La Russie et les Russes/04

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La Russie et les Russes
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 1 (p. 342-375).
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L’EMPIRE DES TSARS


ET LES RUSSES


IV.

L’HISTOIRE ET LES ÉLÉMENS DE LA CIVILISATION.

L’ANCIENNE ET LA NOUVELLE RUSSIE[1].


Après avoir étudié le sol de la Russie et les races d’où est sortie la nation russe, nous voudrions chercher quels élémens de civilisation lui ont été apportés par l’histoire, comment les siècles ont confirmé ou corrigé les influences de la race et du climat, quels traits ils ont donnés au caractère du peuple, quelles bases à sa culture et à ses institutions. « On sait suffisamment l’histoire des temps barbares quand on sait qu’ils ont été barbares, » dit, à propos de la Russie avant Pierre le Grand, un des philosophes du xviiie siècle[2]. Les Russes eux-mêmes, selon le point de vue ou la convenance du moment, se vantent tour à tour d’avoir un passé ou de n’en avoir point. Leur existence nationale a été plusieurs fois brisée d’une manière si brusque et coupée en phases tellement opposées que l’une et l’autre prétention se peuvent justifier. Le peuple russe a subi son histoire plutôt qu’il ne se l’est faite ; au lieu d’être son œuvre personnelle, comme dans les pays de l’Occident, elle a été plus passive qu’active : ce sont les événemens qui la lui ont imposée au lieu de la laisser sortir du libre développement de son génie national. À cet égard, l’histoire de la Russie ressemble moins à celle des nations européennes qu’aux annales des peuples asiatiques. Venue du dehors ou d’en haut, de l’étranger ou du pouvoir, elle est souvent restée tout extérieure ou toute superficielle ; elle a, pour ainsi dire, passé par-dessus le peuple russe, et, l’ayant parfois courbé profondément, elle pèse encore sur ses épaules.

Ce n’est ni dans le climat, ni dans la race, c’est dans la géographie et dans l’histoire qu’il faut chercher les causes de l’infériorité de la civilisation russe. Beaucoup, les catholiques surtout, en trouvent le principe dans l’adoption d’une forme inféconde du christianisme, — d’autres, les Allemands surtout, dans l’absence de l’influence germanique, — double défaut parfois réuni sous le nom de byzantinisme. Pour quelques-uns, c’est la privation de l’héritage classique ; pour le plus grand nombre, c’est la domination mongole et le joug asiatique. Les Russes ont eux-mêmes demandé à leur passé le secret de leurs destinées ; le goût des études historiques, qui a été l’honneur du xixe siècle, s’est fait sentir en Russie comme en Occident. Grands et petits, les historiens russes ont toujours devant eux le même problème : placée entre l’Europe et l’Asie, ayant du sang de l’une et de l’autre, la Russie est comme issue de leur mariage ; de laquelle des deux est-elle la fille au point de vue moral ou politique ? Nous avons à nous faire, pour le développement social, la même question que pour le sol ou la race : en quoi la Russie est-elle européenne, en quoi est-elle asiatique ? De l’évolution historique du peuple russe dépendent ses destinées naturelles. Les siècles de sa longue enfance l’ont-ils, par une éducation analogue, disposé à la vie européenne ou bien l’ont-ils façonné à une culture propre, originale, foncièrement distincte de celle de l’Occident ? Pour emprunter les termes d’un de ses principaux écrivains, la différence entre la Russie et l’Europe est-elle dans le degré ou dans le principe même de la civilisation[3] ? C’est là le point autour duquel tournent toutes les questions soulevées en Russie. Il ne s’agit de rien moins que de la vocation du pays et du peuple. Pour acclimater une civilisation, il ne suffit point d’un sol propice, il faut que la nation où elle est transplantée y soit déjà préparée par la culture plus encore que par la race ou le climat. Chez le peuple russe, si longtemps disputé entre des influences contraires, la solution d’un pareil problème est loin de demeurer théorique ; c’est une question vivante d’une application pratique, qui doit décider de la marche même du pays. En Russie, c’est sur l’histoire que se fonde la diversité des opinions ; les partis historiques y remplacent les partis politiques, ou mieux, les tendances qui tiennent lieu de partis ont pour point de départ une conception différente de l’existence nationale. Tel est l’objet de la querelle qui sous différens noms s’agite depuis Pierre le Grand entre les vieux Russes et leurs adversaires, entre Moscou et Pétersbourg, entre les slavophiles et les occidentaux.

I.

La civilisation européenne s’est fondée sur une triple base, l’élément chrétien, l’élément romain ou classique, l’élément germain ou barbare. Toutes les nations de l’Europe se sont formées sous ces trois influences, dont les diverses combinaisons ont enfanté la diversité de génie des peuples, et dont l’union ou la lutte a fait le fond de leur histoire. Ces trois grandes assises sur lesquelles repose la culture occidentale se retrouvent-elles dans les fondations de la Russie ? En creusant assez avant, on les y découvre ; mais elles n’y ont ni les mêmes proportions ni la même place.

L’antiquité ne connut de la Russie que les bords du Pont-Euxin. Les Grecs n’y jetèrent d’établissemens que sur les côtes : les Romains n’y eurent guère qu’une domination nominale. Chez les premiers, ces vastes plaines passaient pour être vouées à la nuit éternelle des Cimmériens ; pour les derniers, les régions au nord du Danube et de la Mer-Noire étaient une sorte de Sibérie où ils envoyaient les criminels d’état. La Russie était une terre trop compacte, trop continentale, pour la civilisation antique, qui, cheminant le long des côtes, ne sut occuper que les contrées les moins vastes ou les plus maritimes. Déjà la Germanie lui avait opposé une masse trop épaisse et un climat trop rigoureux pour être pénétrée par elle ; la Russie fut à peine effleurée dans ses plages méridionales. Les Grecs avaient eu de précoces relations avec les indigènes. Ils nous ont eux-mêmes conservé le souvenir du Scythe, c’est-à-dire du Russe. Anacharsis et les bijoux découverts dans les tombeaux des steppes ont montré que ces lointaines solitudes n’avaient pas été fermées à l’art hellénique. Comme tous les grands états de l’Europe, la Russie a eu quelques portions de son territoire sous la domination romaine. Ce n’est toutefois qu’au moyen âge, grâce à Constantinople, que les Russes subirent réellement l’influence de la Grèce et de Rome ; elle leur parvint alors, mais par un canal détourné et corrompu. Byzance, à l’époque de sa décadence, fut la seule Rome qu’ils connurent, le bas-empire le seul modèle que leur offrît la civilisation grecque et latine.

L’élément barbare eut une action plus directe et bien autrement puissante. Comme les états de l’Occident, l’état russe fut fondé par des Germains chez un peuple bientôt conquis au christianisme. C’est là une première, une évidente analogie avec ces histoires européennes qui à l’origine ont toutes l’air de se répéter. Sous la ressemblance se montre cependant déjà la diversité. La Russie nous offre un fonds national différent, bien que de race voisine, le fonds slave au lieu du fonds celte ou germain. Quel est l’apport primitif de ces Slaves à la civilisation ? Les Russes voudraient asseoir sur eux leur culture comme leur nationalité. L’histoire malheureusement ne les connaît guère au temps de leur vie isolée ; elle les trouve de bonne heure en contact avec des étrangers germains ou finnois. Dès avant Rurik, les Slaves de Russie se livraient au commerce et à l’agriculture ; déjà ils avaient des villes, des grad ou gorod, comme Kief ou Novgorod (la nouvelle ville), dont le nom même en fait supposer d’antérieures. Ces cités barbares formaient des communes ou républiques gouvernées par des assemblées populaires sous l’administration des anciens. Unies entre elles par une sorte de fédération, ces communes slovènes semblent n’avoir composé qu’une agrégation instable ; pour les coordonner en état et en nation, il fallut un élément étranger. Comparés aux Germains, les Slaves russes paraissent avoir eu un goût plus vif pour l’association et la communauté, un esprit moins hiérarchique, un penchant plus prononcé pour la famille et la vie patriarcale. Ces tendances, pour nous trop peu distinctes, contenaient le premier germe des institutions de la Russie, et en présageaient de loin la direction sociale.

L’élément germanique, qui dans toute l’Europe a joué un rôle dont la grandeur est difficile à contester, n’a point entièrement fait défaut à la Russie. Selon toute probabilité, ce sont des aventuriers normands semblables à ceux qui, vers la même époque, ravageaient l’Occident et y fondaient diverses dynasties, qui au ixe siècle jetèrent les bases de l’état d’où est sorti l’empire russe. Le chroniqueur de Kief, Nestor, nous montre Rurik et ses frères appelés à la souveraineté par les Slaves de Novgorod las de leurs dissensions intestines. Déjà dans la chronique du xie siècle l’amour-propre national avait peut-être dissimulé une conquête normande sous le voile d’un appel volontaire des Slaves de Novgorod. De nos jours, une critique jalouse d’innover ou un patriotisme rétroactif a fait disputer aux Scandinaves Rurik et ses compagnons, les Variagues ou Varangiens ; aux fondateurs de leur empire, les Russes ont cherché une généalogie plus nationale. Pour un savant, Rurik et les Variagues sont des Lithuaniens ; pour d’autres, ce sont des Novgorodiens exilés, ou des Slaves des côtes méridionales de la Baltique. On a été dans ces derniers temps jusqu’à faire de cet épisode capital un mythe introduit après coup dans la chronique et à repousser toute idée d’importation de souveraineté étrangère. En dépit des derniers travaux, les Variagues semblent devoir être conservés à la Scandinavie. Cette filiation s’accorde mieux avec les annalistes byzantins comme avec les russes. Les noms de Rurik et de ses compagnons trahissent la race germanique : le caractère du pouvoir de leurs chefs, leur mode de partage des terres occupées et jusqu’à leur manière de faire la guerre confirment cette origine. C’étaient des Normands à la recherche d’un chemin vers Constantinople, qui, s’emparant de Novgorod et de Kief, fondèrent un état militaire et marchand entre la Baltique et la Mer-Noire, le long du Dniéper, alors une des grandes routes du commerce de l’Orient. Comme leurs frères d’Occident, ces Normands russes étaient, selon la remarque de Gibbon, plus redoutables sur l’eau que sur terre : montés sur de petites barques, ils allaient attaquer Constantinople et lui imposer des tributs ou des traités de commerce dont les chroniques nous ont conservé les clauses toutes pratiques.

Le premier droit russe, la Rousskaïa Pravda, montre encore l’empreinte germanique. Dans ce code, formulé par Iaroslaf plus d’un siècle et demi après Rurik, on croit même reconnaître de nombreuses coutumes normandes. Comme les peuples occidentaux, les Russes avaient alors le jugement de Dieu et le duel judiciaire ; comme eux, ils admettaient pour les crimes et le meurtre la composition pécuniaire, dont le nom même de vira rappelle le wehrgeld allemand. Entre cette première Russie et les états européens fondés par des tribus germaniques, on peut citer de nombreuses analogies. La difficulté est de distinguer ce qui appartient aux Variagues et à l’influence scandinave de ce qui revient aux Slaves. En Russie plus encore qu’en Occident, on risque de faire honneur aux Germains de ce qui est le fait des barbares, d’attribuer à la race les effets de l’état de culture. Slaves ou Germains, toutes ces tribus, parentes d’origine et de civilisation, avaient des ressemblances de mœurs et de coutumes qui rendent malaisé de faire dans les institutions la part de chacune. Certains usages des premiers Russes, ailleurs attribués à l’influence teutonique, comme leurs délibérations en commun et dans quelques cas l’élection des princes, peuvent être en Russie revendiqués pour les Slaves ; longtemps avant Rurik, Novgorod avait ses assemblées populaires ou vetchés.

