eau en été est souvent tel que, dans beaucoup de villages des steppes, les paysans, faute de source ou de ruisseau, boivent la boue liquide des mares toutes noires de poussière où ils ont retenu les eaux du printemps. Après le manque de montagnes, le manque de forêts-est lui-même un grand obstacle à l’accumulation des eaux, comme à la croissance des arbres, qu’il laisse sans abri dans ces plaines ouvertes aux quatre vents. Que ce soit l’œuvre de l’homme ou de la nature, les contrées au nord du Font-Euxin et de la Caspienne ont été déboisées dès la plus haute antiquité, et leur nudité a eu une influence capitale sur l’histoire de la Russie et de l’Europe.

Cette zone, qui occupe la Russie méridionale, semble par sa latitude devoir jouir d’un climat plus tempéré que les polessia du nord : cela est vrai pour les anciennes provinces polonaises, mieux abritées par les forêts et plus voisines de l’Europe. Pour les autres régions, c’est tout différent. Le sud de la Russie est par excellence le pays du climat excessif, des saisons fortement contrastées. Il passe la même année par les froids du nord et les chaleurs du midi, subissant tour à tour la domination du pôle et de la Sibérie et celle de l’Asie centrale, des déserts de glace du nord et des déserts de sable du sud-est. Sur la latitude de Paris et de Venise, les contrées placées au nord de la Mer-Noire et de la Caspienne ont en janvier la température de Stockholm, en juillet celle de Madère. Deux saisons extrêmes s’y succèdent l’une à l’autre presque sans transition, le printemps et l’automne n’y durant que quelques semaines. Ces oppositions de saisons comme le manque d’humidité augmentent d’occident en orient, de l’Europe vers l’Asie. De l’ouest à l’est, les lignes isothermes présentent entre leur direction d’hiver et leur direction d’été un écart croissant. Dans ces régions du sud, les hivers sont moins longs que dans le nord ; ils ne sont guère moins rigoureux ; quand ce n’est pas sous celui de la température moyenne, c’est sous le rapport des abaissemens extrêmes. A Astrakan, sous la latitude de Genève, il n’est pas rare qu’à six mois d’intervalle les variations thermométriques embrassent jusqu’à 70 et même 75 degrés de l’échelle centigrade. Les influences contraires de la Sibérie et de l’Asie centrale enlèvent à la Caspienne le rôle modérateur des grandes surfaces d’eau. Sur les côtes de cette mer intérieure jusqu’au pied du Caucase, sous le 44e parallèle à la hauteur d’Avignon, le froid descend jusqu’à 30 degrés au-dessous de la glace : en revanche la chaleur en été peut s’élever jusqu’à près de 40 au-dessus. Aux confins de l’Asie, dans les brûlantes steppes des Kirghizes, sur la latitude du centre de la France, le mercure demeure quelquefois congelé pendant des journées entières, et en été le même thermomètre, mal surveillé, éclate au soleil. C’est au centre du continent, vers les bords de la mer d’Aral, que ces températures excessives atteignent leur maximum. Il y a là des intervalles de 80, peut-être 90 degrés centigrades entre les plus grands froids et les plus grandes chaleurs, et c’est ainsi que dans leur récente marche sur Khiva les troupes russes ont eu à braver tour à tour l’extrême de l’hiver et l’extrême de l’été. Dans le sud de la Russie d’Europe, en dehors du bassin inférieur du Volga, le climat n’est point aussi inhumainement outré. Les contrastes des saisons sont cependant encore fort sensibles au nord de la mer d’Azof et même de la Mer-Noire dans le bassin du Don et du Donets. Là aussi l’écart entre le jour le plus froid et le jour le plus chaud dépasse parfois l’intervalle de 70 degrés centigrades[3]. La Crimée elle-même, que baignent deux mers, n’est pas à l’abri de ces redoutables contrastes ; pour leur échapper, il faut que les Russes franchissent les montagnes de la côte méridionale de la presqu’île ou les escarpemens du Caucase.

Pour produire une distribution de la chaleur aussi inégale entre les diverses saisons, il suffit de la concordance de l’aplatissement du sol avec les influences continentales, jointes au déboisement de ces régions. Ces oppositions de température sont en Russie un des grands obstacles à la vie civilisée ; ils ne sont une barrière insurmontable que là où, comme au-delà de la Caspienne, ils atteignent à des excès effrayans pour l’imagination. Il ne faut point oublier que notre climat tempéré est de tous les privilèges de l’Europe celui que l’Européen retrouve le plus rarement dans les plus belles de ses colonies. Les autres continens présentent souvent, pour des raisons analogues, ce même défaut de la Russie ; le climat du nord des États-Unis ressemble beaucoup à cet égard à celui du sud de la Russie, et les états les plus peuplés de l’Union, ceux de la Nouvelle-Angleterre, New-York et la Pensylvanie, passent presque par des températures aussi extrêmes que les steppes désertes du nord de la Mer-Noire.

Pour être dénuée d’arbres, la Russie méridionale est loin d’être privée de végétation. Dans une grande partie de ce vaste territoire, la richesse du sol compense la parcimonie des eaux. Là où les conditions atmosphériques ne sont point par trop hostiles, la fécondité de la terre est souvent merveilleuse. Pour le sol, pour la culture et la population, toute la zone déboisée se partage naturellement en trois régions différentes, en trois bandes superposées du nord-est au sud-ouest. L’une est la région agricole de la terre noire, la seconde celle des steppes à sol fertile, la troisième celle des steppes base sablonneuse ou saline.

La première, un des plus féconds comme un des plus vastes pays agricoles du globe, occupe la partie supérieure de la zone déboisée à son point de jonction avec la zone des forêts. Participant encore de l’humidité de celle-ci et abritée par elle, la contrée de la terre noire est dans des conditions climatériques beaucoup moins défavorables que les steppes de l’extrême, sud. Elle doit son nom de terre noire, tchernoziom, à une couche d’humus noirâtre, d’une épaisseur moyenne de 50 centimètres à 1 mètre et plus. Ce terreau est principalement composé de marne et d’une moindre proportion d’argile grasse. Il se dessèche rapidement en se convertissant en une fine poussière ; mais avec une égale promptitude il s’imprègne d’humidité, et sous l’action de la pluie reprend l’aspect d’une pâte noire. La formation de cette couche d’une admirable fécondité doit probablement être attribuée à la lente décomposition des herbes de la steppe, accumulées pendant des siècles. Le tchernoziom s’étend en longue bande sur toute la largeur de la Russie d’Europe. Partant de la Podolie et de Kief au sud-ouest, il monte vers le nord-est jusqu’au-delà de Kazan, et, interrompu par l’Oural, il reparaît en Sibérie dans le sud du gouvernement de Tobolsk. Confinant aux régions des forêts, le tchernoziom, surtout dans sa partie septentrionale, conserve encore quelques bois. A mesure que l’on avance vers le sud, ils diminuent de nombre et d’étendue pour disparaître peu à peu. Au milieu des plaines sans bornes, les derniers bouquets de chênes, de trembles ou d’ormes semblent de petites lies perdues dans l’immensité. Les arbres isolés, les buissons même finissent par s’effacer ; il ne reste que la terre cultivée, un champ sans limite, s’étendant à perte de vue sur une longueur de plusieurs centaines de lieues, comme une Beauce gigantesque de 600,000 à 700,000 kilomètres carrés.

Non contente de suppléer à l’insuffisance en grains de la moitié septentrionale de la Russie, cette région est, avec le bassin moyen du Mississipi, un de ces grands magasins de blé qui permettent au monde moderne de défier toute famine. Médiocrement pourvue d’humidité, médiocrement cultivée, avec des procédés d’agriculture souvent encore primitifs, la terre noire est capable de nourrir l’Europe et la Russie. La fécondité de son sol encore neuf semble inépuisable, et jusqu’à ces dernières années ses propriétaires pouvaient croire qu’elle n’aurait jamais que faire de fumier et d’engrais d’aucune sorte. Une telle fertilité en a fait la partie la plus habitée de la Russie. Sa population totale s’élève à 25 millions d’âmes, elle va en croissant avec les débouchés que lui ouvrent les chemins de fer et à mesure des conquêtes de l’agriculture sur les steppes voisines. Grâce au tchernoziom, on peut dire que le centre de gravité de l’empire tend de plus en plus à se déplacer du nord vers le sud.


III

Au-dessous du tchernoziom, entre les mers du midi et lui, viennent les steppes proprement dites, car les champs de la terre noire sont souvent en Russie même désignés de ce nom, qu’on finit ainsi par appliquer à toute plaine dénuée d’arbres. C’est dans les steppes que l’aplatissement du sol, l’absence de toute végétation arborescente et la sécheresse de l’été atteignent leur maximum. Inclinées vers la Mer-Noire, la mer d’Azof et la Caspienne, occupant les bassins inférieurs du Dnieper et du Don, du Volga et de l’Oural, ces steppes sont les parties les plus basses de ces basses plaines de Russie. Encore abandonnée à elle-même ou à demi sauvage, peu ou point cultivée, la steppe est une plaine déserte sans arbres, sans ombre, sans eau. Sur des surfaces à perte de vue, on chercherait souvent en vain pendant des journées entières un arbuste, une maison ; mais pour être dégarnie de forêts, la steppe n’est point toujours le désert stérile que l’Occident s’est figuré sous ce nom. Dans ces vastes espaces plus ou moins inhabités, qui occupent encore en Europe de 900,000 à 1 million de kilomètres carrés, se confondent sous la même désignation des terrains de qualité fort différente, et qui, avec une certaine analogie d’aspects extérieurs, sont appelés par leur fond même à des destinées fort diverses. Les steppes se divisent naturellement en deux types nettement tranchés par le sol : les steppes à terre végétale identique ou analogue au tchernoziom. et les steppes de pierre, de sable ou de sel. Les premières, qui en Europe occupent la plus vaste surface, offrent à l’agriculture un champ dont elle n’a qu’à s’emparer, les secondes lui sont à jamais rebelles. Si par ce nom de steppe on entend un espace inculte et désert, celles-là ne le méritent que transitoirement, celles-ci d’une manière permanente ; les unes sont des steppes accidentelles qui ne le restent encore que grâce à l’absence de l’homme, les autres sont des steppes éternelles du fait même de la nature[4].

