La Russie et les Russes/24

La bibliothèque libre.
La Russie et les Russes
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 33 (p. 278-311).
◄  23
25  ►
L’EMPIRE DES TSARS
ET LES RUSSES

VII.
LA RÉFORME JUDICIAIRE.

III.
LA JUSTICE CRIMINELLE, LE JURY, LES PROCÈS POLITIQUES ET LES RÉCENTES MESURES D’EXCEPTION[1].

La réforme judiciaire, la réforme de la justice criminelle en particulier a été la plus grande conquête du règne actuel. Or ces lois si récentes encore et tant acclamées de la nation, ces lois qui prétendaient doter la Russie d’une justice intègre et indépendante, semblent menacées de disparaître dans la lutte sans merci ni scrupule engagée entre le pouvoir et la révolution. En face des attentats dont chaque jour ou chaque semaine nous apporte la nouvelle, au milieu des mesures de répression qui à la suite de chaque attentat renchérissent les unes sur les autres, l’on ne voit plus nettement ce qui subsiste de la grande réforme, l’on ne sait plus ce qui en subsistera demain. La tâche de faire connaître les institutions actuelles de la Russie est ainsi devenue singulièrement ingrate; on ne peut plus en exposer le plan ou en décrire les parties achevées sans indiquer les altérations qui déjà les défigurent. Aussi n’est-ce pas sans un sentiment de tristesse et ! sans une sorte de répugnance que nous abordons en un tel moment l’examen de la partie la plus délicate, la plus importante et la plus compromise des nouvelles institutions judiciaires. En étudiant dans les lois et dans les faits la justice criminelle, nous en voulons apprécier à la fois la valeur théorique et la portée pratique. Nous montrerons avec notre habituelle impartialité ce que se proposait le législateur, ce qu’il a pu réaliser, ce qu’il n’a su accomplir ; nous signalerons, en nous efforçant de les expliquer, ses vues et ses variations, ses succès et ses déceptions, ses tâtonnemens et ses inconséquences, et si dans ces pages, il semble parfois se rencontrer d’apparentes contradictions, je rappellerai au lecteur qu’elles sont le fait des choses et des hommes, le fait des époques troublées, pareilles à celle que traverse la Russie.


I.

Dé toutes les branches de la justice russe, la plus défectueuse, celle qui avait le plus besoin de réforme, était encore la justice criminelle : tout était à réformer, le mode d’instruction, le mode de jugement et en partie même le code pénal. Sous les prédécesseurs d’Alexandre II, l’instruction de toutes les affaires criminelles était dévolue à la police. Cela seul paralysait singulièrement l’action de la justice. La police, d’ordinaire mal composée, mal rétribuée, ne voyait trop souvent dans les délits et les crimes qu’une mine souterraine à exploiter. Les agens vivaient moins de leur maigre traitement que des affaires qui leur passaient par les mains. Ils avaient deux moyens d’augmenter leurs profits, l’un en ménageant les malfaiteurs, l’autre en inquiétant les innocens, en les impliquant dans des causes criminelles. La police faisait ainsi un double commerce : aux voleurs elle vendait son silence, aux honnêtes gens sa protection. Les criminels de toute espèce devenaient les cliens des hommes chargés de les poursuivre ; entre les uns et les autres, il s’était établi une sorte d’association tacite et parfois même de contrat en règle, de manière que les auxiliaires officiels de la justice étaient le principal obstacle à une bonne justice[2].

Pour accroître ses profits, la police avait intérêt à traîner en longueur l’instruction des affaires ; mais eût-elle voulu les instruire rapidement que le plus souvent elle n’en eût pas été maîtresse. Toutes les précautions de la loi et de l’autorité se retournaient contre la justice. Dès qu’elle apprenait ou soupçonnait un crime, la police devait immédiatement mettre la main sur tous ceux qui en avaient connaissance ou qui en avaient été témoins pour ne les relâcher que l’instruction terminée. Celui qui dénonçait un acte coupable était arrêté sur l’heure comme suspect et détenu jusqu’à ce que son innocence eût été prouvée. On devine les effets pratiques de pareils procédés. Les vols, les meurtres commis en plein jour, dans un lieu public, n’avaient point de spectateurs.

Personne n’avait jamais rien vu, rien entendu, rien su. Un homme appelait-il à l’aide, tout le monde se détournait et s’enfuyait; les victimes des malfaiteurs pouvaient rester étendues sur la voie publique sans rencontrer aucun secours, tant chacun redoutait d’avoir quelque chose à démêler avec les tribunaux et la police. Pour les crimes les plus notoires, on trouvait difficilement des témoins, et plutôt que de se laisser, à ce titre, impliquer dans une affaire, les gens prudens payaient à la police une rançon. Dans les villages où l’on découvrait un crime, les paysans s’entendaient pour ne rien ébruiter et dérouter toutes les recherches. Un meurtre était-il commis sur une grande route, les familles du voisinage en faisaient avec précaution disparaître toutes les traces.

