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La Russie et les Russes/22

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La Russie et les Russes
Revue des Deux Mondes3e période, tome 29 (p. 890-921).
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L’EMPIRE DES TSARS
ET LES RUSSES

VII.
LA RÉFORME JUDICIAIRE.

I.
LE DROIT ÉCRIT ET LE DROIT COUTUMIER. — LA JUSTICE DES PAYSANS ET LES TRIBUNAUX CORPORATIFS[1]

Le traité de Berlin a ramené l’attention sur l’intérieur de la Russie, l’étranger regarde avec une maligne curiosité les désordres inattendus des bords de la Neva et les sanglantes surprises des vainqueurs de la Sublime-Porte. Le spectacle en effet est digne d’intérêt, bien qu’en réalité il soit moins neuf qu’on ne l’imagine souvent en Occident. Les conspirations d’étudians, les échauffourées de jeunes gens, les manifestations tumultueuses, qui depuis déjà quelques années se succédaient à de courts intervalles ont depuis la fin de la guerre repris de plus belle, avec une ardeur et une audace nouvelles. Les sociétés secrètes semblent être passées de la théorie à l’action. Les apôtres de la révolution et de l’utopie, qui avant la dernière campagne se contentaient de vagues complots ou d’une mystérieuse propagande, ont mis la main au poignard et au revolver, et chaque mois, presque chaque semaine nous apporte la nouvelle d’un autre attentat, d’une autre conspiration.

Il y a chez les libérateurs de la Bulgarie des mécontens et des rêveurs auxquels ne suffisent point les lauriers des Skobelef et des Gourko. La guerre qu’en Russie comme en Occident tant de politiques à courte vue se plaisent à regarder comme une salutaire diversion aux embarras du dedans, la guerre tant vantée comme un infaillible dérivatif à la fièvre révolutionnaire semble plutôt en Russie avoir surexcité les passions subversives et exacerbé les plaies qu’elle devait guérir. Que d’autres s’en étonnent, à nos yeux, il n’y a rien là que de fort naturel. La guerre et surtout une guerre mêlée d’alternatives de revers et de victoires, remue trop profondément un peuple pour que l’esprit public ainsi agité et soulevé retombe immédiatement dans le repos et l’accalmie. La guerre, et surtout une guerre longue, meurtrière et coûteuse, traîne après elle trop de douleurs et de ruines privées, trop de difficultés et d’embarras publics, trop de charges dans le présent et trop d’inquiétudes pour l’avenir, trop de déceptions dans les revers ou de désenchantemens dans le succès, pour que l’esprit révolutionnaire n’y trouve point un aliment et une pâture. Comment les agitateurs de profession seraient-ils les derniers à tirer parti du trouble maladif et de l’irritation nerveuse que laissent d’ordinaire après eux dans une partie du peuple des espérances et des efforts presque toujours plus grands que les succès réalisés?

Les derniers événemens, les conspirations ou les attentats répétés dont la Russie est presque journellement le théâtre soulèvent plus que jamais l’obscur problème de l’avenir politique du vaste empire du nord. Ce problème souvent tranché en Occident avec une légèreté hâtive et une présomptueuse infatuation, nous comptons bien l’aborder ici, mais seulement après en avoir réuni toutes les données et tous les élémens. Nous essaierons alors de mesurer la portée des désordres qui étonnent l’Europe, de peser ces forces révolutionnaires dont aux yeux de l’étranger la fébrile activité grossit de loin la puissance. Avant d’oser tenter un tel essai, il nous faut achever l’examen des conditions sociales et des institutions actuelles de l’empire. En pareille matière, ce procédé analytique est le seul qui défende des généralisations prématurées et des conclusions incomplètes, le seul qui permette d’apprécier la valeur réelle des faits et l’importance relative des phénomènes sans se laisser prendre aux plus apparens ou aux plus retentissans.

Nous allons entamer aujourd’hui l’étude du plus essentiel peut-être de tous les services publics, celui de la justice. Les derniers attentais et les récens procès ont donné à ce sujet un nouvel et triste intérêt. Les meurtres politiques, les attaques à main armée dont au milieu des plus grandes villes de l’empire, à Saint-Pétersbourg, à Kief, à Odessa, ont été victimes les agens les plus haut placés et en apparence les mieux protégés du gouvernement, l’acquittement légal de certains coupables, l’impunité effective de la plupart, l’espèce de complicité latente d’une partie de la société, voilà certes de quoi piquer au vif notre curiosité. Dans cette revue des institutions judiciaires de la Russie nous ne débuterons cependant point par la justice criminelle, par les affaires politiques et les tribunaux, auxquels les événemens donnent une fâcheuse actualité. Fidèle à notre méthode d’investigation, nous commencerons par la base de l’édifice, par les fondemens de la réforme judiciaire et les principes de la législation. Laissant provisoirement de côté les tribunaux ordinaires issus de la récente réforme, nous suivrons d’abord la justice russe dans ses manifestations les plus particulières et les plus nationales; ce sont les moins connues de nous et peut-être pour nous les plus curieuses. Nous descendrons dans les couches obscures et silencieuses des populations rurales, au fond des villages de bois du moujik, jusqu’aux tribunaux encore tout primitifs de ce paysan auquel en Russie l’observateur doit toujours en revenir.


I.

Dans tout état absolu ou constitutionnel, monarchique ou républicain, la meilleure garantie des citoyens ou des sujets est une bonne justice. Sans justice, on peut dire qu’il n’y a pas de vraie liberté, et avec elle j’oserais dire qu’il n’y a plus de vrai despotisme, au moins plus de tyrannie. Dans tout état monarchique ou démocratique, des lois et des juges, des lois fixes et des juges indépendans, sont la seule barrière effective contre les excès du pouvoir souverain, contre l’arbitraire du prince ou du peuple, contre les passions ou les caprices de leurs agens. Avec des lois et des tribunaux qui protègent les biens, l’honneur, la vie des habitans, la première des libertés, la liberté personnelle, est entière, la vie privée est soustraite aux empiétemens de l’autorité publique. La Russie possède depuis longtemps des lois, l’empereur Alexandre II lui a donné des tribunaux qui, au règne de l’arbitraire et de la corruption, ont pour mission de faire succéder le règne de la loi. L’autocratie russe ne pouvait doter le pays de libres institutions judiciaires sans se limiter pratiquement elle-même en imposant des bornes au pouvoir de ses agens. Nous devrons examiner de quelle manière et jusqu’à quel point ce rôle émancipateur de la justice a été rempli et quelles garanties les nouveaux tribunaux offrent à la liberté des 85 millions de sujets du tsar.

De toutes les réformes de l’empereur Alexandre II, la réforme judiciaire est ainsi la plus considérable, celle qui devait avoir le plus d’influence sur les mœurs et la vie sociale, sur le pays et sur le pouvoir. A peine le cède-t-elle en importance à l’affranchissement des serfs, car elle intéresse également toutes les classes de la nation qu’elle devait affranchir du joug de l’arbitraire, de la violence et de la corruption. Sans elle, toutes les autres réformes, à commencer par l’émancipation des serfs, eussent pu devenir illusoires et demeurer pour le peuple russe un inutile et vain décor. Dans un empire livré depuis des siècles aux abus de pouvoir, à la vénalité, à l’intrigue, à la prépotence du rang ou de l’argent, la réforme de la justice pouvait seule faire des autres une vérité et une réalité. Aussi les nouveaux tribunaux méritent-ils d’être regardés comme les fondemens d’une Russie nouvelle : tout ce qui leur porterait atteinte ébranlerait dans ses bases l’œuvre même de l’empereur Alexandre.

Chez des peuples libres, il peut n’être pas impossible d’avoir une bonne justice sans avoir de bonnes lois. Il n’en saurait être de même sous les gouvernemens absolus dont les agens sont trop souvent enclins à regarder la loi comme un arsenal destiné à fournir des armes à leurs haines ou à leurs convoitises. Or, sous les prédécesseurs de l’empereur Alexandre II, tous les vices des juges et des tribunaux russes étaient aggravés par les défauts de la législation, par la multiplicité et la confusion des lois. Les édits, oukases, statuts, règlemens de toute sorte étaient sans nombre et sans ordre. Le meilleur légiste eût passé la moitié de sa vie à étudier la loi sans bien s’en rendre maître. La plupart des juges l’ignoraient, et ceux qui la connaissaient s’en servaient au gré de leurs passions ou de leur cupidité. Des lois qui, pour un même cas, pouvaient fournir deux ou trois solutions, encourageaient singulièrement la vénalité et la tyrannie. Cette législation obscure et inextricable présentait l’aspect d’une forêt touffue où les juges avaient peine à se retrouver et où le justiciable demeurait à la merci des hommes de loi qui le rançonnaient. A cet égard, la législation russe n’était pas sans ressemblance avec la législation anglaise, elle aussi faite de pièces et de morceaux, d’actes du parlement et d’ordonnances royales de circonstance, d’anciennes lois tombées en désuétude sans être formellement abrogées et de nouvelles lois d’un esprit opposé, le tout compliqué de décisions complémentaires, de modifications, d’exceptions de toute sorte; mais grâce aux mœurs et à l’esprit public, cette ressemblance entre les deux législations avait dans les deux pays des effets fort différens. La discordance ou l’indécision des lois qui, en Angleterre, a souvent tourné au profit de la liberté et de la sécurité des citoyens, tournait d’ordinaire en Russie au profit de l’arbitraire et de la corruption[2]. Ce ne sont pas les lois qui ont jamais fait défaut à la Russie. En dépit du témoignage de quelques anciens voyageurs, la Moscovie a de bonne heure possédé des lois écrites[3]. La Russie des Varègues avait dès le Xe siècle, dans la Rousskaïa pravda (le droit russe) de laroslaf, un code à demi barbare, qui rappelle les législations scandinaves de la même époque. Le tsarat de Moscou avait le soudebnik ou justicier d’Ivan III et d’Ivan IV qui, une fois l’unité moscovite achevée, substituèrent un code unique aux lois ou coutumes particulières des différens apanages. Après les grands troubles de la fin du XVIe siècle, le second des Romanof, le tsar Alexis, père de Pierre le Grand, avait publié, sous le nom d’Oulogénié zakonof, un recueil de lois qui depuis est demeuré la base de la législation russe. L’influence européenne vint vers ce temps entraver le développement du droit national. Sur les anciennes lois russes, vinrent sous Pierre le Grand et ses successeurs se greffer des lois copiées ou imitées des codes et des coutumes de l’Occident. Dans sa législation comme dans toutes ses institutions, la Russie s’est ainsi trouvée disputée entre deux tendances, entre deux esprits différens, et le droit russe a perdu toute unité, toute homogénéité. Au lieu de substituer à l’Oulogénié des premiers Romanof un code nouveau complet, et systématique, les successeurs d’Alexis Mikhaïlovitch se contentèrent d’accroître ou d’amender les lois existantes au moyen d’oukases successifs, occasionnels et accidentels, souvent inconsidérés et contradictoires. A force d’accumuler ordonnances sur ordonnances et règlemens sur règlemens, les souverains du XVIIIe siècle avaient fait de la législation un véritable chaos. Pierre le Grand eût voulu doter la Russie d’un code régulier. Ses guerres, ses voyages, ses réformes multiples ne lui en laissèrent pas le temps. Quand il mourut, il n’avait fait qu’entasser les édits et les règlemens, empruntant aux codes de l’Europe des lois disparates, étrangères aux mœurs de ses sujets, rapportant et abrogeant souvent lui-même ses propres oukases, se démentant parfois à peu d’intervalle, comme si dans sa fièvre d’innovations il eût oublié ses propres lois, et procédant toujours d’une manière isolée et fragmentaire, par modifications partielles, sans plan d’ensemble, sans principe directeur, selon les besoins ou les impulsions du jour.