Les steppes fertiles remplissent la plus grande partie de l’intervalle entre le tchernoziom, qu’elles continuent, et la Mer-Noire et la mer d’Azof. Elles occupent le cours inférieur de tous les fleuves qui se jettent dans ces deux mers, du Dniester et du Boug au Don et au Kouban ; elles restent à une distance d’une centaine de lieues de la mer Caspienne et du delta du Volga, mais remontent au nord-est entre ce fleuve et l’extrémité méridionale des monts Oural. La plus grande partie de cette surface repose sur un fond de craie, — seulement dans la. Nouvelle-Russie, au nord d’Odessa et vers le Dnieper, sur un fond granitique, continuation des Karpathes. Ce sous-sol est généralement recouvert d’une épaisse couche végétale, identique à l’humus de la terre noire, ou comparable à lui. Laissées à elles-mêmes, ces steppes témoignent magnifiquement de leur fécondité naturelle. Dépourvues d’arbres, elles ont leur végétation, leur flore à elles, qui dans sa libre croissance ne leur laisse rien à envier aux plus belles forêts. Au lieu de bois, elles se couvrent au printemps d’herbes et de plantes de toute sorte qui les font ressembler à une mer de verdure. Ce n’est point aux déserts d’Afrique, c’est à la prairie d’Amérique qu’il faut alors comparer la steppe. La nature montre une vie, une exubérance souvent extraordinaire. Dans leur sauvage végétation, les herbes des steppes atteignent une hauteur de 5 à 6 pieds, parfois dans les années de pluie de 8 à 10. En les traversant en été, nous avons compris les légendes de l’Ukraine, racontant que dans leurs aventureuses expéditions les cosaques à cheval se cachaient dans le fourré de la steppe. Cette puissance de la végétation herbacée peut être regardée comme une des causes de l’absence de bois ; les hautes herbes dans leur rapide croissance étoufferaient les jeunes arbres. A vrai dire, les herbes proprement dites, les graminées, sont loin de former à elles seules toute la flore steppienne. Ce ne sont point elles qui lui donnent cette vigueur d’aspect, ce sont des plantes plus hautes, qui les recouvrent, ombellifères, dipsacées, malvacées, légumineuses, labiées, composées, dont au printemps les tiges fleuries émaillent la steppe de mille couleurs. Comme dans les bois du nord, dans ces frêles forêts les espèces sont peu variées ; ce sont des plantes sociales dont chacune couvre de grands espaces, la plupart espèces annuelles, les autres ayant de la peine à supporter un climat qui unit les hivers de la Baltique aux étés de la Méditerranée. En dépit des idées reçues, la steppe n’est point absolument dépourvue de plantes ligneuses. Il s’y rencontre quelques arbustes, quelques arbres même, mais petits et rabougris, entre autres le poirier sauvage, dont les ballades cosaques ont fait le symbole de l’amour méconnu. Dans le court printemps de ces régions, la végétation des steppes, comme celle du nord de la Russie, se développe avec une prodigieuse rapidité. Elle prend dans les pluies printanières de quoi résister aux chaleurs intenses de l’été ; mais, si les pluies ne viennent à temps, elle succombe à la sécheresse. Dans certains terrains ou dans certaines années, toute cette brillante végétation ne dure que quelques mois ; tout est flétri en juillet, un soleil sans ombre a tout brûlé, et les hautes plantes qui en faisaient un océan de verdure hérissent la plaine de leurs tiges dénudées ; les steppes sont devenues des pampas desséchés. Sous cette forme même, leur ancienne parure n’est point perdue pour l’homme ; ces plantes, brûlées par le soleil dans leur pleine maturité, fournissent aux troupeaux des steppes comme un foin naturel qui les nourrit pendant le reste de la saison. Chaque année, toute la végétation disparaît à l’hiver ; ce qui a résisté au soleil périt sous la neige.

Cette steppe vierge à la libre végétation, la steppe de l’histoire et des poètes, se rétrécit chaque jour pour bientôt disparaître devant les envahissemens. de l’agriculture. L’Ukraine des cosaques et de Mazeppa avec toutes ses légendes a déjà perdu son ancienne et sauvage beauté. La. charrue s’en est emparée ; les plaines désertes où se perdait l’armée de Charles XII sont déjà en culture régulière. La steppe de Gogol, comme en Amérique la prairie de Cooper, ne sera bientôt plus qu’un souvenir. Entamée de tous côtés. par le laboureur, elle est destinée à être peu à peu. conquise par lui et annexée à la région voisine du tchernoziom. Entre les deux zones, il est difficile de tracer une limite exacte, l’une augmentant toujours aux dépens de l’autre, pour finir par l’absorber tout à fait. Dans les deux, le sol est le même et d’une égale fertilité. C’est à l’histoire autant qu’à la nature qu’il faut demander les causes de leur inégal développement. Pendant des centaines et des milliers d’années, ces steppes ont été la grande route de toutes les. émigrations d’Asie en Europe ; jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, elles sont demeurées exposées aux incursions des nomades de la Crimée, du Caucase et du Bas-Volga. Pour les assurer à la culture, il n’a fallu rien moins que la soumission des Tatars de Crimée, des Nogaïs des bords de la mer d’Azof, des Kirghizes de la région Caspienne. Avant les steppes du sud, l’agriculture et la population ont naturellement occupé tout le tchernoziom, le premier conquis sur les nomades, ou mieux c’est par le nord qu’elles ont entamé ces immenses plaines, longtemps condamnées à une inutile fécondité par la domination des Asiatiques, car la plus grande partie de la terre noire n’a pendant des siècles formé avec les steppes qu’une région, comme elles n’en feront plus qu’une lorsque ces dernières auront toutes passé sous le joug de la culture.

Égales au tchernoziom pour la fertilité du sol, les steppes n’ont vis-à-vis de lui qu’un désavantage qui rendra leurs progrès plus lents : le climat y est plus excessif et en même temps l’air et la terre plus pauvres en humidité, les bois encore plus rares. Cette sécheresse et ce manque de bois sont des obstacles presque égaux dans un pays où les étés sont très chauds et où les froids de l’hiver réclament d’abondans moyens de chauffage. Au premier défaut il est difficile de trouver un remède, et, grâce à lui, lorsqu’elles seront en culture, les plus fertiles de ces plaines resteront exposées à des années stériles après des années d’abondance. Aujourd’hui le manque d’arbres est peut-être un plus grand obstacle à la population, ainsi privée à la fois de combustible et de matériaux de construction. Pour le chauffage, on n’a que les tiges des hautes herbes de la steppe et le fumier des troupeaux, ainsi enlevé à la terre. De pareilles ressources ne pourraient suffire à une population dense, mais l’achèvement des voies de communication et l’exploitation des mines de houille et d’anthracite, dont cette région est fort bien pourvue, remédieront bientôt à ces inconvéniens, apportant ou remplaçant le bois et rendant le fumier à l’agriculture. Avec toutes ces causes d’infériorité, une grande partie des steppes fertiles a sur tout le reste de la Russie un avantage considérable, redoutable un jour pour leurs concurrens agricoles de l’Occident : la position géographique. Placées aux embouchures des grands fleuves, dans le voisinage de la Mer-Noire et de la mer d’Azof, elles ont vers l’Europe les débouchés les plus faciles et sont même la seule région de la Russie qui ait accès sur une mer libre en toute saison.

Entre cette région des steppes arables et le tchernoziom proprement dit, jadis séparés l’un de l’autre par l’agriculture et aujourd’hui en train d’être de nouveau réunis par elle, le mode même de culture et la densité de la population sont les seules distinctions qu’on puisse établir avec quelque précision. Dans la steppe, la population est rare, la culture encore nomade. Les champs n’occupent que la moindre partie du sol, au plus 25 pour 100 de l’étendue totale ; le reste, la steppe inculte, forme d’immenses jachères qui servent de pâturages. La terre est cultivée pendant plusieurs années de suite, puis abandonnée pour une plus longue période à sa végétation naturelle, pendant que le laboureur va chercher dans ces vastes espaces des champs d’une fertilité vierge. Cette culture de translation et comme nomade ne peut persister qu’avec une faible population. Il ne faut que 22 ou 23 habitans par kilomètre carré pour la rendre à peu près impossible par l’insuffisance des jachères et lui faire céder la place à la culture triennale, le mode habituel d’exploitation du tchernoziom. Ainsi avec le progrès de la population s’accomplit graduellement l’annexion des steppes à la terre noire. Ces conquêtes sur la nature sauvage s’opèrent sans efforts, sans souffrances du premier occupant, sans martyrs de la civilisation. A vrai dire, il n’y a pas même de défrichement. La steppe à sol fertile, couvrant près de 600,000 kilomètres carrés, est encore presque aussi vaste que toute la zone du tchernoziom actuellement en culture régulière, dans laquelle elle doit s’absorber. Cette riche contrée est ainsi appelée à doubler d’étendue. Dans un avenir plus ou moins prochain, ces steppes et la terre noire ne formeront qu’une seule région agricole, comme un seul et même champ de blé, à la fois peut-être le plus fertile et le plus vaste du globe, occupant en Europe seulement de 1 million à 1,100,000 kilomètres carrés d’un seul tenant, environ deux fois la surface totale de la France. La prairie d’Amérique, qui passe par des phases à peu près analogues, sera probablement la seule contrée à lui pouvoir être comparée.