Un jour, dit-on, un petit marchand avait été attaqué dans la campagne et laissé pour mort dans sa voiture; le cheval, abandonné à lui-même, se remit en route et vint s’arrêter dans un village, devant une auberge où son maître avait coutume de descendre. A peine les habitans virent-ils un homme couvert de sang qu’avant d’examiner si le voyageur était mort, ils chassèrent de devant leur demeure le sinistre équipage, et le malheureux cheval, chassé de porte en porte, dut avec le cadavre reprendre sa course vers un prochain village où il trouva même accueil, jusqu’à ce qu’enfin, repoussé de partout, il s’abattît dans la campagne. La crainte de la police rendait les hommes cruels et faisait des honnêtes gens les complices involontaires des malfaiteurs. Les choses se passent encore fréquemment ainsi pour les crimes politiques, sinon pour les crimes privés. Aujourd’hui même l’appréhension excitée par les agens de la répression explique l’impuissance de la justice.

Les vexations de la police et les lenteurs de l’instruction étaient naguère si fastidieuses, si dispendieuses, que les victimes d’un délit ou d’un crime hésitaient souvent à le faire poursuivre. Avait-on recours à la justice après un vol ou une agression, il fallait payer les frais de l’enquête, payer l’entretien des témoins et des accusés, avec toutes les démarches réelles ou imaginaires de la police, en sorte qu’il en coûtait plus de faire arrêter le voleur que d’être volé. Aussi, au lieu d’en appeler comme ailleurs à l’autorité, voyait-on les Russes qui avaient à se plaindre d’autrui se tenir cois et au besoin nier leur cas ou même payer la police pour qu’elle n’inquiétât pas les malfaiteurs. A d’imprudens étrangers qui en pareille circonstance avaient bruyamment commencé des poursuites et subventionné d’abord avec largesse le zèle de la police, il est arrivé parfois de se désister à force d’ennuis, et même d’acheter à prix d’argent la suspension des poursuites qu’ils avaient chèrement payées au début[3]. Si sous un pareil régime il n’y avait pas plus de criminels de toute sorte, en fallait faire honneur au sentiment moral du peuple russe, à ses croyances religieuses et peut-être aussi dans les campagnes, à la rude discipline du servage dans les villes aux associations ou arteles d’artisans, qui répondent de leurs membres[4].

Avec la méthode d’investigation employée par la police russe on devine les lenteurs de l’instruction et l’incertitude des jugemens. La justice avait jadis en Russie, comme dans toute l’Europe, un mode d’information rapide, si ce n’est toujours sûr : c’était la question la torture. Ce procédé de nos anciens tribunaux, qui existait déjà sous les vieux tsars, avait à l’imitation de l’Occident été perfectionné sous le règne d’Alexis Mikhaïlovitch, père de Pierre le Grand. Catherine II avait beaucoup réduit l’emploi de la question, Alexandre Ier en avait légalement aboli l’usage. Ce souverain philanthrope disait que le mot même de torture devait être effacé de la langue russe. Si la question disparut de la législation, elle ne disparut pas aussi vite du pays.

Grâce au régime des prisons et à l’usage des verges et des châtimens corporels, grâce à l’arbitraire de la police et à défaut de contrôle, grâce enfin à l’éloignement du pouvoir central et à l’absence de toute publicité, la question a pu, sous des formes plus ou moins déguisées, subsister çà et là dans les province écartées jusque sous le règne de Nicolas et peut-être parois même jusque sous le règne d’Alexandre II. En 1875, plus de dix ans après la réforme judiciaire, dans une région, il est vrai, où cette réforme n’avait pas encore été introduite, dans une petite localité des provinces baltiques, on a vu un juge du nom de Kummel convaincu d’avoir employé vis-à-vis d’un prévenu différens moyens de torture tels que les poucettes et les verges, la faim et la soif, si bien que le prévenu en était mort. On a dit croyons-nous, que ce magistrat était atteint d’aliénation mentale, mais des faits identiques étaient venus à la lumière sous l’empereur Nicolas, et, quelque isolés qu’ils soient, de pareils traits jettent un jour sinistre sur le pays où ils peuvent se produire[5].

En fait, la question ne pouvait pratiquement être abrogée qu’avec la suppression des peines corporelles, et surtout avec la publicité de la justice et la diffusion de la presse. A la torture physique s’ajoutait du reste une sorte de torture morale. La loi, préoccupée avant tout d’arracher à l’inculpé un aveu, prescrivait d’envoyer aux prévenus un prêtre chargé de les exhorter, au nom de la religion et de leur salut, à confesser leur crime. Abandonnés aux mains d’une police rapace, sans conseils et sans défense, soumis à une procédure inquisitoriale et secrète, sans être confrontés avec les témoins qui les accusaient, sans même avoir le droit de se faire montrer les charges écrites et les pièces produites contre eux, les inculpés en butte à l’hostilité de la police, c’est-à-dire tous ceux qui n’avaient pour eux ni l’appui d’un protecteur influent ni le secours d’une bourse bien garnie, succombaient inévitablement dans une lutte inégale. Toutes les minutieuses précautions imaginées par le législateur pour éviter la condamnation d’un innocent demeuraient vaines. L’instruction était menée de telle sorte qu’aux yeux des hommes les plus compétens les preuves en apparence les plus concluantes, les aveux les plus catégoriques de l’accusé ne prouvaient rien[6].

