La Russie et les Russes/17

La bibliothèque libre.
La Russie et les Russes
Revue des Deux Mondes3e période, tome 21 (p. 721-751).
◄  16
18  ►
L'EMPIRE DES TSARS
ET LES RUSSES

IV.
LE SYSTÈME MILITAIRE ET L’ARMÉE[1]

La Russie a été longtemps regardée comme un état essentiellement, exclusivement militaire. Tout y paraissait organisé pour l’armée et à son image ; les institutions civiles n’y semblaient pas seulement subordonnées, elles semblaient presque n’y point exister. Au lieu de codes et de législation, on n’y voyait que des règlemens ou des commandemens, et la discipline y paraissait tenir lieu de loi. L’Europe se représentait la Russie comme une vaste caserne où du haut en bas régnait la consigne, comme un camp démesuré où des millions d’hommes ne faisaient que se transmettre un mot d’ordre. Il y a toujours eu dans ce point de vue une singulière exagération ; depuis le règne d’Alexandre II, il ne garde plus aucune part de vérité. L’armée, si elle en est jadis sortie, a été ramenée dans son domaine propre ; au lieu de dominer et d’annihiler la société civile, elle en a elle-même ressenti l’influence et elle a subi une transformation. S’il est aujourd’hui en Europe un état essentiellement militaire où tout soit soumis aux intérêts, aux traditions, à l’esprit du ministère de la guerre, ce n’est point la Russie.

Les réformes qui, depuis la guerre de Crimée, ont tout modifié dans l’empire, n’ont nulle part pénétré plus avant que dans l’armée. Le système militaire a été entièrement renouvelé sous une double impulsion, sous l’influence des idées libérales qui, depuis l’émancipation des serfs, prévalent en Russie, sous l’influence des modèles étrangers et du régime prussien en voie d’être imité de tous les peuples de l’Europe. La Russie s’est efforcée en même temps de mettre ses institutions militaires en harmonie avec ses institutions civiles et d’élever son armée au niveau des armées des pays voisins et des progrès de l’art de la guerre en Europe. Comme chez nous, ces deux causes ont agi en même temps et dans le même sens ; comme chez nous, la transformation commencée est loin d’être achevée, loin de donner encore tous ses résultats. La guerre a surpris la Russie dans ce travail de réorganisation, et ce n’est point là une des moindres causes des hésitations apparentes du gouvernement de Saint-Pétersbourg dans les derniers mois.


I

L’armée russe était restée jusqu’au dernier quart du XIXe siècle ce qu’elle était au XVIIIe, ce que l’avait faite Pierre le Grand. C’était encore une armée de serfs : les hautes classes, les classes privilégiées, nobles, prêtres, marchands, étaient exempts du service ; le paysan et l’artisan des villes ou petit bourgeois (mechtchanine) y étaient seuls soumis. Dans les campagnes au moins, il n’y avait pas de conscription, pas de tirage au sort ; dans chaque village, le seigneur d’abord, la commune ensuite, désignaient arbitrairement les recrues destinées à l’armée. Pour la commune et pour les autorités locales, le service militaire était un moyen de punition ou de vengeance ; pour le paysan, c’était une sorte d’exil, d’ostracisme, dont on usait sans scrupule. D’ordinaire on prenait les jeunes soldats dans les familles les plus nombreuses, parfois on choisissait les contribuables en retard ou les mauvais sujets que l’on voulait éloigner. En cela comme en toutes choses, la commune était l’instrument habituel et indispensable du pouvoir central ; pour le recrutement comme pour l’impôt, le mir répondait solidairement de tous ses membres. L’état lui demandait tant d’hommes, d’ordinaire 4 par 1,000 âmes, et le mir fournissait son contingent sans que le jeune homme arraché au lieu natal ou le père de famille privé de ses enfans eussent le moindre recours contre l’arbitraire du seigneur ou de l’assemblée communale.

Le service était long, on entrait dans l’armée à peu près comme dans le clergé, pour la vie. Le soldat, enlevé à sa famille et à sa commune, encourait une sorte de mort civile. Avant la guerre de Crimée, la durée du service était de vingt-cinq ans ; depuis on l’avait successivement abaissée à vingt, à quinze, à dix ans. L’armée ainsi recrutée formait une sorte de classe dans la nation. L’homme appelé sous les drapeaux perdait ses droits de paysan ou de bourgeois, il était militaire et restait tel aux yeux du peuple, aux yeux de la loi, même après sa sortie du régiment. Le moujik une fois rasé ne revêtait plus le touloup de sa jeunesse, le plus souvent il ne quittait plus sa capote et vieillissait avec elle. Sa femme, quand il était marié avant d’être appelé au service, devenait femme de soldat, et à ce titre elle avait au village où elle demeurait, loin de son mari, des devoirs et des droits particuliers. Ces femmes, veuves du vivant de leur époux, tombaient le plus souvent dans la misère et dans le vice, si bien que le nom de femme de soldat était une sorte d’injure. Dans les statistiques russes, les soldats en congé illimité ou ayant fini leur temps figuraient avec leurs femmes et leurs enfans parmi la classe militaire (voennoé soslovié), à côté des hommes sous les armes et avec toute la population cosaque[2]. C’est ainsi que dans la nomenclature officielle on trouvait sous cette rubrique militaire de 4 à 5 millions d’âmes, ce qui amenait parfois en Occident de singulières méprises. On donnait le chiffre de la classe comme celui de l’armée, sans s’apercevoir que ce chiffre était pour plus de la moitié composé de femmes et d’enfans.

Sous le régime de l’ancienne loi, le service était aussi dur que long. Le soldat était souvent mal nourri par une administration qui s’enrichissait de ses privations, souvent mal traité par des chefs d’une autre classe, sans lien intellectuel ou moral avec lui. Dans sa vieillesse, il était d’ordinaire abandonné à tous les hasards et à la charité publique. Cette armée de serfs était regardée par la loi comme un instrument de punition, et le camp ou la caserne comme une maison de discipline. Le knout et les verges y régnaient en maîtres. On y envoyait les vagabonds, les voleurs, les faussaires, les condamnés ou les suspects politiques. Les jeunes gens des classes privilégiées, coupables de tendances révolutionnaires, étaient par ordre supérieur enrôlés comme simples soldats ; c’était pour eux la perte de tous leurs privilèges de naissance et une dégradation civile. Le service militaire était un objet d’effroi même pour les serfs, auxquels il procurait un affranchissement nominal. Dans chaque village, les parens et les amis accompagnaient de leurs bruyantes lamentations, jusqu’aux extrémités de la commune, les recrues, que d’ordinaire ils ne devaient plus revoir. On les pleurait comme des morts et avec une sorte de rite, avec des chants traditionnels, fort analogues aux chants des funérailles[3]. Au régiment, le paysan russe, avec ses instincts de sociabilité et ses habitudes de solidarité, ne demeurait cependant pas longtemps isolé ; ses camarades lui servaient de famille, et il trouvait dans son bataillon comme une commune nouvelle. Dans cette armée d’anciens serfs sujets aux verges, il n’y avait guère d’autre principe de force morale que la religion. Le soldat était fort enclin aux sectes, sa triste existence à demi claustrale le portait au mysticisme. Ces hommes, que vingt ans de service et une sévère discipline semblaient avoir transformés en automates armés, colportaient dans toutes les parties de l’empire les hérésies bizarres et les naïves utopies qui couvaient silencieusement au fond du peuple russe.

L’armée ainsi recrutée avait une physionomie toute spéciale ; bon nombre des qualités ou des défauts signalés chez les troupes russes provenaient autant du régime militaire, de la longueur et de la dureté du service que du caractère national. Ainsi en était-il peut-être de la résignation et de la patience, du manque d’initiative, de l’espèce de passivité ou d’insensibilité du soldat, réduit par la discipline et les verges à l’apparence d’une machine vivante. Ainsi en était-il peut-être aussi des pertes énormes qu’infligeaient aux armées russes en toute campagne les privations et les maladies. Le système du service prolongé ou de l’appropriation exclusive des hommes au métier de soldat semble en Russie n’avoir que fort médiocrement réussi. Il est vrai que le moujik ainsi enrégimenté pour vingt ans était d’une profonde ignorance ; il est vrai que ses chefs étaient souvent coupables d’incurie ou d’immoralité. Autrefois l’entretien des hommes était abandonné aux chefs de corps, ce qui était une cause de corruption pour les chefs, de misère pour les soldats, de faiblesse pour l’armée. Les levées prescrites n’étaient pas exécutées, les gouverneurs chargés d’y veiller s’entendaient avec les chefs de corps pour ne pas fournir l’effectif indiqué, et ceux-ci bénéficiaient de la nourriture des troupes qui n’étaient point sous les drapeaux. Une bonne partie de l’armée n’existait que sur les états du ministère, et les hommes réellement présens sous les armes étaient débilités par la maigre pitance que leur allouaient leurs colonels. Magnifique à Pétersbourg sous les yeux du souverain, l’armée russe n’était qu’une ombre ou un fantôme dans les provinces écartées. Avec ces effectifs toujours incomplets, chaque guerre amenait de tristes déceptions, d’irréparables mécomptes. Un tel régime était aussi vicieux au point de vue militaire qu’au point de vue civil.

La guerre de Crimée montra que dans une pareille armée tout était à refaire, le mode de recrutement, le mode d’entretien des troupes et toute l’administration militaire. L’incorporation des hommes et la présence des soldats sous les drapeaux durent être soumises à un contrôle plus sévère. Une réforme secondaire en apparence fut un progrès considérable. L’entretien des troupes fut enlevé aux chefs de corps, aux généraux, aux colonels, pour être remis à une intendance instituée à cet effet. Grâce à cette mesure, les officiers n’ayant plus d’intérêt à diminuer le nombre de leurs soldats ou à réduire la ration, les effectifs sont devenus plus complets, les hommes sont mieux nourris. Pour empêcher le retour des anciens abus, il a été récemment créé un contrôle de l’armée, subordonné au contrôleur général de l’empire en même temps qu’au ministère de la guerre. Des fonctionnaires spéciaux sont chargés de vérifier l’emploi des sommes d’argent et du matériel destinés à l’armée, de surveiller les marchés militaires, ainsi que toutes les fournitures de vivres, d’habillement, de munitions. Les trésoreries et les caisses des receveurs et des payeurs, les dépôts d’objets d’équipement, les arsenaux, les parcs d’artillerie, les ateliers et les hôpitaux militaires sont soumis à la visite et à la révision des contrôleurs de l’armée. À l’aide de cette nouvelle administration, le gouvernement espère couper court aux désordres et aux prévarications qui dans les guerres précédentes ont porté aux troupes russes des coups plus rudes que les canons étrangers. « Ce qui a vaincu la Russie en Crimée, écrivait dernièrement le plus populaire des journaux de Saint-Pétersbourg, ce ne sont pas les armes de l’Occident, c’est l’administration de l’armée russe. » Il y avait là un ennemi intérieur dont l’empire se devait défaire à tout prix avant d’oser de nouveau affronter les champs de bataille[4].