Au sud et à l’est de la région du tchernoziom steppien viennent les steppes infertiles, les steppes éternelles, qui semblent à jamais impropres à l’agriculture. Là toute couche végétale disparaît pour ne laisser voir que la pierre, le sable ou un sol imprégné de sel plus défavorable encore à la culture. Cette région inféconde est formée de la vaste dépression ouralo-caspienne, fond de mer récemment desséché, où l’eau en s’évaporant a laissé le sel, et qui est encore çà et là couverte de petits lacs salins, comme les grandes surfaces de la Caspienne et de l’Aral, débris de l’ancienne méditerranée aujourd’hui disparue. Ainsi que le Sahara, cette région est un vrai désert qui n’offre à l’homme que de rares oasis. Occupant tout le cours inférieur du Volga, à partir de Tzaritzine sur la rive droite, de Saratof sur la rive gauche, ces déserts de sel se mêlent et se relient, sur les rives septentrionale et orientale de la Caspienne, à des déserts de sable qui forment les vastes steppes des Kirghizes, et se prolongent en Asie jusqu’au cœur du Turkestan. Une partie de ces steppes salines sont au-dessous du niveau de la mer, comme la Caspienne elle-même, dont elles forment l’ancien bassin, et qui, rétrécie et abaissée, se trouve aujourd’hui de 28 mètres au-dessous de la surface de la Mer-Noire. Cette steppe ouralo-caspienne est de toute la Russie d’Europe la partie la plus sèche, la plus dénuée de bois, la plus exposée à des saisons excessives. C’est une contrée décidément asiatique par le sol et le climat, par la flore et la faune, comme elle l’est encore par la race et le genre de vie de ses habitans. S’il y a de ce côté une limite naturelle entre l’Europe et l’Asie, ce n’est pas au fleuve Oural qu’il la faut chercher, c’est aux extrémités de cette concavité Caspienne, prolongement du désert de l’Asie centrale ; c’est au point où le Don et le Bas-Volga se rapprochent le plus l’un de l’autre, sans que l’art ait encore pu les réunir, si nette est la délimitation physique des deux régions où ils coulent.

De l’autre côté de la mer d’Azof, la moitié septentrionale de la Grimée et les côtes adjacentes entre l’isthme de Pérécop et l’embouchure du Dnieper forment une petite région, qui n’est guère moins rebelle à l’agriculture, comme un autre morceau de l’Asie transporté au nord de la Mer-Noire. Ici, sur les steppes salines dominent les steppes pierreuses ou les sables, et là même où se montre quelque terre végétale, le manque de cours d’eau et le manque de pluies semble condamner toute cette moitié supérieure de la Crimée, d’où l’on se promettait tant de merveilles au temps de Catherine II, à demeurer longtemps inculte. Des montagnes du sud de la Crimée et du Caucase au tchernoziom encore steppien, les steppes infertiles occupent en-deçà du fleuve Oural près de 400,000 kilomètres carrés qui ne comptent pas 1,500,000 habitans. Sur toute cette surface, le reboisement, facile dans le tchernoziom, possible encore dans les steppes à sol analogue, devient entièrement impraticable. Impropres à l’agriculture et presqu’à la vie sédentaire, ces vastes espaces, comme les parties voisines de l’Asie, ne paraissent convenir qu’à l’élève du bétail et à la vie nomade. Aussi de toute la Russie d’Europe sont-ce les seules contrées qui soient demeurées jusqu’à nos jours habitées par les tribus nomades de l’Asie, les Kirghizes elles Kalmouks, et jusqu’à ces dernières années par les Tatars de Crimée et les Nogaîs. Sur ces steppes, ces Asiatiques semblent aussi bien chez eux que dans leur patrie originaire et ils y mènent naturellement la même vie, conduisant leurs troupeaux brouter les herbes des sables ou les plantes salines qui sur le sol aride poussent en petits îlots ou en touffes. À cette extrémité sud-est de la Russie d’Europe se rencontre presque le même genre d’existence qu’à l’extrême nord, chez le Lapon et le Samoyède : la vie nomade, la tente de peau et seulement le chameau à la place du renne. Aussi ces deux régions sont-elles les moins peuplées de toute la Russie en-deçà de l’Oural. En comprenant les nombreux pêcheurs du Volga et les ouvriers des salines, les steppes du sud-est ne comptent pas en moyenne 4 habitans par kilomètre carré. Dans certaines parties, dans la steppe des Kalgmouks en particulier, entre le Volga et l’isthme du Caucase, il n’y a guère que 1 habitant par kilomètre. Il faut remonter dans l’extrême nord, jusqu’à l’embouchure de la Dwina, pour trouver une population aussi faible. Les bords de la Caspienne ne sont guère plus peuplés que ceux de la Mer-Blanche et n’offrent guère plus d’avenir. La richesse n’y fait pas plus de promesses que la population. Avec le sol le plus ingrat, ces steppes ont le ciel le plus inclément, subissant tour à tour l’influence des glaces de la Sibérie et des chaleurs de l’Asie centrale. Pour tout bien, elles n’ont que leurs troupeaux de moutons, nourris sur un sol maigre et exposés à tous les contrastes du climat le plus excessif, souffrant souvent de la soif en été, et en hiver souvent dispersés par les tempêtes de neige ou ensevelis par les montagnes mouvantes qu’elles soulèvent. En dehors des troupeaux, les seules richesses de ce pays sont ces salines, qui rendent l’agriculture impossible, mais qui alimentent de sel les parties les plus continentales de l’empire, et enfin les pêcheries du Volga et de la Caspienne, les riches pêcheries de l’esturgeon et du caviar.

Pour compléter le tableau des régions naturelles de la Russie, il nous en reste une à indiquer, de moindre étendue et d’acquisition récente, mais à laquelle un sol montagneux et un climat méridional donnent dans l’empire une place à part. C’est le Caucase, et la côte sud de Crimée, dont la haute muraille n’est que le prolongement de la chaîne caucasique. La nature, qui n’a marqué à la Russie de limite nulle part, ni vers l’Europe, ni vers l’Asie, semblait ne lui avoir opposé de vraie barrière que d’un côté, entre la Caspienne et la Mer-Noire. Quelle frontière mieux marquée que cette chaîne de A,000 à 6,000 mètres de haut, dressée entre deux mers ? C’était comme des Pyrénées près de deux fois plus élevées que celles qui nous séparent de l’Espagne. Et pourtant cet obstacle qui paraissait lui devoir fermer la route, la Russie l’a franchi. La nature même, en lui opposant cette muraille, lui avait fourni les moyens de la tourner. Etendu au milieu d’un isthme, d’une longueur à peu près égale à sa largeur, entre deux mers fatalement soumises à l’influence russe, du jour où la Russie aurait atteint leurs rivages, le Caucase devait être débordé des deux côtés, et aisément pris à revers par les armes des tsars. C’est ce que nous avons vu. C’est par le versant méridional, par la Géorgie, par Bakou et les anciennes provinces persanes, que la Russie s’en est emparée, et ce n’est qu’au nord, parmi les montagnards mahométans des hautes vallées, qu’elle a rencontré une sérieuse résistance. Il lui fallait franchir cette barrière pour atteindre le midi, l’éternelle tentation des peuples du nord. Le Caucase et la côte méridionale de Crimée nous offrent non pas une nouvelle région du sol russe, — la nature russe finit avec la plaine, — mais une contrée toute différente, aussi multiple et variée que sont uniformes dans leur immensité les régions de la Russie proprement dite. Là se retrouvent dans les vallées du Caucase les forêts disparues depuis le centre de l’empire, non plus maigres, monotones et diffuses comme dans le nord, mais épaisses, vigoureuses et d’une puissance de végétation inconnue à l’Occident et à l’Europe. Là réussissent les arbres fruitiers et toute cette variété de plantes et de cultures que la Russie eût en vain demandée à ses plaines, des rives de la Mer-Glaciale à celles de la Mer-Noire, — la vigne, qui, sur les bords du Don et même en Bessarabie, ne trouve encore qu’un abri précaire, — le mûrier, l’olivier. Il semble que les diverses zones de culture, ailleurs désignées par ces trois arbres, se soient rapprochées et réunies sur les pentes de ces montagnes comme pour dédommager la Russie de la monotonie de ses plaines. Il y a peu de plantes qu’on n’ait acclimatées dans les jardins suspendus sur la mer de la Corniche de Crimée. Dans la Transcaucasie, on cultive avec succès le coton et la canne à sucre, et les marchands russes ont déjà parlé d’y introduire des plantations de thé.