Pour corriger un ordre de choses aussi intolérable, la Russie n’avait qu’à regarder ce qui se passait à l’étranger. Le réformateur n’avait guère d’autre embarras que celui du choix. Ici comme pour la composition des tribunaux, comme pour la procédure civile, c’est surtout en France que la Russie semble avoir pris son modèle, et sur ce point elle eût peut-être mieux fait de moins nous imiter. Notre code d’instruction criminelle, qui permet encore de séquestrer le prévenu et de le mettre au secret, qui livre l’accusé. sans conseil à l’interrogatoire malveillant d’un juge d’instruction trop disposée flairer partout un crime, notre code d’instruction criminelle se ressent encore de l’ancienne procédure inquisitoriale, et loin d’y voir un modèle pour autrui, la France, on le sait, songe à le soumettre à une révision.

En Russie, la réforme opérée n’en constitue pas moins un progrès immense sur le passé. Comme en tout pays civilisé, le prévenu dut être estimé innocent et traité comme tel, tant qu’il n’était point régulièrement condamné. De même qu’en Angleterre, la loi russe a même cherché à lui épargner les ennuis et le déshonneur de la détention préventive. Pour certaines affaires, pour celles qui concernent les biens, l’inculpé est maintenant admis à demeurer en liberté à la condition de fournir une caution[7]. Dans les cas où l’on n’osait dispenser l’inculpé de la prison préventive, on remit le droit de l’arrêter et de l’emprisonner non plus à l’accusation ou à la police, mais à une magistrature nouvelle, indépendante et impartiale, ou du moins réputée telle.

D’accord avec les principes et avec l’expérience d’autrui, le réformateur de 1864 a partagé les fonctions judiciaires en trois branches séparées et indépendantes l’une de l’autre. L’accusation, l’instruction, le jugement furent strictement distingués et eurent chacun leur organe particulier. On introduisit ainsi dans le domaine judiciaire, dans l’enceinte même des tribunaux et de la magistrature, le principe nouveau de la séparation des pouvoirs et de la spécialisation des fonctions. L’autonomie de chacun des trois services judiciaires fut proclamée par la loi, l’instruction fut rendue aussi indépendante de l’autorité qui poursuivait que du tribunal qui jugeait. Sur ce point comme sur beaucoup d’autres, la législation russe est strictement conforme aux principes et théoriquement parfaite; mais sur ce point comme sur trop d’autres, la pratique a bientôt dérogé à la théorie.

D’après la loi, les procureurs ont pour unique mission de poursuivre les crimes et de soutenir l’accusation devant les tribunaux. Des magistrats spéciaux, créés dès 1860, quatre ans avant la réforme des tribunaux et appelés soudebnye slêdovatéli, sont seuls chargés de l’instruction ou enquête judiciaire. Le parquet n’y devait point s’immiscer, et la police n’y devait prendre part que comme aide et instrument des nouveaux magistrats. Les faits sont loin de toujours répondre aux vues du réformateur, et en pareille matière, dans un pays comme la Russie, il n’en pouvait guère être autrement. Dans nombre d’affaires, dans les cas qui exigent le plus de diligence, la police est demeurée chargée des perquisitions domiciliaires, du premier interrogatoire des témoins, parfois même de l’arrestation des prévenus. Bien qu’elle n’agisse plus que comme auxiliaire du juge d’instruction, sous la direction et le contrôle de ce magistrat, la police n’a pu en quelques années renoncer à tous ses anciens erremens.

La police a gardé d’autant plus d’autorité que les juges d’instruction n’ont point conservé la position indépendante que prétendait leur assurer le législateur. La loi déclarait le juge d’instruction inamovible, à moins d’actes coupables dont l’appréciation devait être remise aux tribunaux ; le ministère a pris l’habitude de confier souvent l’instruction criminelle non à des magistrats titulaires, mais à des employés en faisant fonction et révocables à volonté. La loi séparait entièrement l’accusation de l’instruction, et le parquet des soudebnye slêdovatéli ; l’usage, les mœurs autoritaires, les traditions bureaucratiques, peut-être aussi la commodité du service et les nécessités de la répression ont bien vite amené le parquet à s’emparer de la direction des enquêtes judiciaires, si bien que les juges d’instruction ont fini par n’être plus guère en réalité que les subordonnés et les aides dociles des procureurs.