Les réformes administratives accomplies par Alexandre II n’étaient que des réformes préliminaires ou accessoires. La réduction de la durée du service et le principe de l’obligation devaient, en la rajeunissant, transformer et régénérer entièrement l’armée. C’est ce qu’a tenté la loi de 1874. L’introduction d’un tel ordre de choses dans un pays aussi vaste, parmi une population aussi diffuse et aussi variée, présentait de singulières difficultés. Aussi la loi du 1er janvier 1874 a-t-elle été longtemps à l’étude. En Russie, les lois militaires ou civiles ne peuvent pas comme en France être appliquées également et simultanément à tous les points du territoire. La plus grande partie de la Russie d’Asie et quelques portions de la Russie d’Europe restent donc, provisoirement du moins, en dehors des mesures édictées par les nouveaux règlemens. En outre certaines populations, les Cosaques des frontières du sud en particulier, conservent leur organisation propre, améliorée ou modifiée selon l’esprit de la loi nouvelle. Sauf ces exceptions, tout sujet russe peut vers sa majorité être appelé sous les drapeaux. La durée totale des obligations militaires est pour l’armée de terre de vingt ans, dont six dans l’armée active, neuf dans la réserve, cinq dans la milice ou armée territoriale.

Avec 80 millions d’habitans et un service actif de six ans, tous les hommes soumis à l’appel ne sauraient figurer sous les drapeaux ; aucun budget ne suffirait à une telle dépense. En général, plus un pays est vaste et peuplé, et moins le service universel et obligatoire peut y être exécuté à la lettre, alors surtout que l’on croit une longue période d’initiation et d’éducation militaire encore nécessaire pour un peuple ignorant. Strictement appliqué, le principe de la loi nouvelle donnerait à la Russie une armée active de 4 millions de soldats[5]. En laissant de côté les provinces soumises à un régime spécial et tous les cas d’exclusion, la classe annuelle offre un chiffre de 700,000 jeunes gens. Le service étant de six ans et le budget de l’armée, quelqu’enflé qu’il ait été, ayant des bornes, il faut faire un choix entre ces jeunes gens. Ce choix, selon les principes de l’esprit moderne, est remis au sort : c’est le sort qui, de même qu’en France, partage le contingent en deux portions dont l’une entre dans l’armée active pour six ans, dont l’autre passe immédiatement dans la milice, où elle reste nominalement inscrite pour vingt ans. Avant les dernières années, le chiffre de la levée effective n’était que de 150,000 hommes ; en 1875 on l’a porté à 180,000, en 1876 à 196,000. La durée du service actif impose au chiffre des recrues des limites qu’il est malaisé de franchir. On ne saurait accroître les levées annuelles qu’en diminuant le temps passé sous les drapeaux. Il en a été question en Russie, la presse a souvent parlé de réduire à quatre années le temps demandé au soldat. On est arrêté par le manque d’instruction, le manque de préparation de la masse des conscrits qui, pour les neuf dixièmes, sont encore complètement illettrés, les nouvelles écoles étant encore loin d’être à la portée de tous ; puis, au dire de certains officiers, le climat restreint beaucoup le temps d’exercice ; dans une grande partie de l’empire la moitié de l’année peut seule être employée utilement à l’instruction des hommes. Quand on songe que pendant longtemps on a demandé quinze ans, puis dix ans pour former le soldat russe, on comprend que dans les cercles militaires le terme de six ans soit défendu comme un minimum au-dessous duquel on ne saurait descendre sans danger pour l’armée. Il n’est point douteux cependant qu’avec les progrès de l’instruction le temps de l’apprentissage militaire ne puisse un jour être abrégé. Malgré toutes les difficultés inhérentes à la grandeur de son territoire et à la dispersion de sa population, la Russie a déjà fait des tentatives pour implanter peu à peu chez elle le principe de l’instruction obligatoire, qui partout paraît le corollaire et l’auxiliaire naturel du service obligatoire.


II

Avec une telle pépinière d’hommes, la Russie peut avoir un large système d’exemptions, et ménager les forces intellectuelles et productives du pays. Les causes d’exemption admises en France sont, pour la plupart, également reçues en Russie. Il y a en outre, pour certaines conditions de famille ou de position, pour les chefs d’industrie ou d’exploitation agricole, des sursis ou des dispenses de service. Les hommes ayant droit à ces avantages sont partagés en trois catégories qui ne peuvent être incorporées que successivement, au fur et à mesure des besoins, et seulement si le nombre des jeunes gens appelés est insuffisant. Le remplacement moyennant finance est aujourd’hui interdit ; la substitution entre frères ou entre proches parens est tolérée.

Le gouvernement russe a combiné la loi militaire de façon qu’elle servît au progrès de l’instruction et par là permît, en abrégeant le temps passé sous les drapeaux, d’appliquer plus rigoureusement le principe de l’obligation. La loi reconnaît tacitement l’instruction populaire comme la meilleure préparation à l’apprentissage militaire, aussi a-t-elle gradué la durée du service selon le niveau des connaissances individuelles. D’une manière générale, le service actif est d’autant plus court que le soldat est plus instruit ; son séjour au régiment est en proportion inverse de son instruction. C’est là ce qui fait l’originalité de cette législation russe. Par de telles faveurs, la loi n’accorde pas seulement une sorte de prime aux diverses écoles et aux divers degrés d’enseignement ; elle réduit peu à peu, et d’année en année, la durée même du service. Pour les jeunes gens pourvus d’un certificat d’études dans les écoles primaires, la durée du service est abaissée de six à quatre ans. Le nombre des hommes munis de ce modeste diplôme ne constitue aujourd’hui qu’un dixième environ du contingent annuel ; mais ce nombre grandira chaque année, en vertu même des exemptions légales, jusqu’à former un jour la moitié, puis la majorité des conscrits, en sorte que, si rien n’est changé, le service dans l’armée active se trouvera progressivement et insensiblement abaissé à quatre ans, abaissé d’un tiers. Ce serait là un grand résultat atteint sans secousses, au double profit du développement intellectuel du pays et de ses ressources militaires, car avec un service d’un tiers moins long, un tiers d’hommes en plus pourraient être exercés au maniement des armes.

Le gouvernement n’a pas voulu seulement encourager les écoles primaires ou préparer la réduction graduelle de la durée du service ; aux divers degrés d’instruction, il a concédé des immunités diverses, en sorte qu’à chaque gradin de l’échelon correspond un allégement des charges militaires. Les élèves des écoles techniques, industrielles et commerciales, des écoles reales, comme disent les Allemands, ne servent que trois ans, les élèves des gymnases ayant achevé leur cours d’études classiques ne servent qu’un an et demi. Pour les jeunes gens enfin qui reçoivent des universités une instruction supérieure, le séjour dans l’armée active est réduit à six mois. Pour chaque catégorie, il y a naturellement à la sortie des écoles des examens et des certificats d’études. Il n’est pas nécessaire d’insister sur l’esprit d’un tel système. Peut-être toutes ces immunités ne sauraient-elles être maintenues dans leur étendue actuelle ; le principe n’en est pas moins beaucoup plus rationnel, plus démocratique et plus équitable que le principe dont on s’est inspiré chez nous pour notre volontariat. En Russie, les connaissances et les aptitudes des jeunes gens sont seules à décider du temps que réclame d’eux l’état pour les initier au métier de soldat[6]. Il est inutile également d’insister sur l’impulsion qu’une telle loi peut donner aux études, à tous les degrés de l’enseignement ; il me suffira de dire qu’en Russie les effets en sont déjà partout sensibles. Le service obligatoire deviendra ainsi pour l’empire le grand moyen d’éducation nationale, le grand agent de civilisation et de progrès.

Les faveurs accordées par la loi à l’instruction n’ont point pour seul but la diffusion des lumières, elles ont une autre intention ou une autre conséquence d’une égale portée. En même temps qu’un encouragement à l’étude, cette loi est un procédé d’unification, un agent de russification des diverses nationalités répandues sur le vaste pourtour des frontières russes. Toutes les immunités édictées au profit des jeunes gens lettrés le sont au profit de la langue nationale. D’un bout à l’autre de l’empire, dans les provinces à demi germanisées de la Baltique comme dans la Bessarabie aux trois quarts roumaine, chez les vingt peuples du Caucase comme dans la Pologne ou dans la Lithuanie, c’est en russe que le paysan doit savoir lire, en russe que l’étudiant des universités doit subir ses examens. On comprend quel parti peut tirer d’une telle mesure un gouvernement centraliste, quel stimulant peut recevoir de pareils règlemens l’étude de la langue officielle chez les populations d’origine étrangère qui du nord-ouest au sud-est entourent la vieille Russie d’une large ceinture de peuples bigarrés. Les races qui se sentent le moins russes sont attirées à l’idiome de leurs maîtres par le désir de servir le moins longtemps possible sous les drapeaux de la Russie. Des provinces ou des districts où la langue de Moscou était presque inconnue ou inusitée lui ont soudainement voué une attention spéciale. C’est ainsi que dans les steppes du sud des colons allemands, demeurés depuis près d’un siècle dans l’ignorance dédaigneuse de l’idiome de leur nouvelle patrie, se sont empressés d’appeler dans leurs écoles des maîtres de russe.

L’étendue de l’empire n’était pas le seul obstacle à l’établissement du service obligatoire ; la diversité des races et la variété des traditions nationales en étaient un autre. La plupart de ces sujets d’origine étrangère, de ces allogènes, inorodtsy, comme disent les Russes, n’ont pas attendu la récente réforme pour être astreints au service. Il y avait cependant sur les confins ou dans l’intérieur de l’empire plusieurs groupes de population que des privilèges anciens ou récens dispensaient de porter les armes. De ce nombre étaient certains Tatars, de ce nombre étaient la plupart des colons allemands qui, à la fin du XVIIIe siècle ou au commencement du XIXe, étaient venus se fixer en Russie. Le plus souvent ces derniers ne s’étaient laissé attirer dans l’empire qu’à la condition de demeurer à perpétuité exempts du service militaire. De telles franchises ne sauraient se perpétuer indéfiniment. Il vient un jour où, en dépit de leur origine, des immunités aussi contraires au droit commun semblent à la masse de la nation une choquante inégalité. Pour conserver ces privilèges, qu’ils regardent comme des droits légitimement hérités de leurs ancêtres, il ne reste alors aux intéressés qu’un moyen souvent interdit, l’émigration.