Avec moins de profondeur, l’empreinte germanique eut en Russie moins de durée qu’en Occident. L’absorption de la surface scandinave par le fond slave fut plus rapide et plus complète que chez nous celle de l’élément franc par le fond gallo-romain. Les princes variagues eurent beau pendant plus d’un siècle appeler souvent des recrues de Scandinavie, leur établissement en Russie est plutôt comparable à celui des Normands en Neustrie qu’à celui des Mérovingiens et des Carlovingiens en Gaule. Le petit-fils de Rurik porte déjà un nom slave et adore à Kief les dieux slavons. Ce prompt affaiblissement de l’élément normand pourrait contribuer à expliquer certains traits de l’histoire et du caractère russes, s’ils ne s’expliquaient déjà par la domination mongole et le despotisme qui en sortit. On y pourrait trouver un argument en faveur de la théorie qui, en Europe, fait remonter aux Germains le sentiment du droit avec l’esprit d’individualité.

En Russie comme partout, une femme ouvrit la voie au christianisme. Olga, la Clotilde russe, reçoit le baptême à Constantinople. Son exemple, repoussé par son fils Sviatoslaf, est imité par son petit-fils Vladimir, à la fois le Clovis et le Charlemagne de la Russie. Aucune nation n’accepta plus facilement la foi chrétienne ; elle avait été préparée au christianisme depuis plus d’un siècle par ses relations avec Byzance, et le christianisme avait été lui-même, cent ans auparavant, préparé pour elle par la traduction des évangiles et de l’office divin en slavon. Cette vulgarisation des saints livres, sinon dans la langue populaire, du moins dans un dialecte voisin, donna dès le premier jour au culte des Russes un caractère plus national qu’au culte des peuples d’Occident. En les faisant entrer dans le christianisme, Vladimir introduisit ses sujets parmi les nations européennes. Bien que la foi du Christ ait été pour elle plutôt une nourrice qu’une mère, notre civilisation n’a pu se naturaliser que chez des peuples en majorité chrétiens. Aujourd’hui même qu’elle semble le plus libre des liens de son enfance, il est douteux qu’elle se puisse acclimater chez des religions étrangères. Aucun pays n’est encore entré dans la civilisation moderne par une autre porte que le christianisme. Au temps de Vladimir surtout, la foi chrétienne marquait la frontière morale de l’Europe. La Russie la franchit dès le xe siècle ; mais l’Évangile ne put lui faire accorder une place dans la famille où il devait la faire adopter. Ici encore, dans la ressemblance de la Russie avec l’Occident se montre une différence capitale. La croix lui vint par un autre chemin, de Byzance et non de Rome, et ainsi le lien même qui la rattachait à l’Europe l’en tint séparée. Pour connaître les élémens de la civilisation russe, il faudrait apprécier cette forme orientale du christianisme, il en faudrait déterminer la valeur civilisatrice. Malheureusement c’est là une trop haute question pour être effleurée en passant ; nous la réserverons pour l’étude de l’église russe. Il nous suffira de remarquer ici que, pour être moins propice au progrès de ses prosélytes, la foi grecque n’avait pas besoin d’être inférieure à la foi latine. En tenant la Russie à l’écart de l’Occident, l’église orientale lui enlevait un des principaux avantages de sa conversion ; elle la privait du bénéfice de cette grande communauté intellectuelle dont Rome était le centre, et qui, pour l’Occident, fut l’une des plus favorables conditions de la civilisation. La Russie demeura comme un excommunié à la porte de la république chrétienne ; moralement comme physiquement, elle resta exilée aux frontières de l’Europe.

Le christianisme rapprocha par Constantinople la Russie de l’antiquité. Sous les grands kniazes de Kief, elle devint une sorte de colonie de Byzance ; ce fut ce qu’un de ses écrivains[4] appelle le premier de ses servages intellectuels. Les métropolitains russes étaient Grecs, les grands-princes se plaisaient à épouser des princesses grecques et à visiter le Bosphore ; les nombreuses écoles établies par Vladimir et Iaroslaf furent fondées par des Grecs sur le modèle byzantin. Pendant plus de deux siècles, Constantinople et sa fille entretinrent des relations étroites par le commerce, la religion, les arts. Byzance imprima aux mœurs, au caractère, au goût des Russes une marque encore appréciable sous l’empreinte tatare qui la vint recouvrir : peut-être même faut-il rapporter à la première beaucoup de ce qui d’ordinaire s’attribue à l’autre ; ni la domination mongole, ni la double chute de Constantinople ne rompirent les liens des deux peuples. Au milieu de leurs communs malheurs, ils restèrent attachés l’un à l’autre, et, grâce à la religion, des traces byzantines se laissent suivre à travers la période tatare jusqu’à l’enfance de Pierre le Grand.

Cette précoce intimité avec un empire en décadence menaçait d’une fâcheuse contagion le jeune empire russe. Le premier type de société que lui offrait la civilisation, c’était le bas-empire et l’autocratie, un état sans droits politiques, régi par l’omnipotence impériale à l’aide d’une hiérarchie de fonctionnaires. Ces leçons byzantines étaient alors corrigées par les relations de Kief avec les autres états de l’Europe. L’isolement où la géographie, la religion et plus tard le joug mongol condamnèrent la Russie était moindre qu’il ne le fut depuis. Le schisme encore indécis des deux églises ne les avait point amenées à l’hostilité où les conduisirent les croisades ; il ne mettait point encore obstacle au mariage entre les fidèles des deux rites. La Russie du xie siècle faisait partie du système politique de l’Europe. Par ses enfans, Iaroslaf, le fils et le continuateur de Vladimir, était allié au roi de France Henri Ier en même temps qu’aux empereurs d’Orient, aux souverains de Pologne, de Norvége et de Hongrie, à des princes d’Allemagne et au Saxon Harold, le rival de Guillaume le Conquérant. Appuyé sur la triple base du christianisme, de l’élément barbare et de l’influence de la seconde Rome, l’état de Kief était plus européen que la Russie ne le fut jamais avant le xixe siècle. Ses relations avec Constantinople, demeuré le dernier asile des sciences et des arts de l’antiquité, lui donnaient sur l’Occident un facile avantage. Kief, embelli par les architectes et les artistes grecs, était comme une copie réduite de Byzance, comme une Ravennes du nord. Les superbes mosaïques de sa cathédrale de Sainte-Sophie, les magnifiques insignes conservés au trésor de Moscou, nous attestent encore les richesses de cette capitale, qui faisait l’admiration des annalistes allemands, grecs et arabes. L’état russe était déjà le plus vaste de l’Europe, c’était un des plus commerçans et non un des moins cultivés. Il avait des couvens, des écoles, des bibliothèques et une science ecclésiastique à la façon du moyen âge ; il possédait des historiens comme Nestor, des poèmes comme le chant d’Igor. Il y avait là un empire assis sur des fondations européennes avec des élémens déjà marqués d’originalité, un pays qui dans la chrétienté semblait appelé à un rôle important et particulier, appelé à servir de lien entre l’Orient grec et l’Occident latin. L’histoire lui refusa un développement normal. Au seuil de la jeunesse, sa croissance fut interrompue par une des plus grandes perturbations des annales humaines. L’invasion mongole n’allait pas seulement le mettre en retard de trois cents ans : elle allait le détourner de sa voie européenne, le plier à des mœurs étrangères et comme le déformer. C’est au début du xiiie siècle, à l’aurore même de la civilisation occidentale, alors que notre moyen âge était sur le point de s’épanouir de tous côtés dans la poésie, l’architecture, la scolastique, que les hordes de Ginghiz-Khan ravirent à l’Europe la coopération de la Russie.

Dès avant l’invasion mongole, le développement du premier empire russe était entravé par un mal intérieur, la division de la souveraineté. Comme nos Mérovingiens, les descendans de Rurik distribuaient leurs états entre leurs enfans. L’aîné, le grand-kniaz dont la résidence était à Kief, n’avait sur les autres qu’une souveraineté nominale. En deux ou trois générations, ce mode de partage amena le morcellement du pays à une sorte d’émiettement. Pour lui ressembler, le système russe des apanages n’était point le système féodal de l’Occident : au lieu d’en favoriser l’introduction, il l’empêcha plutôt. Cette division de l’état entre les fils du souverain n’était qu’une suite du partage égal des successions entre les mâles, régime qui a toujours prévalu dans la noblesse russe, et l’a radicalement séparée de la noblesse occidentale. Les princes apanages étaient vis-à-vis du grand-kniaz moins dans une dépendance féodale que dans une relation patriarcale, comme des enfans vis-à-vis du chef de famille. Jusqu’à l’autocratie moscovite, la Russie fut une sorte de fédération de princes de même sang, ayant à leur tête leur aîné, ou mieux le plus ancien de la race. D’une telle constitution sortirent naturellement des guerres civiles qui, par l’affaiblissement réciproque des princes, permirent à quelques villes comme Novgorod de maintenir leur liberté et de s’élever à une haute puissance.

La période désolée par ces compétitions ne fut point stérile. Au milieu de ces luttes, et peut-être en partie grâce à elles, la Russie accomplissait l’œuvre capitale de son histoire, la colonisation des vastes contrées appelées aujourd’hui la Grande-Russie. Les Slaves du Dniéper ou du Volkof s’enfonçaient dans les solitudes de l’est, à la recherche de terres nouvelles ou de nouvelles voies commerciales, conduits par le zèle religieux ou par l’ambition qui poussait chaque kniaz à étendre ses états et à fonder des villes pour donner des apanages à ses enfans. Les peuples de race turque, qui occupaient les steppes du sud, détournaient cette colonisation vers le centre et le nord. Marchands, moines ou guerriers établissaient au bord des rivières ou au milieu des tribus finnoises des entrepôts, des couvens ou des villes fortifiées. Entre les immigrans slaves et les indigènes finnois, le christianisme servait de lien ; il fut le ciment d’un nouveau peuple. À en juger par le peu de souvenirs que conservent des anciens dieux slavons les Grands-Russiens, en comparaison de leurs frères de la Petite et de la Blanche-Russie, cette colonisation ne commença qu’après la conversion des Russes au christianisme. Elle fut si rapide, si facile, qu’en une centaine d’années ces colonies de l’intérieur rivalisaient avec les métropoles de l’Occident, et tendaient à devenir le centre de l’empire. Au milieu du xiie siècle, un kniaz de Vladimir, à quelques lieues à l’est de Moscou, prenait, sans changer de capitale, le titre de grand-prince, jusque-là réservé au souverain de Kief. Cette prétention amena entre les deux rivales une guerre dans laquelle la ville sainte de Kief fut prise et saccagée par des mains russes. Dans ces compétitions de princes, il n’y eut cependant ni lutte de races, ni schisme national entre les nouveaux Russes du Volga et les anciens du Dniéper, comme l’ont depuis prétendu ceux qui des Grands et des Petits-Russiens veulent faire deux nations différentes. Les contemporains ne semblent même point avoir soupçonné l’importance de cette révolution qui, avec un nouveau centre politique, allait donner à la Russie une direction nouvelle.

L’empire quittait les bords du Dniéper, devenus trop excentriques, pour s’établir au cœur du bassin du Volga, sur le plateau d’où partent les grands fleuves qui coulent à la Caspienne et à l’Euxin, à la Baltique et à la Mer-Blanche. Des Russes occidentaux qui n’avaient pas su maintenir l’unité nationale, la souveraineté passait à la Grande-Russie. Le centre de l’état s’établissait dans un pays plus éloigné de l’Europe et plus différent d’elle, chez un peuple plus mêlé, plus étranger à toute influence germanique ou byzantine. Les coutumes occidentales, qui, dans la Russie du Dniéper, n’avaient déjà que de faibles racines, n’eurent pas le temps de prendre dans ce sol ingrat. Là moins encore d’élémens européens, moins d’aristocratie ou de féodalité, moins de droits politiques de l’individu, des corporations ou des cités ; un pays tout patriarcal, presque tout rural, où la base et le type de l’ordre social sont la cour ou la maison, le dvor, avec le chef de famille à sa tête. Déjà si loin de nous, ce peuple allait en être encore éloigné par la domination séculaire des tribus les plus étrangères à l’Europe.