Les successeurs de Pierre suivirent la même méthode désordonnée, tantôt pour continuer, tantôt pour défaire l’œuvre du réformateur; sous le nom de loi, la Russie finit par ne posséder qu’une masse informe de statuts, d’ordonnances, d’oukases, d’édits incohérens. Chaque souverain remaniait et bouleversait sans scrupule la législation, chaque règne mettait en question les lois comme les institutions du règne précédent, en sorte que sous cette perpétuelle mobilité la notion même de loi semblait disparaître. En vérité il était difficile de donner un tel nom à un amas d’ordres et de contre-ordres, de décisions opposées et d’arrêts contradictoires, sans cesse modifiés et abrogés les uns par les autres.

Une législation aussi confuse et indécise réclamait impérieusement une codification, mais l’œuvre devenait plus difficile à mesure qu’elle devenait plus nécessaire. Catherine II nourrit ce grand projet, et elle en était peut-être plus capable qu’aucun de ses prédécesseurs ou successeurs, car elle apportait le plus souvent dans ses lois un esprit de suite étranger d’ordinaire au législateur russe. C’était pour préparer la confection d’un code qu’en 1767 la tsarine rassemblait à Moscou les représentans de toutes les provinces, de toutes les classes, de toutes les races et les religions de l’empire[4]. Les guerres de Turquie et de Pologne détournèrent l’impératrice de cette grande œuvre ; mais dans sa célèbre instruction pour la confection du nouveau code, Catherine II avait officiellement posé des principes de droit, des axiomes de justice, qui sous un tel patronage ne sont pas demeurés stériles pour le pays. Les projets de codification repris sous l’empereur Alexandre 1er ne furent exécutés que sous Nicolas à l’aide de Spéranski. L’empereur Nicolas est ainsi le Justinien de la Russie, et Spéranski, le fils de pope, en est le Tribonien.

Pour une telle œuvre, Nicolas comme Catherine avait le choix entre deux méthodes, entre la rédaction d’un code homogène, régulier, rationnel, tel que notre code Napoléon, et la simple réunion et classification des innombrables lois existantes. L’empereur Nicolas se borna à la tâche la plus facile, n’osant aspirer à la gloire tour à tour ambitionnée par Catherine et par Alexandre Ier[5]. C’était peut-être le parti le plus sage ; on ne pouvait guère mettre la Russie en possession d’un code nouveau et définitif avant que l’émancipation des serfs n’eût renouvelé la société russe.

La collection des lois recueillies par Spéranski sur l’ordre de l’empereur Nicolas (Sobranié zakonof) forme quarante-cinq volumes in-quarto où les lois de l’empire sont rangées par ordre chronologique, en commençant par l’Oulogénié du tsar Alexis. Ces lois fréquemment discordantes sont condensées et coordonnées systématiquement dans une sorte de somme du droit russe appelée Svod zakonof, qui tient lieu de code et est seule d’usage habituel. Le Svod lui-même est loin de former un code régulier et symétrique à la façon de notre code Napoléon. Ce n’est qu’une compilation de lois d’époques diverses et d’inspiration différente, une juxtaposition d’édits et d’ordonnances, trop souvent sans cohérence ni harmonie. Quels qu’en soient les défauts, ce code provisoire a mis une certaine unité dans la législation russe ; si l’étude en reste encore pénible, elle est au moins possible. Le Svod comprend plus de 42,000 articles distribués en plus de 1, 500 chapitres; il forme quinze gros volumes où les lois sont classées par ordre de matière. Le tome Ier par exemple renferme les lois civiles, le tome XV les lois pénales. Aucun de ces volumes n’offrait rien de définitif; aussi, malgré leur origine relativement récente, quelques-uns ont-ils été déjà plusieurs fois remaniés ou remplacés par des recueils nouveaux. La Russie possède ainsi aujourd’hui un code pénal, un code de commerce, un code d’instruction criminelle, sortis des réformes judiciaires de l’empereur Alexandre II[6].

Un empire autocratique a beau être en possession d’une sorte de code, peut-il avoir des lois fixes et dignes de ce nom ? La question peut paraître douteuse. Dans un état où le monarque est la loi vivante, la législation semble un livre toujours ouvert où le souverain, n’étant pas lié par ses décisions de la veille, peut inscrire ou effacer telle page à son gré. L’idée de fixité, de permanence, paraît difficilement conciliable avec ce pouvoir de tout altérer, de tout imposer, de tout régler par oukase. On a dit parfois qu’en reconnaissant au souverain le droit de les modifier à son gré, le premier article du code russe abrogeait tous les autres. Là où l’autorité suprême est légalement maîtresse de dépasser les limites de la loi, on peut soutenir qu’il ne saurait y avoir de lois. Pour la Russie, ce serait cependant aujourd’hui une singulière exagération. Il n’y a pas toujours dans les institutions humaines une telle logique qu’il faille pousser jusqu’aux dernières conséquences les principes les mieux établis d’un gouvernement. En Russie, le souverain est placé au-dessus de la loi, ou mieux il est la source de la loi, qui découle tout entière de sa volonté; mais dans la pratique la loi ne peut être modifiée sans certaines formalités, sans certaines études, sans la participation de certains corps constitués, en sorte qu’à cet égard la situation de la Russie moderne n’est pas aussi différente de celle des autres états de l’Europe qu’elle semble l’être au premier abord. En droit, toute la législation demeure à la merci d’un oukase; en fait, c’est là une prérogative dont de nos jours l’autorité impériale est rarement tentée d’user, dont elle a même peu d’intérêt à se servir. Le pouvoir du souverain sur la législation n’est au fond que le pouvoir partout reconnu du législateur sur la loi. Si le régime autocratique, où la puissance législative est concentrée dans un homme, offre sous ce rapport peu de garanties de fixité, ce n’est point le seul régime sujet à ce grave inconvénient. L’histoire montre par trop d’exemples qu’en fait de lois et de stabilité le même reproche peut être mérité par des systèmes politiques fort différens : à cet égard, une démocratie n’offre pas toujours plus de garanties qu’une autocratie.


II.

Avec des lois, il faut des juges qui des pages du code fassent passer la loi dans la vie réelle. La réforme des tribunaux réservée à l’empereur Alexandre II était aussi malaisée qu’urgente. Au début de son règne, la justice n’était pas moins défectueuse que l’administration; elle souffrait des mêmes maux, et le gouvernement avait en vain essayé des mêmes remèdes. Les tribunaux russes opéraient dans l’ombre et le silence, à l’écart du public, loin des oreilles des plaideurs ou des yeux de l’accusé. Au criminel comme au civil, la procédure était écrite et secrète. Les juges n’apparaissaient que pour rendre un arrêt ou une sentence. Chose digne de remarque, c’était sous l’influence de l’Europe occidentale, au temps d’Alexis Mikhaïlovitch, père de Pierre le Grand, que s’était introduite en Moscovie cette procédure inquisitoriale, devenue depuis si étrangère à nos mœurs.

En Russie, la procédure secrète avait eu pour principal effet d’entretenir le mal russe, la vénalité. Le tribunal, entouré de ténèbres, était devenu une sorte de comptoir où l’on trafiquait sans honte des biens et de la liberté des hommes. Les scribes ou avoués (striaptchi), chargés des intérêts des parties, n’étaient guère que des courtiers entre les juges et les plaideurs. Les sentences étaient à l’encan, et les symboliques balances de la justice servaient moins à peser les droits et les titres que les offres et les présens des parties.

Avec la procédure secrète, il eût fallu à l’empire des juges éclairés et intègres, et les magistrats russes n’étaient ni l’un ni l’autre. Comme la plupart des fonctionnaires, la plupart des juges se trouvaient trop peu rétribués pour vivre avec honnêteté de leur traitement ; il leur fallait des revenus accessoires, des honoraires, un casuel. L’opinion ne s’en scandalisait plus, il semblait équitable que la bourse des plaideurs entretînt des tribunaux mal rémunérés par le trésor. C’était là une part des frais de justice qui en tout pays tombent à la charge des faiseurs de procès. Le juge intègre était celui qui recevait des deux mains et des deux parties sans vendre ses décisions ni à l’une ni à l’autre.

Grâce à de telles habitudes, les tribunaux russes donnaient lieu aux aventures les plus bizarres et aux histoires les plus étonnantes. Je n’en citerai qu’une, que je crois authentique et inédite. Un propriétaire avait un procès, son affaire était excellente, le président du tribunal était son ami, et de plus un homme aussi estimé que pouvait l’être un juge. Le plaideur n’osait, selon l’usage, graisser la patte du magistrat, qui ne cessait de lui répéter : « Ne vous préoccupez de rien, votre cause n’est pas douteuse. » Vient le jour où le tribunal rend son arrêt; notre propriétaire est condamné. «Oh! mon ami, lui dit le juge à la sortie de l’audience, votre affaire est si bonne que nous pouvons bien laisser à votre adversaire le plaisir de gagner en première instance. Vous êtes sûr de l’appel. »

À cette vénalité des tribunaux mis par la procédure secrète en dehors du contrôle public, le gouvernement avait depuis Catherine II appliqué un remède que l’on eût cru devoir être efficace. La population locale, la plus intéressée à une bonne justice, avait été chargée de désigner elle-même comme juges ou assesseurs des tribunaux les hommes qui lui inspiraient le plus de confiance[7]. L’élection intervenait plus largement encore dans le choix des magistrats que dans le choix des administrateurs, mais sans plus de succès dans une sphère que dans l’autre. Les juges ainsi nommés, pour la plupart choisis par la noblesse et pris dans son sein, étaient d’ordinaire de petits propriétaires besoigneux, sans instruction juridique, sans compétence professionnelle. Ces fonctions, d’ordinaire peu considérées et mal rétribuées, n’attiraient à elles que des hommes de peu de considération et de peu de valeur, qui leur demandaient un supplément de revenu. Avec la procédure secrète, il ne pouvait y avoir de sérieux contrôle des électeurs sur les élus. C’était en vain que les élections se répétaient à de courts intervalles, de trois ans en trois ans. La plupart des juges ou assesseurs élus n’avaient pas même le temps de se mettre au courant de leurs fonctions, ils ne faisaient qu’approuver les décisions et contresigner les arrêts des juges de profession ou des greffiers du tribunal. Toutes ces institutions de Catherine et de ses successeurs, si libérales en apparence, sont encore un exemple du peu d’efficacité pratique du régime électif, là où font défaut les mœurs et l’esprit public.