À cette déviation des principes posés dans la loi, il y avait plusieurs raisons, en dehors même des convenances du pouvoir, jaloux d’étendre la sphère d’action de ses agens les plus directs. Les premiers juges d’instruction ont, pour la plupart, montré peu de capacité, peu de zèle et d’activité. Leur négligence semblait d’autant plus grande que leur position était légalement mieux assurée. Le gouvernement a considéré qu’il ne pouvait les laisser jouir des bénéfices de l’inamovibilité qu’après avoir mis leurs lumières et leurs qualités à l’épreuve. Ces magistrats sont relativement beaucoup plus nombreux que les juges qui portent un nom analogue en France; il y en a plusieurs par tribunaux d’arrondissement, et il n’en saurait être autrement avec la grandeur des distances et la difficulté qu’elles opposent aux enquêtes judiciaires. Le nombre même des juges instructeurs était un obstacle à la qualité de leur recrutement, d’autant que le taux de leur traitement n’était pas assez élevé pour attirer à ces fonctions beaucoup d’hommes cultivés et actifs. Un millier de roubles, tel était, au moins il y a quelques années, tout ce que le trésor accordait en province à la plupart de ces magistrats. Des juges d’instruction comme des juges proprement dits, l’état a longtemps renoncé à exiger aucun diplôme spécial, voire aucun diplôme universitaire. Un grand nombre parmi eux n’ont pas fait leur droit et n’ont d’autres connaissances juridiques que celles qu’ils ont acquises dans l’exercice de leurs fonctions[8].

On comprend qu’une magistrature d’un niveau intellectuel aussi peu relevé avait peu de chance de voir ses prérogatives légales respectées du ministère et des agens du pouvoir. Les soudebnye slêdovatêli sont naturellement tombés sous la double dépendance du parquet et de l’administration, des procureurs et des gouverneurs de province. L’un des principes essentiels de la réforme s’est ainsi trouvé pratiquement violé ou éludé. L’instruction criminelle a été subordonnée à l’accusation, l’enquête judiciaire a perdu son impartialité présumée, et les sujets du tsar ont été privés d’une des garanties qu’avait prétendu leur assurer le législateur.

La loi considérait tout procès criminel comme une sorte de combat ou de duel, où les armes devaient être égales entre l’accusation et la défense, où l’autorité chargée de l’instruction devait, tout comme le juge, conserver vis-à-vis des deux parties une absolue neutralité. Aujourd’hui, cette impartialité théorique, partout si malaisée à obtenir, n’existe visiblement plus dans la phase préliminaire du procès. L’équilibre tant cherché entre l’accusation et la défense se trouve rompu aux dépens de la dernière; il y a dans l’instruction judiciaire un des deux plateaux de la balance qui pèse plus que l’autre, et ce plateau est celui de l’accusation. Par bonheur, en Russie comme en d’autres pays, la balance est d’ordinaire redressée dans l’enceinte du tribunal, et l’équilibre ainsi rétabli ; si l’instruction et le juge même qui préside aux débats penchent trop souvent du côté de la sévérité et de la vindicte publique, l’autorité qui prononce souverainement dans les causes criminelles, le jury, incline le plus souvent du côté du prévenu et dans le sens de l’indulgence.


II.

Les lois de 1864 ont introduit en Russie le jury. C’était la plus haute marque de confiance que le gouvernement impérial pût accorder à la nation, ainsi conviée spontanément à prendre une part directe à la répression des crimes. Il fallait en vérité une certaine hardiesse pour recourir à une telle institution au sortir du règne de Nicolas, dans un pays habitué depuis tant de siècles à une vie sociale toute passive, chez un peuple où une moitié de la nation venait à peine d’être affranchie de la servitude de la glèbe. Aux yeux de beaucoup de Russes, de beaucoup de fonctionnaires ou d’hommes de cour, c’était là un acte d’imprudence, presque de démence, que le temps devait bientôt condamner. L’expérience a montré en effet qu’en Russie, plus encore qu’ailleurs, le jury avait ses défauts. Un mode de justice qui dans les vieux pays de l’Occident n’est pas toujours à l’abri de la critique ne pouvait du premier coup se montrer parfait dans l’empire autocratique. En dépit de toutes les attaques, en dépit des récentes restrictions dont il a été l’objet, le jury est loin cependant d’avoir vérifié toutes les prédictions des prophètes de malheur.

Une dizaine d’années avant que ne s’ouvrît le règne de l’émancipateur des serfs, un ancien fonctionnaire russe qui dans l’exil écrivait des plans de réforme dont la réalisation semblait indéfiniment éloignée, Nicolas Tourguenef, remarquait que le jury, ne aux époques barbares chez des tribus demi-sauvages, était une des rares institutions qui parussent susceptibles de s’adapter à tous les âges de la civilisation, et pussent convenir à des peuples enfans aussi bien qu’à des nations d’une haute culture. L’exemple de la Russie n’a point démenti cette remarque de Nicolas Tourguenef[9].

En Russie, comme chez nous, le jury ne fonctionne d’ordinaire qu’au criminel. Sur ce point encore les comités de Saint-Pétersbourg nous ont imités de préférence à l’Angleterre ou n’ont imité l’Angleterre qu’à travers l’imitation française. L’on ne saurait s’en étonner, bien qu’entre la législation russe et la législation anglaise on puisse découvrir assez de ressemblance pour justifier un emprunt d’un pays à l’autre. Le jury en matière civile est surtout à sa place dans les contrées et les tribunaux où règne le droit coutumier, comme par exemple en Russie dans les tribunaux de paysans. En dehors de là, la complexité habituelle des affaires civiles, la difficulté de séparer la question de fait de la question de droit, enfin et surtout la difficulté de recruter des jurés capables dans des contrées aussi arriérées que beaucoup des provinces de l’empire, ont naturellement décidé le gouvernement russe à restreindre le jury aux causes criminelles.