IV

La diversité des régions physiques de la Russie et la grandeur du tout ne doivent point nous faire illusion sur son homogénéité. Il importe de ne le point perdre de vue : l’unité de la Russie est si naturelle qu’à moins d’être une île ou une presqu’île aucun pays du globe n’a été plus clairement marqué pour l’habitation d’un seul peuple. À travers toutes leurs différences, toutes leurs oppositions physiques et économiques, les deux grandes zones de la Russie sont attachées l’une à l’autre comme deux moitiés qui se complètent et qu’on ne saurait isoler. Pour premier lien elles ont le sol, la plaine, qui entre elles ne laisse aucune barrière, aucune frontière possible ; pour second lien, elles ont le climat, l’hiver, qui presque chaque année les confond pendant de longues semaines sous le même manteau de neige. Au mois de janvier, on peut aller en traîneau d’Archangel ou de Pétersbourg à Astrakan. L’absence de neige est pour le sud de la Russie une calamité presque aussi grande, presque aussi rare que pour le nord. Dans les steppes du midi comme dans les forêts voisines du cercle polaire, les fleuves demeurent plusieurs mois enchaînés par la glace. La mer d’Azof gèle comme la Mer-Blanche, la moitié septentrionale de la Caspienne comme le golfe de Finlande. La Mer-Noire est la seule des mers de la Russie d’Europe dont la glace ne ferme les ports que dans les années exceptionnellement rigoureuses ; mais les larges embouchures de ses grands fleuves se prennent presque régulièrement. D’ordinaire la navigation n’est point interrompue ; mais au souffle du vent du nord, sur les côtes de la Crimée comme sur celles du Canada, les bateaux ont parfois leurs agrès durcis par la glace et leur carène couverte d’une croûte congelée, qui les alourdit et les met en danger.

Sans montagnes pour les séparer, les forêts et les steppes des deux zones sont réunies par leurs fleuves. Les plus grands ont leur source dans l’une, leur embouchure dans l’autre. Les différentes régions physiques de la Russie ne correspondent point à ses bassins : celui de la Mer-Arctique ne possède que l’extrême nord, celui de la Baltique que les contrées de l’ouest ; tout le centre et l’est de l’empire inclinent vers le sud par le Dnieper, le Don, et surtout par le Volga, le Mississipi russe, qui porte à la Caspienne les eaux des forêts du nord de l’Oural avec celles des lacs du sud de Novgorod. Ce n’est pas seulement ce qu’elles ont en commun, ce sont leurs dissemblances mêmes qui lient les deux grandes zones de la Russie. Plus leur sol, plus leurs produits diffèrent, plus exclusive est la vocation qu’elles semblent avoir reçue de la nature, et plus chacune est obligée de recourir à l’autre. Seul le centre de la Russie, où les forêts et les champs se touchent et se mêlent (l’ancien grand-duché de Moscou), pourrait se suffire à lui-même. Le nord et le sud ne le peuvent. Il faut au nord les blés du sud, au sud les bois du nord. Ils se tiennent dans une mutuelle dépendance qui, en dépit de tous leurs contrastes et par leurs contrastes mêmes, assure éternellement leur union. Si la nature a jamais tracé les contours d’un empire, c’est en Russie, de la Baltique à l’Oural, de l’Océan-Arctique à la Caspienne et à la Mer-Noire. Le cadre était nettement marqué, l’histoire n’a eu qu’à le remplir. Ces vastes régions étaient aussi fatalement vouées à l’unité politique que des contrées douze ou quinze fois plus petites, comme la France ou l’Italie ; bien plus, la plaine y devait rendre l’unification plus aisée et plus rapide. A cet égard, la Russie a l’avantage sur l’autre colosse du monde moderne ; dans l’aplatissement général de son sol, dans l’homogénéité relative de son climat, elle a de plus solides garanties d’unité que les États-Unis d’Amérique, dont le sud et le nord sont, eux aussi, fortement reliés par un grand fleuve, mais où les contrastes de tout genre sont plus prononcés, et pourraient être encore augmentés par des acquisitions de territoire au nord et au midi. En Asie comme en Europe, c’est la nature qui a préparé le champ aurègne de la Russie. Des hauts plateaux de l’Oural, elle domine les plaines de la Sibérie, des bas plateaux du Don et du Volga, la dépression Caspienne et l’Asie centrale. La Russie d’Asie, la Sibérie et même le Turkestan, ne sont point pour la Russie des colonies exotiques, impossibles à assimiler, difficiles à conserver ; l’un et l’autre sont un prolongement, une dépendance naturelle de ses territoires européens. Loin de ressembler aux constructions éphémères des conquérans asiatiques, l’empire russe est un édifice solide dont la Providence même a posé les fondemens. Ses limites définitives peuvent être incertaines vers l’ouest, au point de contact avec l’Europe occidentale, là où l’histoire a créé des forces vivaces indépendantes des conditions physiques ; mais qu’elle perde ou gagne quelques provinces entre la Baltique et les Karpathes, la Russie est assurée de demeurer une dans son ensemble, dans ses deux grandes zones du nord et du sud, assurée de garder l’empire de la région basse et froide du vieux continent, immense région faite pour l’unité, mais en même temps pour la centralisation et par suite peut-être pour l’autocratie, pour le pouvoir absolu.

La nature avant Pierre le Grand a marqué la place de l’empire russe : quand et comment ce cadre immense sera-t-il rempli ? Par combien de centaines de millions se compteront ses habitans ? Quelle sera la population de cet état, le plus vaste du globe, et dans la plus grande partie de ses territoires encore l’un des moins peuplés ? C’est là une grande, une difficile question ; mais, s’il paraît téméraire de la prétendre résoudre, il est impossible de ne se la point poser. En face de ces immenses espaces, l’imagination se demande involontairement quel est le nombre d’hommes qu’ils peuvent, qu’ils doivent un jour, contenir. Le politique se fait malgré lui la même question, et il est obligé de tenter d’y répondre. Autrement il lui faut renoncer à se faire aucune idée de l’avenir et des destinées plus ou moins prochaines de la Russie. Avec une population en proportion de celle des îles britanniques, la Russie pourrait contenir, en Europe seulement, 600 millions d’habitans. En face de ce mirage de fourmilière humaine deux ou trois fois plus vaste que la Chine, il y a un autre mirage de vide et de solitude qui fait regarder ces immenses territoires comme incapables de jamais nourrir des peuples aussi agglomérés que ceux de l’Occident. Pour trouver la vérité entre ces deux extrêmes qui dans leur vague font tour à tour illusion à l’imagination, il faut mesurer la capacité naturelle dépopulation des deux moitiés de l’empire. L’étude des principales régions physiques de la Russie d’Europe nous a fourni les premiers élémens de ce calcul ; nous demanderons les autres à la répartition actuelle de la population, aux causes de sa distribution dans le passé, et de son mode d’accroissement dans le présent.

Le fait qui frappe d’abord les yeux, c’est l’inégale densité de la population. En Europe même, dans la Russie proprement dite, il y a des districts ruraux qui, pour une même superficie, sont plus de cent fois plus peuplés que d’autres. Deux grands ordres d’influences ont présidé à cette inégale répartition des habitans : les conditions historiques et les conditions physiques, celles-ci permanentes, essentielles, celles-là transitoires, accidentelles, et par conséquent devant s’effacer devant les autres. L’histoire, grâce à leur situation géographique, a longtemps fait aux deux grandes zones de l’empire des destinées peu en accord avec la nature du sol et du climat. Confinant aux steppes de l’Asie centrale, la zone déboisée a été la première exposée, la dernière arrachée aux invasions des nomades asiatiques. De là est venu pour la Russie un développement anormal de ces deux régions et une distribution de la population en quelque sorte artificielle. En dehors de l’ouest, auquel l’éloignement de l’Asie a fait un sort à part, les régions les plus fécondes ont été les dernières habitées, les dernières mises en culture. L’agriculture, et par suite la richesse et la civilisation, ont été des siècles avant de pouvoir fleurir à la place que la nature leur avait marquée. Repoussés du sud par les incursions des nomades[5] les Russes ont été relégués dans les régions du nord, incapables de nourrir une grande population, une grande civilisation. Encore très sensibles au XVIIIe siècle, les effets de cette anomalie s’effacent rapidement. Déjà la moitié méridionale de l’empire contient beaucoup plus d habitans que la septentrionale, et des contrées du tchernoziom en grande partie désertes il y a un siècle ou deux comptent parmi les plus peuplées de l’empire. La population la plus dense se presse encore autour des deux centres historiques de la vieille Russie, Kief et Moscou ; mais l’ancienneté de la population n’est plus la principale raison de sa densité. À Kief, c’est le sol et le climat, à Moscou, c’est la position centrale et l’industrie qui retiennent les habitans agglomérés, tandis que la reine du nord, la grande Novgorod, n’a autour d’elle que de rares habitans, aussi pauvres que les ressources de ses campagnes.

L’influence de l’histoire sur la répartition de la population russe tend à s’effacer devant celle des conditions physiques ; elle persiste cependant indirectement par un côté important, le degré de culture du peuple. Dans des conditions physiques égales, la population d’un pays, sur une surface donnée, peut être d’autant plus élevée que plus haute est sa civilisation. Chaque passage d’un degré de culture à l’autre, de la vie de chasseur à celle de pasteur, de la vie pastorale et nomade à la vie agricole et sédentaire, de l’état purement agricole à l’état industriel et commercial, chaque progrès même d’un mode d’exploitation de la terre à un autre, de l’agriculture instable comme celle des steppes à l’assolement triennal, de la culture extensive à l’intensive, chaque pas en avant dans cette longue carrière du développement des peuples élargit le champ de la population. En Russie, où, dans les limites mêmes de l’Europe, se retrouvent tous les modes d’existence depuis la vie de chasseur et la vie nomade, il n’y a de capable d’une augmentation considérable de population que les régions qui peuvent passer d’un degré de culture à l’autre. Ce passage, la nature l’interdit à plusieurs : l’extrême nord est voué à la chasse et à la pêche, les steppes ouralo-caspiennes sont condamnées à la vie pastorale et nomade ; la civilisation ne le promet à d’autres que dans un avenir lointain dont nous ne pouvons supputer la date.