Pour neutraliser l’ignorance et la corruption des tribunaux inférieurs, le gouvernement avait imaginé de multiplier les instances et avec elles les formalités et les écritures. C’était là encore un système de précautions, de freins et de contre-poids déjà employé dans l’administration ; il ne réussit pas mieux pour la magistrature que pour la bureaucratie. En multipliant les instances, on ne faisait qu’allonger la procédure et rendre la justice plus lente aussi bien que plus dispendieuse.il y avait parfois jusqu’à cinq ou six instances successives, en quelques cas même davantage, et autant de tribunaux, autant de démarches à faire, autant de juges à se concilier, pour le plaideur ou l’accusé. A chaque tribunal, les plaideurs devaient acquitter un droit de péage pour obtenir la faculté de passer outre. La longueur de la procédure était telle que souvent l’on se résignait moins aux lenteurs de la justice qu’à sa corruption.

Les juges étaient liés par des règlemens minutieux, qui leur prescrivaient de tenir registre dans les moindres détails des témoignages et de tous les faits relatifs à la cause. La procédure écrite et formaliste était ainsi la conséquence, le dispendieux et vain correctif de la procédure secrète. Les pièces allaient s’accumulant et le dossier grossissant d’instance en instance, sans que toute cette masse de papiers et de documens qui devait rendre le contrôle plus aisé et plus certain eût d’autre effet que de le rendre plus difficile et plus illusoire. Les clercs et les greffiers, les secrétaires des tribunaux chargés de préparer la besogne des juges et d’examiner la valeur des pièces, étaient seuls à ne point se perdre dans ce dédale d’écritures, et la manière dont ces employés aussi peu scrupuleux que mal rétribués lui présentaient l’affaire dictait d’ordinaire les résolutions du tribunal.

Un pareil ordre de choses se comprenait alors que des millions d’hommes étaient légalement privés de toute justice et livrés de par les lois à l’arbitraire de quelques milliers de leurs compatriotes. Il n’en pouvait plus être de même après l’affranchissement de la population rurale. Une justice intègre et indépendante, assurant à tous une égale protection, était le complément sinon le prélude indispensable de l’abrogation du servage. Selon quelques-uns des esprits les plus compétens, la réforme judiciaire eût dû être la première en date, elle eût dû précéder l’émancipation, afin qu’il y eût des juges pour appliquer la loi et prononcer entre l’ancien serf et l’ancien seigneur[8]. Le gouvernement impérial était pressé de faire disparaître avant tout la tache séculaire du servage, il n’osa tenter les deux grandes réformes simultanément. C’est qu’en vérité l’une n’était guère plus aisée que l’autre.

Dès qu’on voulut améliorer la justice, on reconnut que les tribunaux existans étaient foncièrement défectueux et irrémédiablement vicieux. Il parut impossible de rien conserver de l’ancien édifice et de rien élever de solide sur les anciennes fondations; il fallut tout abattre et renoncer à se servir des vieux matériaux. L’on vit en cette occasion de quelle liberté jouit le gouvernement russe dans la conduite de ses réformes. Aujourd’hui comme au temps de Pierre le Grand, ce gouvernement monarchique et traditionnel, ayant derrière lui un passé plusieurs fois séculaire, peut encore procéder à grands coups de pioche, par la méthode révolutionnaire, détruisant et rasant les institutions existantes pour bâtir à son aise sur un terrain libre et sur un plan nouveau. C’est qu’en Russie le pouvoir n’est entravé par aucune tradition, enchaîné par aucun précédent, qu’il est ainsi maître de tout innover, de tout créer, de tout expérimenter à son gré, comme au lendemain d’une révolution qui n’aurait rien laissé debout. Le réformateur ne rencontre point devant lui de ces barrières qui l’arrêtent ailleurs au pied d’institutions vieillies, défectueuses et surannées, mais consacrées par l’âge, par l’habitude ou les préjugés, par le respect ou l’attachement des peuples. En dehors de l’église orthodoxe et de la commune rurale, la Russie du XIXe siècle ne possédait aucune institution ayant de vivantes racines dans les mœurs ou les affections du peuple. A cet égard, l’état social de la Russie n’était pas sans ressemblance avec le sol russe lui-même, la nation offrait au pouvoir une surface plane, unie et lisse sur laquelle rien ne tenait debout par soi-même, et où le législateur était maître de construire à son aise, selon les règles de la science, comme sur une table rase.

Ni les enseignemens de la science, ni les conseils de l’expérience n’ont fait défaut aux promoteurs de la réforme judiciaire. Pour trouver des exemples et des modèles, la Russie n’avait qu’à regarder au-delà de ses frontières, vers cet Occident parfois si dédaigné de certains de ses publicistes et dont les leçons et la longue expérience lui peuvent épargner tant de tâtonnemens, d’erreurs et de mécomptes. Une commission spéciale fut chargée d’étudier l’organisation judiciaire des pays étrangers, de la France et de l’Angleterre en particulier. Des rapports de cette commission fut tirée et comme extraite la nouvelle organisation russe, car dans sa liberté de tout faire et de tout essayer, le gouvernement de Saint-Pétersbourg a eu la sagesse de ne point mettre son amour-propre à faire du neuf. La réforme de ses tribunaux a été moins une création originale qu’une combinaison et une adaptation de divers élémens presque tous empruntés aux peuples les plus avancés de l’Europe.

La Russie a, dans l’ensemble et les détails de son système judiciaire, imité la France et l’Angleterre, prenant à l’une un trait, à l’autre une ligne, mais elle ne s’est pas contentée de fondre de son mieux ce qu’elle dérobait ainsi à l’étranger, elle n’a pas uniquement copié ceux qu’elle pouvait considérer comme ses maîtres, elle est remontée jusqu’au type idéal, jusqu’aux principes abstraits dont s’étaient inspirés ses modèles. Ce que le gouvernement impérial a pris comme règle dans cette œuvre ce sont les maximes du droit public européen, les principes mêmes de la justice moderne. Si la réforme judiciaire a été (a plus largement conçue et la plus résolument conduite de toutes les grandes réformes de l’empereur Alexandre II, c’est qu’au lieu de s’appuyer uniquement sur des données empiriques et sur les convenances du moment, elle a une base solide et rationnelle, qu’elle repose tout entière sur des idées générales et que, sauf de rares et récentes exceptions, les principes qui lui ont servi de fondement y ont toujours été fermement appliqués. Aussi cette réforme possède-t-elle ce qui manque trop souvent à ses contemporaines, l’esprit de suite, l’unité.

Quels sont ces principes qui servent de règle à la nouvelle organisation de la justice? C’est d’abord la séparation du pouvoir judiciaire et du pouvoir administratif, et l’indépendance des magistrats et des tribunaux, du plus humble au plus élevé. C’est l’égalité de tous les sujets du tsar devant la loi, sans distinction de naissance ou de grade, l’abolition des juridictions spéciales, et la suppression devant les juges des différences de classe ou de caste. C’est la publicité de la justice avec la procédure orale, les tribunaux jusque-là fermés à la lumière, ouverts au grand jour pour fonctionner sous le contrôle de l’opinion et de la presse. C’est enfin la participation directe de la population à la justice, ici par le jury, là même par l’élection des juges.

Pour nous. Français et Occidentaux, la plupart de ces principes n’ont rien de nouveau ni de singulier; en Russie, au sortir du servage, ils excitaient bien des étonnemens, des colères et des craintes, ils soulevaient l’opposition de toutes les influences intéressées au maintien de l’ancienne corruption et de l’ancienne confusion. De telles maximes apportaient en effet dans la vie nationale une véritable révolution ; leur application devait frapper au cœur les deux mauvais génies, les deux tyrans séculaires de la Russie : l’arbitraire et la vénalité. Une innovation semblait aux vieux tchinovniks particulièrement révolutionnaire, scandaleuse et pernicieuse : c’était la séparation du domaine judiciaire et du domaine administratif, c’est-à-dire l’émancipation de la justice de toute ingérence du gouvernement et de ses fonctionnaires. A tous les adhérons du passé, cette division des pouvoirs paraissait l’affaiblissement, l’énervement de l’autorité, désormais désarmée vis-à-vis de la société. Et à leur point de vue, les doléances de ces pessimistes étaient fondées; la division des pouvoirs est partout la meilleure garantie de leur délimitation. En fermant l’accès du temple de la justice à l’administration et aux fonctionnaires, la réforme restreignait l’empire illimité jusque-là du tchinovnisme et du favoritisme. Comme la loi et mieux que la loi, l’indépendance des tribunaux était pour l’autorité et ses agens, pour l’omnipotence impériale elle-même une borne et un frein. En affranchissant la justice de la tutelle de l’administration, en s’interdisant toute immixtion dans les tribunaux, l’autocratie ne renonçait-elle pas implicitement à garder en ses mains tous les pouvoirs? Si elle retenait dans leur intégrité la puissance législative et la puissance exécutive, elle se dépouillait au profit de la société du pouvoir judiciaire, ou, si par la nomination de certains juges elle semblait en conserver encore une portion, c’était pour en abandonner l’exercice à une autorité dont elle reconnaissait l’indépendance. A partir de ce jour, l’empire des tsars cessait d’être ce que Montesquieu appelait un état despotique pour devenir ce qu’il nommait une monarchie. Le souverain avait renoncé pour lui et ses agens directs à ce vieux droit de justice, la plus commode et la plus terrible des armes du despotisme. Comme en Occident, le chef de l’état, s’étant privé du droit de punir, ne conservait que le droit de grâce. Dans l’organisation nouvelle, le monarque autocrate n’apparaissait au sommet de l’édifice judiciaire que comme le suprême gardien de la loi.

Le principe nouveau de la division des pouvoirs devait dans son application avoir une autre conséquence également importante pour le pays, également odieuse au tchinovnisme. La confusion des pouvoirs était naguère accompagnée de la confusion des fonctions encouragée par la hiérarchie du tchine. Avant la réforme de l’empereur Alexandre II, il n’y avait en Russie ni juges, ni administrateurs de profession; il n’y avait guère que des tchinovniks de grade différent, qui d’ordinaire faisaient de tout en même temps ou tour à tour, passant, grâce à leur tchine, d’un ressort et d’un service à l’autre sans plus de préparation ou d’aptitude pour l’emploi du jour que pour celui de la veille. À ce cumul simultané ou successif des fonctions les plus diverses, la séparation des pouvoirs allait mettre un terme. La réforme judiciaire devait y substituer le principe moderne de la spécialité des fonctions et des carrières. Désormais la Russie allait dans ses tribunaux voir siéger des juges.