Au criminel même, l’introduction du jury rencontrait d’autant plus d’obstacles qu’on manquait davantage de précédens et que, s’il s’en rencontrait quelques-uns, les principes de la réforme ne permettaient guère de s’y conformer; En remontant très haut dans l’histoire russe, on rencontre bien dans la libre Novgorod et même dans la Moscovie des premiers tsars des institutions plus ou moins analogues à notre jury, des jurés ou jureurs sur la croix auxquels était confié le jugement de leurs concitoyens[10]. Tout cela avait dès longtemps disparu devant les progrès de l’autocratie, et si Catherine II avait sous le nom d’assesseurs (zasêdatéli) accordé aux différentes classes du peuple une part dans la justice criminelle aussi bien que dans la justice civile, c’était toujours sous forme corporative, c’est-à-dire sous une forme en opposition avec les mœurs modernes comme avec les tendances nouvelles du gouvernement impérial. Dans les tribunaux criminels, à côté d’un président et d’un conseiller nommés par le gouvernement, siégeaient des délégués de la classe à laquelle appartenait le prévenu. En empruntant le jury aux états de l’Occident, la première question était de savoir s’il fallait s’en tenir au système corporatif ou bien si au contraire les jurés devaient pour tous les prévenus être pris indistinctement dans toutes les classes de la nation.

Il eût sans doute été plus conforme aux habitudes, si ce n’est aux idées russes, de donner à chacun le droit de n’être jugé que par ses pairs[11]. Le gouvernement de l’empereur Alexandre II n’en est pas moins demeuré fidèle aux maximes qui avaient présidé à la plupart de ses réformes ; sur les bancs du jury comme dans l’enceinte des états provinciaux ou dans les rangs de l’armée, il a préféré effacer les vieilles distinctions d’origine et de condition pour rapprocher les différentes classes du peuple naguère encore si profondément séparées par l’usage, l’éducation et la loi. Le noble, le marchand, le paysan, ont dû trouver place dans le même jury, et l’on a pu voir l’ancien seigneur y siéger à côté de l’ancien serf ; dans cette réunion des différentes classes, le législateur a cru trouver le meilleur moyen de renverser l’antique barrière des préjugés, de fondre ensemble les différentes parties de la population et en même temps de rehausser le niveau moral du jury, de lui donner un esprit à la fois plus large et plus élevé en le plaçant au-dessus des intérêts comme des préventions de caste.

Cette décision, en apparence la plus simple, n’était pas en réalité d’une exécution fort aisée. Dans un pays comme la Russie, il était difficile de recruter de cette manière un jury homogène et éclairé, capable de comprendre toutes les classes de la nation et de leur inspirer à toutes une égale confiance. Le jury, de même que le suffrage politique, peut être considéré comme une fonction ou comme un droit. Le gouvernement russe l’a surtout regardé sous le premier aspect. En principe la loi reconnaît à chaque citoyen le droit d’être juré, en fait elle n’admet à l’exercice de ce droit que les hommes qui en sont reconnus capables. À cet égard, la Russie ne fait du reste que se conformer aux usages des pays les plus libéraux, qui presque tous exigent plus de garanties de l’homme appelé à prononcer sur la liberté de son semblable que de l’électeur appelé à décider des intérêts de la nation ou de la province.

En aucun pays, il n’était moins facile de trouver un critérium de capacité également applicable à toutes les classes de la nation. Le réformateur prétendait ne laisser asseoir sur les bancs du jury que les représentans les plus éclairés et surtout les plus moraux de la société[12], mais à quel signe extérieur reconnaître les qualités intérieures, les qualités morales des hommes? Dans son embarras, le gouvernement russe a dû recourir aux vieux procédés en usage à l’étranger, il a demandé aux jurés certaines conditions d’âge, de domicile, de fortune ou de position. Le principe du cens, nouveau en Russie, a été appliqué au jury aussi bien qu’aux états provinciaux. Pour les assesseurs jurés (prisiagniéè zasêdatéli), le cens varie suivant les localités[13]. Dans un pays où les classes qui se livrent aux affaires et au commerce sont encore souvent fort ignorantes et peu délicates, où la richesse même est loin d’être toujours un indice d’instruction et de moralité, un revenu de quelques centaines de roubles n’offre pas à la justice une bien solide garantie. Aussi n’a-t-on pas cru pouvoir se contenter du cens. Les gens que leur âge et leur fortune placent, dans les conditions indiquées par la loi sont chaque année inscrits d’office sur les listes générales du jury (obchtrhii spisok), mais cette inscription ne fait d’eux que des candidats aux fonctions de jurés. Sur les rôles ainsi dressés, on choisit les hommes qui paraissent présenter le plus de garanties de moralité et de capacité, et l’on forme ainsi une seconde liste (olchered spisok) qui seule comprend les noms parmi lesquels doivent être tirés au sort les jurés de chaque session. Ce difficile travail d’épuration n’est pas confié aux agens du pouvoir, il a été abandonné aux représentans élus des provinces, à une commission de ces zemstvos de district auxquels revient déjà le choix des juges de paix[14].