Le nouveau régime militaire est ainsi devenu pour certaines populations une cause de mécontentement, de désaffection. Aux antipathies nationales se joignaient les préjugés religieux. Les musulmans et les juifs, les uns et les autres fort attachés à leurs rites, craignaient de ne pouvoir sous les drapeaux demeurer fidèles aux minutieuses prescriptions de la loi de Moïse ou de Mahomet. Parmi les colons de la Nouvelle-Russie se distinguaient, par leurs habitudes laborieuses, les mennonites, ou frères moraves, auxquels leur pacifique religion défend de porter les armes. Ils avaient jadis quitté la Russie pour échapper à cette inhumaine obligation, et beaucoup ont repris le chemin de l’ouest et délaissé l’Europe, livrée tout entière au démon des grandes armées, pour faire voile vers les États-Unis ou le Canada. Les Tatars de Crimée, déjà si réduits par les émigrations successives, ont aussi tenté de quitter une terre où ils étaient contraints de servir sous les aigles du tsar chrétien. Les campagnes du sud de l’empire sont encore trop mal peuplées pour que le gouvernement ne désirât point y maintenir ces industrieuses populations chrétiennes ou musulmanes ; aussi a-t-il vis-à-vis d’elles mêlé les moyens de persuasion aux moyens de rigueur, parlementant avec les Moraves ou les Tatars pendant qu’il faisait garder les côtes de la presqu’île taurique pour arrêter la désertion des anciens maîtres de la Crimée. Aux mennonites il envoya le général Totleben, aux Tatars de Crimée le prince Voronzof ; aux uns et aux autres, il a fait de sages concessions, leur accordant des tempéramens au moins provisoires. Les mennonites ont été confirmés dans leurs privilèges pour une vingtaine d’années encore, les Tatars de Crimée ont été, comme les Bachkirs de l’Oural, autorisés à servir dans des escadrons particuliers, où ils seront libres de remplir tous les rites du Koran et échapperont au danger d’être nourris de viande de porc.

Ces antipathies nationales ou religieuses pour le métier des armes ont amené le gouvernement à une mesure qui au premier abord semble peu en harmonie avec le principe de la loi nouvelle. D’après un décret de juin 1876, les jeunes gens reconnus impropres au service ou faisant défaut sont remplacés par des jeunes gens du même culte, et en cas d’insuffisance du nombre de ces derniers on ne leur donne point de remplaçans. Ce système, qui peut paraître contraire à l’égalité, a précisément pour but de répartir également les charges militaires entre les diverses races, les diverses nationalités, dont en Russie, comme en Orient, la religion est le plus souvent encore la marque extérieure. C’est une précaution pour que les orthodoxes, pour que les chrétiens ne soient point victimes des répugnances militaires et de la désertion des musulmans ou des juifs. En établissant une sorte de solidarité entre les différens membres de chaque confession, le décret de 1876 intéresse la communauté elle-même à l’exécution de la loi et à la régularité du recrutement. Ce sont, semble-t-il, les israélites plus encore que les musulmans qui ont amené le gouvernement à cette défiante mesure. On connaît l’ordinaire aversion des fils de Juda pour le métier des armes ; en Russie, ce sentiment est d’autant plus vif que les juifs sont plus nombreux, moins mêlés au reste de la population, plus attachés à la lettre de la loi mosaïque. Il n’est aucun effort, aucune ruse, aucune fraude dont un juif polonais ne soit capable pour échapper à la conscription. En 1876, sur une classe de près de 700,000 hommes, il y a eu dans toute la Russie 18,000 jeunes gens à ne pas répondre à l’appel ; sur ce nombre, près d’un tiers, près de 6,000 (5,875) étaient israélites. De tels faits expliquent l’obligation récemment imposée à chaque culte de combler les vides laissés par ses adhérens.

La variété des races et des religions de l’empire doit naturellement donner à l’armée russe moins d’unité, moins de cohésion qu’à beaucoup d’autres armées européennes, qu’à l’armée française en particulier. C’est là un fait incontestable ; près d’un quart des soldats rangés sous les aigles russes ne se donnent point à eux-mêmes le nom de Russes. Il ne faudrait pas croire pour cela que les armées du tsar fussent un amas confus et hétérogène de peuples divers, sans autre lien que les chaînes de fer de la discipline. La Russie à cet égard diffère entièrement de l’Autriche-Hongrie. Dans l’armée comme dans l’état, le groupe russe orthodoxe forme une masse assez compacte, assez puissante pour se subordonner tous les élémens secondaires et imprimer à l’ensemble un caractère d’unité et de cohésion. L’armée russe est une armée nationale. Il est des populations frontières qui, en cas d’invasion, pourraient faire à l’ennemi un bienveillant accueil ; il n’est probablement aucune tribu qui, sur le champ de bataille, déserterait les aigles impériales.

Dans la guerre actuelle, les Tatars et les musulmans peuvent seuls inspirer des soupçons ; pour qu’ils fissent courir à la Russie quelque danger, il faudrait que les Turcs réussissent à porter la guerre au Caucase ou en Crimée, comme la Porte le tente en ce moment à Soukhoum-Kalé. Les musulmans de l’empire ont pour la plupart envoyé au tsar des adresses de dévoûment, offrant leurs bras pour réprimer les barbaries de leurs coreligionnaires Turcs et appelant dans leurs mosquées les bénédictions d’Allah sur les armes du tsar. Il ne faudrait pas faire grand fonds sur ces protestations officielles, si la plupart de ses sujets mahométans n’avaient une trop grande conscience de la force de la Russie pour oser lui susciter des embarras à l’intérieur. L’unité de foi a du reste sur beaucoup de ces musulmans une bien moindre influence qu’on ne l’imagine d’ordinaire en Europe. Les Tatars de l’intérieur, habitués depuis des siècles à la domination russe, n’ont aucune hostilité contre un gouvernement d’ordinaire tolérant et équitable vis-à-vis d’eux. Si dans l’Asie centrale ou au Caucase il y a quelques soulèvemens contre la Russie, ce sera chez les tribus récemment subjuguées et sous l’impulsion des souvenirs de leur ancienne liberté autant que sous les excitations du fanatisme. Les Russes n’ont à cet égard rien de sérieux à redouter en dehors du Caucase et du Turkestan, — et sur l’un ou l’autre versant de la chaîne caucasique, les tribus musulmanes sont aujourd’hui trop réduites et trop disséminées pour couper aisément les troupes du tsar de leur base d’opérations, tandis que dans le Turkestan les Russes, appuyés sur leurs lignes de forts, peuvent se maintenir sur la défensive pendant toute la durée de la guerre de Turquie.

Le service obligatoire devait apporter un grand changement dans l’armée russe ; ce n’est point cependant que la composition des troupes ait beaucoup varié. Le paysan forme toujours le fond des régimens. Parmi les jeunes gens enrôlés en 1876, moins de 3,700, c’est-à-dire moins de 2 pour 100, appartenaient aux classes dites privilégiées naguère exemptes du service[7]. Ce qui élève le niveau moral du soldat, ce n’est pas le faible appoint fourni par les classes supérieures, en plus petit nombre encore en Russie qu’ailleurs, c’est la présence sous les drapeaux de l’élite des classes inférieures, de l’élite des paysans, dont les plus riches ou les plus intelligens trouvaient jadis moyen de se faire exonérer par le seigneur ou la commune. Ce qui a le plus modifié l’armée et l’esprit du soldat, c’est la réduction de la durée du service, c’est surtout la transformation sociale opérée dans l’empire depuis l’abolition du servage. A plus d’un égard, l’armée russe garde encore son ancien caractère. Ainsi une chose à remarquer, c’est le grand nombre des conscrits mariés. Des 192,000 hommes enrôlés en 1876, 70,000 environ, c’est-à-dire plus de 35 pour 100, étaient mariés[8]. Si élevée que semble cette proportion, elle est en baisse sensible : en 1875, elle était encore de plus de 37 pour 100 du contingent. La pratique du service obligatoire retardera probablement les mariages précoces encore en usage dans les campagnes où souvent l’homme est pourvu d’une femme aussitôt qu’il arrive à l’âge adulte. En attendant, si l’on tient compte des troupes irrégulières et des réserves, les célibataires sont probablement en minorité dans les deux armées russes d’Europe et d’Asie. C’est là un fait à noter, car avec tant d’hommes arrachés à leurs femmes, si ce n’est à leurs enfans, les grosses armées et les longues guerres apportent dans un pays une cause de plus de perturbation et de souffrances. Il faut se préoccuper des femmes et des familles abandonnées derrière eux par tous ces jeunes époux ; il faudra bientôt songer aux veuves et aux orphelins des milliers de morts qui laisseront leurs os sur les rives marécageuses du Danube ou sur les montagnes arides de l’Asie-Mineure. Il y a là tout un champ d’activité et de bienfaisance trop étendu pour l’état ; c’est aux assemblées provinciales, aux communes rurales surtout, de veiller au soulagement de toutes les misères amenées par de telles séparations. L’esprit de solidarité, si puissant encore dans les classes inférieures du peuple, aura là de quoi s’exercer[9].