L’industrie ne faisant qu’éclore en Russie, c’est de la vie agricole qu’il faut attendre presque tout le développement prochain de la population de l’empire. Or l’agriculture est plus que l’industrie dans la dépendance immédiate des conditions physiques ; aussi en Russie l’accroissement de la population est-il presque complètement sous l’empire de ces conditions naturelles du climat, du degré d’humidité et d’arrosement, de la situation géographique, et par-dessus tout de la fertilité du sol. Le plus ou moins de fertilité du sol, voilà l’agent qui préside manifestement à la répartition des habitans de la Russie, et, sans le retard que l’histoire a fait subir au sud de l’empire, la densité de la population y serait à peu près en raison directe de la fécondité de la terre. Cette tendance donne la raison d’un curieux phénomène statistique, d’une sorte de contradiction qu’on ne saurait trop méditer. Si l’on prend la Russie d’Europe avec la Pologne, la Finlande et le Caucase, on trouve que les deux tiers de ses habitans n’occupent pas un tiers de son territoire, et, chose plus singulière, c’est dans cette zone la plus peuplée que la population augmente le plus[6]. Cette apparente anomalie s’explique aisément : cette zone, où la population est la plus dense ou la plus progressive, renferme les parties les plus productives de l’empire. Elle est composée de quatre régions, dont trois possèdent les meilleures terres de la Russie, et dont la quatrième en est le grand, presque l’unique centre industriel. Les régions agricoles sont la terre noire, le grenier de la Russie et de l’Europe, — les steppes à sol arable, qui déjà commencent à rivaliser avec le tchernoziom, en attendant qu’elles se confondent avec lui, — enfin les frontières occidentales de l’empire, le royaume de Pologne avec une partie de la Lithuanie et des provinces baltiques, pays dont le sol est moins riche, mais dont la position géographique et l’ancienneté de la civilisation favorisent l’essor. La région industrielle est celle de Moscou et des gouvernemens voisins, qui doit sa nombreuse population moins à des causes historiques qu’à sa position centrale entre les deux grandes voies fluviales de l’intérieur de l’empire, le Volga et son affluent l’Oka, et au voisinage des plus belles contrées forestières du nord en même temps que des plus fertiles terres du tchernoziom. Réunies, ces quatre régions n’occupent en-deçà de l’Oural que 1,700,000 kilomètres carrés sur une surface d’environ 5 millions 1/2, tandis qu’elles comptent de 53 à 54 millions d’habitans sur un total de 77 à 78. Avec une population a une densité moyenne, plus de quatre fois supérieure au reste de la Russie d’Europe, elles ont une augmentation proportionnellement deux lois et demie plus forte (8,6 pour 100 contre 3,4 pour 100 dans une période de neuf ans). C’est à leur point de réunion, vers le méridien de Moscou et au sud de cette ville, que se trouve le centre de gravité naturel de l’empire. Ce sont là les parties vitales de la Russie ; les autres régions, qui comprennent les deux tiers de son territoire européen, n’en sont que des appendices plus ou moins indispensables : toute leur importance est déterminée par, leurs relations avec ce noyau central, les unes le reliant à la mer et par de longs fleuves lui ouvrant des débouchés sur l’Europe ou l’Asie les autres lui offrant dans leurs montagnes de précieuses richesses minérales ; la plupart lui gardant dans leurs forêts d’immenses réserves de bois, quelques-uns lui servant au midi de jardin et comme de serre ou de verger. C’est de ce noyau de ces forces productives, qui n’a guère que trois fois l’étendue de la France, que doit venir à la Russie presque tout l’accroissement de sa population ; mais dans ces régions mêmes le progrès ne peut être partout identique. Une grande partie de cette zone semble n’être pas très éloignée des limites naturelles de sa population, au moins dans l’état actuel de culture de la Russie. La région industrielle centrale, qui autour, de Moscou, entre le Volga et l’Oka, renferme de 9 à 10 millions d’habitans, n’a pas encore atteint une moyenne de 35 par kilomètre carré, et déjà elle ne croît plus que lentement[7]. La zone agricole la plus fertile, le tchernoziom, a généralement dépassé cette moyenne de 35 âmes ; dans certaines de ses parties, au centre et à l’ouest, ce nombre moyen s’élève même à 45, et dans un de ses gouvernemens agricoles, en Podolie, presqu’à 55, aussi haut que le gouvernement avec la ville de Moscou. Dans cette vaste zone du tchernoziom, c’est encore la partie la plus peuplée sur la rive droite du Dnieper qui offre l’accroissement le plus rapide. Là autour et au sud de Kief, tout se réunit pour stimuler la population : le voisinage de l’Europe et de la mer, la facilité des débouches, la clémence relative du ciel, les forêts qui fournissent du combustible, une industrie agricole prospère, les raffineries de sucre, tout, jusqu’aux Juifs, qui s’entassent dans les villes de ces anciennes provinces polonaises. Parvenues déjà au chiffre de 45 habitans par kilomètre carré, ces régions gagnent plus de 1 pour 100 par an. Il y a une autre partie de la terre noire en progrès notable et probablement plus durable, ce sont les contrées au sud et à l’est, qui ont récemment passé de la culture instable des steppes à la culture fixe, et qui travaillent à rattraper la population des terres voisines plus anciennement cultivées. La région centrale du tchernoziom, sur les deux rives du Don et sur la rive droite du Volga, moins favorisée par le climat et les débouchés, demeure au contraire presque stationnaire avec environ 40 âmes par kilomètre carré. À ce chiffre, il semble que dans les conditions actuelles la terre soit comme saturée d’habitans. Dans cette contrée et en général dans toute la zone de la terre noire, il n’y aura d’accroissement considérable de population qu’avec l’abandon du système d’assolement triennal, avec la substitution de la culture intensive à la culture extensive. Or ce progrès est encore éloigné. Il ne sera possible que lorsque toutes les steppes auront été livrées à la charrue, et peut-être est-il difficilement compatible avec le mode d’exploitation plus ou moins solidaire de la commune russe, telle qu’elle est constituée aujourd’hui. S’il n’accomplit cette dernière évolution, le tchernoziom, malgré toute sa fécondité, aura de la peine à atteindre le chiffre moyen de 60 habitans par kilomètre carré, peut-être même celui de 50 à 55. Une augmentation de population d’un tiers, soit de 8 à 10 millions d’habitans, est tout ce que cette zone, la plus belle de ses domaines, peut offrir à la Russie d’ici à un siècle ou deux.

Il en est autrement des steppes à sol fertile. C’est de tout l’empire la région où la population russe peut recevoir le développement le plus considérable, la seule même en Europe où elle puisse aisément doubler ou tripler. Ces steppes sont en train d’accomplir l’évolution économique la plus féconde pour la population, le passage de la vie pastorale à la vie agricole ou au moins de l’agriculture instable, errante, à l’agriculture fixe, permanente. Aussi est-ce la zone où l’accroissement est le plus prompt. Encore en grande partie désertes au commencement du siècle, ces steppes comptent aujourd’hui de 8 à 9 millions d’habitans. La densité de la population y est de 14 à 15 âmes par kilomètre carré ; elle est déjà supérieure à celle de presque toutes les contrées de la région des forêts, bien plus anciennement peuplées. Dans la Nouvelle-Russie, autour d’Odessa, elle a dépassé notablement 20 habitans par kilomètre, et avec le secours de l’émigration elle augmente de près de 3 pour 100 par an, s’approchant avec rapidité de cette limite de 23 âmes par kilomètre, au-delà de laquelle l’agriculture fixe devient une nécessité. Dans les contrées plus centrales et surtout à l’est, la population est moindre et le progrès plus lent. L’éloignement et peut-être aussi l’organisation militaire de ces pays, en grande partie occupés par les cosaques, expliquent ces différences ; mais quand le sud-ouest, favorisé par le voisinage de la mer et de l’Europe, aura atteint un certain chiffre, l’émigration refluera vers le centre et l’est. D’une moyenne de 14 habitans par kilomètre carré, la population du tchernoziom steppien s’efforcera de monter au niveau de celle de la terre noire proprement dite, à 40, peut-être à 50. Ses 8 ou 9 millions d’habitans pourraient ainsi s’élever à 20, peut-être à 25 millions. Aller au-delà semble difficile malgré toute la fécondité de la steppe, atteindre à ce niveau ne sera même pas l’affaire de quelques années. Ces plaines au sol si fertile ont de redoutables adversaires dans le climat, dans le manque d’eau, dans le manque de bois ; même avec l’aide des chemins de fer et des mines de charbon, qui leur fourniront les matériaux de construction et le combustible, il est douteux qu’elles arrivent de longtemps à une population continue égale à celle que possède aujourd’hui la terre noire. Les steppes arables en Europe même ne seront pas encore toutes en culture régulière à la fin du XIXe siècle ; elles ne seront pas toutes arrivées à une population normale avant le milieu du XXe, et jusque-là elles seront pour l’agriculture de l’Occident tour à tour une précieuse réserve et une redoutable concurrence.