Élevées selon les principes les plus rigoureux du droit moderne, les institutions judiciaires de la Russie ont une remarquable régularité et une noble symétrie. Aussi serait-il profondément regrettable qu’une altération partielle en vînt temporairement défigurer l’ensemble. De toutes les constructions de ce genre, il en est peu qui aient une aussi belle ordonnance. Le style a beau en avoir été emprunté à divers pays, le plan de l’édifice lui assure une incontestable harmonie. Ce qui fait l’originalité de ce plan, c’est la division des services judiciaires en deux sections mutuellement indépendantes et différant par le mode de nomination des juges autant que par l’étendue de leur juridiction. Il y a, comme en beaucoup d’autres pays, deux ordres de tribunaux, les justices de paix et les tribunaux ordinaires, les uns bornés aux petites affaires dont le règlement exige peu d’études juridiques, les autres connaissant des causes graves où sont en jeu la fortune, la réputation, la vie des habitans; mais en Russie, au lieu d’être superposées l’une à l’autre, ces deux justices forment deux séries parallèles, absolument distinctes et possédant chacune leurs cours d’appel comme leurs tribunaux de première instance. Ces deux séries isolées ne se rejoignent qu’à leur sommet, dans le sénat, qui tient le rôle de cour de cassation et qui, chargé de veiller au respect de la loi et des formalités légales dans les tribunaux de tout ordre, leur sert de trait d’union et est ainsi la clé de voûte de tout l’édifice.


III.

Un des principes fondamentaux de la réforme judiciaire, c’est l’égalité de tous les sujets du tsar devant la justice, c’est l’érection de tribunaux communs à tous les habitans de l’empire sans distinction d’origine ou de profession[9]. À cette règle en partie nouvelle, il y a cependant une exception qui intéresse la portion la plus considérable du peuple. Au-dessous de la double série de tribunaux institués par la réforme judiciaire persiste une justice antérieure et étrangère à la réforme, une justice qui conserve le caractère corporatif. Ce sont les tribunaux de bailliage ou de volost (volostnye soudy)[10] érigés par l’acte d’émancipation, et particuliers aux paysans, qui en sont les seuls juges comme les seuls justiciables.

D’où vient cette anomalie qui paraît soustraire au droit commun plus des trois quarts de la nation? Pourquoi laisser à la classe la plus nombreuse et la moins cultivée une justice particulière et indépendante? A cela il y a plusieurs raisons; c’est d’abord la grandeur des distances dont il faut toujours tenir compte en Russie, et qui, pour des affaires d’une minime valeur, ne permettrait pas toujours au villageois d’aller chercher le juge de paix; c’est ensuite et plus encore que le paysan a de temps immémorial des habitudes, des coutumes locales, qui règlent toute la vie du village et y possèdent l’autorité de la loi. Ces coutumes traditionnelles, sur lesquelles sont fondées toutes les relations des paysans entre eux, la plupart des gens d’une autre classe les ignorent, et le moujik, peu cultivé, souvent timide ou défiant, serait très embarrassé de les expliquer à des hommes étrangers à ses mœurs.

Si le paysan garde des tribunaux particuliers, c’est que dans ses coutumes il conserve une législation particulière qui, pour lui, est plus compréhensible et plus respectable que la loi écrite. Chez le moujik, au fond même de la nation, le pouvoir suprême ne rencontre plus la même table rase qu’à la surface ; dans ces couches inférieures et longtemps oubliées, se retrouvent des empreintes profondes et persistantes, des mœurs, des traditions séculaires que toutes les révolutions opérées à la surface du pays n’ont encore pu oblitérer. « La coutume est plus ancienne que la loi, dit un dicton populaire, » et un autre : « Une coutume n’est pas une cage, vous ne pouvez la décrocher[11]. » Chez le peuple en effet la coutume n’est pas seulement un legs plus ou moins révéré du passé, elle est intimement liée aux conditions mêmes de l’existence du moujik, à la commune rurale, au mir et au mode de propriété, en sorte que, pour enlever toute force à la coutume, il faudrait supprimer le mir et la propriété collective.

Chez les Russes comme chez la plupart des Slaves, il y a fréquemment discordance entre le droit écrit, plus ou moins inspiré de l’étranger, et le droit coutumier, hérité des ancêtres. Cette contradiction entre la législation officielle et les coutumes nationales diminue singulièrement dans les populations rurales l’autorité de la loi. Selon la remarque d’un éminent juriste slave, un code qui blesse l’instinct populaire et les notions traditionnelles de la justice risque de détruire l’idée même du droit[12]. L’homme du peuple ne se soumet qu’avec répugnance à des lois qu’il n’aime ni ne comprend, et cherche par tous les moyens à se soustraire à leur joug. N’auraient-ils d’autre avantage que de laisser à la coutume un refuge légal et un interprète autorisé, les tribunaux de bailliage, loin d’être inutiles, rendraient d’importans services au bien-être et à la moralité des paysans.

L’émancipation a, dans les dernières années, tourné l’attention du gouvernement et du public vers ces coutumes villageoises presque entièrement dédaignées au temps du servage. C’était au cœur même de la Russie tout un monde inconnu et original qui s’ouvrait aux découvertes des patriotes et des curieux, des juristes et des ethnographes. Les explorateurs ne lui ont pas manqué, les recherches ont été encouragées par le gouvernement et par les sociétés savantes, surtout par la Société russe de géographie. Des missions spéciales ont été envoyées en diverses régions, de patientes monographies ont été consacrées aux coutumes des diverses provinces, de vastes questionnaires, successivement étendus, ont, par une minutieuse enquête sur les usages juridiques des différens gouvernemens, préparé un recueil complet du droit coutumier national. A tous ces travaux, les tribunaux de bailliage ont fourni une base solide avec des renseignemens authentiques; pour connaître les idées juridiques du peuple russe, il n’y a guère qu’à collectionner les décisions de ces cours villageoises[13].

De ces matériaux, divers écrivains ont tiré de curieuses études sur les mœurs populaires et les idées du paysan touchant la justice, la propriété, la famille, le mariage[14]. Les sentences de ces humbles tribunaux de village nous révèlent dans leur vérité et leur simplicité toutes les notions juridiques, et par suite les notions morales du moujik. A travers les variétés provinciales, il y a dans le droit coutumier populaire, comme dans la nation russe elle-même, une incontestable homogénéité. Les régions qui présentent les particularités les plus différentes et les usages les plus originaux sont d’ordinaire les contrées où les populations d’origine étrangère, les allogènes finnois et autres ont conservé le plus d’influence ou laissé le plus de traces dans les mœurs et la vie locale[15]. Au-dessus des questions ethnologiques ou historiques soulevées par les coutumes populaires, se pose la question juridique. Quelle place le droit coutumier peut-il revendiquer dans les tribunaux ? C’est là pour le législateur un problème des plus importans et aussi des plus ardus ; c’est un de ceux dont s’est occupé le premier congrès des juristes russes, sans lui avoir pu donner une solution définitive. Le gouvernement n’en avait pas méconnu la gravité. Un article de l’acte d’émancipation stipulait déjà expressément que, pour l’ordre de succession dans les héritages, les paysans étaient autorisés à suivre les usages locaux[16]. La loi de 1864, qui a consacré la nouvelle organisation judiciaire, enjoint aux juges de paix de tenir toujours compte des coutumes en vigueur; mais, le législateur n’ayant pas pourvu aux cas de conflit entre le droit écrit et le droit coutumier, ce dernier est d’ordinaire sacrifié ou n’est admis qu’en l’absence de loi écrite. Les tribunaux de bailliage restent les seuls où la coutume règne en souveraine et où les affaires des paysans soient jugées conformément à leurs notions juridiques. Or la compétence de ces tribunaux de volost est limitée aux affaires d’une valeur inférieure à 100 roubles, et leur intégrité ou leur impartialité n’offrent pas assez de garanties pour étendre leur juridiction[17]. Au-dessus de 100 roubles, la propriété des paysans semble donc être soustraite au droit coutumier pour passer sous l’empire de la loi écrite. Dans la pratique, il est cependant loin d’en être toujours ainsi.

Et d’abord la plupart des affaires des villageois, celles qui ne sont portées devant aucun tribunal, sont réglées selon l’usage local; puis, pour les affaires litigieuses mêmes, quand elles viennent devant les tribunaux ordinaires, il est souvent difficile aux juges de leur appliquer le texte de la loi. Là surtout où règne la propriété collective, les droits des familles d’un même village et les droits des membres d’une même famille sont souvent trop mal définis, trop mal établis juridiquement pour servir de base à une action civile ou se prêter à l’application de la loi ordinaire. Enfin, si le législateur ne défère aux tribunaux de volost que les contestations dont l’objet a une valeur moindre de 100 roubles, le consentement des deux parties suffit pour que des causes plus importantes soient portées devant ces modestes tribunaux et légalement tranchées par leur arrêt. Le domaine du droit coutumier et de la justice villageoise est ainsi moins étroitement circonscrit qu’il ne le semble au premier abord.

La compétence des tribunaux de volost n’est pas bornée aux affaires civiles; elle s’étend à certaines affaires criminelles, ou mieux correctionnelles, comme nous dirions en France. Les tribunaux de bailliage prononcent sur tous les délits de peu de gravité commis dans l’enceinte de la volost par des paysans sur des gens de même condition[18]. Parmi les délits soumis à ces assises villageoises figurent tous les actes contraires à une bonne police, tels que les disputes, les rixes, les désordres de toute sorte, l’ivrognerie, la mendicité. Ensuite viennent les délits contre la propriété, fraudes, abus de confiance et tout vol simple d’une valeur inférieure à trente roubles, puis les offenses aux personnes, injures, menaces, coups ou blessures légères. A côté de ces délits se rangent les infractions aux lois ou usages particuliers aux paysans sur le partage des terres communales ou les partages de famille, sur le domicile et les changemens de résidence. Cette justice patriarcale se trouve ainsi chargée de maintenir l’obéissance à l’autorité traditionnelle du mir et en même temps de maintenir le respect dû aux fonctionnaires de la commune, aux anciens de volost ou de village, aux parens, aux vieillards, et, selon le texte de la loi, à toutes les personnes dignes d’une considération particulière. À ce rustique tribunal revient le soin de faire respecter l’autorité domestique aussi bien que l’autorité du mir, de faire régner l’ordre et la paix dans le ménage comme dans la commune du moujik.