Dans un pays où les serfs ont longtemps formé le gros de l’armée, l’introduction du service obligatoire ne pouvait demeurer sans effet sur le traitement du soldat, sur la discipline. Le traitement matériel et moral des hommes s’est amélioré, la discipline adoucie. Le knout d’abord, les verges ensuite, avaient cessé d’être les instrumens habituels du commandement longtemps avant la nouvelle loi militaire. Le knout, qu’en Occident l’on persiste à reprocher à la Russie, était supprimé bien avant la guerre de Crimée ; les verges l’ont été en 1863. Depuis lors l’usage n’en est plus toléré que dans les compagnies de discipline. Le soldat russe, devenu un homme libre, n’a plus à redouter les châtimens de l’esclave ; il est traité d’une manière humaine, avec plus de politesse peut-être qu’en Allemagne ou en France, grâce aux formes polies et aux formules patriarcales du langage. Aujourd’hui il n’y a pas plus de peines corporelles dans l’armée russe que dans les autres armées de l’Europe, qui parfois ont conservé la chose sans garder le nom, la salle de police et la cellule, où les hommes sont contraints de demeurer exposés aux froids de l’hiver en vêtemens d’été, étant souvent une véritable peine corporelle. En Russie, l’abolition des verges a dans les premiers temps, dit-on, amené un certain relâchement de la discipline. Les esprits chagrins prétendent même encore que la salle de police, les arrêts et la prison sont impuissans à suppléer aux châtimens corporels. De telles appréciations semblent dénuées de fondement. Partout dans l’empire, l’étranger est frappé de la déférence du soldat pour ses chefs. Le petit nombre de recrues des classes jadis privilégiées, dont l’influence inspirait des inquiétudes aux vieux officiers, a montré d’ordinaire une soumission exemplaire. Les statistiques militaires témoignent elles-mêmes par des chiffres que la discipline n’a souffert ni du service obligatoire ni de la jeunesse des soldats. En 1870, le nombre des condamnations montait à 2,84 pour 100, celui des désertions à 0,52 pour 100. En 1874, le nombre des condamnés n’était plus que de 1,76 pour 100, celui des déserteurs de 0,34 pour 100. Le niveau intellectuel de l’armée s’est élevé d’une façon sensible, grâce, il est vrai, à l’élévation du niveau même de la nation. Les progrès sont remarquables dans toutes les sphères. Le soldat a l’esprit plus ouvert, et son instruction est plus facile ; il commence à connaître le sentiment de la dignité et le sentiment de l’honneur. La transformation morale de l’armée est incontestable : nulle part ne sont plus visibles, plus frappans, les effets de l’émancipation.


III

La réforme militaire inaugurée en 1874 ne saurait avoir produit tous ses résultats. C’est seulement au bout de quinze, au bout de vingt ans même, si l’on comprend le dernier ban de la milice, que la Russie sera en possession de l’armée qu’elle attend de ses nouvelles institutions. L’organisation récente n’a presque pas augmenté l’effectif de paix, elle n’a pu davantage accroître les réserves, qui étaient la principale lacune de l’ancien système. L’effectif nominal est de 775,000 hommes, il était d’environ 750,000 avant 1874. À ce chiffre s’ajoutaient alors comme aujourd’hui une nombreuse cavalerie cosaque, l’armée du Caucase et l’armée d’Asie, ce qui donnait un total nominal, il est vrai, d’un million d’hommes, qu’avec les réserves l’on pouvait en cas de guerre porter à 1,300,000 ou 1,400,000 hommes. Si élevé que soit ce chiffre, il était inférieur aux forces dont pouvaient disposer des états bien moins peuplés que l’empire russe. La nouvelle organisation doit mettre fin à cette infériorité relative, et rendre à la Russie une supériorité numérique en rapport avec le nombre de ses habitans.

En comptant tous les hommes de vingt à quarante ans soumis au régime militaire, après avoir défalqué tous les cas d’exemption, les statisticiens arrivent à un chiffre total d’au moins 9 millions d’hommes[10]. Rien ne fait mieux ressortir ce qu’a d’excessif dans un grand empire, ce qu’aura d’insoutenable à la longue le régime militaire imposé à l’Europe par le système prussien. Avec une certaine population, avec 80 ou 100 millions d’habitans, ce système, renouvelé des cités antiques par un pays alors peu étendu et mal peuplé, risque de devenir tout théorique, tout fictif, l’état ne pouvant aller jusqu’au bout des ressources humaines mises à ses ordres par la loi. La Russie est loin d’avoir aujourd’hui les réserves inépuisables dont elle pourra disposer dans une vingtaine d’années. La masse de ses habitans mâles est encore, au point de vue militaire, une matière brute, non dégrossie, sans instruction, sans préparation d’aucune sorte.

Comme en France aujourd’hui, les hommes soumis au régime militaire se divisent en deux parties ou en deux armées, subdivisées chacune en deux bans. Il y a d’abord l’armée proprement dite, comprenant l’armée active et la réserve, puis la milice, qui correspond à notre armée territoriale. L’armée active est formée de six contingens annuels, dont le chiffre, fixé chaque année, varie selon les besoins ou les ressources. La Russie a débuté dans ses nouvelles institutions par un contingent de 150,000 hommes, porté en 1875 à 180,000, en 1876 à 1,96,000. En prenant pour moyenne le chiffre minimum, on obtiendrait pour six ans le total de 900,000 hommes, réduit d’un dixième environ par la mortalité ou les maladies. Comme nous l’avons vu, l’effectif nominal de l’armée active est aujourd’hui légèrement au-dessous de 800,000 hommes. Des raisons d’économie décident souvent le ministre de la guerre à faire passer les soldats de l’armée active dans la réserve avant l’expiration de leurs six années de service. En outre de ces libérations anticipées, l’autorité militaire peut accorder des congés temporaires qui ne doivent point dépasser la durée d’un an, mais diminuent proportionnellement le nombre des soldats sous les drapeaux. De là, en temps de paix, des effectifs fort réduits, des régimens peu nombreux, des compagnies qui parfois ne semblent que des cadres vides.

La réserve doit être composée de neuf contingens annuels, c’est-à-dire des hommes de vingt-six à trente-cinq ans, ayant servi dans l’armée active. Le ministère a, pendant leur inscription dans la réserve, le droit de rappeler deux fois les réservistes à l’activité pour les exercer à des manœuvres dont la durée ne doit pas dépasser six semaines. Les employés du gouvernement et des principales lignes de chemins de fer sont presque seuls exempts de ces manœuvres. En calculant les neuf contingens de la réserve à 135,000 hommes, on obtient un total de 1,200,000 hommes, diminué d’au moins un dixième par la mortalité et les exemptions. Avec les 800,000 soldats de l’armée active, cela donnerait une armée disponible de près de 1,900,000 hommes, auxquels il faut adjoindre encore près de 200,000 Cosaques fournis par un recrutement spécial. Ce sera 2 millions d’hommes environ, 2 millions de soldats instruits et exercés que mettra aux ordres du tsar la loi nouvelle. Ce n’est naturellement pas après trois années que les réformes adoptées en 1874 peuvent donner de pareils résultats : ce ne sera qu’après quinze ans d’application, c’est-à-dire vers 1890.

Il faudra cinq années de plus pour que la loi militaire fournisse à la Russie tout ce qu’elle en attend et remplisse les rangs de la milice, dont l’organisation complète n’exige pas moins de vingt ans. La milice (opoltchénié) doit être composée des anciens soldats de trente-cinq à quarante ans sortis de la réserve, et des hommes de vingt à quarante ans que le sort ou les exemptions légales ont libérés du service dans l’armée active. La milice russe doit ainsi comprendre deux classes d’hommes fort différentes, les uns ayant longtemps servi, les autres dénués de toute instruction militaire. Ces derniers resteront de beaucoup les plus nombreux tant que la durée du service ne permettra pas d’augmenter les levées annuelles. L’armée territoriale se divise en deux catégories, en deux bans qui, en cas de guerre, doivent avoir un emploi différent. L’un est, comme la landwehr allemande, destiné à renforcer au besoin les troupes régulières sur le théâtre de la lutte ; l’autre, comme le landsturm prussien, a pour unique mission le service de garnison et la défense du sol national en cas d’invasion. Le premier ban comprend les anciens soldats de trente-cinq à trente-neuf ans et les plus jeunes des hommes favorisés par le sort. Au deuxième ban, qui sert de réserve au premier, appartiennent les miliciens de vingt-cinq à quarante ans n’ayant jamais servi. Ce dernier serait ainsi une force purement nominale. Il est donc inutile de supputer les millions de combattans que peut fournir à la Russie sa milice. Le premier ban, qui en cas d’insuffisance de la réserve peut être versé dans l’armée active, donnerait à lui seul près de 1 million d’hommes, dont avec le mode actuel de recrutement la moitié la moins nombreuse et la plus âgée aurait seule l’habitude des armes.

La mobilisation de cette armée territoriale a beau sembler inutile dans les circonstances actuelles, un règlement de l’année 1876 en a déjà prévu quelques détails. Les hommes du premier comme du second ban doivent être appelés au service d’après des catégories d’âge, en commençant par les plus jeunes. L’équipement du dernier ban, la fourniture des chevaux et du train, le casernement, l’indemnité des officiers et des médecins, en un mot tous les frais de la mobilisation sont mis à la charge des provinces. Des sacrifices pécuniaires considérables sont ainsi imposés aux assemblées provinciales. Dans plusieurs gouvernemens, on évalue à près d’un million de roubles les frais de la mise sur pied de la milice, et comme cette somme approche souvent du total de leurs budgets annuels, les provinces n’y pourraient faire face qu’au moyen d’avances du trésor. En compensation de ces charges, les choix pour les postes d’officiers sont, dans chaque gouvernement, confiés aux zemstvos ou assemblées provinciales, les officiers supérieurs étant seuls soumis à la confirmation ministérielle. Les sujets ne manqueraient point ; l’on sait qu’en Russie beaucoup de nobles croient devoir encore commencer leur carrière par l’armée, qu’ils quittent ensuite. Ces anciens officiers seraient un élément précieux pour la formation des milices.

L’organisation des forces russes telle que nous venons de la décrire n’embrasse pas tout l’empire. En Asie, là même où elles ont été introduites, les institutions nouvelles ont subi de notables modifications. La durée totale du service y est abaissée de quinze à dix ans, dont sept années dans l’armée active et trois dans la réserve[11]. Les régions les plus écartées de la Sibérie, du Turkestan et du Caucase, demeurent exemptes du recrutement ou soumises à un régime spécial. Le royaume de Pologne, récemment privé de tout vestige d’autonomie, est assujetti aux mêmes règles que la Russie d’Europe. Dans le grand-duché de Finlande, qui, au lieu d’être une province russe, est demeuré un état annexe de l’empire, le service obligatoire va être prochainement introduit, d’accord avec la diète finlandaise, dont le gouvernement impérial a voulu attendre la sanction. Il restera encore en Europe même de vastes contrées en possession d’un régime militaire spécial. Ce sont les provinces méridionales, dont les habitans portent le titre de Cosaques, et forment sous ce nom, depuis des siècles, des troupes irrégulières.