II.

L’invasion des Mongols et des Tatars coupa au commencement du xiiie siècle le fil des destinées de la Russie. Les conséquences de ce terrible événement lui furent particulières, les causes ne l’étaient point. Cette catastrophe, en apparence isolée, ne fut qu’un incident de la grande lutte de l’Europe et de l’Asie, dont les croisades formèrent le principal épisode. Dans ce choc entre deux mondes, la même cause était en jeu des steppes russes aux sierras espagnoles, et des bords du Tage à ceux du Volga c’était le même champ de bataille. Vis-à-vis de l’immense armée convergente qui par l’Asie et l’Afrique formait comme un gigantesque croissant prêt à envelopper l’Europe par ses extrémités, la Russie défendait l’aile gauche de la chrétienté comme l’Espagne l’aile droite, pendant que, par une offensive hardie, la France et l’Angleterre, l’Italie et l’Allemagne, assaillaient dans les croisades le centre de l’ennemi. La Russie avait dans ses déserts du sud, en face des Petchénègues, des Koumans et des autres nomades de race turque, soutenu cette lutte contre l’Asie longtemps avant la grande invasion du xiiie siècle. Restée à l’écart de nos croisades, elle avait eu, comme l’Espagne, sa croisade particulière, séculaire. Placée au poste le plus périlleux, dans le voisinage du plus vaste réservoir de barbares, abandonnée de l’Europe, dont elle couvrait la frontière, la Russie devait succomber. Les princes russes, réunis contre les armées de Ginghiz-Khan, avaient vaillamment soutenu le premier choc sur la Kalka, dans le voisinage de l’Azof. Une seconde invasion ne rencontra de résistance que derrière les murs des villes. Les deux capitales Vladimir et Kief, et avec elles la plupart des cités, furent prises d’assaut. Il sembla que la nation russe allait disparaître et que ces immenses plaines qui prolongent l’Asie allaient définitivement devenir asiatiques. Les Tatars campés dans les steppes du sud-est cherchaient dans les régions plus européennes des tributaires plutôt que des sujets. Les kniazes reçurent leurs principautés en fief des Mongols ; ils durent avoir auprès d’eux une sorte de résidens tatars, des baskaks chargés de faire le recensement et de lever l’impôt. Obligés d’aller à la Horde, au cœur de l’Asie, recevoir leur investiture des héritiers de Ginghiz, ils finirent par devenir les vassaux d’un vassal du grand-khan. À ce prix, la Russie garda sa religion et ses dynasties, et grâce à elles sa nationalité. Jamais peuple ne fut mis à une telle école de patience et d’abjection. Saint Alexandre Nefsky, le saint Louis des Russes, est le type des princes de cette époque, où l’héroïsme se devait plier à la bassesse. Vainqueur des Suédois et des chevaliers allemands de la Baltique, qui, au lieu de la secourir, disputaient à la Russie quelques lambeaux de territoire, Alexandre Nefsky dut, pour protéger son peuple, se faire petit devant les Tatars. Vis-à-vis d’eux, les princes russes n’avaient d’autres armes que la prière, les présens et l’intrigue. Ils en usaient largement pour le maintien ou l’agrandissement de leur puissance, s’accusant et se calomniant les uns les autres auprès des maîtres étrangers. Sous cette avilissante domination, les germes de culture déposés dans les anciennes principautés se flétrirent. Seul, le nord-ouest, le pays de Novgorod et de Pskof, mis par l’éloignement à l’abri de l’invasion, put, sous une sujétion nominale, mener une vie libre et européenne. Dans le reste de la Russie, l’insécurité de la vie et de la propriété faisait régner la misère et l’ignorance. Les compétitions des kniazes avaient recommencé, et leurs guerres civiles, souvent excitées par le Tatar, alternaient avec ses razzias.

Les suites morales comme les conséquences économiques du joug n’étaient pas moins funestes. Pour les peuples, comme pour les individus, l’esclavage est malsain : il leur courbe l’âme si profondément que, même après l’affranchissement, il leur faut des siècles pour se redresser. Toutes les nations, toutes les races opprimées s’en ressentent : la servitude engendre la servilité, l’abaissement la bassesse. La ruse prend la place de la force devenue inutile, et la finesse, étant la qualité la plus exercée, devient la plus générale. Le joug tatar développa chez les Russes des défauts et des facultés dont leurs rapports avec Byzance leur avaient déjà apporté le germe, et qui, tempérés par le temps, ont depuis contribué à leurs talens diplomatiques. L’isolement aux deux extrémités de l’Europe et la domination musulmane qui en fut la conséquence ont, à bien des égards, fait à l’Espagne et à la Russie des destinées comparables. Entre le développement politique et religieux de ces deux pays si divers, cette double analogie a créé de singulières ressemblances ; sur le caractère des deux peuples, un joug en apparence identique a eu les conséquences les plus opposées. L’Espagnol, assujetti et jamais soumis, qui pour chasser l’infidèle n’eut recours qu’à l’épéc, garda de l’invasion des Maures une fierté outrée, un orgueil national exclusif, une raideur dédaigneuse de l’étranger. Le Russe, contraint de rendre les armes, obligé de mettre tout son secours dans la patience et la souplesse, a gardé du joug tatar un caractère moral souvent moins digne, mais dont, pour le progrès de sa patrie, les défauts mêmes sont moins redoutables que les qualités espagnoles. L’oppression de l’homme ajoutée à l’oppression du climat creusa plus profondément certains des traits déjà marqués par la nature dans l’âme du Grand-Russe. La nature l’inclinait à la soumission, à la tristesse, à la résignation : l’histoire confirma ces penchans. Comme le climat, l’histoire aussi l’endurcissait ; comme lui, elle le portait au sentiment religieux, au fatalisme, à la superstition.

Un des principaux effets de la domination tatare et de toute l’histoire russe, c’est l’importance donnée au culte national. Par là, la Russie rappelle de nouveau l’Espagne. Le malheur ouvre à la foi l’âme des peuples comme le cœur de l’individu, la religion puise une vigueur nouvelle dans les calamités publiques. Plus le mal est inattendu, et plus l’esprit, dans son trouble, est enclin à l’attribuer à la colère divine. Dans notre France sceptique, après les désastres de l’invasion, nous avons vu les croyances religieuses bruyamment réveillées par ce double besoin de comprendre l’inexplicable et d’espérer contre tout espoir. Une telle impulsion était bien plus profonde dans un siècle comme le XIIIe, en un pays comme la Russie. De tous côtés surgissaient les prophéties et les apparitions, chaque ville avait son image miraculeuse qui arrêtait l’ennemi. Au milieu de la pauvreté universelle, les richesses avec les offrandes affluaient aux églises : les icônes sacrées s’entouraient de ces splendides parures qui étonnent le voyageur. Les hommes se pressaient dans les monastères, dont les murailles crénelées étaient le seul asile de la paix du corps comme de celle de l’âme. La politique des Tatars tournait au profit de la religion ou du clergé. Désireux de ménager le culte des vaincus, les khans s’en faisaient presque les protecteurs. Par eux, les biens des églises furent dégrévés d’impôts, et, comme les grands-princes, les métropolitains reçurent de la Horde la confirmation de leur dignité.

Le joug d’un ennemi étranger au christianisme fortifiait l’attachement au culte chrétien. Religion et patrie ne faisaient qu’un ; la foi tenait lieu de nationalité et la conservait. Déjà s’établissait l’opinion qui lie encore la qualité de Russe à la profession de l’orthodoxie grecque et fait de celle-ci le principal garant du patriotisme. De pareils faits se sont rencontrés chez d’autres peuples ; ce qui est propre à la Russie, c’est que toutes les guerres de son histoire ont eu le même effet. Grâce aux différences de culte, ses luttes contre le Polonais, le Suédois ou l’Allemand ont pris un air religieux aussi bien que sa longue croisade contre le Tatar et le Turc. Elle a été animée du même sentiment jusque dans ses campagnes contre nous en 1812 et en Crimée, jusque dans la répression des insurrections polonaises. Pour ce peuple, toute guerre devenait une guerre de religion, et le patriotisme se renforçait de la piété ou du fanatisme. Dans ces combats contre l’infidèle, l’hérétique ou le schismatique, le Russe apprenait à considérer son pays, la seule terre orthodoxe libre du joug musulman ou papiste, comme une terre bénie, un sol sacré. Il se regardait, à la façon du Juif, comme le peuple de Dieu, et, rempli pour sa patrie d’un respect religieux, il l’appelait la sainte Russie.

Sur la souveraineté politique, la domination tatare agit beaucoup de la même manière que sur la religion ; elle hâta l’unité nationale et l’autocratie. Le pays qui, sous le régime des apanages, semblait tomber en dissolution fut retenu par l’oppression étrangère comme par un lien. Suzerains des grands-princes, qu’ils élevaient et détrônaient à volonté, les khans leur conféraient leur pouvoir. La tyrannie étrangère, dont il était le délégué, autorisait le grand-prince à gouverner tyranniquement. Son despotisme vis-à-vis des Russes avait son principe dans sa servitude vis-à-vis des Tatars. Grâce à la Horde, il y eut ainsi dans les mains du veliki-kniaz de Moscou, transformé en agent général des Tatars, une concentration territoriale des différentes principautés, en même temps qu’une concentration politique des pouvoirs de l’état. Toutes les libertés, tous les droits d’origine slave ou germanique disparurent. La cloche du vetché cessa d’appeler les villes aux assemblées populaires, les boïars et les anciens princes apanagés n’eurent plus d’autre dignité que celle que leur conféra le souverain. Aristocratique ou démocratique, tout germe de gouvernement libre fut étouffé. Il ne resta plus qu’un pouvoir, le grand-prince, l’autocratie, qui après plus de quatre cents ans demeure encore la base de l’empire. C’est aux Mongols, disait au commencement du siècle Karamzine, que Moscou est redevable de sa grandeur et la Russie de l’autocratie. Cette opinion est aujourd’hui contestée par le patriotisme russe. Au lieu de la devoir aux Tatars, il préfère chercher les fondemens de l’autocratie moscovite dans le caractère même du Grand-Russien, et dans ses institutions à forme primitive, patriarcale, comme disent les Russes, qui pour ce mot ont une grande affection. Le grand-kniaz, qui dans la Bible slavonne prendra de David et de Salomon le titre de tsar, est le chef de la famille, et comme tel le maître absolu. Les tendances de l’esprit national, jointes au caractère élémentaire des institutions apportées par les colons slaves, justifient cette manière de voir. L’opinion de Karamzine n’en reste pas moins fondée. L’autocratie moscovite a eu sa raison morale dans le génie et les habitudes du Grand-Russien ; elle avait déjà sa raison physique dans la grandeur du territoire et l’aplatissement du sol, qui n’offrait aucun cadre à la vie locale. L’oppression tatare a été sa raison historique. La domination absolue et unitaire de Moscou se peut aussi rapprocher du mouvement de centralisation territoriale et politique qui, à la fin du moyen âge, se fit sentir dans toute l’Europe : la nature, l’histoire et la civilisation lui donnèrent en Russie plus de durée avec plus de puissance.