Les tribunaux de volost ont à protéger la liberté et la sécurité de la femme et des enfans, aussi bien que l’autorité du chef de famille. La loi leur confère le droit de punir les maris qui maltraitent leurs femmes. La brutalité maritale, vieux reste des mœurs du servage, étant un des principaux vices du moujik, les juges de volost rendraient à la famille du paysan un inappréciable service, s’ils y relevaient la dignité de la mère et de l’épouse[19]. Les procès domestiques devant cette justice primitive donnent parfois lieu à de singulières sentences. Dans un village de notre connaissance, on avait à juger un mari qui avait battu sa femme, et une femme qui ne voulait plus vivre avec son mari. Ne voulant donner gain de cause ni à l’un ni à l’autre, les juges les condamnèrent tous deux à quelques jours d’emprisonnement, et, comme il n’y avait pour toute prison qu’une seule salle, les deux coupables furent enfermés ensemble.

D’ordinaire, les juges sont naturellement peu sévères pour les abus de l’autorité masculine, et, quand il est condamné par le tribunal, le mari prend parfois à la maison sa revanche sur la femme. Les procès ne font ainsi souvent qu’envenimer les rapports des époux, et, pour échapper à la tyrannie conjugale, la femme finit trop fréquemment par recourir à la fuite ou au meurtre[20]. Afin de ne pas réduire les paysannes à de telles extrémités, il été récemment question d’accorder aux juges de volost la faculté de prononcer la séparation de corps des deux époux en cas de mauvais traitemens de la part de l’un d’eux. C’est là un droit qui semble exorbitant pour de pareils tribunaux, mais ce droit pourrait leur être conféré d’une manière détournée en leur attribuant simplement la faculté de faire délivrer à la femme maltraitée par son mari un passeport qui lui permît de quitter le domicile et la commune de son époux. Les mœurs des campagnes sont trop favorables à l’autotorité maritale pour que les tribunaux de village abusent de leurs pouvoirs contre le mari et rompent les chaînes de la femme avant que le poids n’en soit manifestement intolérable.

Les peines que peuvent infliger les tribunaux de volost sont de diverses sortes. Le législateur s’est gardé de les abandonner à l’arbitraire des juges, il a pris soin de les déterminer et d’en marquer les limites. La loi en fixe le maximum à trois roubles d’amende, à sept jours d’arrêts ou à six journées de corvée au profit de la commune, et enfin à vingt coups de verge. Cette dernière peine place les tribunaux de volost en dehors du droit commun, en dehors de la législation qui a supprimé les châtimens corporels. D’où vient cette étrange et pour nous choquante anomalie ? elle vient de la nature spéciale de cette justice rustique. Avec les verges, c’est la coutume et la tradition qui chez le paysan triomphent dans la justice criminelle et le droit pénal aussi bien que dans le droit civil. L’ancien serf, fouetté et fustigé pendant des siècles, est fait au bâton et aux corrections patriarcales, il n’en sent guère l’ignominie et leur offre son dos sans honte. Il a l’esprit encore trop réaliste et positif pour n’en pas apercevoir les avantages pratiques, et il apprécie les verges sans préjugé. Quelle peine est plus simple, plus rapide, plus saine quand elle est appliquée avec mesure? quelle peine est plus économique pour le coupable qui la reçoit et pour l’autorité qui l’inflige? Les verges ne coûtent ni argent ni temps ; après le fouet, on travaille mieux, on dort mieux, assure un vieux dicton.

C’est la coutume qui maintient encore les verges dans la justice villageoise, et c’est la coutume qui peu à peu les supprimera. Un des avantages du droit coutumier sur le droit écrit, c’est qu’en effet le premier se modifie et s’améliore insensiblement avec les mœurs et les idées dont il suit les progrès. Aussi le législateur a-t-il été bien inspiré en ne faisant point violence aux habitudes et aux traditions rurales et en se contentant d’abroger cette peine humiliante pour les classes relevant uniquement du droit écrit. Le jour où le paysan sentira toute l’indignité, toute l’abjection de ce châtiment, légalement supprimé pour toutes les autres conditions, les tribunaux de volost auront bientôt cessé d’y condamner le moujik. Les verges tomberont d’elles-mêmes des mains du juge, et, en en prohibant définitivement l’emploi, la loi ne fera que sanctionner le progrès des mœurs. La réforme se fera peu à peu toute seule. Déjà les verges commencent à perdre de leur vogue, dans nombre de communes les paysans tendent à leur substituer l’amende ou les arrêts. La loi du reste ne tolère l’usage de cette peine rustique qu’en le restreignant; elle exempte expressément des verges ceux des paysans qui en souffriraient le plus dans leurs membres ou leur cœur, les femmes de tout âge, les vieillards au-dessus de soixante ans, tous les hommes ayant obtenu un diplôme d’instruction dans les écoles de district, sans compter les fonctionnaires ou les juges de la commune et tous ceux qui tiennent à l’administration locale, à l’enseignement ou au culte.


IV.

A des tribunaux uniquement chargés d’appliquer les coutumes locales, il est oiseux de demander aucune instruction juridique; aussi les juges de bailliage sont-ils de simples paysans choisis par leurs égaux. Avec le droit coutumier, le jugement par ses pairs n’offre que des avantages, et l’élection des juges paraît naturelle. Le juge n’est guère alors qu’un arbitre ou bien un juré, et là où règne la coutume le jury fonctionne presque aussi aisément au civil qu’au criminel. Le mandat des juges de bailliage est d’ordinaire annuel, leur élection est abandonnée au conseil de volost (volostnoî skhod), qui lui-même est nommé par les chefs de famille de chaque village[21]. Ce tribunal sort ainsi d’une élection à deux degrés. Le nombre de ses membres varie de quatre à douze, selon les dimensions et la population de la volost. Les juges doivent tenir une audience tous les quinze jours, d’ordinaire le dimanche. Les anciens de village, le starchine et les starostes, sont formellement exclus de cette magistrature ; ils ne peuvent ni se mêler à la procédure ni même assister à l’audience. Jusque dans cette justice anormals on a ainsi rigoureusement appliqué le principe nouveau de la division des pouvoirs. Au village, cette séparation reste souvent plus apparente que réelle; si le maire ou starchine ne peut siéger parmi les juges, il fait souvent élire ses amis et ses créatures ou tient les élus dans sa dépendance[22]. Il ne faut pas oublier du reste que sous le régime de la propriété collective, l’assemblée de village, le mir, source de tous les pouvoirs locaux, tranche souverainement toutes les questions touchant au partage des terres ou à la répartition de l’impôt, et possède sur ses membres une sorte de pouvoir disciplinaire qui naguère encore s’étendait jusqu’au bannissement et à la déportation en Sibérie[23].

On ne saurait exiger des juges de volost une instruction supérieure à celle de la moyenne des paysans. La plupart sont entièrement illettrés : sur cinq ou six, il n’y en a guère qu’un qui sache lire et écrire[24]. Le plus grand nombre se contente de tracer une croix au-dessous des actes rédigés par le pisar ou greffier communal. La loi permet aux communes de voter à leurs juges une indemnité, mais d’ordinaire ils restent sans rétribution. Pour les paysans, ces fonctions semblent ainsi trop souvent une charge sans compensation, en sorte que d’habitude elles sont loin d’être recherchées. Beaucoup regardent cette magistrature gratuite comme une fastidieuse corvée, et dans certaines volostes on y appelle à tour de rôle tous les chefs de famille. De là parfois des abus, de là le manque d’indépendance du tribunal et l’influence excessive de l’ancien (starchine), et surtout du greffier qui, dressant les actes, dicte fréquemment les sentences, et fait parfois trafic de son influence. La vénalité, presque entièrement expulsée des tribunaux ordinaires, peut ainsi trouver un refuge dans cette obscure justice rurale.

J’ai assisté, dans un des gouvernemens du centre de la Russie, à l’audience d’un de ces tribunaux de paysans. Les juges siégeaient dans une maison de bois pareille à l’izba des moujiks. La salle était petite et basse, un portrait de l’empereur décorait la muraille du fond, et, comme partout en Russie, dans l’un des angles étaient suspendues les saintes images. Trois juges à longue barbe et en long caftan étaient assis sur un banc, et à leur gauche, derrière une petite table, se tenait le pisar ou scribe, qui seul de l’assistance était rasé et vêtu à l’européenne. Comme d’habitude c’était un dimanche, un jour de chômage, et au dehors la foule des paysans causait de ses affaires à la porte de l’humble maison commune. La salle, les juges et le public avaient un air de dignité simple, à la fois sérieuse et naïve, qui ne manquait point d’une majesté rustique. Je vis juger deux affaires, l’une civile, l’autre correctionnelle. A leur entrée, les parties et les témoins s’inclinaient profondément, selon l’usage, du côté des saintes images en faisant un grand signe de croix. Parmi les juges, l’on ne distinguait point de président ; ils parlaient et interrogeaient tour à tour, ou tous à la fois, chacun exprimant tout haut son opinion. Le greffier écrivait, et de temps à autre intervenait lui aussi dans les débats[25]. J’admirai la patiente persévérance avec laquelle les juges cherchaient à mettre les parties d’accord.

L’une des deux affaires présenta quelques incidens fort caractéristiques. Il s’agissait d’une femme, grande et vigoureuse gaillarde, qui se plaignait d’avoir été battue par un homme. Cette fois le brutal n’était pas le mari, ce qui pour le tribunal eût été sans doute une excuse ou une circonstance atténuante. Le moujik se défendait en soutenant que la femme lui avait porté les premiers coups. La plaignante et l’accusé se tenaient tous deux debout devant les juges, plaidant chacun leur cause avec volubilité, s’interpellant vivement l’un l’autre et en appelant également à leurs témoins rangés à côté d’eux. « Varvara Petrova, dit un des témoins de la partie adverse, a déclaré qu’avec un vedro d’eau-de-vie elle était sûre de son procès. » À cette révélation, le tribunal ne parut ni bien surpris ni bien scandalisé ; les juges hochèrent honnêtement la tête sans témoigner une indignation exagérée et continuèrent l’interrogatoire après une brève réprimande à l’indiscret témoin. « Accordez-vous, entendez-vous, » ne cessaient-ils de répéter en cherchant les termes d’un compromis et s’évertuant à faire dicter la sentence par les deux parties au lieu de la leur imposer. « Enfin, Varvara Petrova, disaient les juges à la femme, combien demandes-tu d’indemnité? — Trois roubles, répondit la paysanne. — Oh ! trois roubles c’est trop, tu ne les auras pas, » murmura le juge, et s’adressant à l’accusé : « Et toi, combien veux-tu lui donner? — Moi, rien, répondit le moujik. — Oh ! reprit le juge, rien ce n’est pas assez. Combien lui donnes-tu? — Eh bien! un rouble, finit par s’écrier le prévenu. — Un rouble et un chtof, interrompit la femme[26]. — On ne parle pas de chtof et d’eau-de-vie ici, répliqua un des juges. Dehors tu boiras autant que tu voudras, mais on ne fait pas entrer cela dans les jugemens. » Là-dessus la femme se résigna, le greffier lut la sentence condamnant le moujik à un rouble de dommages-intérêts, les deux parties s’inclinèrent en signe d’assentiment et, après un salut aux images, se retirèrent avec leurs parens et amis.