La Russie trouve trop d’avantages militaires et financiers au régime particulier des Cosaques pour l’abroger ; elle s’est contentée de l’améliorer et de le mettre en harmonie avec ses récentes institutions. Les Cosaques placés sur les frontières du sud de l’ancienne Moscovie, dans des steppes longtemps désertes, avaient jadis pour mission de protéger les confins de la Russie contre les incursions des peuplades barbares, aujourd’hui pour la plupart sujettes du tsar[12]. Cette sorte de garde-frontières de Cosaques s’est étendue en Europe et en Asie avec l’extension des limites de l’empire. On y a même fait entrer quelques tribus d’origine étrangère. Les progrès de la puissance russe dans la Transcaucasie et l’Asie centrale ont fini par laisser le gros des Cosaques en arrière, bien en deçà des frontières qu’ils devaient défendre. Le rôle de ces populations guerrières s’est ainsi peu à peu complètement transformé. En cessant d’être aux avant-postes une sorte de cordon militaire ou de barrière continue contre les incursions des Tatars, des Circassiens ou des Kirghiz, les Cosaques sont devenus pour l’armée russe une réserve aguerrie et toujours disponible, obligée, en échange de certains privilèges, de s’équiper et de se monter elle-même. Exempts, pendant la paix, du recrutement comme de l’impôt direct, ils devaient, en cas de guerre, fournir des contingens d’autant plus nombreux que plus grandes étaient leurs immunités. Il semble que, chez ces communautés de tout temps vouées aux armes, les charges dussent être égales, et que, pour être obligatoires, les exercices militaires en temps de paix, le service à l’ennemi en temps de guerre, n’aient pas dû attendre la loi nouvelle. En fait, il n’en était pas toujours ainsi ; chez plusieurs de ces Cosaques s’étaient introduits les privilèges, les exemptions, le remplacement. L’une des récentes mesures du gouvernement a été de les supprimer et d’assurer le fonctionnement régulier du service. Ces réformes, appliquées en 1875, ont été l’occasion d’une courte émeute de l’armée de l’Oural[13].

Les Cosaques sont, selon les régions, divisés en armées (voiska) du Don, du Kouban, du Terek, d’Astrakan, d’Orembourg, de l’Oural, de Sibérie, du Transbaïkal et de l’Amour. Les Cosaques du Don sont de beaucoup les plus importans par leur nombre comme par leur position la plus rapprochée de l’Europe. Naguère le contingent de l’armée du Don se recrutait par engagemens volontaires ; les hommes qui partaient recevaient des autres, tous légalement appelés au service, une indemnité qui se payait sous forme d’impôt. Les règlemens nouveaux abolissent cette sorte d’exonération, chaque Cosaque est tenu au service personnel, à partir de dix-huit ans, pour vingt ans. Les trois premières années sont consacrées à l’étude du jeune Cosaque, qui passe ensuite dans l’armée active, où il reste inscrit pendant douze ans, n’en servant effectivement que quatre. Pour les Cosaques du Don, comme pour les habitans du reste de l’empire, la durée du service peut être réduite proportionnellement au degré d’instruction. Dans les autres armées cosaques, les anciennes dispositions n’ont pas été partout abrogées, le service reste de vingt-deux ans, dont quinze dans l’armée active.

En dehors des Cosaques, les tribus du Caucase, chrétiennes ou musulmanes, fournissent des troupes qui méritent davantage le nom d’irrégulières. Il y a par exemple à l’armée du Danube un régiment de montagnards du Terek, les uns Ossètes, les autres Ingouches, tous volontaires, les premiers en partie chrétiens, les derniers tous musulmans. Dix jours ont suffi pour la mobilisation, chaque cavalier est monté sur son propre cheval et équipé à ses frais ; à la place de leur fusil à pierre, ils ont seulement reçu des carabines à tir rapide. Chaque homme touche une solde de 10 roubles par mois outre la nourriture et le fourrage. Sauf trois, tous les officiers sont indigènes ; plusieurs ne savent ni lire ni écrire. Chacune des deux sections ossète et ingouche a son étendard particulier, et c’est sous leur bannière nationale que ces peuplades guerrières sont menées au combat contre leurs coreligionnaires de Turquie[14].

Les troupes irrégulières de la Russie, les Cosaques en particulier, mettent à sa disposition près de 200,000 cavaliers, et avec les réserves peut-être 300,000, c’est-à-dire la plus nombreuse cavalerie du globe. Grâce aux distances, il est vrai, une bonne partie ne saurait guère être employée que dans une guerre défensive ou dans des campagnes d’Asie[15]. On peut se demander quelle est la valeur de pareilles troupes dans des guerres européennes ; les opinions à cet égard sont en Russie même assez différentes. Les Cosaques ont leurs apologistes, leurs admirateurs convaincus, ils ont aussi leurs détracteurs. Le temps, grâce aux réformes actuelles, doit de plus en plus donner raison aux premiers. Les Cosaques ne sont déjà plus aujourd’hui une cavalerie orientale, asiatique, semblable aux bachi-bozouks de la Turquie, sans discipline ni instruction militaire. Les cavaliers de la steppe ne méritent plus beaucoup aujourd’hui le nom de troupes irrégulières : astreints à un service assez long, ce sont déjà pour la plupart des soldats exercés, aussi propres à la grande guerre que tout autre cavalerie légère.

Jadis les Cosaques du Bon n’avaient point d’organisation militaire permanente, les hommes retournaient aux champs après deux ou trois années de service sans qu’il restât trace des sotnias auxquelles ils avaient appartenu. Aujourd’hui ils sont en tout temps formés en escadrons et en régimens, dont plusieurs, endivisionnés avec la cavalerie de la garde ou la cavalerie de ligne, font réellement partie de l’armée régulière. Les Cosaques du Don forment à eux seuls en temps de paix 21 régimens et 8 batteries à cheval, en temps de guerre 62 régimens et 22 batteries ; c’est plus de 50,000 cavaliers avec 30,000 environ de réserve. Les autres armées cosaques pourraient fournir un nombre proportionnel de régimens. Les steppes du sud-est, si riches en chevaux, offrent ainsi à l’empire une nuée de cavaliers habitués à l’équitation dès l’enfance, également propres à harceler les troupes ennemies qui oseraient pénétrer sur le sol national et à masquer la marche d’une armée victorieuse en inondant le pays envahi. Hardi et rusé, endurci et frugal, vrai centaure et excellent tireur, le Cosaque est aux yeux de ses panégyristes l’idéal du soldat à cheval. Quelques-uns de ses admirateurs ont été jusqu’à proposer de supprimer toute autre cavalerie pour employer les économies ainsi réalisées à perfectionner une organisation qui coûte beaucoup moins à l’état.

L’armée russe manque encore des réserves que lui devra fournir la loi nouvelle. Des états moins vastes et moitié moins peuplés, comme l’Allemagne ou même l’Autriche-Hongrie, pourraient aujourd’hui mettre en mouvement un nombre supérieur de soldats exercés. On ne peut dire cependant que les hommes fassent défaut à l’armée, du tsar. En ajoutant les troupes du Caucase et de l’Asie à celles de la Russie d’Europe, on trouve que sur le pied de guerre l’armée régulière doit compter plus de 1,500,000 hommes outre 200,000 de troupes irrégulières. Avec de telles forces sur le papier, combien la Russie peut-elle jeter de soldats hors de ses frontières ? Ses armées, on le sait, se sont de tout temps grandement réduites à la mobilisation et dans les marches. Il y a une dizaine d’années à peine, des critiques militaires affirmaient que le colosse du Nord aurait besoin de beaucoup d’intelligence pour réunir sur un point donné 200,000 hommes[16]. Dans la guerre actuelle, la Russie est parvenue à mettre en ligne sur deux points différens deux grandes armées ; c’est là encore aujourd’hui un effort difficile pour toute puissance militaire[17]. Si les succès des Russes ne répondent pas à leurs espérances, la faute n’en sera pas au nombre de leurs troupes, mais à l’organisation, à l’administration, aux services accessoires, à l’instruction des soldats ou des officiers, car on n’a pas encore tout dit d’une armée quand on en a compté les hommes.


III

Les deux armées russes qui opèrent aujourd’hui contre la Turquie répondent à une division déjà ancienne et naturelle des forces de l’empire. Obligée de regarder à la fois vers l’Europe et vers l’Asie, comme l’aigle à deux têtes de son écusson impérial, la Russie a eu autrefois en temps de paix deux armées plus ou moins complètement organisées : l’une, la plus considérable, cantonnée de façon à pouvoir être portée sur les frontières européennes ; l’autre, la moins nombreuse, mais longtemps aguerrie par de continuels combats, campée dans les provinces du Caucase et destinée à servir en Asie. De ces deux armées, l’une, dite naguère la première armée active, avait depuis des années cessé d’avoir une organisation permanente ; la seconde, l’armée du Caucase, n’a pas, depuis la soumission de la Circassie et du Daghestan, cessé d’être constituée comme à la veille d’une guerre.

En dehors du Caucase, la Russie dans ces derniers temps n’avait plus ni armée ni corps d’armée organisé d’une manière stable ; la garde impériale faisait seule exception. Cette lacune pouvait d’autant plus surprendre que de 1811 à 1864 la Russie a été, avec la Prusse, le seul des états de l’Europe à laisser en temps de paix ses forces militaires divisées par corps d’armée. Ce système fut abandonné quelques années après la guerre de Crimée, comme s’adaptant mal aux conditions particulières de la Russie et à son mode de recrutement. On y substitua une répartition régionale qui subsiste encore aujourd’hui. L’empire est partagé en quatorze circonscriptions ou arrondissemens militaires (voiennyié okrouga) dont dix en Europe, un au Caucase, trois en Asie. Le pays des Cosaques du Don, qui reste, en dehors de ces circonscriptions, en porte le nombre à quinze. Le commandant de chacune de ces quatorze régions a près de lui un comité ou conseil de guerre, il a sous ses ordres toutes les troupes cantonnées dans l’arrondissement, il doit veiller à toute l’administration militaire et au rappel des soldats en cas de mobilisation. Ce système avait l’inconvénient de n’être point favorable à une prompte mobilisation, à un rapide passage au pied de guerre. L’exemple de la Prusse a montré que, pour être toujours prête à entrer en campagne, une armée doit en temps de paix être autant que possible constituée comme en temps de guerre. De là l’utilité de corps d’armée permanens, pourvus d’état-majors fixes et comprenant des troupes de différentes armes. Pour en faciliter le recrutement et la mobilisation, ces corps d’armée doivent, autant que faire se peut, correspondre aux circonscriptions territoriales destinées à entretenir ou à compléter leur effectif à l’aide des recrues et des réserves locales. C’est ce qui existe en Prusse, où l’organisation tactique de l’armée et l’administration locale militaire sont calquées l’une sur l’autre, de façon que corps d’armée, divisions, régimens, se recrutent en temps de paix et se complètent en temps de guerre sur les lieux mêmes où ils sont cantonnés. Ce système territorial, une des grandes causes de la supériorité de l’armée prussienne, ne saurait être rigoureusement appliqué en Russie. Les dimensions de l’empire, l’immense développement des frontières, l’éloignement des régions les plus peuplées du théâtre probable des opérations militaires, la nationalité de la plupart des provinces occidentales, sont autant d’obstacles à la formation de corps d’armée toujours cantonnés dans les lieux où ils se recrutent et également répartis sur la surface de l’empire. La dislocation, la répartition normale des troupes, ne saurait être conforme à la répartition territoriale de la population ; par suite, les circonscriptions de l’administration militaire locale et les divisions stratégiques ou les corps d’armée ne peuvent toujours concorder ensemble.