Il semble qu’un jury ainsi trié, ainsi passé à un double crible, ne doive être composé que d’hommes dignes d’y siéger. Les faits montrent qu’il est loin d’en être toujours ainsi, et beaucoup des défauts reprochés au jury russe proviennent de ce premier vice. La formation des listes est souvent défectueuse. Les commissions chargées de ce soin en prennent à leur aise, elles se font accuser de négligence, d’arbitraire, de partialité ; on prétend que d’ordinaire la liste des jurés est dressée dans le bureau du maréchal de la noblesse du district. Quand elles apporteraient à cette tâche tous les soins du monde, les commissions des zemstvos resteraient singulièrement embarrassées devant la quantité de noms, pour la plupart inconnus, qu’elles ont à examiner, et la quantité de personnes que la loi les oblige à porter sur leurs listes. Dans chacune des deux capitales, il faut inscrire chaque année sur les rôles définitifs douze cents noms, dans les districts ayant plus de cent mille âmes quatre cents, dans les autres deux cents. Si l’on songe que la plupart de ces districts sont aussi grands que nos départemens et que beaucoup sont aussi peuplés, on se rendra compte de la difficulté de tels choix[15]. Dans la pratique, les précautions de ce triage officiel semblent si peu efficaces qu’on se demande s’il ne vaudrait pas mieux y renoncer et se contenter simplement des listes générales en laissant au ministère public d’un côté, de l’autre à la défense, le droit de récuser chacun un certain nombre de jurés[16]. Ce serait là, semble-t-il, une garantie moins illusoire que celle de l’examen d’une commission spéciale[17].

Le cens et la fortune ne sont point le seul titre à figurer sur les listes générales du jury; les premiers à être portés sur les rôles sont les serviteurs de l’état en dehors de l’armée, du clergé, de la magistrature et de la police, en dehors de tous les tchinovniks des cinq premières classes que leur rang affranchit de cette charge. Il y a plus; l’accès du jury est également ouvert à toutes les fonctions électives locales, et spécialement aux élus des paysans, tels que les juges de bailliage, les anciens de commune ou de village (starchina ou starosta), qui sont demeurés un certain temps en place. Or toutes ces fonctions électives sont nombreuses, et par suite le jury russe est loin de n’être composé que de propriétaires ou de censitaires. Le cens ne vient en ligne de compte qu’à défaut de tout autre titre, et les petits fonctionnaires ruraux sont parmi les premiers inscrits sur les listes[18].

Qu’a voulu la loi en adoptant ce double mode de recrutement? Elle a voulu éviter que le jury ne devînt dans la pratique le monopole des classes supérieures, des classes riches ou aisées, du noble et du marchand, à l’exclusion du méchtchanine des villes ou du moujik des campagnes. Le législateur prétendait qu’en fait comme en droit le jury demeurât accessible à des hommes de différens degrés de culture, accessible à toutes les couches de la société, à toutes les classes de la nation, sans en exclure les plus humbles. Le moujik et le méchtchanine devaient introduire dans le jury un élément indispensable à une bonne justice, la connaissance des mœurs et des habitudes populaires, l’intelligence du milieu social, des notions morales du plus grand nombre des justiciables et par là même une plus fidèle appréciation de la culpabilité des hommes du peuple. Dans un pays où les diverses conditions sont encore séparées par les mœurs, par l’éducation, par les préjugés réciproques, une telle représentation de toutes les classes et de tous les degrés de culture au sein du jury pouvait avoir de singuliers avantages.

D’après ce principe, le jury a en Russie une composition plus démocratique qu’en France ou en tout autre pays de l’Occident. Sur les bancs des assesseurs jurés, comme dans les états provinciaux, sont admis à siéger de simples et pauvres paysans, et le réformateur qui les avait émancipés avait peut-être plus de confiance dans la sagacité et l’esprit non sophistiqué des moujiks, dans le jugement sain et droit des affranchis de la glèbe que dans l’instruction et les lumières des hommes plus éclairés[19]. Il ne s’agissait pas tant, disait-on, d’avoir en face des criminels des gens instruits et savans que des gens vertueux, consciencieux, et à cet égard l’homme da peuple n’a rien. à envier à l’homme du monde.

Ainsi formé, le jury russe a un tout autre aspect, un tout autre esprit que nos jurys d’Occident. Jusque sous les formes de la justice moderne, on y peut retrouver quelque chose de patriarcal et de primitif. C’est déjà une singularité que d’y voir assis côte à côte des gens d’éducation et de mœurs si différentes[20]. Cette composition bizarre influe naturellement sur les décisions du jury, car en Russie, plus que partout ailleurs, on peut dire que chaque classe de la société a son code de morale. De là des surprises, des verdicts inattendus pour le juge, pour l’accusé, pour l’opinion. D’un jury aussi peu homogène, il eût été difficile de réclamer l’unanimité, bien qu’en pareille matière l’unanimité seule semble emporter la certitude et qu’à cet égard la coutume anglaise eût pu trouver des précédens dans les traditions slaves et les usages du mit moscovite où naguère encore tout se décidait par acclamation, d’un consentement unanime. Pour la justice, eh Russie plus encore qu’en France, une telle garantie eût trop souvent peut-être bénéficié aux criminels.