À l’établissement de l’autocratie put contribuer l’exemple comme la tyrannie des khans. Le régime de la Horde, que l’on pourrait aussi appeler patriarcal, donna une couleur asiatique à la royauté formée à son ombre. C’est un des perpétuels problèmes de la Russie que la détermination de l’influence tatare : elle déteignait sur tout, sur les mœurs, le caractère, les institutions. C’est à l’oppresseur musulman que semble remonter l’usage des longs vêtemens qui, malgré Pierre le Grand, persistent encore dans le peuple ; c’est sur eux qu’il faut rejeter l’ancienne claustration des femmes, bien qu’en ces deux cas, comme en beaucoup d’autres, l’exemple de Byzance ait pu préparer l’imitation tatare. L’art et la poésie ne sont même peut-être point demeurés à l’abri de l’inspiration asiatique. Selon quelques savans, les chants populaires historiques, les bylinas, ont pris modèle sur des chants tatars : selon d’autres, la coupole russe avec ses formes bulbeuses aurait été introduite par les Mongols, et du Gange au Volga se rencontrerait partout où régnèrent les successeurs de Ginghiz et de Timour. Douteuse ou imaginaire dans l’art et la poésie, l’imitation de l’envahisseur est sensible dans les institutions et les mœurs politiques. Des Tatars vint la capitation et avec elle peut-être un des germes du servage ; des Tatars venaient les verges et le knout, qui ne font que de disparaître. Ce sont eux qui, à la souveraineté moscovite, ont légué ces formes répugnantes à la fierté occidentale, eux qui lui ont transmis ces airs de sévérité féroce et cet appareil de supplices qui ont rendu possible un Ivan IV.

C’est une terrible et admirable histoire que celle de l’autocratie de Moscou : jamais d’aussi modestes débuts n’atteignirent aussi rapidement à la grandeur ; jamais il n’y eut plus frappant exemple de la puissance de la tradition dans une maison souveraine qui se transmet avec le but l’unité de direction, dont les vues s’élargissent de génération en génération avec le succès, et où les facultés mêmes semblent s’accumuler par une sorte de sélection. L’établissement de l’hérédité directe donna à Moscou la constitution qui lui valut de triompher de tous ses rivaux asiatiques ou européens. D’hommes rusés, avides, peu chevaleresques, se compose cette dynastie qui prépare patiemment la grandeur par la bassesse. Sa tâche était double : alléger le joug tatar pour le secouer ; — réunir à ses domaines les principautés apanagées pour régner seule en Russie. Quelques étapes la menèrent simultanément au double but. Un kniaz de Moscou, Jean Kalita, obtient de la Horde vers 1330 le titre de grand-prince ; se faisant le fermier général des impôts tatars, il augmente rapidement sa puissance avec ses richesses. Son petit-fils, Dmitri Donskoï, le seul héros de la famille, se sent déjà assez fort pour tenter contre la Horde le sort des armes. Vainqueur, il expie par des revers une victoire prématurée. Parfois en révolte contre les khans, le plus souvent leurs humbles tributaires, ses successeurs rétablissent par la finesse la puissance moscovite un instant compromise par la vaillance. Pendant que sous leur main la Russie s’unifiait, la Horde d’or se démembrait en trois khanats. À la fin du xve siècle paraît Ivan III, vrai grand monarque à la façon des plus grands de ses contemporains. Ivan III réduit le khanat de Kazan au vasselage ; son petit-fils Ivan IV assujettit Kazan et Astrakan. Ivan III dépouille les princes apanagés, Ivan IV abaisse les boïars et les anciennes familles. Le premier conquiert Novgorod, le second en achève la ruine par les supplices et les déportations. Les dernières principautés, les dernières villes libres, disparaissent, et avec elles tout droit des princes, des grands ou du peuple. La Russie est unifiée de la Caspienne à la Mer-Blanche, et dans cet empire, déjà le plus vaste de l’Europe, il n’y a qu’un pouvoir, le tsar. Sous Jean IV, Ivan le Terrible, l’autocratie, arrivée à son apogée, aboutit à une espèce de terreur méthodique. Fourbe, mystique, d’une piété inhumaine et d’une atrocité sarcastique, réformateur sanguinaire, élevé au milieu des soupçons et des complots, mêlant le sens pratique du Russe à des bizarreries d’halluciné, assassin de son fils et mari d’autant de femmes qu’Henri VIII, Ivan IV, l’ennemi des boïars, est, comme Néron, demeuré populaire. Trop honni jadis, peut-être trop vanté aujourd’hui, ce tsar niveleur est le sauvage précurseur de Pierre le Grand, avec lequel les ballades rustiques l’ont parfois confondu[5], et qui, lui aussi, eût mérité le nom de Terrible. Crimes ou folies, rien chez ce peuple, par la nature et l’histoire formé à l’obéissance, ne saurait dépopulariser l’autocratie.

Affranchis de la domination tatare, les Russes s’étendent en tout sens sur leurs vastes plaines. Descendant le Volga, ils débouchent dans la Caspienne, sur le chemin de l’Asie centrale ; remontant la Kama, ils franchissent l’Oural, et une poignée de Cosaques conquiert la Sibérie. En même temps, ils se retournent brusquement vers l’Occident, vers la Baltique et le Dniéper, vers leur point de départ européen. L’invasion mongole avait séparé la Grande-Russie moscovite du berceau de l’empire de Rurik, de la Russie-Blanche et de la Petite-Russie, tombées par conquête ou par héritage aux mains des Lithuaniens et des Polonais. Au nord, les chevaliers teutoniques et les Suédois détenaient les rives de la Baltique. La Moscovie s’était ainsi trouvée comprimée entre deux rangées d’états ennemis qui semblaient devoir l’étouffer, à l’est les Tatars, à l’ouest les Lithuaniens et l’ordre teutonique. Une fois délivrée des premiers, il restait entre la Russie et l’Europe une épaisse barrière chrétienne, une muraille hostile construite de ses propres débris. Elle avait à percer jusqu’à l’Europe et à la mer : de là la lutte avec la Suède, héritière des chevaliers allemands de la Baltique, avec la Pologne, héritière de la Lithuanie, lutte qui, après avoir été sur le point d’anéantir la Moscovie, finit par coûter l’existence à la Pologne.

La mort des fils d’Ivan le Terrible ouvrit la crise suprême de la Russie ; à peine achevée, l’œuvre laborieuse des tsars sembla près de périr avec leur famille. Dans ce pays, où elle était tout, la souveraineté manqua. L’état de la Russie rappelait l’état de la France à la mort de Charles VI, lorsqu’à Paris régnait un roi anglais. La maison tsarienne éteinte, le Kremlin était disputé entre une suite d’usurpateurs et d’imposteurs soutenus par l’étranger ; un moment, les Polonais campèrent dans Moscou, et Ladislas, fils du roi de Pologne, fut proclamé tsar. La nationalité russe et l’orthodoxie grecque, également en péril, se sauvèrent par leur union. Du fond de ce peuple inerte en apparence partit le mouvement qui mit fin à l’anarchie intérieure et à la domination étrangère. Cette nation, qui semblait étouffée sous le despotisme, montre sa vitalité quand son existence ou sa foi est en jeu. Un boucher de Nijni, Minine, provoque le soulèvement national. Les Polonais repoussés, une nouvelle famille, celle des Romanof, fut appelée au trône par une sorte d’états-généraux. À ce peuple qui venait de se sauver lui-même, la vacance du trône n’avait donné ni le sens ni le goût de la liberté. La nouvelle maison tsarienne aura le même pouvoir que l’ancienne ; elle lui redonne seulement un caractère plus religieux, plus paternel. Sortie d’une véritable élection populaire, elle ne garantit aucun droit au peuple qui l’a créée. En vain l’exemple de la noblesse polonaise ou de l’aristocratie suédoise excite l’émulation des boïars ; en dépit de quelques formules, l’autocratie reste la loi de la Russie. De ces luttes, où il a montré sa force, le peuple sort même asservi : un usurpateur, Boris Godounof, en liant le paysan à la terre, a institué le servage légal. La servitude du peuple est le seul privilége des nobles : ni minorités, ni interrègnes, ni invasions, n’ont pu donner à aucune classe de la nation de droits ou de liberté vis-à-vis du souverain.

À un Russe qui lui disait que l’autocratie avait relevé la Russie abattue par les Tatars, un étranger répondait qu’elle l’avait relevée à genoux. Les formules habituelles des Moscovites vis-à-vis de leurs souverains laissent bien loin derrière elles tout ce qu’inventa jamais la servilité des cours de l’Occident. Dans les pétitions ou les déclarations publiques, grands et petits s’intitulaient les serfs, les esclaves ou kolopy du tsar. Catherine II fut la première à montrer quelque répugnance pour ces abjectes qualifications ; elles étaient si bien dans l’esprit de la nation qu’elles sont souvent employées comme synonymes de sujets. Dans sa fameuse lettre au prince Kourbsky, Ivan IV appelle le roi de Pologne un esclave d’esclaves, voulant dire qu’il était le sujet de ses sujets, et Pierre le Grand lui-même, en rendant compte du siège d’Azof à Romodanovski, auquel il s’amusait à faire jouer le rôle de tsar, prenait vis-à-vis de ce souverain de parade la qualification de serf. Sous Pierre comme sous Ivan, ce n’était pas là un vain mot ; le souverain disposait à son caprice des biens comme de la vie de ses sujets. Habitués à se prosterner devant leurs maîtres en frappant la terre de leurs front, les Russes ont appelé battement de front, tchélobitié, les suppliques remises au tsar. Pour se rapetisser devant leur prince, alors même qu’ils n’étaient point admis en sa présence, les Moscovites, au lieu de signer leur nom dans sa forme ordinaire, aimaient dans leurs pétitions à se servir de diminutifs. Ces formes avilissantes descendant de classe en classe, chacun se faisant petit devant ses supérieurs, la bassesse avec l’arrogance pénétrait de degré en degré jusqu’au fond de la nation. Chez ce peuple esclave, ces formules, pour nous si répugnantes, étaient ennoblies par le sentiment religieux et une naïve sincérité : il s’y mêlait aussi quelque chose de cet esprit patriarcal qui se retrouve partout en Russie. Le tsar, comme le seigneur, était appelé père, petit père, et ces noms, empruntés aux liens les plus chers de la famille, qui aujourd’hui encore donnent à la politesse russe un caractère si primitif et si affectueux, n’étaient point pour le peuple de vains titres. Le dernier des paysans pouvait parler au tsar en le tutoyant, il voyait en lui un protecteur naturel contre l’oppression des boïars, et tous les tsars se sont regardés comme tels. Le souverain était le père investi d’une autorité absolue sur ses enfans, avec la double qualité de la vigilance et de la sévérité paternelles.

Un épisode de l’histoire russe met nettement en relief avec le culte du tsarisme cette soumission digne et touchante jusque dans ses abaissemens. C’est la réduction de Pskof, la république sœur de Novgorod, par Vassili, fils d’Ivan III, père d’Ivan IV, tous deux décorés par leurs contemporains de ce nom de terrible qui semble l’attribut de la race ou du régime. « Ton patrimoine, la ville de Pskof, se jette à tes pieds, » disaient à Vassili, venu pour leur enlever leurs dernières franchises, les principaux citoyens d’une des deux villes de la Russie qui ont connu la liberté. « Fais grâce à ton vieux patrimoine. Nous, tes enfans orphelins, nous te sommes attachés à toi et aux tiens jusqu’à la fin du monde. À Dieu et à toi tout est permis dans votre patrimoine[6]. » Vassili fait savoir qu’il veut la suppression du vetché et de tous les priviléges que ses ancêtres ont par serment confirmés à Pskof. « Il est écrit dans nos annales, dit un bourgeois dans la dernière assemblée de la ville, que les hommes de Pskof ont juré fidélité aux grands-princes et que ceux-ci leur ont permis de vivre librement selon leurs coutumes. Il est dit que la colère divine frappera celui qui ne tiendra pas son serment. Par la grâce de Dieu notre souverain dispose aujourd’hui selon sa volonté de Pskof, son patrimoine, de nous tous et de la cloche qui nous rassemblait. Nous ne voulons pas être parjures à notre serment, nous ne lèverons pas la main contre notre souverain : nous nous réjouissons de sa présence et le supplions seulement de ne pas nous anéantir tout à fait. » Les Pskovites descendirent en pleurant la cloche qui, depuis des siècles, les convoquait au vetché. Vassili, étant entré dans la ville, les assura de ses bonnes grâces, et, ayant réuni les principaux, il leur fit annoncer qu’ils devaient avec leurs femmes et leurs enfans quitter leur ville natale pour s’établir dans le centre de la Russie et « y vivre heureux par la grâce du tsar. » La nuit même, 300 familles étaient dirigées sur Moscou, et bientôt des Russes des bords du Volga venaient par ordre de Vassili occuper leur place au bord du lac Peipous. Des procédés semblables avaient été employés avec Novgorod : c’est ainsi que les tsars unifiaient et nivelaient leur empire. De tels exemples font comprendre l’autocratie russe de Pierre le Grand à Nicolas.