Le retour aux corps d’armée permanens était déjà arrêté en principe lorsqu’en face des complications orientales il a été procédé à la formation d’un certain nombre de ces corps. Sur le territoire russe, les chefs de corps restent subordonnés aux commandans de la circonscription dans laquelle séjournent leurs troupes. Pour être à la portée du théâtre possible de la guerre, les troupes russes sont d’ordinaire échelonnées le long des frontières occidentales de l’empire ou le long des chemins de fer qui pourraient au besoin les transporter sur le point menacé. De là en tout temps l’inégalité des forces réparties dans les diverses circonscriptions : ce manque de concordance entre les différens corps d’armée et les circonscriptions de recrutement rend naturellement la mobilisation plus lente et plus difficile. Pour parer à ce défaut, les troupes régulières sont divisées en troupes de campagne ou troupes mobiles (podvijnyia voïska) et troupes locales ou sédentaires (mestnaiia voïska). Les premières, tenues en garnison en temps de paix et toujours endivisionnées, forment en temps de guerre les corps d’opération ; les secondes, toujours cantonnées dans les lieux où elles se recrutent, doivent en temps de guerre fournir des troupes d’étapes et renforcer les troupes de campagne, ou, en cas de besoin, former de nouvelles brigades, de nouvelles divisions.

Dans un empire comme la Russie, la mobilisation de l’armée présente des difficultés inconnues des états plus petits et à population plus dense ; la grandeur des distances rend la concentration des troupes plus longue et plus dispendieuse. Les ressources de la Russie sont ainsi réduites et paralysées par son étendue même. Aucun état européen n’a autant de peine à ramasser ses forces pour les diriger sur un point donné. On pourrait dire qu’en règle générale les forces disponibles d’un pays sont en raison directe de sa population et en raison inverse de la grandeur de son territoire. Cela est particulièrement sensible en Russie, où la richesse en hommes est en grande partie compensée par la dispersion des habitans et la difficulté de les réunir. Les distances que doit parcourir le conscrit ou le réserviste avant d’arriver au lieu d’incorporation, les distances que doivent franchir les soldats enrégimentés avant de parvenir sur le théâtre des opérations, sont énormes. Ainsi s’explique que dans toutes ses guerres la Russie ait vu ses troupes affaiblies par les marches fondre sur les chemins avant d’être arrivées en présence de l’ennemi.

Aux obstacles dressés par les colossales dimensions de l’empire s’ajoutent en certaines saisons les obstacles apportés par le climat. Les mois les plus défavorables sont les mois de transition, le printemps surtout, quand les fontes de neige rendent le traînage impraticable. Il y a alors des semaines entières où tout transport est impossible, où, avec la meilleure volonté, des hommes rappelés au service ne sauraient rejoindre immédiatement leurs corps. Les mesures administratives les plus précises sont à cet égard impuissantes. On a pu s’en apercevoir l’automne dernier lors de la mobilisation d’une partie des forces russes. Dans les villes et les grands centres, l’opération s’est passée avec une extrême rapidité. Les ordres arrivés le soir étaient exécutés dans la nuit, et les hommes rappelés par le télégraphe se trouvaient réunis à l’aurore. En Russie en effet, dans les provinces occidentales surtout, le rappel des réserves se fait ainsi souvent à l’improviste, de nuit, par surprise, comme si l’on voulait être sûr de ne laisser échapper personne. Par là cette mobilisation précipitée et nocturne peut ressembler à une sorte de presse des soldats comme celle dont use l’Angleterre pour ses matelots. Dans les villes pourvues d’une nombreuse police ou gendarmerie, ce système réussit aisément et donne des résultats surprenans. Dans les campagnes, il n’en peut être de même, il faut toujours compter avec les distances et avec le climat. Les hommes une fois réunis, il reste à les transporter sur le terrain de la lutte, et là commencent des difficultés d’un autre ordre.

Les chemins de fer ont singulièrement changé les conditions de la guerre moderne. En aucun pays, ils ne pouvaient rendre plus de services qu’en Russie, parce qu’aucun n’avait plus besoin de raccourcir les distances. Les 20,000 kilomètres de voies ferrées que possède aujourd’hui l’empire ont été tracés dans un intérêt stratégique autant que dans un intérêt commercial. La Russie n’en est plus au temps où il lui était moins aisé de faire parvenir des défenseurs à ses propres frontières qu’à la France et à l’Angleterre d’y porter l’invasion. Il suffit d’un regard sur une carte des chemins russes pour voir que tout y est concerté pour faciliter aux troupes nationales l’attaque et la défense. On n’a qu’à considérer les mailles lâches et espacées de ce réseau, sensiblement égal en longueur à notre réseau français sur une surface presque dix fois plus étendue, pour comprendre que les armées du tsar n’ont encore là que des moyens de concentration bien imparfaits. L’insuffisance est plus grande encore qu’elle ne le semble à l’œil, car la plupart de ces longues lignes russes n’ont qu’une seule voie, et les compagnies ne sont pas riches en matériel. Si considérables que soient les résultats acquis, l’on peut dire qu’il reste encore davantage à faire. Pour une guerre offensive, les chemins de fer ne sauraient offrir à la Russie que ! des avantages ; il n’en serait peut-être point de même pour une guerre défensive. Dans le dernier cas, il n’est pas certain que le mince réseau serve plus à la défense du sol qu’aux attaques d’un envahisseur. Avec une ligne de chemins de fer, Napoléon eût peut-être évité la retraite de 1812.

Dans la guerre actuelle, la Russie n’a, pour atteindre les frontières de l’empire ottoman, qu’une ligne tortueuse et brisée, évidemment insuffisante aux transports militaires. La Bessarabie, qui, dans tout conflit avec la Turquie, est en Europe la base naturelle des opérations, n’est reliée au centre de l’empire que par un embranchement latéral, manifestement destiné à l’exportation des grains par Odessa, plutôt qu’à la concentration des troupes impériales sur le Pruth. Au nord du Caucase, la Russie possède aujourd’hui, de Rostof sur le Don à Vladikavkaz sur le Terek, une voie nouvelle aboutissant au pied même des montagnes, à l’entrée de la grande brèche du défilé de Dariel. Au sud du Caucase, la Russie n’a encore, de Tiflis à Poti, qu’un premier tronçon d’une ligne parallèle à la chaîne, uniquement destinée à relier dans l’avenir la Caspienne à la Mer-Noire, et sans valeur stratégique dans une guerre contre la Turquie. En vérité, si les chemins de fer russes ont été combinés pour faciliter la concentration des troupes, ce n’est certes pas du côté de la Turquie, du côté du Danube. La moindre inspection de la carte montre clairement que, si le cabinet de Saint-Pétersbourg avait de longue date sur la presqu’île des Balkans les vues ambitieuses qu’on lui prête, il n’a dans la construction de ses chemins de fer rien fait pour en préparer l’exécution. Ce défaut de voies et moyens, joint aux rares difficultés présentées par le terrain, suffit à expliquer la lenteur des opérations sur le Danube ou en Asie.


V

En aucun pays les fêtes militaires ne sont plus belles qu’en Russie. On ne saurait, il est vrai, juger de l’armée russe par les régimens que l’étranger voit figurer dans les revues de Saint-Pétersbourg ou de Krasnoe-Sélo. La garde impériale en particulier, qui présente des spécimens de toutes les troupes régulières ou irrégulières de l’empire, est un corps d’élite auquel rien dans les provinces ne saurait se comparer. Les souverains de la Russie ont mis depuis longtemps une sorte de coquetterie à réunir autour d’eux de beaux hommes et des soldats bien dressés. Ce serait une erreur que de croire, comme on l’a souvent écrit, qu’en exposant dans leur capitale leurs plus beaux régimens les tsars voulaient faire illusion à l’Europe. Le temps n’est plus où l’on pouvait dire que dans le domaine militaire comme en toutes choses, la Russie n’était qu’une façade ou un décor trompeur. Les troupes de l’intérieur, moins luxueusement équipées et peut-être moins minutieusement exercées, ne sont probablement pas en valeur réelle beaucoup inférieures à celles de la capitale. Le soldat, alors même que ses vêtemens semblent laisser à désirer en fraîcheur, se fait d’un bout à l’autre de l’empire remarquer par sa bonne tenue. Les chefs militaires, à l’exemple du souverain, y ont toujours mis leurs soins. Comme les princes de Prusse, les grands-ducs de Russie se sont traditionnellement fait un devoir de veiller à la stricte exécution des règlemens militaires et aux exercices des hommes. Cet ennuyeux métier de sergent instructeur est partout le plus utile que les mœurs modernes, aient laissé aux princes, c’est du moins celui où il est le plus difficile de les suppléer. La réduction de la durée du service ne semble pas en Russie avoir nui à la discipline ou à l’instruction de la troupe ; tout le monde est d’accord au contraire pour remarquer le bon esprit et l’intelligence des jeunes soldats enrôlés sous l’empire de la loi nouvelle, et pour les préférer aux vétérans de l’ancien système qui doivent bientôt disparaître des rangs.