Sur la frontière occidentale viennent les dernières contrées qui promettent une augmentation notable. Ce sont des pays d’acquisition plus ou moins récente pour la Russie, les plus européens par l’histoire et l’éducation comme par la position, la Pologne, la Lithuanie, et deux des provinces baltiques, la Livonie et la Courlande. Sans égaler le tchernoziom, le sol de ces provinces est d’une fertilité suffisante, et le voisinage de l’Europe et de la mer, le climat, le degré d’humidité et l’abondance de l’irrigation naturelle, une heureuse proportion des bois, des champs et des prairies, leur donnent de grands avantages sur tout le reste de l’empire ; leur civilisation, plus ancienne, plus occidentale, leur en donne un autre. Les procédés de culture y sont plus avancés, et le sol, à fertilité égale, y rend plus. Naturellement c’est dans le royaume de Pologne que toutes ces causes favorables agissent le plus ; aussi, en dépit de la situation politique et des maux des diverses insurrections, en dépit de l’émigration ou de la déportation, en dépit des droits mal réglés des propriétaires et des paysans, est-ce la partie la plus peuplée de tout l’empire et une des plus prospères. Avec une surface d’environ 120,000 kilomètres carrés, le royaume de Pologne touche à une population de 6 millions d’habitans. Il a une moyenne de près de 50 âmes par kilomètre, ce qui est presque autant que l’Autriche, plus que le Portugal et le Danemark, beaucoup plus que l’Espagne. Malgré ce chiffre élevé, un pays ainsi éprouvé ne peut avoir atteint l’extrême limite de sa population, d’autant plus qu’au secours de son agriculture vient l’industrie, à laquelle l’union de la Pologne avec la Russie ouvre de larges débouchés. Plus grand et plus rapide est cependant le développement à espérer de la Lituanie et des provinces baltiques, au moins des deux méridionales, la Courlande et la Livonie. Dans ces pays également privilégiés pour la position géographique, si ce n’est autant pour le sol et le climat, la densité de la population est presque de moitié inférieure à celle des gouvernement de la Vistule, comme les organes officiels appellent aujourd’hui le royaume de Pologne. Tout en étant en progrès sensible, notablement au-dessus de 1 pour 100 par an, il leur faudra bien du temps, s’ils y parviennent jamais, pour atteindre au chiffre actuel de la Pologne. Ce serait alors un maximum de 5 à 6 millions d’habitans que l’empire pourrait recueillir de ce côté.

Dans toute la vaste région du nord, l’industrie seule peut accroître la population avec la richesse de l’empire. Or la Russie n’est pas moins bien douée sous ce rapport que sous celui du sol agricole. La nature lui a donné les deux grands instrumens de travail, le fer et le charbon. On ne sait pas bien encore quelles richesses de charbon recèlent les plaines russes ; on en découvre de tous côtés et de toute sorte, au centre, autour de Moscou, au sud dans le bassin du Donets, dans les gouvernemens de Kief et de Kherson, sur les deux versans du Caucase et jusqu’en Asie, dans les steppes des Khirgizes et dans les monts Ourals et les monts Altaï. Longtemps entravé dans le nord par le manque de débouchés, dans le sud par le manque de combustible, le développement industriel sera bientôt accéléré par l’achèvement des chemins de fer et l’exploitation des mines de charbon. Pour la population, ce sera d’abord surtout d’une manière indirecte qu’il servira à la grossir, en lui ouvrant des régions désertes et en l’attirant sur ses pas jusqu’aux extrémités de l’empire. L’agriculture s’avancera sur la route frayée par l’industrie. Ainsi les mines de l’Oural conduiront aux fertiles plaines de la Sibérie occidentale, celles des monts Altaï et des montagnes du fleuve Amour entraîneront jusqu’au cœur de l’Asie, comme en Californie et en Australie la population est venue sur les pas des chercheurs d’or.


V

Quel est en somme l’accroissement de population que les conditions physiques et économiques des diverses régions de l’empire permettent à la Russie ? La terre noire peut fournir un contingent de 8 à 10 millions d’âmes, les steppes de 20 à 25 millions, les provinces des frontières occidentales de 5 à 6. À ces chiffres doit s’ajouter l’apport de quelques régions moins vastes, dont l’augmentation est encore notable. C’est l’Oural avec ses mines, auxquelles les chemins de fer de Sibérie vont bientôt ouvrir des débouchés ; c’est la Crimée et le Caucase septentrional, où les immigrans comblent les vides laissés par l’émigration des indigènes mahométans. Au sud-ouest, ce sont les marais de Pinsk, où l’homme se met à occuper tout ce que ne lui disputent point les eaux ; au nord-est, sur les bords de la (Kama, de l’Oufa et de la Viatka, c’est une contrée boisée, dont les forêts par exception recouvrent un sol fertile assez analogue à la terre noire. En doublant le nombre actuel des habitans de ces quatre régions encore parmi les moins peuplées de l’empire, on obtiendrait 7 ou 8 millions d’âmes.

Pour toutes les possessions russes en Europe, nous aurions ainsi un total de 50 à 55 millions d’habitans, d’augmentation possible et en partie prochaine. Si l’accroissement n’avait d’autre limite que les moyens de nourriture, la Russie méridionale, avec ses champs de blé sans bornes, pourrait seule contenir des peuples innombrables ; mais dans notre civilisation le besoin de nourriture n’est point seul à régler les mouvemens de la population. L’augmentation modérée dans les terres mêmes qui donnent le plus d’excédant de grains permet d’espérer qu’en Russie la multiplication des hommes n’ira point, comme dans certaines contrées asiatiques, jusqu’aux limites de la faim. Le climat même de la Russie a des exigences qui tendent à borner le nombre de ses habitans, et les progrès de la civilisation auront une influence analogue en développant avec le bien-être les besoins de consommation du peuple russe.

Aux millions d’âmes que peut fournir à la Russie son territoire européen, ses possessions asiatiques en viendront ajouter d’autres. Là les calculs, n’ayant point les mêmes bases, ne sauraient avoir la même précision. Couvrant plus de 14 millions de kilomètres carrés, la Russie d’Asie est plus de deux fois et demie plus vaste que la Russie d’Europe, et dans ses trois grandes divisions, Transcaucasie, Asie centrale et Sibérie, elle ne contient pas 10 millions d’habitans. Ce n’est pas 1 par kilomètre, et le climat au nord, le sol au sud, destinent la plus grande partie de ces immenses espaces. à ne jamais dépasser cette moyenne qui signale de vrais déserts. Avec la place occupée par ses montagnes, la plus favorisée de ces trois divisions, la Transcaucasie, sera longtemps avant de doubler ses 2,500,000 âmes. Bien plus vaste et aujourd’hui à peine plus peuplée, l’Asie centrale est couverte de steppes de sable, entrecoupée de monticules également de sable et de plateaux pierreux. L’agriculture n’y rencontre que des oasis, comme celles où sont placées les capitales des khans tatars que la Russie réduit au vasselage. La seule zone du Turkestan qui paraisse susceptible d’un large développement est placée à son extrémité sud-est, au pied des hautes montagnes de l’Asie centrale, dont les eaux entretiennent la fécondité du sol. La colonisation russe trouvera un autre champ d’activité dans la vallée du fleuve Amour. Au nord de ce fleuve, en dehors des côtes voisines de la mer du Japon, la Sibérie orientale n’aura jamais d’autres habitans que des tribus de chasseurs ; mais entre l’Oural et l’Altaï, dans le bassin de l’Obi, la Sibérie occidentale offre à l’agriculture des terres magnifiques, comparables à celles des steppes fertiles, et qui après elles forment la région de tout l’empire qui promet aux tsars le pros grand contingentée population. Dans la Transcaucasie et dans le Turkestan, la Russie devra s’estimer heureuse si avant un siècle ou deux elle voit doubler la population, ce qui lui donnerait un accroissement de 5 à 6 millions de sujets plus ou moins civilisés et plus ou moins soumis. De la Sibérie occidentale au contraire, elle peut recueillir à une époque relativement prochaine 10, 15, 20 millions peut-être d’habitans, tous Russes et n’étant séparés de l’Europe que par les basses croupes de l’Oural.

De 40 à 55 millions d’âmes en Europe, un chiffre plus difficile à déterminer et plus tard réalisable, 20, 30 millions en Asie, voilà toute l’augmentation dont se puisse flatter la Russie d’ici à un ou deux siècles. Ce ne sera jamais la population de la Chine, ce ne sera même pas probablement celle des États-Unis d’Amérique au XXIe siècle ; mais, quelque remaniement de la carte que l’on suppose, aucune puissance de l’Europe n’aura jamais à prétendre à rien de pareil. Ce sera beaucoup pour la Russie, si elle arrive à doubler sa population actuelle ; mais elle compte aujourd’hui 85 millions de sujets dont 76 en Europe, et le progrès de sa population totale est d’environ 1 pour 100 par an, de plus de 1 pour ses territoires européens seuls. On dit parfois que la Russie aura 100 millions d’habitans dans un siècle ; ce ne sera point dans cent ans, ce sera dans vingt. Au milieu du siècle prochain, tout permet de croire qu’elle comptera de 130 à 150 millions de sujets, dont près des neuf dixièmes en Europe et de nationalité russe.