Ce Vassili était un prince doux et humain à côté de son père ou de son fils. Un regard de Jean III faisait, dit-on, évanouir les femmes. Une fois il mit à mort un médecin qui avait laissé mourir son malade. Quand il était à table et que, pris de vin, il s’endormait, les assistans restaient immobiles et silencieux, attendant pour se lever ou pour parler un ordre du tsar. Chez Jean IV, la cruauté allait à la monomanie ou à l’insanité ; ses fêtes étaient souvent souillées de sang aux jours mêmes où il n’avait point fait aux supplices une place dans ses divertissemens. Dans ses festins, il donnait des coups de couteau à ses serviteurs par impatience ou par moquerie : quelques-uns de ses favoris périrent ainsi. Un de ses bouffons, prince de vieille race, l’ayant piqué par un bon mot, Ivan lui versa sur la tête une soupière bouillante. Comme le pauvre fou poussait de hauts cris, le tyran lui planta son couteau dans la poitrine. L’homme tombe expirant, et le tsar, tout à coup au regret d’avoir perdu un de ses plus spirituels bouffons, fait appeler son médecin : « Guéris-moi mon bon serviteur, lui dit-il, je l’ai frappé par mégarde. » Une autre fois c’est un de ses voiévodes auquel Ivan coupe une oreille avec son couteau pendant qu’il s’incline devant lui. Sans trahir de souffrance, l’officier remercie le tsar de sa gracieuse plaisanterie. En dehors de la table, Ivan IV portait un bâton ferré avec lequel il perça un jour le pied d’un messager qui lui apportait une lettre désagréable, et dont un autre jour il tua son propre fils. L’antiquité païenne a vu peu de monstres aussi odieux. De telles fureurs avec une telle bassesse semblaient impossibles chez un peuple chrétien. À Rome, Ivan IV eût trouvé un assassin ; en Russie, parmi tant de familles dépouillées par son avarice, déshonorées par ses débauches et décimées par ses cruautés, il n’y eut point une conspiration contre la vie du tsar. Lorsque, feignant le dégoût du pouvoir, il quitta le Kremlin et Moscou, invitant les boïars à lui choisir un successeur, les princes et les prélats vinrent lui offrir leurs têtes pour le décider à reprendre le pouvoir. Ivan le Terrible eut beau livrer ses plus belles villes au pillage de ses opritchniks et laisser honteusement les Tatars et les Polonais ravager ses meilleures provinces, il ne lassa point la patience russe. Le tsar n’eut d’autres meurtriers que ses propres excès.

III.

En quoi la Russie des premiers Romanof, la Moscovie du xviie siècle, appartenait-elle à l’Europe ? Construite sur des fondations slaves par des princes germaniques, cimentée par le christianisme sous l’influence de la nouvelle Rome, la Russie que renversèrent les Tatars avait des bases européennes. Celle que Moscou éleva sur ses débris était faite de matériaux hétérogènes en partie empruntés à l’Asie : c’était un édifice d’architecture bâtarde mêlée de byzantin et de mongol, de gothique ou de renaissance, un édifice ressemblant à la bizarre et presque monstrueuse église de Vassili Blagennoï, bâtie à Moscou par Ivan le Terrible. Une chose frappe dans l’histoire russe, c’est sa stérilité, son indigence relative ; à travers toutes ses péripéties, elle a manqué des grands mouvemens religieux ou intellectuels, des grandes époques sociales ou politiques qui ont marqué la vie si agitée et si active des peuples occidentaux. À ses origines, la Russie avait connu les quatre grandes forces dont la lutte ou l’alliance a fait l’histoire et les institutions des nations européennes. Elle aussi avait eu, au-dessous de l’église et de la royauté, des germes d’aristocratie et de démocratie ; mais ces deux dernières avaient été de bonne heure étouffées, et l’église elle-même, malgré son influence, n’avait guère été que l’auxiliaire respectueux de la monarchie.

C’est par ses lacunes que l’histoire de la Russie se distingue le plus, et à chacune des lacunes de son passé correspond un vide dans le présent. Comparée à celle des peuples d’Occident, cette histoire paraît toute négative ; la Russie n’avait eu ni la féodalité, qui, avec l’idée de la réciprocité des services et des devoirs, nourrit le sentiment du droit, ni la chevalerie, d’où vint à l’Occident le sentiment de l’honneur, dont Montesquieu faisait le fondement de la monarchie, et qui là où la liberté s’éteignit maintint encore la dignité humaine. La Russie n’eut jamais de gentilshommes, et sa seule chevalerie, ce furent les Cosaques, république d’aventuriers à demi croisés, à demi pirates, dont la steppe garantissait la sauvage liberté. La Russie n’avait eu ni communes, ni chartes, ni bourgeoisie, ni tiers-état. Novgorod et Pskof, reléguées à l’angle occidental, formaient une exception honorable pour le génie de la nation, insignifiante pour son développement. Les villes mêmes lui faisaient défaut ; dans la Moscovie sortie du joug tatar, il n’y en avait vraiment qu’une, la résidence du souverain, et cette capitale n’était elle-même qu’un immense village. La Russie était un état de paysans, un empire rural, sans ville, ni richesse, ni art, ni science, ni vie politique, et, selon l’étymologie, sans cité pas de civilisation ! Comme les pays de l’Occident, la Russie avait eu la centralisation monarchique : elle n’avait eu aucun des instrumens ou des institutions des monarchies européennes, parlemens ou universités, hommes de robe ou de plume. Elle avait des souverains ; elle n’eut jamais de cour. Enfermées dans le terem, gynécée tatar ou byzantin, les tsarines et les tsarevnas laissaient les tsars à la grossièreté de leur sexe. La Moscovie n’eut ni châteaux ni palais ; le Kremlin n’était qu’une forteresse et un couvent où de vulgaires plaisirs de soldats alternaient avec une fastidieuse solennité ecclésiastique. L’église russe avait un clergé national patriote et respecté : elle n’eut ni les ordres religieux, ni la scolastique, ni les grandes hérésies, ni les grands conciles de l’église latine. La Russie eut des sectes ignorantes, rustiques, sans discussion écrite, sans publicité ; elle resta en dehors de la réforme, des luttes savantes et lettrées qui par la liberté de penser conduisirent à la liberté politique. Étrangère à la réforme, elle le fut également à la renaissance. L’antiquité, qui l’avait jadis à peine effleurée, ne fut pas chez elle comme en Allemagne naturalisée par une seconde éducation. Liée à Byzance par la religion et le voisinage, la Russie reçut peut-être un plus grand nombre d’émigrans grecs que l’Italie et l’Occident. Après la chute de Constantinople et le mariage d’Ivan III avec l’héritière des derniers empereurs, les Grecs affluèrent à Moscou. Ils y apportèrent l’étiquette byzantine et des traités de dévotion ; ils n’avaient pas là, comme en Occident, les lettres et le génie classiques à ranimer sous les cendres de l’antiquité. La Russie avec les Grecs eut beau faire venir quelques artistes italiens, quelques techniciens allemands ; elle n’eut ni l’art, ni la littérature de l’Europe, ni l’imprimerie, qui multipliait la pensée, ni les découvertes géographiques, qui, avec la conception du monde, élargissaient l’esprit moderne.

En sortant de l’invasion tatare, la Moscovie s’était réveillée en plein moyen âge : encore sans les croisades et la chevalerie, sans les scolastiques et les légistes, n’avait-elle eu qu’un moyen âge tronqué. Sans la réforme, sans la renaissance, sans la révolution, son histoire moderne a encore été plus incomplète. Des grands faits comme des grandes époques de l’Europe du XIIe au xviiie siècle, elle n’a ressenti qu’un lointain contre-coup. Que ssrait un peuple de l’Occident auquel tout cela aurait manqué, et par où combler de tels vides ? Privée de tout ce qui remplit celle des nations occidentales, l’histoire de la Russie apparaît pauvre, terne et vide comme ses campagnes du nord : aussi émouvante et dramatique qu’aucune, elle ressemble à ces romans ou à ces pièces de théâtre dont tout l’intérêt est dans l’intrigue et les péripéties des faits. Nul peuple n’a reçu des siècles une éducation aussi incomplète et en même temps aussi douloureuse, il lui a été refusé de regagner en originalité ce qui lui a manqué en variété. La Russie a eu assez de voisins et de rapports avec eux pour toujours rester dans l’imitation. Elle a passé successivement sous le joug moral du Grec et du Tatar, du Lithuanien et du Polonais, pour finir par celui de l’Allemand et du Français. Toujours dans une sorte de vasselage intellectuel, copiant les usages, les idées, les modes de l’étranger, elle est demeurée presque également impuissante à acclimater chez elle les institutions d’autrui et à s’en donner de nationales. Au xviie siècle, la Russie n’avait encore qu’une constitution élémentaire ; elle ne possédait que deux institutions, l’une à la base, l’autre au sommet de l’état, et toutes deux peu favorables au développement de l’individualité : la commune solidaire et l’autocratie, entre lesquelles s’était introduit le servage. L’oppression tatare et la lutte contre la Pologne avaient absorbé toutes ses forces. À ceux qui lui demandaient ce qu’il avait fait pendant la terreur, l’abbé Sieyès répondait : « J’ai vécu. » À semblable question sur son inertie séculaire, la Russie eût pu faire même réponse. Pour n’être pas écrasée par les Mongols, il lui avait fallu longtemps faire la morte. Tout le travail de la Moscovie avait été de se constituer matériellement en corps de nation. Comme un homme d’un tempérament robuste, elle était sortie fortifiée et endurcie des épreuves qui la devaient tuer ; mais les assauts qui lui avaient donné la vigueur physique avaient entravé son développement intellectuel. Vis-à-vis des autres peuples de l’Europe, elle n’avait eu qu’une éducation rustique, grossière, où le temps même de l’instruction de l’esprit avait manqué.

Dans ce pays arriéré et isolé s’élève un homme qui entreprend de le ramener à l’Europe et de lui faire sauter d’un bond tout l’intervalle qui l’en sépare. Était-il possible de rendre d’un coup à la Russie tout ce que les siècles avaient donné à ses rivaux et de la transporter au terme d’une longue route dont elle n’avait pas franchi les étapes historiques ? Était-ce là une conception de génie ou un rêve chimérique, une fantaisie individuelle, fortuite et par là même condamnée à l’insuccès, ou bien, en dépit de sa hardiesse, était-ce une idée préparée par les faits et les hommes ? Longtemps Pierre le Grand fut regardé comme un de ces législateurs à l’antique qui façonnaient des états à leur gré, comme une sorte de Deucalion créateur de peuple. En Russie pas plus qu’ailleurs, l’histoire n’a procédé par bonds ; on peut lui appliquer le même axiome qu’à la nature : natura non facit saltum. Les Russes ont été les premiers à le sentir, et la tâche favorite de leurs historiens est de combler l’abîme apparent creusé entre la Russie ancienne et la Russie nouvelle.