L’on n’attend pas de nous des détails sur l’organisation ou l’équipement des différentes armes, infanterie, cavalerie, artillerie, génie. Nous noterons seulement qu’un grand nombre des régimens d’infanterie sont encore divisés en trois bataillons de cinq compagnies chacun, et qu’à ce système on doit partout substituer celui de quatre bataillons à quatre compagnies. Pour l’armement comme pour tout le reste, l’armée russe est encore dans une phase de transition. Le ministère a adopté pour l’infanterie le fusil Berdan ; mais en attendant que les manufactures de l’état aient pu fournir un nombre suffisant de ces armes perfectionnées, une grande partie des fantassins en sont encore au fusil Krink, qui n’est qu’une sorte de fusil à tabatière. L’artillerie a été pourvue de pièces se chargeant par la culasse, et pour la plupart en bronze. Le nombre des canons fondus dans les dernières années est considérable. Grâce aux efforts récens, l’artillerie à pied et à cheval est nombreuse et excellente ; de l’avis des hommes du métier, elle peut soutenir la comparaison avec les meilleures de l’Europe.

La véritable supériorité de l’armée russe est cependant dans sa cavalerie, qui, pour le nombre comme pour la qualité, n’a peut-être point d’égale. Cette arme est soumise à un commandement supérieur spécial, appelé inspection générale de la cavalerie et dernièrement aux mains du grand-duc Nicolas. Pour se mieux prêter à toutes les opérations de la guerre, les divisions de cavalerie russe sont d’ordinaire formées d’un régiment de dragons, d’un régiment de uhlans, d’un de hussards, et d’un de Cosaques ; chaque division a son artillerie. La cavalerie légère a dans l’armée régulière une grande prépondérance, accrue en temps de guerre par les nombreux régimens de Cosaques. Les chevaux, bien que souvent petits et ne payant pas de mine, sont d’ordinaire rapides et endurcis à la fatigue. La Russie est du reste aussi riche en chevaux qu’en hommes ; en Europe seulement, en dehors de la Pologne, de la Finlande et de quelques gouvernemens du nord, on y comptait, il y a quelques années, 15 millions de chevaux. Avec de telles réserves, la remonte ne saurait être dans l’embarras. Par un excès de précaution on a cependant là aussi adopté la conscription des chevaux qui sont soumis à un recensement périodique, et en cas de guerre peuvent être levés moyennant indemnité dans l’ordre d’un tirage au sort. D’après une lettre que je reçois des bords du Volga, il y a en ce moment des paysans qui refusent tout argent pour leurs chevaux pris par la remonte. Dans le seul district de Nijni, il se serait rencontré une dizaine de ces exemples de patriotisme[18].

Le nombre des hommes et l’armement des troupes ne sont pas les seuls élémens de la supériorité militaire ; il en est un autre auquel tous les progrès scientifiques ou mécaniques de l’art de la guerre n’ont fait que donner plus d’importance, c’est l’instruction. Toutes les ressources matérielles qu’exige la guerre moderne, les multitudes d’hommes qu’elle met en mouvement, n’ont fait qu’y accroître le rôle de l’esprit, de la science. A la prendre dans son ensemble, l’armée russe, encore pour les neuf dixièmes composée d’illettrés, reste, au point de vue de l’instruction, fort inférieure à toute autre armée européenne. Le soldat, il est vrai, compense en partie cette infériorité d’éducation par sa vive intelligence naturelle et par une variété d’aptitudes déjà remarquée au dernier siècle du prince de Ligne. Ce qui décide du sort de la guerre, c’est du reste moins le nombre des soldats lettrés que les connaissances des officiers, que la science de l’état-major. A cet égard, la Russie est loin d’être aussi arriérée qu’elle le demeure encore pour les écoles populaires. Les classes sociales qui fournissent les officiers, et en particulier le haut état-major, ne le cèdent en rien pour l’éducation au milieu où se recrute le commandement des autres armées de l’Europe. Le gouvernement a, dans les dernières années, fait de sincères efforts pour améliorer le recrutement des officiers et rehausser le niveau de leur instruction.

La prédominance dont l’état militaire a longtemps joui en Russie semble devoir attirer dans les rangs de l’armée l’élite sociale et intellectuelle de la nation. L’étranger se représente souvent la Russie comme un pays où règne et gouverne le sabre, où tout se courbe devant les épaulettes. L’on cite le tchine, l’assimilation des fonctions civiles aux grades militaires, comme une preuve de cette prépondérance de l’armée. C’est là un malentendu ou un préjugé. Le temps est passé où tous les emplois étaient aux mains d’anciens officiers, où il fallait être général pour occuper un haut poste, où en dehors de la diplomatie il semblait n’y avoir en Russie qu’une carrière, le métier des armes. La subordination des fonctions civiles a cessé, elles aussi ont été émancipées, et l’armée me semble avoir moins perdu que gagné à leur affranchissement.

Tout, en effet, n’était pas bénéfice pour elle dans cette souveraineté, cette domination exclusive de l’armée ou de ses chefs. On y entrait sans vocation, comme dans le chemin obligé de la fortune. L’uniforme n’était pour les ambitieux ou les jeunes gens à la mode qu’une sorte de déguisement, un costume de circonstance. On prenait les épaulettes, comme naguère à Rome la soutane, pour faire carrière, sans goût, sans aptitudes pour le métier. Beaucoup des généraux attachés aux administrations civiles n’avaient de militaire que leurs galons. Un des résultats naturels des réformes du règne d’Alexandre II devait être de séparer l’armée de l’administration, l’élément militaire de l’élément civil, et, en les renfermant l’un et l’autre dans leur sphère, de les rendre à leur spécialité. C’est ainsi qu’en réduisant son rôle dans la société ou le gouvernement, on a fortifié dans l’armée les études techniques et l’esprit militaire. Le niveau intellectuel des officiers a pu s’élever pendant que s’abaissait leur niveau social, et leurs connaissances militaires s’approfondir pendant que se rétrécissait le cercle de leur activité.

Il y a quelques années, la masse des officiers russes était peu instruite. Les programmes d’admission des écoles spéciales ont été étendus tout en augmentant le nombre des élèves. La durée des cours des écoles de junkers est de deux ans, mais jusqu’aux derniers temps le peu d’instruction d’un grand nombre de jeunes gens obligeait à consacrer presque exclusivement la première année à l’enseignement général, de sorte qu’il ne restait guère qu’un an pour les études techniques. Les listes d’entrée dans ces écoles montrent que la composition sociale de l’armée est en train de varier. Le nombre des élèves appartenant à la noblesse est en diminution sensible ; en 1872 il était encore de 81 pour 100, en 1875 il était déjà tombé à 72 pour 100. C’est là encore un des symptômes de la transformation sociale de la Russie ; il n’y faudrait pas voir une cause d’affaiblissement pour l’armée. Les jeunes gens des classes non privilégiées qui entrent au service n’ont à compter pour leur avancement que sur leur travail, tandis que la noblesse peut encore au régiment se fier à quelques privilèges ou à des protections. La différence du niveau social se fait toujours cependant sentir dans les relations mondaines : sous ce rapport, il y a une grande inégalité entre la garde et la ligne : les officiers de la première, tous sortis de bonnes familles, sont d’ordinaire les seuls reçus dans le monde. A cet égard, les prérogatives de la garde et l’existence de corps privilégiés ne sont peut-être pas sans inconvénient.

Si l’instruction de la masse des officiers laisse parfois encore beaucoup à désirer, l’état-major peut soutenir la comparaison avec celui des autres armées de l’Europe. Rien n’a été négligé pour son instruction théorique et pratique. A l’exemple de la Prusse, le ministre de la guerre a institué pour l’état-major des voyages stratégiques auxquels peuvent prendre part les officiers supérieurs des régimens et dont le ministère de la guerre publie souvent les résultats. Une chose dont on a fait un certain bruit en Occident et en Russie même, c’est le grand nombre d’officiers de sang et de nom allemands qui se rencontrent dans l’armée et spécialement dans l’état-major. On se rappelle cette prétendue statistique d’un journal de Pétersbourg qui sur 100 officiers supérieurs en relevait près de 80 d’origine germanique. Il ne faut pas prendre de tels chiffres à la lettre ; le nombre des officiers de race allemande a de tout temps été considérable dans les hauts rangs de l’armée russe, il s’explique par les traditions militaires et la fréquente supériorité d’instruction de la noblesse des provinces baltiques. Ce serait un étroit et imprudent chauvinisme que de voir là une anomalie ou un danger pour l’empire. Beaucoup de ces officiers n’ont d’allemand que le nom, et presque tous ont leurs intérêts et leurs affections en Russie : l’injuste méfiance de leurs compatriotes moscovites pourrait seule les en détacher. De Munich à Totleben et à Kauffmann, le riche sang germanique a fourni à la Russie comme à la France un bon nombre de ses plus illustres généraux, et, pour la plupart, ces Allemands-Russes au service du tsar sont aussi bons Russes que Kléber, Kellermann ou Ney étaient bons Français.

Les écoles militaires ne sauraient en Russie suffire au recrutement des officiers. Le niveau peu élevé de l’instruction générale, la séparation des diverses classes sociales y rendent plus difficile de pourvoir à tous les grades, à tous les emplois militaires dont les nouvelles lois ont encore accru le nombre. Une institution déjà ancienne et spécialement remaniée, le volontariat, est chargée de combler ces vides et de satisfaire aux besoins nouveaux. Ce volontariat n’a rien de commun avec ce qu’on appelle du même nom en France ou en Allemagne. Tandis que le nôtre a été institué dans l’intérêt des carrières civiles, des études ou de l’industrie, le volontariat russe a été créé dans l’intérêt du recrutement de l’armée ; c’est pour elle une pépinière d’officiers et de sous-officiers. Les droits et l’avancement des jeunes gens entrés au service avec ce titre d’okhotniki varient suivant leur degré d’instruction ; ils sont à, cet égard classés en trois catégories, mais ne sont également promus à un grade qu’après examen. En cas d’échec dans ces épreuves successives, les volontaires demeurent soldats ou sous-officiers pendant toute la durée du service légal. Le nombre de ces aspirans à l’épaulette est d’une douzaine de mille ; en dehors des armes spéciales, plus de la moitié des officiers subalternes, sortent de leurs rangs.