L’analyse de la population russe fournit plus d’un grave enseignement. Une première remarque, c’est l’énorme prédominance de la population rurale sur la population urbaine, celle-ci ne formant qu’un dixième du nombre total des habitans. Ce seul fait montre la Russie comme un empire de paysans, un état patriarcal où les villes et tout ce qu’elles supposent, la bourgeoisie, la vie publique, le mouvement intellectuel et politique, n’occupent qu’une place secondaire. Une autre remarque plus importante, c’est que, malgré la faible moyenne de l’ensemble, les parties les plus productives de l’empire, la région industrielle de Moscou, la région agricole de la terre noire, ont une densité de population qui approche déjà sensiblement de celle de l’Europe occidentale, et en Russie, comme partout, l’agglomération des habitans tend à élever le niveau de la civilisation en même temps qu’elle donne plus de cohésion au peuple, plus de moyens et d’action au gouvernement.

De ces tableaux statistiques ressort une autre leçon plus instructive encore. La Russie est un pays en train de se peupler ; c’est, à beaucoup d’égards, une vraie colonie, et ce fait a une importance capitale pour qui veut sérieusement apprécier et ses ressources et ses difficultés. La Russie est une colonie, et, à vrai dire, elle l’a toujours été : toute son histoire n’est que l’histoire de sa colonisation. Ce fut d’abord le tour de l’ouest, puis du nord et du centre aujourd’hui c’est celui du sud et de l’est. Les bassins inférieurs du Dniéper, du Don, du Volga, sont comparables sous ce rapport à ceux du Mississipi et du Missouri, l’est russe à l’ouest américain. C’est pour des motifs analogues qu’à mesure que ses territoires se peuplent la Russie forme de nouveaux gouvernemens, comme l’Amérique de nouveaux états. Le caractère colonial se montre dans les dates de la fondation des villes, comme dans la rapidité de leur progrès et dans leur aspect même. Sébastopol, Kherson, Nicolaïef, Kharkof, Taganrog, Saratof, Samara, Perm, la plupart des chefs-lieux de gouvernement ou de district du sud et de l’est, sont moins anciens que les capitales des états de l’Atlantique dans l’Amérique du Nord. Il est d’autres villes en Russie de construction presque aussi récente et de progrès presque aussi admirable que celles de l’ouest américain. Odessa est aussi jeune que le siècle, et déjà aussi grand que Rouen et Le Havre mis ensemble. La Nouvelle-Russie, qui l’a pour capitale, mérite aussi bien son nom qu’aux États-Unis la Nouvelle-Angleterre le sien, et elle est de colonisation bien autrement moderne. A peu près déserte au commencement du Siècle, cette contrée a quintuplé, sextuplé de population en moins de cent ans[8]. Le développement des villes et des campagnes des bords du Volga entre Simbirsk, Samara et Saratof, n’a guère été moins rapide.

L’aspect de toutes ces villes du sud et de l’est répond à leur récente origine. Comme dans le far-west des États-Unis, elles sont toutes bâties sur un large plan, toutes semblables les unes aux autres, sans intérêt, sans individualité, sans autre différence que celle de la position. Comme en Amérique, elles couvrent bien plus d’espace que les villes européennes d’égale population ; on sent qu’elles sont construites moins pour le présent que pour l’avenir, pour un développement indéfini qui ne vient point toujours aussi vite qu’on l’espérait. Avec leurs vastes édifices publics, leurs ambitieux boulevards et ces larges rues que les générations futures seules rempliront, les plus prospères ont un air inachevé, peu agréable au voyageur. Comme en Amérique, les villes, au lieu de suivre les pas de l’agriculture et de la population, les ont souvent précédées, bâties de toutes pièces dans des lieux déserts ; mais aussi, comme en Amérique, plus d’une de ces orgueilleuses cités a été, au lendemain même de sa fondation, abandonnée pour une rivale mieux placée, et demeure avec ses places démesurées qu’aucune foule n’animera jamais. Il est curieux de mesurer dès maintenant les conquêtes de la colonisation russe, de compter combien de parallèles de latitude, combien de degrés de longitude, elle a du nord au sud, de l’ouest à l’est, gagnés sur la nature, ou sur la barbarie. C’est toute cette vaste région des steppes et de la terre noire, l’ancienne demeure du cavalier scythe, tatar ou cosaque. Ce sont les côtes de la Mer-Moire et de l’Azof, où au commencement des temps modernes les Génois avaient encore des comptoirs fortifiés, comme nous en avons le long des côtes d’Afrique. C’est le bassin du Don, qui coule à l’est du Jourdain, et le cours central du Volga, qui coule à l’est de l’Euphrate. C’est la plus vaste, presque la seule conquête de l’Occident sur l’Orient, de l’Europe sur l’Asie, ou, pour mieux dire, grâce aux Russes, la première a presque doublé aux dépens de la seconde.

Ces résultats sont grands ; ils le paraissent bien davantage quand on se rend compte de la manière dont ils ont été atteints. Avec quels élémens s’est faite et se continue cette immense et rapide colonisation ? Avec le peuple russe, qui pour cette grande œuvre n’a obtenu de l’étranger que des secours nuls ou insignifians. Les deux Amériques, l’Australie et toutes les colonies des deux hémisphères reçoivent chaque année, un contingent plus ou moins considérable d’émigrans et de capitaux européens ; la Russie a été obligée de se coloniser elle-même, sans aide d’hommes ou d’argent de personne. Une colonisation sans immigration, par un pays lui-même peu peuplé, par une nation elle-même encore peu ou tout récemment civilisée, telle est la tâche accomplie par la Russie.

Si l’empire russe s’est colonisé tout seul, ce n’est point faute d’avoir demandé des secours à l’Europe. Nul état nouveau n’a fait aux émigrans d’aussi belles promesses, nul ne les a tenues plus scrupuleusement. Il lui en est arrivé de deux côtés, de l’Allemagne et des provinces gréco-orthodoxes, de la Turquie et de l’Autriche. Ces deux classes de colons, venus les uns et les autres au XVIIIe siècle ou au commencement du XIXe, ont joué un rôle également digne d’attention pour le politique et l’économiste, mais toutes deux n’ont eu qu’une part secondaire, une part locale dans cette œuvre immense. Les Allemands sont les plus nombreux. Appelés par Catherine II et d’autres souverains russes, établis dans les meilleures terres de l’empire, un peu de tous côtés, depuis Péterhof, aux environs de Pétersbourg, jusqu’au-delà du Caucase, mais, surtout dans la Nouvelle-Russie, dans la Crimée et sur le Bas-Volga, ces Allemands sont restés agglomérés en groupes distincts, comme des enclaves au milieu de la population russe, sans mélange avec elle, sans influence sur elle. Ils sont aujourd’hui en Russie environ 600,000, conservant leur religion, leur langue, leurs mœurs, portant le nom de colonistes et formant sous ce titre une classe à part, en dehors des quatre ou cinq castes entre lesquelles est répartie la nation russe, et, comme celles-ci, ayant ses privilèges particuliers, entre autres l’exemption du service militaire. Vivant en étrangers dans l’état dont ils sont sujets, ces colonistes ont développé admirablement, mais exclusivement, plusieurs des qualités germaniques, l’esprit d’ordre, l’esprit de famille et d’économie. Ils se sont fait dans leurs petites républiques une civilisation villageoise et pour ainsi dire domestique. Ils ont formé des colonies agricoles fort prospères, fort curieuses pour le politique comme pour le philosophe ; ils sont arrivés à un bien-être honnête et modeste, mais sans chercher à s’élever au-delà matériellement ou moralement. Aussi presque nulle au point de vue matériel par leur isolement, leur influence sur le peuple russe a été moindre encore au point de vue moral. Si l’Allemagne a eu une si grande part dans le développement de la Russie, elle l’a dû bien moins à ces colonies, toutes repliées sur elles-mêmes, qu’aux Allemands des provinces baltiques et à ceux de l’empire.

Tout différent a été le rôle des émigrans gréco-slaves. Alors même qu’ils ne se sont pas encore complètement fondus dans le peuple russe, ils ne forment pas, comme les Allemands, un corps à part dans l’empire. La ressemblance de langue pour les Slaves, l’unité de foi pour presque tous, ont été un trait d’union entre ces émigrans et leur nouvelle patrie. Il y a parmi eux de toutes les tribus chrétiennes de l’Orient : Grecs, Roumains, Serbes, Dalmates, Bulgares, Tchèques, Ruthènes, anciens sujets turcs ou autrichiens, venus jadis en Russie par sympathie politique ou religieuse. Cette émigration, contemporaine du premier réveil national de ces petits peuples d’Orient, a peu à peu cessé à mesure des progrès de leur indépendance ou de leur autonomie sur le sol natal. C’est dans la Nouvelle-Russie et en Crimée que se sont établies la plupart de ces colonies, fondées le plus souvent, comme celles des Allemands, par villages et même par villes. La contrée autour d’Odessa, avant son nom actuel de Nouvelle-Russie, reçut même de ses colons serbes le nom de Nouvelle-Serbie. Beaucoup de ces Orientaux ont pris en Crimée ou sur les côtes voisines la place laissée vide par les émigrans tatars ou nogaïs, en sorte qu’entre les deux empires russe et turc il s’est établi un double mouvement d’émigration et d’immigration, l’un attirant à lui les chrétiens, l’autre les musulmans. Chose singulière, ces petites colonies orientales, grossies d’Arméniens et de Juifs, ont eu sur le développement de la Russie une influence plus considérable que ces florissantes colonies allemandes. qui n’ont vécu que pour elles-mêmes. Inférieures au point de vue agricole, elles ont donné à la marine et au commerce russe une impulsion qui, vers le commencement du siècle, ne leur pouvait guère venir d’ailleurs ; elles leur ont fourni à la fois des négocians et des matelots. Les ports de la Mer-Noire et de l’Azof, Odessa, Kherson, Mariopol, Taganrog, ont été longtemps des villes à moitié grecques, et le sont encore en partie.