L’œuvre de Pierre le Grand a eu des antécédens historiques, et dans son principe, si ce n’est dans sa forme, elle était dans les destinées logiques du peuple russe. La Russie était trop voisine de l’Europe, elle avait trop d’affinité avec elle par le sang et la religion pour ne pas sentir un jour la contagion de sa civilisation. Les deux parties de l’œuvre de Pierre, le rapprochement matériel, territorial de son peuple avec l’Europe, et le rapprochement moral, social par l’imitation des coutumes étrangères, avaient été presque également préparées par les deux siècles précédens. Depuis Ivan III, les souverains russes s’efforçaient de percer au nord à travers les Suédois, l’ordre teutonique et la Lithuanie, au sud à travers les Tatars, les Turcs et la Pologne pour atteindre l’Europe et la mer. Dans ses tentatives sur l’Azof et l’Euxin, comme dans celles sur la Baltique, Pierre ne faisait que continuer ses prédécesseurs, son père Alexis, qui avait accepté la soumission des Cosaques de l’Ukraine, sa sœur Sophie, qui avait dirigé deux expéditions contre la Crimée. Depuis Ivan III, la plupart des tsars avaient appelé des étrangers et cherché à introduire dans leurs états les arts et les inventions de l’Occident. L’influence des mœurs européennes débuta naturellement par les pays les plus voisins, par la Pologne et la Lithuanie, pour continuer par l’Allemagne, la Hollande, l’Angleterre, et aboutir enfin à la France et à l’Occident tout entier. Dès le XVe siècle, Ivan III, à cet égard comme à tant d’autres le devancier de Pierre Ier, entrait en relation avec les souverains de l’Europe, et leur demandait des médecins, des artistes, des ouvriers. De l’Italie, alors l’institutrice de toute l’Europe, il recevait par Byzance ou par l’Allemagne des architectes et des ingénieurs. Ce sont des artistes de Bologne ou de Venise qui, sous Jean III et ses successeurs, construisirent les plus belles églises et les plus belles tours du Kremlin. Chose remarquable, au lieu d’apporter leur style de la renaissance, qu’en Europe ils installaient partout en maître, ces Italiens prirent des modèles russes et bâtirent les églises les plus moscovites de Moscou. Dans cette anomalie, il y a un enseignement. Les coupoles d’Ouspanski et de Vassili Blagennoï sont un symbole de la position des étrangers alors en Russie ; au lieu d’imposer aux Russes leurs goûts et leurs coutumes, ils étaient obligés de prendre les leurs. Avec des artistes, Ivan III appelait des artisans de toute sorte, fondeurs, orfévres, mineurs, maçons, artificiers. Ainsi dès le premier jour de l’imitation étrangère se trace le chemin que suivra Pierre le Grand, c’est par le côté matériel, technique, industriel, que la Russie se rapproche d’abord de l’Europe. Comme Pierre Ier, Ivan III et Ivan IV se soucient plus de former leur peuple aux arts mécaniques qu’à la science ou aux beaux-arts. Après Ivan III, Vassili IV, marié à une Lithuanienne, non content d’appeler les étrangers, va, pour plaire à sa femme, jusqu’à prendre leurs usages et à couper sa barbe. Sous Jean IV, Ivan le Terrible, la Moscovie entre par Archangel en relation avec l’Angleterre ; c’est ce prince qui, malgré les moines, introduit l’imprimerie en Russie. Il envoie en Europe des émissaires lui rassembler d’habiles ouvriers ; mais la plupart sont retenus au passage par la jalousie militaire de l’ordre teutonique, et la jalousie marchande des villes anséatiques, qui, dans l’intérêt des armes ou du commerce allemands, tentent de mettre la Russie en interdit.

La période des usurpateurs compromit l’influence européenne en l’exagérant. Sur le point de régner en Russie avec les faux Dmitri ou les armées polonaises, les étrangers parurent menacés d’être chassés avec eux. Les Romanof semblaient devoir être peu favorables au rapprochement avec l’Europe. C’était le peuple qui, dans une réaction nationale, les avait portés au trône ; le premier souverain de leur maison, Michel, avait été éduqué dans un couvent par une mère devenue religieuse, et c’est un père devenu patriarche qui gouverna l’empire en son nom. Cette dynastie, de sang entièrement russe et d’origine presque sacerdotale, prit à tâche de restaurer les vieilles mœurs ; elle n’en contribua pas moins à jeter en Russie les germes de la culture européenne. Michel Romanof fait déjà venir des marchands, des industriels, des soldats étrangers, et conclut des traités de commerce avec l’Occident. Alexis, un vrai tsar russe, aux longs vêtemens byzantins, qui le font ressembler aux saints des icônes, sert de précurseur à son fils Pierre. Sous son règne, les étrangers deviennent plus nombreux, comme s’il rassemblait pour son fils des maîtres et des matériaux d’instruction. Ces Occidentaux occupent dans Moscou tout un quartier, la Slobode des Allemands. Ce sont des artisans de toute sorte, des constructeurs de navires et des charpentiers hollandais, dont une barque, délaissée sur un étang, donnera à Pierre le goût de la marine ; ce sont des officiers et des instructeurs, comme le futur conseiller du tsar, le Genevois Lefort. Avec les arts mécaniques, Alexis introduit dans ses états quelques arts de luxe ; il fait jouer l’opéra sur un théâtre de Moscou, et sa fille Sophie écrit une tragédie. Pierre grandit à l’école des étrangers, recevant d’eux des leçons de civilisation avec des leçons de vice, la Slobode allemande remplie de cabarets et de lieux de débauches étant un des quartiers les plus mal famés de Moscou : un Hollandais lui sert de précepteur, une Allemande est sa maîtresse, des Européens de tous pays forment sa société. La plupart, Lefort lui-même, semblent avoir été des gens de médiocre instruction, plus capables d’exciter la curiosité du jeune tsar que de lui donner de sérieuses connaissances[7]. Sous Fédor et sous la régence de Sophie, les étrangers étaient déjà nombreux et leur rôle important, bien que relégués aux postes secondaires. Avec Pierre, leur élève, ils deviendront les instituteurs et les maîtres de la nation ; sous sa nièce Anne, ils en seront un instant les tyrans. Les vieux tsars ont de loin préparé leur domination. Pierre ne changea pas violemment la direction de la Russie, il ne lui fit pas rebrousser chemin de l’Asie vers l’Europe ; il ne fit que précipiter sa marche dans une voie où elle entrait d’elle-même. Il ne l’a point jetée hors de sa route ; il lui a fait prendre, pour atteindre l’Europe, un chemin raccourci et abrupt.

IV.

Tsar à dix ans, seul maître de l’empire à dix-sept, Pierre entreprend de transformer les mœurs du peuple le plus attaché à ses coutumes. Entouré d’étrangers, le Hollandais Timmermann, le Genevois Lefort, le Français Villebois, l’Écossais Gordon, il s’éprend de la civilisation étrangère, et, selon l’énergique expression de Leibniz, il veut débarbariser sa patrie. Avant de façonner ses sujets aux idées de l’Europe, il s’y fait lui-même. Il voyage en Occident, et, pour s’y mieux naturaliser, il y vit de la vie du peuple. Il s’attache moins aux institutions qu’aux mœurs : ce sont celles-ci plutôt que celles-là qu’il prétend importer dans son pays. À son génie s’allient les défauts de sa nation et de son éducation, de son tempérament et de son pouvoir autocratique. Il a beau se faire Européen, il ne peut toujours se débarbariser lui-même, il offense souvent la culture occidentale dont il se fait le missionnaire. Comme un enfant ou un sauvage, il s’éprend surtout du côté extérieur de la civilisation. Pour policer le Moscovite, il le rase et lui fait changer de vêtemens. Il ne distingue pas toujours entre le nécessaire et l’accessoire. Il introduit à la fois en Russie la marine et le tabac à fumer ; il poursuit de sa plus grande haine la barbe et les longs caftans. À certains objets, comme à la marine, il donne une importance outrée. Son zèle de réformateur va parfois jusqu’à la manie, ses règlemens à la minutie ; il se paie souvent d’apparences, modifiant l’habit plutôt que l’homme, les noms plutôt que les choses ; il semble plus d’une fois se contenter d’un simple déguisement occidental. Dans son exagération, l’infatigable réformateur est plus perspicace qu’il n’en a l’air ; des mesures à première vue puériles cachent de profondes combinaisons. C’était par le dehors, les modes et les usages extérieurs que les Russes pouvaient le plus facilement redevenir Européens. Le reste, le fond, l’essentiel devait suivre : après avoir pris l’habit de l’Europe, ses sujets en voudraient prendre les mœurs et les connaissances.

Ce qui dans ses voyages séduit surtout Pierre le Grand, ce qu’il s’applique le plus à introduire chez lui, ce sont les inventions pratiques, c’est le métier, le procédé. C’est là encore une impression d’enfant ou de barbare plus frappé des résultats matériels que des connaissances théoriques dont ils ne sont qu’une application ; mais c’est là aussi le côté le plus accessible d’une civilisation, et pour un peuple comme la Russie c’était peut-être le plus utile en même temps que le plus facile à imiter. Pour se rendre maître du procédé, Pierre à Saardam se fait lui-même ouvrier : il ne se met point seulement à l’école, il se met à l’apprentissage chez l’étranger. Il passe des années à se donner une éducation technique, professionnelle, dirions-nous aujourd’hui. Dans son premier séjour en Occident, son voyage d’initiation, ce n’est pas aux universités, aux académies qu’il demande le plus de leçons, c’est à l’atelier, au chantier. Dans son second voyage, s’il donne plus d’attention à l’art ou à la science, c’est toujours avec le sens positif du Grand-Russe et l’esprit pratique du réformateur ; ce sont les sciences naturelles, l’anatomie, la chirurgie, qui excitent le plus son intérêt, c’est la mécanique, le génie militaire et civil. D’Europe, il ramène peu de savans et moins d’artistes, mais une armée d’ouvriers et de contre-maîtres. De retour chez lui, il suit une méthode analogue ; ne dédaignant rien, il veut tout enseigner lui-même. Dans l’armée, dans la marine, il se plaît à passer par tous les grades, faisant un jour le tambour, un autre le pilote. Avant tout il apprend à son peuple la discipline ; il lui montre à se soumettre à des étrangers dont il a fait les instituteurs du pays en même temps que les siens. En vrai réformateur, la première leçon que donne Pierre le Grand, c’est l’exemple ; il le donne, il le prodigue. Il met lui-même la main à tout, à la pioche du terrassier, comme à la hache du bourreau. Jamais on n’a vu un homme s’exercer à tant de métiers à la fois. C’est un artisan universel, il sait tout fabriquer de sa main, des bateaux, des modèles de vaisseaux, des poulies, tout ce qui touche à la marine, son occupation favorite ; il se plaît à faire des chefs-d’œuvre d’ouvrier ; il est artiste aussi bien qu’artisan, il sait graver, sculpter. Le génie souple et facile du Grand-Russe, comme ses tendances réalistes, se montre chez l’empereur jusqu’à l’exagération. À l’opposé des réformateurs de cabinet, c’est l’exécution, c’est le détail, qui lui tiennent le plus à cœur. Il s’applique à tout avec une égale ardeur, réformant l’alphabet et le calendrier en même temps que l’administration et la société, demandant des projets à Leibniz en même temps que des modèles aux artisans, rassemblant des objets d’art et des collections scientifiques tout en créant la marine et refondant l’armée, apportant à l’industrie des fabrications nouvelles, à l’agriculture des races d’animaux étrangères, et, comme s’il n’avait eu le temps de rien faire, laissant à l’avenir des plans sans nombre sur chaque sujet et pour toute contrée.