En dépit des protestations du tribunal, l’eau-de-vie, la pâle vodka, semble jouer un grand rôle dans cette justice villageoise, comme dans toute la vie rurale. Beaucoup de procès ont leur dénoûment au kabak (cabaret), souvent juges, greffier et parties boivent et quelquefois s’enivrent ensemble. L’alcool figure tantôt comme pot-de-vin, tantôt comme amende. Parfois même, dit-on, le tribunal ne se donne point la peine de changer de local; la sentence rendue, le condamné, on pourrait dire le perdant, fait apporter un vedro sur la table des juges, et séance tenante la salle de justice se transforme en cabaret. Je ne sais rien de plus étonnant pour nous et de plus caractéristique à cet égard que ce qui se passait il y a quelques années au centre de l’empire, dans le gouvernement de Penza, où, sous l’inspiration de philanthropes de parade-et de fonctionnaires trop zélés, de nombreuses communes de paysans s’étaient résolues tout à coup à mettre par un vote régulier le cabaret en interdit. Or, dans plusieurs de ces communes qui faisaient officiellement profession de tempérance et paraissaient avoir embrassé les sévères doctrines du tectotalism, il a été prouvé qu’au lieu d’être soldées en argent, les amendes imposées aux contrevenans par le tribunal de volost étaient fréquemment acquittées en eau-de-vie et consommées par les juges ou les fonctionnaires de la commune[27].

Après de tels faits, on comprendra que les tribunaux de volost soient l’objet de vives critiques et d’attaques passionnées. On leur reproche l’ignorance des juges et l’influence excessive de l’ancien ou du greffier, on les accuse tantôt de vénalité, tantôt de partialité. Il est clair en effet que de pareils tribunaux ne sauraient être exempts de tout blâme; mais pour un œil impartial, la plupart des défauts tant reprochés aux juges de volost découlent des défauts mêmes du paysan, et s’atténueront ou disparaîtront avec le progrès de l’instruction et des mœurs. Toutes ces imperfections n’enlèvent point à cette humble justice l’avantage d’être la plus rapide, la moins chère et la mieux comprise du moujik. Si parmi les propriétaires des campagnes ou les écrivains des villes beaucoup en réclament la suppression, la plupart des paysans qui s’en plaignent en demandent eux-mêmes le maintien. Sur 400 témoignages recueillis par la commission d’enquête, 70 seulement s’étaient prononcés pour l’abrogation de cette justice corporative. Il est bon du reste de remarquer qu’en plus d’un cas les paysans qui n’ont pas confiance dans l’intégrité ou dans les lumières des tribunaux de volost restent libres de se soustraire à leur juridiction. De même qu’ils peuvent d’un commun accord soumettre aux tribunaux de bailliage des affaires dévolues par la loi aux tribunaux ordinaires, les plaideurs sont maîtres de confier aux juges de paix des affaires qui rentrent dans la compétence légale des juges de volost. Un assez grand nombre de paysans usent de cette dernière faculté. En outre, les causes civiles, quelle que soit la valeur de l’objet en litige, peuvent toujours, du consentement des deux parties, être abandonnées à la décision d’un ou plusieurs arbitres désignés par les intéressés. Dans ce cas, la loi donne sa sanction au jugement de ce tribunal arbitral (treteiski soud) et en déclare les arrêts irréformables. L’on voit que les paysans ont le choix entre divers modes de justice, et qu’en matière civile au moins la juridiction des tribunaux de volost n’est guère que facultative, ce qui diminue singulièrement l’importance des abus signalés dans cette justice patriarcale.

Quand le droit coutumier sur lequel repose toute la vie des campagnes n’exigerait point un organe spécial et légalement autorisé, les tribunaux des paysans n’en resteraient pas moins le complément naturel du mir et de la propriété collective des terres. Tant que le mir retiendra ses formes antiques, tant que la commune rurale conservera son cadre corporatif, il sera malaisé ou inopportun de supprimer les tribunaux de bailliage, ou de les dépouiller de leur forme corporative. Aussi, après avoir étudié cette justice spéciale dans une vingtaine de provinces, la commission d’enquête instituée par le gouvernement s’est-elle uniquement préoccupée des moyens d’en améliorer le fonctionnement. Dans l’état actuel des mœurs, c’est là par malheur une difficile entreprise. Pour relever les fonctions et le niveau des juges, la commission avait proposé de leur allouer un traitement, ce qui enlèverait à cette justice populaire un de ses principaux avantages, le bon marché, et pour que cette nouvelle charge ne pesât point trop lourdement sur les communes, la commission proposait de diminuer le nombre de ces tribunaux et d’en étendre la circonscription, ce qui risquerait de rendre les fonctions de juge trop absorbantes et les portes du tribunal moins accessibles. L’expérience semble avoir montré qu’il est malaisé de remédier législativement aux défauts du voloslnoï soud. La justice villageoise est une de ces institutions qu’il est plus facile d’abroger que de modifier. Aussi ces tribunaux de volost, si souvent et si justement critiqués, ont-ils survécu sans changement aux enquêtes gouvernementales et aux plans de réforme de la presse. À ce point de vue, les examens des commissions officielles sont pratiquement demeurés stériles. Pour le redressement des abus de cette justice rurale, il faut peut-être moins compter sur la loi et le gouvernement que sur le temps, sur la diffusion de l’instruction, sur l’élévation du niveau moral du moujik.

Des questions posées par la commission d’enquête et depuis discutées dans la presse, une seule mérite notre attention. Convient-il de placer au-dessus des tribunaux de bailliage un tribunal d’appel, et ce tribunal, comment pourrait-il être composé? D’après l’acte d’émancipation, toutes les décisions des juges de volost, au criminel comme au civil, sont définitives. Aucune autorité administrative ou judiciaire ne peut ni les abroger ni les modifier. Leurs sentences ne peuvent être attaquées et annulées que si le tribunal a dépassé les limites de sa compétence, ou bien s’il a violé ou négligé le peu de formalités prescrites par la loi, telles que la citation des parties ou l’audition des témoins. Ainsi il n’y a point pour la justice des paysans de cour d’appel, mais simplement une cour de cassation. Le soin de contrôler la légalité des décisions des tribunaux de volost avait été en 1866 confié à l’assemblée des arbitres de paix (mirovye posredniki), magistrats créés spécialement par l’acte d’émancipation pour régler les litiges entre les paysans et les propriétaires, et supprimés dans les dernières années. Le nombre des pourvois près des arbitres de paix n’était que de 7 pour 100 en matière criminelle et de 4 pour 100 dans les affaires civiles, ce qui semble montrer que la plupart des juges commettaient peu d’abus de pouvoirs ou que la majorité des justiciables acceptaient sans répugnance leurs décisions. Depuis la suppression des arbitres de paix, les fonctions de cour de cassation vis-à-vis des tribunaux de volost ont été transférées non à une cour de justice, mais à un nouveau conseil administratif spécialement chargé du contrôle des communes rurales et appelé commission de district pour les affaires des paysans[28].

Pour ces modestes tribunaux il n’y a pas encore d’instance d’appel, et il est difficile d’en instituer sans créer une nouvelle cour spéciale, car il serait peu logique de déférer à des tribunaux jugeant selon le droit écrit les arrêts rendus selon le droit coutumier. Aussi avait-on proposé de tirer du sein même des tribunaux de volost le tribunal d’appel réclamé par la commission d’enquête, et cela en composant cette cour d’appel de juges de volost empruntés à divers bailliages. C’est, comme nous le verrons, le système aujourd’hui en vigueur pour les juges de paix, et il serait à craindre que ce procédé de contrôle, déjà souvent défectueux pour la justice de paix, ne fût pour la justice des paysans qu’une vaine et dispendieuse complication. En tout cas, si l’on instituait une double instance pour la justice des paysans, la Russie n’aurait plus seulement, comme aujourd’hui, une double magistrature, deux classes de juges, deux ordres de tribunaux, isolés et indépendans les uns des autres, elle en aurait trois, possédant chacun en propre ses cours d’appel aussi bien que ses tribunaux de première instance et n’ayant de commun que la cour de cassation. Placée entre la justice de paix et la justice des paysans, la magistrature ordinaire présenterait alors l’aspect d’un édifice flanqué de deux ailes d’égale hauteur et d’architecture différente.


V.

Avant d’aborder l’étude de la double série de tribunaux institués par la réforme judiciaire, il nous reste à jeter un coup d’œil sur une autre justice exceptionnelle, qui elle aussi a conservé ses formes corporatives et qui possède en propre non-seulement ses tribunaux de première instance et ses cours d’appel, mais aussi sa cour de cassation. C’est la justice ecclésiastique[29]. Presque seule dans le monde chrétien, l’église russe a gardé sur ses membres ou ses clercs ce droit de justice, ce for ecclésiastique aujourd’hui encore si vivement regretté de l’église latine. Dans chaque diocèse ou éparchie siège un consistoire éparchial (êparkhialnaia konsistoria) dont les membres, appartenant tous au clergé, sont nommés par le saint synode sur la présentation de l’évêque[30]. C’était là jusqu’à ces derniers temps le tribunal de première instance pour les causes encore ressortissant à cette justice spéciale. Près de chacun de ces consistoires diocésains est placé un secrétaire qui, nommé par le saint synode sur la présentation du haut procureur de cette assemblée, reste sous les ordres immédiats de ce fonctionnaire. Les secrétaires des consistoires ont sur la marche des affaires et sur les décisions des procès une influence qui a parfois donné lieu à de regrettables abus et ouvert la justice de l’église aux vices qui déshonoraient la justice laïque. Au-dessus des consistoires et des évêques, s’élève le saint synode, vrai sénat ecclésiastique qui juge en dernier ressort, tantôt comme cour d’appel, tantôt comme cour de cassation.

On s’étonnera peut-être que, suivant l’exemple de la plupart des états de l’Occident, la Russie n’ait pas encore partout substitué à la justice ecclésiastique la justice laïque. C’est que le gouvernement du tsar n’a pas voulu dépouiller l’église nationale d’un droit séculaire ; il s’est contenté de mettre à l’étude une réforme qui doit en même temps modifier la procédure de la justice ecclésiastique, en refondre les tribunaux et en limiter la compétence. Voici quelles sont les bases de cette triple réforme lentement élaborée par une commission spéciale dont les travaux étaient achevés avant la dernière guerre d’Orient.