La loi qui a voulu réunir dans le jury toutes les classes de la nation y a par là même introduit des hommes de peu d’instruction, voire des hommes entièrement illettrés. Beaucoup en effet des humbles fonctionnaires ou magistrats de village, admis par le législateur sur les listes du jury, ne savent souvent ni lire ni écrire. Des gens dont la main n’a jamais tenu une plume peuvent ainsi être appelés à rendre un verdict dans des affaires de faux. La presse russe a plus d’une fois demandé qu’on imposât aux jurés un cens d’instruction; mais si modestes que fussent à cet égard les exigences, elles risqueraient d’écarter du jury presque tous les paysans et par suite d’aller contre les intentions du législateur. Avec la génération actuelle, on ne saurait demander aux membres du jury les premières notions de l’instruction sans en exclure presque entièrement la classe la plus nombreuse.

Aujourd’hui le seuil du jury est encore si bas qu’avec les illettrés y entrent parfois des pauvres et des vrais indigens. Or pour des hommes appelés à décider de la liberté de leurs semblables, la pauvreté n’est guère meilleure conseillère que l’ignorance. Dans les cours d’assises russes, la présence de ces jurés prolétaires a parfois donné lieu aux scènes les plus tristes et aux faits les plus graves. On a vu des jurés, de malheureux paysans, arrachés au travail qui les faisait vivre, demander l’aumône à la porte du palais de justice. on en a même surpris qui se livraient au vol dans l’intervalle des audiences, et on a découvert que d’autres avaient trafiqué de leur verdict, comme ailleurs certains électeurs trafiquent de leur vote. La dignité, l’intégrité même de la justice, se sont trouvées atteintes par des règlemens dont on doit admirer l’esprit libéral. La Russie a éprouvé dans ce Cas quelques-uns des inconvéniens de cette fausse et téméraire démocratie qui, sous prétexte d’égalité, prétend imposer à tous les mêmes charges avec les mêmes droits ou les mêmes fonctions.

Il y a bien un moyen de rendre le jury accessible à tous, c’est de le rétribuer. En Russie, où tend à prévaloir le principe démocratique de la rémunération de tout service public, il a naturellement été question d’attribuer aux jurés une indemnité, mais grâce à cette disposition à tout salarier, les fonds manquent pour de nouveaux traitemens, puis le législateur qui a établi le jury prétend lui conserver son caractère de gratuité. Plusieurs assemblées provinciales (zemstvos) ont voulu venir au secours des jurés indigens, tantôt en établissant près du palais de justice des logemens et des restaurans à bon marché, tantôt même en concédant aux jurés besoigneux une allocation à titre d’indemnité. La question s’est trouvée portée devant le sénat, qui a décidé que la loi n’accordait pas aux zemstvos le droit de voter de tels subsides, et que l’office de juré excluait toute possibilité d’une rémunération. La cause des jurés indigens a vainement été plaidée par quelques journaux effrayés de voir retomber toute la charge du jury sur les gens aisés. En laissant le jury ouvert à la pauvreté et à l’ignorance, on a refusé de les y subventionner. Si dans la personne de leurs anciens ou de leurs juges de volost, les paysans continuent à pouvoir siéger au banc du jury, c’est aux commissions de révision des rôles à en exclure les plus pauvres comme les plus ignorans.

Un jury ainsi recruté ne saurait manquer d’être en butte à des jugemens fort divers et souvent peu bienveillans. « Vous ne pouvez, me disait un propriétaire des bords du Volga, rien imaginer de plus pitoyable, de plus divertissant, de plus navrant à la fois qu’un jury russe dans l’intérieur de l’empire. J’ai été une ou deux fois juré, et vous ne sauriez croire ce que j’ai vu ou entendu : des gens qui ne savaient rien, ne comprenaient rien ; les uns riant comme d’un bon tour d’une odieuse fourberie et n’y voyant qu’une innocente habileté; les autres acquittant un voleur parce qu’il se repentait, ou parce que sa famille avait besoin de ses bras ; ceux-là touchés par la voix larmoyante d’un avocat déclamateur, et pleins de commisération pour un pauvre assassin; ceux-ci au contraire indignés qu’on permette à un scélérat de s’acheter un défenseur et fâchés tout de bon contre ce menteur d’avocat qui ose tromper effrontément les honnêtes gens. Bref il n’y a pas de naïvetés et de bévues qu’on ne rencontre là, et l’on ne saurait s’en étonner quand on sait dans quel monde se recrutent les arbitres de l’honneur et de la liberté des Russes. »