Cette œuvre multiple est une. Les conquêtes et les travaux publics de Pierre le Grand sont le corollaire de sa réforme sociale, le déplacement de sa capitale en est le symbole. Quand il construisait Pétersbourg sur la Néva et par des canaux l’unissait au Volga, il donnait au grand fleuve russe une embouchure européenne, et en renversant le cours de sa grande rivière, il faisait pour ainsi dire refluer la Russie vers l’Occident. Au moral comme au physique, c’était le même ouvrage ; le tsar ramenait brusquement vers l’Europe un peuple que les siècles avaient détourné vers l’Asie. Par malheur, l’homme se laisse moins aisément faire violence que la nature, et Pierre traitait l’un comme l’autre. Dans sa passion pour la civilisation, il veut l’imposer ; il s’y prend en barbare autant qu’en grand homme, en tyran autant qu’en réformateur. Ses moyens répugnent à son but. Pour instrumens habituels, il a le knout et la hache, sans compter le bâton, qu’il portait toujours à la main et qu’il n’épargnait pas au dos de ses favoris. C’est à coups de verge qu’il civilise. Le grand moyen de Pierre est le despotisme, l’autocratie ; il ne la corrige point, il ne la limite pas ; il la régularise et la rajeunit. Il fait pour l’autocratie ce qu’il a fait pour lui-même et pour son peuple ; il l’habille à l’européenne, il raccourcit et allége ses vêtemens pour lui donner de plus libres allures : au scandale des vieux Russes, la robe à demi sacerdotale des anciens souverains est remplacée par un uniforme militaire, le nom biblique et patriarcal de tsar par le titre étranger et païen d’empereur. La raison d’état est le dieu de Pierre ; à cette idole, il offre tout en victime, sa santé, sa famille et son peuple ; pour elle, il ne craint pas de renouveler le sacrifice d’Abraham. En vrai révolutionnaire, il ne recule devant aucun moyen, il ne tient pas plus compte des obstacles historiques que des obstacles moraux ou matériels. Les sentimens, les traditions ou les faits sont également impuissans à l’arrêter ; il se croit assez fort pour tout briser.

L’entreprise de Pierre le Grand a été menée par le génie le plus résolu à l’aide du pouvoir le plus redoutable ; quel en a été le succès ? Le tsar a-t-il montré qu’une volonté humaine peut impunément forcer la nature, l’histoire et le temps ? Si l’œuvre de Pierre n’est pas morte avec lui, c’est qu’elle était dans l’ordre des destinées de son peuple, c’est que, selon le mot de Montesquieu, « Pierre Ier donnait les mœurs et les manières de l’Europe à une nation d’Europe. » Dans ce qu’elle eut de capital, sa réforme ne fut qu’une émancipation morale du joug tatar, une revendication du sol et du climat russes contre les mœurs d’une autre race ou d’un autre ciel apportées par les conquérans asiatiques. Il s’est rencontré au xixe siècle un sultan presque aussi décidé que Pierre le Grand, armé d’un pouvoir aussi despotique, employant à peu près les mêmes moyens dans le même dessein. C’était chez un peuple qui fait, lui aussi, matériellement partie de l’Europe, et pourtant quelle différence entre un Turc de la réforme et un Russe de la réforme ! C’est que la tâche de Mahmoud était entravée par tout ce qui avait préparé l’œuvre du tsar, les traditions, la religion, les élémens mêmes de la civilisation. Pierre le Grand ne laissa pas d’héritiers ; il n’en eut pas moins des continuateurs. Jamais entreprise ne parut autant liée à la vie d’un homme, et contre tous calculs elle lui survécut. Jamais il n’y eut d’ordre de succession plus troublé ; jamais l’esprit de suite ne fut plus impossible : quatre femmes galantes, deux enfans et deux fous ou maniaques, voilà pendant un siècle les successeurs de Pierre. À chaque avénement une révolution de caserne ou d’alcôve, à chacun un renversement de ministres et de politique. Tout règne nouveau prend le contre-pied du précédent, et les puissans de la veille sont envoyés en Sibérie ou à l’échafaud. L’histoire de la Russie au xviiie siècle n’est qu’une succession d’alternatives et de réactions. C’est à travers une suite décousue de tyrannies sans but et sans vues, à travers des conspirations et des régences mêlées de tentatives aristocratiques, entre les mains de gouvernemens à la fois faibles et violons, que la Russie doit poursuivre la route ouverte par Pierre le Grand. La réforme s’accomplit au milieu des intrigues, des crimes et des débauches, par les mains de ses adversaires presque autant que par celles de ses partisans. La capitale reportée à Moscou revient à Pétersbourg : tour à tour chassés et rappelés, les étrangers s’assoient sur le trône. Au milieu de leurs contradictions, les successeurs de Pierre achèvent son œuvre, tantôt la corrigeant, tantôt l’exagérant, et toujours de gré ou de force la continuant.

Pour être accomplie par de tels instrumens, il fallait que la réforme du charpentier de Saardam fût bien dans la vocation de la Russie. L’impulsion donnée, l’œuvre s’exécute, pour ainsi dire, toute seule : peu importent les mains auxquelles elle tombe. Quels singuliers guides vers la civilisation et quels initiateurs humilians pour un grand peuple ! C’est d’abord une paysanne livonienne, ne sachant ni lire ni écrire, assistée d’un ancien garçon pâtissier devenu prince et régent. C’est un enfant de douze ans, mort à quatorze, auquel succède une femme vulgaire, gouvernée par le fils d’un palefrenier courlandais qui pendant dix ans livre l’empire à la tyrannie d’Allemands dédaigneux du Russe comme d’une race inférieure, illustrant la Russie par leurs armes, l’opprimant et l’exploitant comme les Espagnols ou les Hollandais exploitaient les deux Indes. Au sortir de cette domination étrangère, demeurée dans la mémoire populaire aussi odieuse que celle des Tatars, vient de nouveau un enfant, cette fois au berceau, puis de nouveau une femme ignorante et sensuelle, qui n’a d’autre politique que les caprices de ses passions ou les dépits de sa vanité. Quand avec Pierre III la couronne arrive à un tsar, c’est un extravagant qu’il faut déposer. Ce pays de l’autocratie doit attendre un demi-siècle pour avoir un souverain en état de régner, et c’est encore une femme, cette fois une Allemande disciple des philosophes français. À l’intérieur comme à l’extérieur, Catherine II est le vrai successeur de Pierre Ier. Comme lui sans scrupule et sans moralité, étrangère à toute vertu et douée de toutes les qualités de l’homme d’état, Catherine avait sur Pierre l’avantage d’appartenir de naissance à la civilisation qu’elle voulait introduire chez ses peuples. De sa main de femme, la tsarine, demeurée Européenne jusque dans ses vices, corrige et adoucit la réforme du tsar moscovite, donnant au pouvoir plus d’humanité et à la cour plus de décence, plus de politesse et de dignité au gouvernement, plus de régularité aux institutions.

L’œuvre de Pierre le Grand a triomphé de l’incapacité ou des vices de ses successeurs comme des répugnances de son peuple. L’histoire a vu peu de succès pareil : a-t-il été aussi complet que de loin il l’a pendant longtemps semblé à l’Occident ? Dans l’ordre matériel, la réforme a merveilleusement réussi ; armée ou marine, administration ou industrie, toute la Russie moderne remonte à Pierre. Plus d’une des mesures du réformateur, comme ses colléges administratifs, ont pu être des méprises ; d’autres, comme le tableau des rangs et sa noblesse de fonctionnaires, bonnes peut-être pour une période de transition, sont en persistant devenues nuisibles. Une telle entreprise était condamnée aux imperfections, aux erreurs même : ce ne sont pas des défauts de détail qui rendent douteux le succès de l’ensemble. Ce qu’il importerait de savoir, c’est si, en réussissant matériellement dans sa réforme, Pierre a réussi dans son dessein. Le sentier abrupt qu’il lui a fait escalader a-t-il mené son peuple à l’Europe et à la civilisation plus vite qu’il n’y serait arrivé par les circuits d’une route plus douce ? La Russie est-elle aujourd’hui plus réellement civilisée que si son grand réformateur n’eût jamais existé ? Quelque dur qu’en soit l’aveu au génie et à la volonté de l’homme, la chose est douteuse. En son triomphe même, toute cette énergie a peut-être été dépensée en vain. Peut-être la Russie, abandonnée aux naturelles séductions du contact de l’Europe, se fût-elle par degrés plus profondément pénétrée de son influence, s’ouvrant mieux d’elle-même au souffle de l’esprit occidental, et lui empruntant avec plus de discernement ce qui convenait à son tempérament. Aurait-elle réussi à épargner aux Russes de longues transitions et à les faire sauter par-dessus un ou deux siècles de tâtonnemens, la réforme de Pierre aurait encore été chèrement payée. La brusquerie même de l’œuvre eut pour la Russie un quadruple défaut ; il en est sorti un mal moral, un mal intellectuel, un mal social, un mal politique. Prise sous l’une ou l’autre de ces quatre faces, la civilisation imposée par Pierre le Grand a eu des suites regrettables qui sont encore pour beaucoup dans les souffrances et les incertitudes de la Russie contemporaine.

Dans sa passion de progrès, Pierre a négligé une chose sans laquelle toutes les autres sont fragiles. Il a laissé de côté la morale, qui n’est peut-être point un des principes de la civilisation, mais dont aucune civilisation ne saurait se passer. La culture matérielle était ce qu’il enviait à l’Europe, ce qu’il lui voulut surtout emprunter. Il y avait là quelque chose de l’esprit réaliste du GrandRusse : il y avait aussi de la faute du siècle. L’idéal de Pierre le Grand était moins ce que nous entendrions aujourd’hui par civiliser que ce que son temps appelait policer. Pcut-être même la civilisation était-elle pour le tsar autant un moyen qu’un but, et la richesse d’un côté, la force de l’autre, toutes deux en vue de la puissance nationale, le terme final de ses efforts. L’Occident, au moment où Pierre la tourna vers lui, était pour la Russie un dangereux modèle. La corruption morale et l’anarchie intellectuelle du xviiie siècle donnaient de funestes exemples à un peuple à demi barbare, comme toujours plus disposé à prendre les vices que les qualités de ses instituteurs étrangers. Pierre lui-même, n’étant plus Russe et n’étant pas encore Européen, n’ayant l’éducation ni de l’un ni de l’autre, n’avait de frein moral d’aucune sorte. La brutalité de ses plaisirs et la férocité de ses vengeances faisaient du tsar un singulier apôtre de la civilisation, La grossièreté moscovite, unie à la licence sceptique de l’Occident, aboutit chez lui et ses premiers successeurs à un cynisme aussi révoltant pour les vieux Russes que pour l’Europe. Les moyens et les hommes qu’il employa pour elle valurent souvent à son œuvre, au lieu de la sympathie et de l’admiration, l’horreur et le mépris de son peuple. Par la rigueur de ses lois, l’indiscrétion de ses règlemens, la cruauté de ses châtimens, le réformateur, occupé surtout de la discipline extérieure, enseignait lui-même l’hypocrisie et la bassesse. En violentant sans scrupule la conscience de son peuple, il l’affaiblissait ; en voulant policer, il démoralisait. Les hommes qui servaient d’instrumens à la réforme augmentaient le mal. Pour associés de son œuvre de régénération, Pierre prit souvent ses compagnons de débauche. Allemands et Européens de tous pays, les étrangers qui pendant un siècle envahirent la Russie apportaient en général au peuple qu’ils prétendaient renouveler de fâcheuses leçons de moralité. Parmi ces missionnaires de la culture occidentale, l’honnête homme fut peut-être plus rare que le grand homme. La plupart étaient des aventuriers pressés de faire fortune, sans autre vocation civilisatrice que l’appétit du pouvoir ou de la richesse. Les meilleurs et les plus habiles offensaient encore la conscience du peuple ; étrangers à ses mœurs ou à ses croyances, ils heurtaient brusquement des préjugés ou des scrupules respectables jusque dans leur ignorance.