Aujourd’hui la justice ecclésiastique souffre des défauts de l’ancienne justice russe : on veut la réordonner selon les principes qui ont dirigé la réforme des tribunaux ordinaires. Les pouvoirs judiciaires et administratifs étaient confondus dans les consistoires de diocèse comme dans le saint synode. On doit donner à la justice des organes indépendans et soustraire ses décisions à l’autorité ou à la confirmation des évêques diocésains. La procédure était écrite et secrète, elle sera publique et orale. Comme les tribunaux ordinaires les cours ecclésiastiques s’ouvriront aux débats contradictoires, les accusés n’y seront plus condamnés sans être entendus, le prévenu aura droit à un défenseur. Si les projets des commissions gouvernementales sont réellement appliqués, ce sera une chose singulière que l’introduction de ces maximes du droit moderne dans une justice anormale et archaïque.

L’organisation projetée des nouveaux tribunaux ecclésiastiques est en grande partie calquée sur celle des tribunaux ordinaires récemment institués. Il y aurait dans chaque diocèse un ou plusieurs juges ecclésiastiques élus parmi les membres du clergé séculier et nommés par le clergé lui-même avec le concours des représentans laïques des paroisses. Ces juges auraient vis-à-vis des membres du clergé une juridiction analogue à celle des juges de paix vis-à-vis des laïques; ils connaîtraient de tous les petits délits commis par un ecclésiastique contre les lois et les règlemens de l’église. Au-dessus de ces juges seraient placés des tribunaux d’arrondissement comprenant chacun plusieurs diocèses. Les membres en seraient également des prêtres, et le président, nommé par l’empereur sur la présentation du saint synode, serait un dignitaire ecclésiastique ayant rang d’archiprêtre ou même d’évêque. Ces tribunaux d’arrondissement jugeraient en appel les affaires soumises aux juges inférieurs, et en première instance les affaires plus graves. Leurs arrêts ne pourraient être attaqués que devant le saint synode, qui continuerait à faire fonction de cour de cassation. Des procureurs laïques placés sous les ordres du haut procureur du saint synode formeraient le parquet de cette magistrature cléricale. Pour appliquer au saint synode même le principe de la séparation des pouvoirs, on a proposé d’y établir une section dont les membres n’auraient d’autres attributions que celles de juges, et seraient désignés par l’empereur parmi les prêtres ou archiprêtres. Cette section jouerait le rôle de cour d’appel par rapport aux tribunaux d’arrondissement, et dans ce cas l’assemblée générale du saint synode servirait de cour de cassation[31].

Pour ce qui est de la compétence de ces tribunaux d’église, leur juridiction s’étend aujourd’hui sur toute une classe d’hommes, le clergé, et sur tout un groupe d’affaires, les causes matrimoniales, les causes de divorce ou mieux d’annulation de mariage[32]. La réforme devait, à ce double égard, restreindre en la délimitant cette justice anormale pour ne lui laisser que ce que les mœurs et le culte national ne permettent point de lui soustraire. C’est là aussi ce qu’avait en vue le gouvernement, au moins pour la seconde catégorie d’affaires soumises à la juridiction de l’église, pour les procès de divorce. Quant aux causes spéciales au clergé, il n’est pas question de les enlever à ses tribunaux.

Les prêtres et moines doivent rester soumis à la juridiction ecclésiastique, non-seulement pour les fautes disciplinaires commises dans l’exercice de leurs fonctions, pour les contraventions aux règlemens de l’église non prévues dans le code pénal, mais aussi pour certaines contestations entre les membres du clergé et même, d’après les textes assez vagues des projets de réforme, pour certains délits qui, tout en étant poursuivis par les lois ordinaires, sont avant tout des infractions aux règlemens de l’église. Comme la plupart des délits qui conduisent les autres Russes devant les juges de paix sont une violation des lois religieuses aussi bien que des lois civiles, le prêtre pourrait s’autoriser de semblables formules pour n’être le plus souvent traduit que devant ses propres tribunaux, c’est-à-dire devant des supérieurs dont l’esprit de corps pourrait bien faire pour lui autant des protecteurs que des juges. Comme le militaire ne relève que des tribunaux militaires, le prêtre serait jugé par les tribunaux ecclésiastiques qui, dans ses différends avec des hommes d’une autre classe, pourraient parfois lui témoigner une partiale indulgence. La réforme annoncée consacrerait ainsi une fâcheuse atteinte au principe de l’égalité devant la loi. La justice ecclésiastique perdrait au contraire tout caractère de privilège, si elle était réduite à ne juger que les infractions des membres du clergé aux devoirs de leur profession et aux règlemens de l’église, si, au lieu d’offrir aux prêtres une sorte d’abri contre les justes revendications des laïques, ces tribunaux, restreints à un rôle purement disciplinaire, n’avaient d’autres Jonctions que d’assurer dans le clergé l’observation des lois ecclésiastiques, tout en donnant au prêtre orthodoxe ce qui fait défaut au prêtre catholique dans la plupart des états modernes, un juge entre ses supérieurs et lui, un recours contre les excès de l’arbitraire épiscopal.

Plus heureuse que l’église latine, l’église russe est demeurée en possession de prononcer sur les causes de validité ou de nullité de mariage. Certaines de ces causes, telles que les cas de bigamie ou de mariage par contrainte, sont aujourd’hui soumises à une double procédure, devant être portées à la fois devant les tribunaux laïques et devant les tribunaux ecclésiastiques. D’autres, telles que les procès en annulation de mariage pour motif d’infidélité de l’un des deux conjoints, étaient jusqu’ici exclusivement réservées aux juges d’église[33]. Les intérêts les plus chers de la famille et les droits les plus sacrés de la vie domestique étaient ainsi abandonnés à une justice qui, en dépit du mariage des prêtres, présentait aussi peu de compétence morale que de garanties juridiques. La procédure près de ces cours ecclésiastiques était si lente et si dispendieuse que pratiquement le divorce n’a jamais été accessible qu’aux riches.

Dans un pays qui, pour les chrétiens orthodoxes du moins, ne connaît d’autre mariage que l’union bénie par le prêtre, il est malaisé d’exclure entièrement le clergé du règlement des causes matrimoniales. Le mariage, comme sacrement, ne saurait être cassé ou annulé que par l’autorité qui l’a consacré; la loi civile ne saurait délier un nœud qu’elle n’a point noué. Aussi n’est-il pas question d’ôter à la puissance ecclésiastique le droit de prononcer en dernier ressort l’annulation ou la validité du lien conjugal. Tout ce que le gouvernement a pu se proposer, c’est d’enlever aux tribunaux de l’église non-seulement l’instruction, mais la connaissance de ces causes scabreuses dont les détails domestiques et intimes sont d’ordinaire difficiles à aborder dans des débats publics devant un tribunal de prêtres ou de moines. D’après les dispositions du projet de la commission, l’église n’interviendrait dans ces procès qu’à leur début pour essayer de les arrêter, et à leur conclusion pour confirmer la sentence rendue par d’autres juges. Le clergé resterait chargé d’exhorter à la concorde les époux aspirant au divorce; mais ce serait aux tribunaux laïques d’apprécier la validité des motifs invoqués par les époux. L’autorité ecclésiastique conserverait ainsi le droit de prononcer le divorce ou la nullité du mariage ; mais elle le ferait désormais en se fondant sur le jugement des tribunaux ordinaires, elle n’aurait qu’à accepter le verdict des juges laïques et à en consacrer la décision. De cette façon, on a cherché à transférer le jugement des causes matrimoniales aux tribunaux civils, tout en laissant à l’église la sentence sacramentelle qu’elle seule peut rendre.

Un tel partage d’attributions est-il facile? Dans un état où l’église serait moins docile ou plus remuante, elle ne laisserait pas sans protestation restreindre ainsi les droits et la juridiction de ses tribunaux. Malgré la dépendance, malgré l’esprit de soumission du clergé orthodoxe, il faut que l’église russe ait manifesté ses répugnances à de tels projets pour que ceux-ci n’aient pas encore reçu leur application. La réforme de la justice ecclésiastique a été mise à l’étude vers 1870; trois ans plus tard, en 1873, le saint synode était invité à examiner les bases de la réforme telles qu’elles avaient été posées dans la commission nommée à cet effet par le souverain, et, en 1878, les principales dispositions de cette réforme n’ont pas encore, croyons-nous, été mises à exécution. Il y a là quelque chose qui dépasse les lenteurs habituelles du gouvernement impérial. La Russie, il est vrai, a eu au dehors dans ces dernières années de quoi la distraire des tribunaux ecclésiastiques; mais, quelque occupée que lut ailleurs son attention, le gouvernement n’en eût pas moins trouvé le moyen de faire appliquer une réforme longuement préparée, si, dans les résistances ou les répugnances du clergé, il n’eût rencontré quelque obstacle à ces utiles innovations.

C’est dans ce domaine religieux, dont à l’étranger on le croit maître absolu, que le gouvernement impérial se sent encore le moins libre, le moins omnipotent. Sur ce terrain, il ne peut, comme dans le domaine de l’état, tout abroger ou réformer à son gré, tout changer d’un coup ou tout créer à neuf, sans se préoccuper de ce qui existe. Devant l’église, l’autorité impériale n’est plus en présence d’une table rase. Quelque influence qu’il possède sur le saint synode et le clergé, le pouvoir civil n’aime pas d’ordinaire à faire violence à leurs scrupules ou à brusquer leurs préjugés. Or l’église russe, l’église orientale, dont la force est dans la tradition et l’immobilité, redoute tout changement, toute altération même apparente à sa constitution et à ses usages. Cette répulsion pour les nouveautés croît naturellement quand ses droits et privilèges sont en question, et l’on ne saurait dissimuler que dans la composition de ses tribunaux, comme dans leur procédure ou leur compétence, ce qu’on réclame de la justice ecclésiastique, c’est une entière rénovation plus conforme aux idées laïques de droit et de liberté qu’aux notions ecclésiastiques de soumission et d’autorité.

Voilà ce qui a retardé, ce qui retardera peut-être encore quelques années l’exécution d’une réforme réclamée par le progrès des mœurs et l’esprit de la Russie moderne. Ce n’est là du reste qu’une question de temps et de mesure. Pour conserver son existence et ses tribunaux particuliers, la justice ecclésiastique devra se plier aux maximes et aux règles qui prévalent dans les tribunaux laïques. Si la Russie peut encore tolérer des juridictions corporatives et des tribunaux d’exception, c’est à condition que, tout en restant en dehors du droit commun, ces justices exceptionnelles se conforment aux grands principes de droit et d’équité que le gouvernement a fait pénétrer dans les tribunaux militaires aussi bien que dans les tribunaux civils.