En Russie comme ailleurs, le recrutement des officiers) présente peut-être encore moins de difficultés que celui des sous-officiers. Sous l’ancien système militaire, avec un service de quinze ou vingt ans, il était aisé d’avoir de bons cadres ; il n’en est plus de même aujourd’hui. La nouvelle organisation a considérablement augmenté les besoins en même temps qu’elle réduisait le nombre des hommes aptes à l’emploi. Là, comme partout, on s’est ingénié à trouver des moyens de retenir les vieux soldats sous les drapeaux, leur offrant des avantages matériels et des distinctions honorifiques, chevrons et médailles d’or et d’argent, leur permettant le mariage, accordant même à leurs femmes un logement dans les bâtimens militaires et à leurs enfans des secours pécuniaires. Aux sous-officiers qui consentent à un rengagement, on accorde une haute paie, variant de 60 à 84 roubles par an, et on leur réserve en outre certains emplois civils. Après dix ans de service, ils touchent une gratification de 250 roubles, après vingt ans ils ont droit à une pension ou à 1,000 roubles une fois payés. Là, comme ailleurs aussi, en dépit de toutes ces amorces à la cupidité ou à la vanité, le nombre des rengagemens est insuffisant, et le recrutement des sous-officiers demeure précaire.

Sous quelque face que l’on étudie son état militaire, on trouve la Russie en voie de transition. Ni pour l’instruction des hommes, ni pour l’armement, ni pour le nombre des soldats, l’armée russe n’est ce qu’elle sera dans quelques années ; elle est surprise par la guerre en flagrant délit de reconstruction. Cela ne veut pas dire qu’elle soit désorganisée : en touchant à tout, la nouvelle loi s’est gardée de tout bouleverser. Dans l’armée comme dans l’administration, dans les institutions militaires comme dans les institutions civiles, les réformes en Russie n’entraînent point des révolutions. Si les défauts, si les abus y sont moins vite redressés, les remèdes employés y produisent moins de désordre, moins de désarroi. L’armée a eu les avantages de la situation politique du pays, le bénéfice de la stabilité du pouvoir et de l’esprit de suite. Un fait à cet égard résume toute son histoire : le ministère de la guerre n’a point changé de direction depuis une quinzaine d’années ; c’est le même ministre, M. Milutine, qui pendant toute cette période a conduit les réformes, les adaptant aux enseignemens des dernières grandes guerres, cédant sans entêtement ni précipitation aux leçons souvent variées de l’expérience, et dans le même dessein obéissant parfois tour à tour à des principes différens.

La Russie eût eu tout avantage à voir la guerre retardée de quelques années, dont chacune eût grossi ses ressources et fortifié ses réserves. Aujourd’hui elle est encore plus propre à la guerre défensive qu’à une campagne offensive ; plus l’empire est vaste, et plus ses troupes ont de chemin et d’efforts à faire pour sortir de chez lui. Comme l’immensité de son territoire, qui plus d’une fois a englouti ses envahisseurs, le caractère de ses soldats, leur soumission, leur résignation, leur esprit de sacrifice, semblent assurer à la Russie plus de succès dans la défense que dans l’attaque. Si dans l’état actuel de ses ressources il y aurait pour elle imprudence à entrer en lutte avec une des grandes puissances militaires du continent, la Russie a pu sans présomption faire la guerre à la Porte. En Asie comme en Europe, les Russes rencontrent dans la disposition du terrain des obstacles formidables, mais ils ont ce qu’il faut pour en triompher, une énergie soutenue, de la patience, un courage calme sachant braver les maladies et les lentes fièvres aussi bien que le feu de l’ennemi ; avec la guerre moderne, qui tend de plus en plus à faire du soldat un instrument mécanique, un pion de damier, la passivité si souvent signalée du Russe peut du reste, pour l’offensive même, devenir une qualité. Dans une campagne contre les Turcs, les Russes peuvent éprouver des revers, ils peuvent même perdre des batailles, ils ne sauraient rester vaincus.

C’est à la prudence du cabinet de Saint-Pétersbourg de savoir circonscrire le champ d’opération de ses troupes et retenir en dehors du conflit les puissances qui pourraient être tentées d’y intervenir. La modération de la politique russe est en ce moment la première condition du succès des armes du tsar. En tout cas, quel que soit le sort de la guerre actuelle, la Russie gardera en face même des plus graves périls un grand et précieux avantage. L’armée et la nation ont un bon, un solide moral, elles ont une foi vive dans la justice de leur cause et dans les destins de la patrie. Toute guerre contre l’étranger, chrétien ou musulman, catholique ou protestant, devient facilement en Russie une guerre religieuse, une guerre sainte. Pour le peuple, le combat contre le croissant, contre l’oppresseur des Slaves orthodoxes est une sorte de naïve croisade. Si l’enthousiasme a ses périls, il a aussi sa force et son héroïsme. Il n’est aucun sacrifice dont toutes les classes de la nation ne soient capables ; une conviction tour à tour calme et ardente adoucira singulièrement pour elle les maux de la guerre. Le soldat et le peuple sont soutenus par deux sentimens, ailleurs souvent éteints ou divisés : la foi religieuse et le patriotisme qui, dans les masses populaires, se confondent ensemble. S’il se rencontre ça et là des esprits turbulens qui dans un revers national accueilleraient sans regret une occasion de révolution, s’il est quelques hommes qui, dans des réformes politiques, dans une constitution, verraient un dédommagement d’un insuccès militaire, le gros de la nation est étranger à de telles pensées ou à de tels calculs. Le temps est encore loin où l’ennemi du dehors pourrait rencontrer des auxiliaires dans des émeutes de Pétersbourg ou dans une commune de Moscou. La Russie garde encore la grande ressource, la grande force des âges passés, l’unité des sentimens, l’unanimité des âmes et des volontés. Le peuple le plus nombreux de la chrétienté en est le moins divisé ; en ce sens on peut dire que le vaste empire russe possède encore aujourd’hui une force morale supérieure à sa force matérielle.


ANATOLE LEROY-BEAULIEU.

  1. Voyez la Revue du 1er avril, du 15 mai, du 1er août, du 15 novembre, la 15 décembre 1876, et du 1er janvier 1877.
  2. Voyez le Statistitcheski Vrémennik de 1871 et de 1875.
  3. Voyez M Ralston, Songs of the russian people.
  4. Nous regrettons de devoir dire que l’article ci-dessus mentionné et peut-être excessif du Golos a valu à cette feuille une suspension de deux mois. La Russie n’est malheureusement pas le seul pays où des attaques contre les vices d’une administration civile ou militaire risquent d’être punies comme des attaques contre le gouvernement et la patrie.
  5. Il est à remarquer que grâce au grand nombre et à la mortalité des enfans, la Russie présente, au point de vue militaire comme au point de vue économique, un excédant des âges improductifs, surtout de l’enfance sur l’âge adulte. Voyez V. Ja. Bouniskovski, Antropobiologitcheskiia isslédovaniia i ikh prilogéniia k mougkomou naseleniiou Rossii, Saint-Pétersbourg 1874.
  6. Il existait naguère des quittances de recrutement délivrées aux communes pour chaque recrue enrôlée en sus de leur contingent légal. Ces quittances pouvaient être vendues par les communes et libéraient du service leurs propriétaires. La nouvelle loi devait mettre fin à ces exemptions et à ce commerce. Un décret a interdit la vente de ces quittances postérieurement au 1er octobre 1874. A partir de cette date, ces titres d’exemption ont cessé d’être négociables pour ne plus servir qu’au porteur ou à l’un de ses frères ou cousins. Aussi dit-on qu’en cette année 1874 de riches marchands en ont acheté à gros deniers pour leurs fils nouveau-nés.
  7. Ces chiffres et ceux qui suivent sont empruntés aux comptes-rendus officiels publiés au commencement de février 1877.
  8. Le contingent à fournir par la classe de 1876 s’élevait à 196,000 hommes ; sur ce nombre, il n’a été enrôlé que 192,400 soldats, l’insuffisance ayant été d’environ 3,000 hommes, dont 2,488 israélites.
  9. Les divers groupes de la population donnent parfois une sorte d’indemnité aux conscrits de leur classe. A Kalouga par exemple, les méchtchanes, ou petits bourgeois, ont en 1876 alloué une indemnité de 2 roubles à chacun des leurs appelés à tirer au sort et 15 roubles à chacun des enrôlés.
  10. Bouniakovski, Antropobiologitcheskiia isslédovaniia, Saint-Pétersbourg 1874.
  11. Il en est de même dans la marine.
  12. Le rôle des Cosaques a bien changé avec l’histoire ; nous n’en parlons ici qu’au point de vue militaire, rappelant au lecteur que, depuis les Zaporogues de l’Ukraine, les turbulens sujets de la Pologne, jusqu’aux Cosaques du Don, les complices de Stenko Razine et de Pougatchef, les Cosaques ont longtemps formé des communautés militaires à demi indépendantes.
  13. L’ancienne organisation des Cosaques peut être rapprochée de celle des anciens confins militaires de l’Autriche-Hongrie ; mais le régime des premiers était d’ordinaire moins sévère, moins exclusivement militaire que celui auquel étaient soumises les populations serbo-croates des confins autrichiens.
  14. Ces détails sont tirés d’une correspondance de Kichenef du 1er mars 1877, publiée par le Messager officiel russe.
  15. Les Cosaques fournissent surtout de la cavalerie ; ce n’est pas cependant pour ces fils de la steppe une vocation exclusive. On compte parmi eux des artilleurs et des fantassins, et, comme beaucoup vivent de la poche sur les grands fleuves, ils sont au besoin marins ou nautoniers.
  16. Rustow, die Russische Armee, Wien 1867.
  17. Voici quelle serait en ce moment la distribution des forces russes. L’armée du Danube compte sept corps de 40,000 hommes chacun, soit au moins 250,000 hommes. On a mobilisé il y a trois mois neuf nouveaux corps, soit 325,000 hommes environ. La réserve de l’armée du Danube prise dans les circonscriptions du midi représente 140,000 hommes. Il reste la garde, 50,000 soldats, l’armée de Pologne, 90,000, les circonscriptions de Moscou et de Kazan, 60,000, non encore formés en corps d’armée. Ajoutez à cela l’armée du Caucase, 160,000 soldats environ, et les contingens cosaques non encore attachés aux différens corps d’armée, et vous arrivez à 1,100,000 ou 1,200,000 combattans que l’on pourrait diriger sur les frontières. Pour garder l’intérieur, il resterait les troupes de Sibérie et du Turkestan, les réserves des Cosaques, les garnisons des places fortes, les bataillons de dépôt, et en cas de besoin la milice.
  18. Notons ici que dans l’armée rosse il n’existe pas de train spécialement organisé. Chaque corps a son train particulier ; il a été question de changer ce système, mais la réforme, si elle a été adoptée, n’a pas encore été mise à exécution.