Grâce à Pierre le Grand et à l’Europe, le xviiie siècle fut pour la Russie une école de démoralisation. La cour de Pétersbourg offre un spectacle repoussant au temps même de Louis XV. On sent que dans cette jeune colonie de la vieille Europe se mêlent deux âges de corruption. La débauche, les concussions et les supplices y sont comme les trois marches ou les trois actes de la vie publique. Un de nos philosophes disait alors de la Russie qu’elle était pourrie avant d’être mûre. Si le mot était mérité, l’Europe en était en grande partie responsable. Les Russes ont pour les mœurs de la vieille Russie de hautes prétentions. Sans disputer à l’Occident la primauté intellectuelle et scientifique, ils réclament volontiers pour leur pays et ses usages patriarcaux la supériorité morale. Restés en dehors de nos grandes époques historiques, ils se flattent d’avoir échappé à la triple corruption du moyen âge, de la renaissance et des temps modernes. Lui rendant outrage pour outrage, ils aiment à parler de la pourriture de l’Occident, ils disent que dans l’ancien empire des tsars la civilisation avait une base plus morale et religieuse que dans nos brillantes sociétés d’éducation païenne ; ils attribuent aisément les vices de la Russie nouvelle à la contagion européenne. Les peintures des anciens voyageurs ne justifient pas toujours ces revendications : là, comme partout, le despotisme et le servage étaient pour la vertu une triste école. Les fondemens traditionnels de la moralité moscovite n’en ont pas moins été ébranlés par la réforme impériale et les leçons de l’Occident. Dans une grande partie de la nation, les vieilles mœurs ou les vieilles croyances furent détruites avant que rien ne fût en état de les remplacer.

Au mal moral s’est, dans l’œuvre de Pierre le Grand, joint le mal intellectuel, et, par un fatal enchaînement, à celui-ci le mal social, à ce dernier le mal politique. L’esprit, comme le cœur, fut dévoyé : le réformateur développa lui-même chez les Russes certains des défauts qu’ils tenaient déjà de la nature ou de l’histoire, le manque d’originalité, le manque de personnalité. Il en fit des copistes, des échos, des reflets ; leur donnant l’imitation comme le but suprême, il étouffa en eux l’esprit d’initiative et par là les priva du plus actif ferment du progrès. En les habituant à penser par autrui, il prolongea leur minorité spirituelle sous la tutelle de l’étranger. Cette tendance à l’imitation arrêta d’un siècle la naissance d’une littérature nationale et originale. Le Russe de Pétersbourg subit toutes les iïifluences de l’Occident, reproduisant docilement les plus contraires, tour à tour disciple des encyclopédistes et des émigrés français, de Voltaire et de Joseph de Maistre. À l’habitude de l’imitation se rattachent le goût de l’extérieur, le culte de l’apparence, et à celui-ci la superficialité et la versatilité de l’esprit. À ces vices intellectuels correspond le vice social, la dénationalisation d’une moitié de la nation, la séparation des classes. À force de copier l’étranger, le Russe de la réforme cessait d’être Russe. Il en fut de tout ce qui était national comme du costume et de la langue, réduite à l’état de patois abandonné au bas peuple. Pierre, si russe dans son caractère, semblait avoir pris à tâche de germaniser ses sujets. Aux villes qu’il fondait, aux institutions qu’il créait ou renouvelait, il donnait des noms allemands, forgeant souvent d’inutiles barbarismes, incompréhensibles au peuple. Un jour, prétend-on, il fut sur le point de faire de l’allemand la langue officielle. Sous sa fille Élisabeth, ce fut le tour du français, resté pendant plus d’un siècle souverain absolu. Pétersbourg ne pouvait entraîner tout le pays dans une telle voie. La couche superficielle, les classes élevées, furent seules à s’imprégner des mœurs et des idées de l’Occident : le fond, la masse du peuple y resta impénétrable. Les uns demeurant Russes pendant que les premiers se faisaient Allemands ou Français, la Russie se trouva partagée en deux peuples isolés par la langue et les habitudes, incapables de se comprendre. Les grandes villes et les habitations seigneuriales furent au milieu des campagnes comme des colonies étrangères. Pour le gros de la nation, la précipitation avec laquelle les classes dirigeantes se jetaient sur l’Occident devint même une cause de retard. Demeuré trop en arrière pour suivre ses maîtres, le peuple fut laissé en route et abandonné à sa barbarie. Ce mal social se retrouvait dans la politique. Sans harmonie entre elles, les institutions furent en désaccord avec le pays ; importées de l’étranger et sans racines dans le sol, elles y étaient souvent transplantées avant qu’il ne fût préparé pour elles. Tandis qu’en Occident l’ère moderne repose sur le moyen âge et chaque siècle sur le précédent, en Russie, tout l’édifice politique, comme la civilisation entière, n’avait ni base nationale ni fondation historique. Toute l’organisation gouvernementale était extérieure et étrangère au peuple. La plupart des lois étaient exotiques : elles ressemblaient à des vêtemens d’emprunt, et n’allaient ni à la taille ni aux habitudes de la nation.

Moral ou intellectuel, social ou politique, tout le mal dont souffre la Russie depuis Pierre le Grand se résume en un, la dualité, la contradiction. La vie et la conscience nationales ont été coupées en deux : le pays, remué dans ses fondemens, n’a pu encore retrouver son équilibre. C’est en plus grand le malaise ressenti par la France depuis la révolution. Venues d’en haut ou d’en bas, ces transformations violentes, qui deviennent pour un peuple le point de départ d’une vie nouvelle, laissent toujours derrière elles des traces douloureuses. Il reste dans la société et dans les esprits des discordances qui troublent les jugemens les plus sûrs. La France a eu l’avantage que sa révolution a été faite par elle-même, selon son propre génie, et qu’en ses erreurs comme en ses succès elle est toute française. En Russie, la révolution étant faite par le pouvoir sous l’influence de l’étranger, la scission entre le passé et le présent, la rupture de l’existence nationale a été plus profonde. À la réforme de Pierre le Grand remontent un grand nombre des oppositions qui, en Russie, nous ont fait ériger le contraste en loi. Les institutions et les mœurs, les idées et les faits, ont peine à se mettre d’accord. Dans la nation et dans l’individu, il y a des dissonances de toute sorte. Le Russe se trouve divisé avec lui-même ; il se sent pour ainsi dire double ; l’harmonie des conditions de la vie a été détruite.

N’étant plus elle-même et ne se sentant pas encore européenne, la Russie est comme suspendue entre deux rives. Le principe de son mal est clair ; pour sortir de cette dualité d’où lui viennent ses souffrances, doit-elle se jeter tout entière d’un côté, se précipiter en avant vers l’Occident ou rétrograder résolument vers la vieille Moscovie ? Faut-il s’enfoncer dans l’imitation, bannir tout ce qui n’est point européen et se faire entièrement pareil aux peuples de l’Occident, ou bien doit-on rejeter toute importation étrangère, se circonscrire en soi-même, revenir à ce qui est national, glorifier tout ce qui est russe ? Les deux points de vue ont chacun leurs partisans : tous deux ont leur raison d’être, et tous deux dans leur exclusivisme sont également impraticables. La Russie est physiquement et moralement trop voisine de l’Europe, elle s’en est depuis deux siècles trop rapprochée pour s’en pouvoir séparer. Elle est européenne, en même temps elle est russe ; la nature et l’éducation historique lui ont donné vis-à-vis des peuples de l’Occident des dissemblances qu’un ou deux siècles ne peuvent effacer. Le problème de son avenir est dans la conciliation de ces deux termes : Europe et Russie, civilisation et nationalité. L’un et l’autre lui sont indispensables, et pour aucun des deux elle ne doit avoir ni superstition ni fétichisme. Il est de la réforme de Pierre le Grand comme de notre révolution française : on en peut regretter la violente explosion ; l’une et l’autre n’en demeurent pas moins la base nécessaire du développement national du peuple qu’elles ont renouvelé. Il est aisé d’en montrer les souffrances, les illusions, les contradictions : peu importe, il n’y a pas à revenir en arrière, et quelques reproches que nous leur puissions adresser, l’ordre sorti d’elles est préférable à celui qu’elles ont détruit. Il n’est pas certain qu’avec Pierre Ier la Russie ait marché plus vite que sans la venue du grand empereur : il l’est encore moins que sans lui elle ait été plus vite qu’avec lui. La tâche de la Russie vis-à-vis de la réforme du tsar est celle de la France vis-à-vis de la révolution : il n’y a point à se plaindre et à regretter, il n’y a qu’à continuer l’œuvre en la modérant et en la corrigeant, mais aussi en l’affermissant et en la complétant sans découragement comme sans précipitation.

Ce que la raison conseille à la Russie, sa propre impulsion le lui fait exécuter à travers d’inévitables atermoiemens. Les trois derniers règnes en portent témoignage dans l’apparente stérilité de deux d’entre eux comme dans la fécondité de l’autre. Ouvert à toutes les séductions généreuses, tour à tour épris d’un vague libéralisme et d’un mysticisme autoritaire, Alexandre Ier sentit le malaise de son peuple et pendant des années rêva de le guérir. En lui semblait venu le réformateur définitif, le messie attendu depuis des siècles ; ce ne fut qu’un précurseur. Il ne sut pas dépasser les velléités, les essais timides. Chez lui se rencontraient toutes les aspirations et les contradictions de son époque, une des plus troublées de l’histoire, et une des plus faites pour troubler les âmes de bonne volonté. Sous Alexandre Ier, le génie national, ranimé par le péril de 1812, fermente sous l’imitation occidentale : déjà commence à se guérir un des principaux vices issus de la réforme de Pierre le Grand, l’immoralité. Le bien est aimé pour lui-même, et grâce à un contact plus intime avec l’Europe, avec les Français surtout, le sentiment de l’honneur et de l’honnêteté renaît dans la cour et la nation. La stabilité fut l’idéal de Nicolas, nos révolutions avaient amené la défiance des changemens et ranimé le culte de l’autocratie. Nicolas fut un des vieux tsars rajeunis ; grand, bien fait, sévère, infatigable, c’était le type même de l’autocrate. Il s’isola de l’Europe et s’enferma avec son peuple chez lui. La Russie sembla rétrograder ; mais dans cette réaction même se corrigea le défaut capital de la réforme de Pierre Ier, la dénationalisation. La tyrannie de l’imitation s’affaiblit ; la nationalité reparut partout, elle revécut dans l’art et la littérature. Sous Alexandre II, les portes se rouvrirent à l’Europe en même temps que la parole fut rendue à la Russie, rentrée en possession de sa conscience nationale. Enfin vient la réforme qui réconcilie définitivement la Russie avec elle-même aussi bien qu’avec l’Europe. Ce n’est plus un replâtrage de façade, un placage extérieur, ce sont les fondations mêmes de la société qui sont reprises et refaites ; c’est le peuple entier et non plus une classe qui est appelé à la civilisation en même temps qu’à la liberté. Plus hardie que celle de Pierre Ier, la réforme inaugurée par l’affranchissement des serfs n’engendre point le même trouble moral, parce qu’elle a été mieux préparée et qu’elle est plus nationale. Loin de causer le même malaise, la réforme nouvelle remédie au malaise de la première ; elle seule le pouvait. Jusqu’à celle d’Alexandre II, l’œuvre de Pierre Ier n’avait ni harmonie ni équilibre : ayant laissé en dehors d’elle la masse du peuple, elle manquait de base ; l’émancipation lui en a donné une.

Anatole Leroy-Beaulieu.
  1. Voyez la Revue des 15 août, 15 septembre et 15 octobre 1873.
  2. Condillac, Histoire moderne, t. VI.
  3. M. Samarine, Jezouity i ikh otnochénié k’Rossii, p. 364.
  4. M. Kavéline, Muyly i zametki o rouskoï istorii.
  5. Voyez, dans la Revue du 1er août 1873, l’étude de M. Alfred Rambaud sur le Pierre le Grand des légendes.
  6. « Bog y ty volenn v svoeï ottchiné. » Chronique de Pskof, citée par Karamzine, t. VII.
  7. C’est l’avis de M. Oustrialof dans son grand ouvrage, Istoria Tsarstvovaniia Petra Velikago.