Allemands ou Orientaux, quels qu’aient été leurs services, ni les uns ni les autres ne peuvent réclamer une large part dans les millions d’habitans et les millions d’hectares de terre cultivée dont se sont enrichis en moins d’un siècle le sud et l’est de la Russie. Le grand colonisateur du sol russe, c’est le peuple russe lui-même. Dans ce fait si simple en apparence, que de difficultés, que d’infériorités de tout genre, si l’on y regarde de près ! Au lieu des hommes les plus entreprenans des états les plus avancés de l’Europe, comme en Amérique ou en Australie, un peuple que des circonstances physiques et historiques ont longtemps maintenu en arrière, un peuple de paysans, hier encore serfs, — au lieu de toutes les libertés politiques et civiles, au lieu de l’indépendance et presque de la royauté de l’individu, un état autocratique, un empire militaire, une solidarité communale qui lie l’homme à l’homme et attache le laboureur à la terre. La Russie a eu devant elle une tâche double et comme inconciliable : emprunter la civilisation européenne et en même temps la porter dans des pays déserts. Elle a eu à la fois une nation à élever, un sol à coloniser. Cette colonisation, il la lui a fallu faire dans les circonstances qui partout répugnent le plus à l’expansion coloniale, avec des armées permanentes et un long service militaire, avec une étroite centralisation et une administration omnipotente. C’est cette situation contradictoire, bien plus qu’une infériorité du sol ou du climat, qui a rendu son développement moins rapide et surtout moins complet que celui de l’Amérique du Nord. C’est cette situation, et non le sol ou le climat, qui a éloigné de la Russie l’émigration européenne, et qui l’en privera probablement toujours. Elle a beau posséder des deux côtés de l’Oural d’admirables terres qui n’attendent que la charrue, les colons de l’Occident ne se dirigeront point vers elle. A climat égal, à sol inférieur, ses voisins mêmes du nord Scandinave lui préféreront le far-west américain ou le Canada.

La Russie est un pays de colonisation ; c’est là quand il s’agit d’elle, une des choses qu’il ne faut jamais perdre de vue. Beaucoup de ses qualités, beaucoup de ses défauts privés ou publics viennent de cette situation. De là en partie cet esprit positif, réaliste, de la plupart des Russes ; de là ce manque de sentimentalité, de là aussi ce défaut trop reproché de manque d’originalité dans les plus hautes facultés humaines, et cette superficialité dans tout ce qui n’est que le luxe de l’intelligence et de la civilisation. Ces défauts se retrouvent à un plus ou moins grand degré chez les Américains et dans toutes les colonies, où plus qu’ailleurs les exigences de la vie pratique priment toute autre préoccupation ; mais d’ordinaire ils vont avec certaines qualités, la confiance en ses forces un heureux tempérament de solidité et de flexibilité, un certain esprit de conduite et aussi d’entreprise. Ces avantages, comme ces lacunes, se rencontrent chez les Russes ; mais les uns et les autres y sont alliés à d’autres élémens qui parfois les dissimulent ou les neutralisent. La Russie est une colonie âgée d’un siècle ou deux et en même temps c’est un empire âgé de mille ans. Elle tient de l’Amérique et elle tient de la Turquie. Cette antithèse peut seule donner l’intelligence de son caractère national comme de sa situation politique. C’est un pays à la fois neuf et vieux, une ancienne monarchie à demi asiatique et une jeune colonie européenne ; c’est un Janus à deux têtes, occidental par devant, oriental par derrière vieux et usé par une face, adolescent et presque enfant par l’autre.

Dans cette opposition est le principe des contrastes qui nous frappent partout en Russie, dans la vie privée, dans le caractère dans le gouvernement, contrastes si fréquens qu’ils deviennent la règle, et qu’en Russie on pourrait ériger la contradiction en loi. Tout y a contribué, la situation géographique entre l’Asie et l’Europe, comme à cheval sur les deux, — le mélange de races encore mal fondues, — un passé historique disputé entre deux mondes, et formé de phases violemment opposées. Cette loi des contrastes domine tout. De là les jugemens si différens portés sur la Russie, et qui le plus souvent ne sont faux que parce qu’ils ne montrent qu’un côté. Cette loi des contrastes se retrouve partout, — dans la société par l’immense intervalle entre les hautes et les basses classes, en politique dans l’initiative libérale des lois et l’inertie stationnais des habitudes ; elle se retrouve jusque dans l’individu, dans ses idées, dans ses sentimens, dans ses manières. Le contraste est dans la forme comme dans le fond, dans l’homme comme dans la nation ; il se découvre à la longue en toutes choses, comme il éclate au premier regard dans le costume, dans les maisons, et dans ces villes de bois aux larges rues parallèles, qui tiennent à la fois des nouvelles cités d’Amérique et des échelles du Levant.

Cette dualité qui domine toutes les conditions d’existence de la Russie a une influence directe sur son développement matériel et politique comme sur son développement moral. Vieille monarchie et jeune colonie, elle a les faiblesses de chacune, sans en avoir toutes les forces. L’empire militaire nuit à la colonie, et celle-ci à l’empire militaire, État d’un nouveau monde, ayant des déserts à peupler, à défricher, la Russie par son contact, avec l’Europe est soumise aux mêmes charges d’armées et de finances que nos vieux états peuplés et civilisés depuis des siècles. Quand il y a quelques années, les États-Unis furent menacés de sécession, ce qu’ils eurent le plus à redouter, ce ne fut pas l’amoindrissement de leur territoire et de leur puissance, ce fut, par la création même de deux états rivaux sur le même continent, le changement radical de toute leur situation économique et politique. La géographie a placé la Russie dans la position où la sécession du sud ou de l’ouest eut mis les États-Unis. Isolée de l’Europe par un océan comme l’est l’Amérique, elle eût eu un développement bien plus facile et plus sûr ; elle ne serait pas obligée de se partager entre deux tâches contradictoires. Les inconvéniens de cette situation matérielle sont singulièrement accrus par les désavantages moraux. Avec l’œuvre de l’Europe et de l’Amérique à la fois, la Russie a dans ses habitans des instrument inférieurs pour la préparation, à ceux de l’Amérique et de l’Europe. Elle ressemble à un acteur obligé d’entrer en scène avant d’avoir pu apprendre son rôle, à un homme dont l’éducation n’a pas été faîte dans l’enfance, et qui est obligé de l’achever, au milieu des travaux et des luttes de l’âge adulte.

La Russie est un peuple en état de formation au point de vue, moral comme au point de vue matériel. Pour l’un comme pour l’autre, on ne peut sans injustice la comparer aux états de l’Europe occidentale. Vis-à-vis d’eux, elle se trouve dans la position d’une armée en train de se former et encore dispersée vis-à-vis d’une armée dont les cadres sont complets et les corps concentrés. Elle peut être faible aujourd’hui devant des peuples qui dans un siècle ou deux seront hors d’état de lutter avec elle. On l’a bien vu lors de la guerre de Crimée. Depuis elle a fait d’immenses progrès, et une entreprise comme celle de Sébastopol aurait actuellement bien peu de chance de succès. Aucun peuple n’a jamais tiré meilleur parti d’une défaite ; cependant aujourd’hui encore la force de la Russie est moins grande que sa masse, moins grande que sa population. Les Russes le sentent mieux que personne, mais ils savent aussi que le temps et le travail mettront bientôt leur puissance réelle au niveau de leurs ressources naturelles et de la grandeur de leur territoire.


ANATOLE LEROY -BEAULIEU.

  1. Pour une étude détaillée des différentes régions de la Russie par rapport à la nature et à la population, nous renvoyons au savant travail de M. Séménof, chef du bureau de statistique de l’empire, dans le Statistitcheski Vréménik de 1871 : Nasélennost Evropeiskoï Rossii v’zavisimosti ot pritchine obouslovlivaioustchikh rasprédilénié natéléniia Imperii.
  2. La proportion des bois, croissant en général de l’occident en orient, varie de 35 à 75 pour 100 de la superficie totale. Statistitcheski Vréménik.
  3. Le Play, Description du bassin du Donets ; Voyage du prince Demidof dans le sud de la Russie, t. III.
  4. Zufällige steppen, — Ewige steppen, dit M. Tutzmann dans un mémoire joint à celui de M. de Kœppen, — Beiträge sur Kenntniss des russischen Reiches, Saint Pêterabourg, t. XI. — M. Séménof se sert des noms, pour nous un peu barbares, de région tchernozémienne steppienne et région steppienne non tchernozémienne.
  5. Il fallait toute l’ignorance occidentale sur la Russie pour laisser les russophobes parler « de renvoyer les Russes dans leurs steppes, d’où ils n’eussent jamais dû sortir. » Loin de venir des steppes, les Russes n’y ont mis le pied qu’à une époque très récente ; on pourrait même dire qu’ils ne font qu’y entrer.
  6. Séménof : Statistitcheski Vréménik, p. 154-155.
  7. Comme terme de comparaison, on se rappellera qu’en France la population est approximativement de 68 habitans par kilomètre carré, d’à peu près autant en Prusse, dans la Grande-Bretagne de 95, en Autriche de 55, en Danemark de 45, en Portugal de 40, en Espagne de 31.
  8. Boschen, Aperçu statistique des forces productives de la Russie.