Le gouvernement impérial, et c’est par cette remarque que nous terminerons aujourd’hui, le gouvernement de l’empereur Alexandre II a porté l’esprit de réforme jusque dans l’enceinte des conseils de guerre, dont un récent édit vient d’étendre la juridiction à tous les crimes contre l’état et les fonctionnaires[34]. Dans la justice militaire on a introduit la publicité des débats, on a restitué au prévenu les garanties qui lui faisaient défaut, en même temps qu’on adoucissait la rigueur de la discipline et que, dans une armée si longtemps menée au bâton, était prohibé l’usage des verges encore toléré dans les communes de paysans[35]. Nous ne nous arrêterons pas davantage sur ces tribunaux d’exception qui semblent enlever à la juridiction des tribunaux ordinaires trois des cinq grandes classes de la nation, le paysan, le prêtre et le soldat. Il nous tarde de montrer de quelle façon les grands principes de la réforme ont été appliqués à la justice civile et criminelle, et à la double magistrature créée par les lois de 1864. Ce sera l’objet d’une prochaine étude.


ANATOLE LEROY-BEAULIEU.

  1. Voyez la Revue du 1er avril, du 15 mai, du 1er août, du 15 novembre, du 15 décembre 1876, du 1er janvier, du 15 juin, du 1er août, du 15 décembre 1877, du 15 juillet et du 15 août 1878.
  2. L’Angleterre elle-même sent du reste le besoin de simplifier sa législation, elle est en ce moment en train de procéder à la codification en même temps qu’à la réforme de ses lois criminelles.
  3. L’Anglais Fletcher, par exemple, dit à tort que la Russie en était dénuée.
  4. Voyez la récente Histoire de Russie de M. Alfred Rambaud, p. 476-477.
  5. L’empereur Alexandre Ier, en cela imitateur de sa grand’mère, avait commencé la rédaction d’un code civil, d’un code pénal, d’un code de commerce, dont une grande partie avait même été discutée au conseil de l’empire. Voyez Nic. Tourguénef : la Russie et les Russes, t. 111, p. 178.
  6. Nous ne voulons point parler ici du droit civil russe, nous en avons donné quelques traits essentiels en étudiant les classes sociales (voyez la Revue du 15 mai 1866). Nous sommes heureux de pouvoir à cet égard renvoyer le lecteur français au récent ouvrage d’un de nos anciens compatriotes d’Alsace, aujourd’hui professeur à Lausanne : le Droit civil russe, par M. E. Lehr. Plon, 1878. — Certaines provinces frontières ont leurs lois ou coutumes particulières, la Pologne est encore en possession du code Napoléon, et les provinces baltiques de la vieille loi germanique; mais sous prétexte de régularité et d’unité, il est question d’abroger toutes ces différences au risque de soumettre les sujets de la Russie à des lois qui blesseraient inutilement leurs mœurs.
  7. Dans chaque, chef-lieu de gouvernement siégeaient deux chambres de justice, l’une pour les affaires civiles, l’autre pour les affaires criminelles, et l’une et l’autre composées d’un président élu par la noblesse, d’un conseiller nommé par le gouvernement et de quatre assesseurs dont deux élus par la noblesse et deux par les bourgeois des villes. Dans chaque chef lieu de district, il y avait un tribunal de première instance jugeant au criminel comme au civil, et dont les membres étaient nommés par la noblesse. Voyez Nicolas Tourguénef : la Russie et les Russes, t. III, p. 298.
  8. Le gouvernement russe n’a pu suivre une autre marche qu’en créant, sous le nom d’arbitres de paix (mirovye posredniki), une magistrature temporaire, spécialement chargée de régler les différends provenant de l’émancipation ; et une partie des défauts et des inconvéniens pratiques de l’émancipation a été souvent attribuée à l’insuffisance ou à la partialité de cette magistrature récemment abrogée.
  9. Autrefois il n’en était pas ainsi. Dans les causes criminelles, par exemple, à côté du président et d’un conseiller nommé par le gouvernement siégeaient des délégués de la classe à laquelle appartenait le prévenu.
  10. Le mot volost, traduit parfois par canton, désigne soit une grande commune rurale, soit plus souvent une agglomération de plusieurs petites communautés de villages réunies administrativement.
  11. Proverbe cité par M. Ralston, Études sur les proverbes russes.
  12. M. Bogicic dans ses études sur le droit coutumier des Slaves du sud.
  13. C’est ce qui a été fait par la grande commission d’enquête sur les tribunaux des paysans qui en 1874 a publié en six volumes le résultat de ses recherches sous le titre de : Troudy kommissii po preobrazovaniou volostnykh soudof.
  14. Nous citerons entre autres les travaux de M. Tchoubinsky, Kisliakovski, Efimenko et Pachmann. Ce dernier est en train de résumer le droit coutumier civil dans un ouvrage dont le 1er volume a déjà paru.
  15. Nous avons donné quelques-uns des traits essentiels du droit coutumier populaire en étudiant la constitution de la famille et de la propriété chez le paysan. Voyez la Revue du 1er novembre 1876.
  16. Article 38 de l’acte d’émancipation.
  17. Encore ne s’agit-il que des procès concernant les biens mobiliers ou l’allocation communale. Les affaires touchant les immeubles acquis en dehors de cette allocation sont de la compétence des tribunaux ordinaires. Cela montre encore le lien des tribunaux de volost avec la propriété collective.
  18. Les habitans des autres classes, les propriétaires et les gens à leur service ne relèvent point des tribunaux de volost, pas plus que de l’autorité de l’ancien de village. Certains membres de la noblesse ont voulu s’autoriser de cette exemption pour réclamer en faveur des grands propriétaires un droit de justice ou de police sur leurs terres, disant qu’aujourd’hui d’immenses domaines de plusieurs centaines de verstes carrées restent sans aucune police. Selon certains membres de la noblesse de Saint-Pétersbourg, la parité entre le paysan et le propriétaire exigerait que ce dernier fût investi d’un droit de police domaniale. Sur ces prétentions exprimées naguère dans l’assemblée de la noblesse de Saint-Pétersbourg, nous pouvons renvoyer à l’intéressante étude de M. Dmitrief, Revolutsionny conservatizm, p. 101, et aussi à la Revue du 1er août 1876 et du 15 août 1877.
  19. Voyez à cet égard, dans la Revue du 1er novembre 1876, l’étude ayant pour titre : le Paysan russe, la famille patriarcale et le communisme agraire.
  20. D’après les statistiques criminelles, le nombre des femmes du peuple qui se débarrassent de leur mari par le fer et le poison est relativement considérable, et ces crimes, qui ont pour motif la brutalité de l’homme, trouvent fréquemment grâce devant le jury.
  21. Voyez la Revue du 15 août 1877.
  22. En outre, par une sorte d’inconséquence plus ou moins justifiée par les besoins de l’ordre public, le starchine et les starostes ont personnellement le droit de frapper leurs administrés d’une amende d’un rouble et de deux jours de détention ou de travail forcé au profit de la commune. S’il veut infliger une peine plus sévère, l’ancien est obligé de déférer le coupable au tribunal de volost, qui seul aujourd’hui peut condamner aux verges.
  23. Voyez la Revue du 15 août 1877.
  24. C’est la proportion indiquée par la commission d’enquête.
  25. Toute la procédure est orale, mais l’on doit tenir registre des affaires et des sentences des juges. De là la nécessité d’un greffier.
  26. le chtof, autre mesure de liquide en usage pour l’eau-de-vie.
  27. Ces détails sont confirmés par une des revues de Saint-Pétersbourg, le Messager de l’Europe (Vestnik Evropy), numéros de juillet et de septembre 1876. Les contradictions de ce genre, encore trop fréquentes en Russie, ne sont qu’une conséquence da la manie d’ostentation qui pousse tant de fonctionnaires ou de particuliers à se faire les promoteurs de réformes d’apparat et parfois de pure apparence pour s’en faire un titre aux yeux du gouvernement ou du public. C’est ainsi, par exemple, qu’un des principaux instigateurs de cette ligue de tempérance du gouvernement de Penza avouait lui-même avoir établi sur ses terres un grand nombre de cabarets.
  28. Ouiezdnoé po Krestianskim dêlam prisoustvié. Ce conseil, présidé par le maréchal de la noblesse du district, est composé d’hommes pour la plupart étrangers à la magistrature, l’ispravnik ou chef de la police locale, le président de la commission permanente du zemstvo et un autre membre de cette assemblée, enfin un juge de paix honoraire désigné par le ministre de la justice. (Voyez la Revue du 15 août 1877.) Il est à remarquer que chacun des membres de ce conseil a le droit de lui déférer les excès de pouvoir des tribunaux de bailliage et que les arrêts des juges de volost peuvent ainsi être cassés sans qu’il se soit produit aucune réclamation de la part des intéressés. Cette mesure de défiance est une précaution contre la fréquente ignorance dos paysans et de leurs juges en matière de compétence.
  29. Nous ne comptons pas ici la justice militaire, qui en Russie, comme partout ailleurs, a naturellement sa juridiction propre et son code particulier.
  30. Voyez sur cette organisation diocésaine la Revue du 1er mai 1874.
  31. La section judiciaire du saint synode aurait à juger les crimes et délits commis par les archiprêtres (blagotchinnye) et autres dignitaires ecclésiastiques d’un certain rang, tandis que les membres du saint synode n’auraient d’autres juges que le plenum de cette assemblée.
  32. Voyez à cet égard la Revue du 1er mars 1874. Je remarquerai, en passant, qu’en certains cas, les tribunaux d’église ont leur pénalité particulière, la pénitence ecclésiastique ou détention dans les couvens, peine réservée après les procès en divorce aux époux coupables d’infidélité.
  33. L’église orientale, on le sait, admet, d’après l’Évangile (saint Matthieu, v. 32), que l’adultère de l’un des deux époux autorise l’autre à s’en séparer. Dans ce cas, les canons de l’église permettent à l’époux injurié de contracter une nouvelle union, ils interdisent les secondes noces à l’homme ou à la femme qui n’a pas tenu les promesses des premières. Cette jurisprudence ecclésiastique a le défaut de provoquer des procès scandaleux et de prêter parfois entre des époux désireux de se séparer à de frauduleux compromis et de honteux marchés. (Voyez la Revue du 1er mars 1874).
  34. Je dois dire qu’au point de vue de la compétence la justice militaire est exposée aux mêmes reproches que la justice ecclésiastique, et peut-être avec plus de fondement. L’on se plaint quelquefois de ce que, dans leurs différends avec les autres habitans, les soldats et surtout les officiers sont fréquemment assurés de l’impunité, soit glace à la partialité, soit grâce à l’éloignement des tribunaux militaires devant lesquels les plaignans doivent porter leurs plaintes.
  35. Voyez la Revue du 15 juin 1877.