La nouvelle institution a donné lieu à de singulières aventures, il circule à ce sujet plus d’une anecdote ou d’une histoire plus ou moins authentique. Une fois ce sont des jurés qui, après de longues et inutiles discussions, décident de s’en rapporter au sort ; une autrefois c’est un jury qui, dans sa passion d’indulgence, rend un verdict de non coupable avec circonstances atténuantes, ailleurs ce sont des marchands et des paysans qui, siégeant en cour d’assises durant la semaine sainte, acquittent tous les prévenus, parce qu’au temps de la Passion, des chrétiens ne sauraient condamner leurs frères. En de telles histoires, il faut naturellement faire la part de la légende. Il n’est que trop certain cependant que le jury a plus d’une fois donné lieu aux scènes les plus regrettables et rendu les décisions les plus choquantes : des prévenus dont la culpabilité ne laissait aucun doute, des accusés qui n’essayaient même pas de nier leur crime, obtenaient un verdict d’acquittement. Aussi le jury, qui avait d’abord été accueilli avec un si confiant enthousiasme, est-il parfois devenu l’objet d’un dénigrement peut-être non moins excessif. L’institution qui excitait tant d’espérances a été accusée de troubler les notions morales, et les nouvelles cours d’assises de porter le désordre dans la conscience publique. En présence de tels faits, les uns se sont demandé si le peuple russe n’avait pas été mis prématurément en possession de droits dont il ne savait pas user; d’autres s’il ne conviendrait pas d’obliger les jurés à motiver leur verdict, oubliant que ce serait là dénaturer entièrement le caractère et les fonctions du jury[21].

Faut-il rejeter tous les défauts du jury russe sur sa composition, sur la présence dans son sein d’artisans ignorans et de paysans illettrés? Ces derniers ont leurs défenseurs et ne semblent pas les seuls coupables. « Ne croyez pas à toutes ces doléances à propos du moujik ou du mêchtchanine, me disait un fonctionnaire que j’interrogeais à ce sujet; ces pauvres gens font souvent de meilleurs jurés que leurs nobles ou riches détracteurs. Certes ils ont leurs défauts et leurs préjugés, ils sont plus indulgens pour les gens de leur classe, pour les crimes commis par misère ou par ignorance, ils ont peu de sévérité ou peu d’indignation pour certaines fraudes qui leur paraissent une malice permise, ou pour certaines violences qui ne leur semblent qu’une brutalité excusable, mais ils n’épargnent point les crimes les plus odieux ou les plus funestes, le vol, l’assassinat, l’incendie. Ils n’entendent pas que l’on badine avec ce qui touche à la religion, à l’état, aux grands principes sociaux. Si nous n’avions que des jurés de cette sorte, nous aurions pu étendre la sphère du jury au lieu d’être obligés de la restreindre. L’on ne saurait au contraire se fier aux classes instruites, à vos Russes civilisés, à leur nuageux libéralisme, à leur philanthropie vide, à leurs idées quintessenciées; ceux-là acquittent parfois les coupables les moins intéressans et les plus dangereux. Pour ma part, je préfèrerais encore chez nous un jury de moujiks et d’ignorans provinciaux à un jury de lettrés de nos capitales. Après tout, si nous acquittons trop de coupables, cela ne vaut-il pas mieux que de condamner des innocens, et n’est-ce qu’en Russie que l’on voit des acquittemens scandaleux ou des circonstances atténuantes pour les crimes qui en méritent le moins? »

L’on sent percer dans ce langage du tchinovnik avec un autre point de vue une exagération dans un autre sens. Sur les cours d’assises comme sur bien d’autres questions, l’étranger rencontre ainsi chez les Russes les opinions les plus diverses et les plus contradictoires. La vérité paraît être entre ces extrêmes. Pour apprécier sainement le jury russe, il faut, croyons-nous, remonter à des causes plus générales. Ses défauts proviennent moins d’une sorte de relâchement moral que du caractère national et de l’éducation populaire. L’indulgence peut-être outrée du jury, par exemple, tient à la bonté native et à la douceur du peuple, à ses scrupules à disposer de la liberté d’autrui, à ses sentimens de charité chrétienne, elle vient aussi d’une réaction naturelle contre la sévérité et l’iniquité des anciens tribunaux[22]. Une société qui avait longtemps souffert des rigueurs d’une justice à huis clos devait fatalement être portée à se montrer plus compatissante vis-à-vis des prévenus. L’ancienne omnipotence de la police, l’arbitraire séculaire des agens du pouvoir, la vénalité des tribunaux ont inspiré pour tout ce qui touche la police, la justice, l’accusation, une défiance persistante. Dans un pays où le peuple est habitué à regarder de longue date les condamnés comme des malheureux ou des victimes plus à plaindre qu’à blâmer, le prévenu inspire encore plus de pitié qu’ailleurs. A force d’avoir vu poursuivre des innocens, les Russes ont plus de peine à croire à la culpabilité des coupables. Les abus des anciens tribunaux ont émoussé l’indignation publique et la prépotence de la police s’est retournée contre la justice et la loi.

Aux verdicts en apparence irrationnels du jury il y a souvent, en Russie comme en France, une autre raison. Dans les deux états, la loi ne concède au jury que l’examen de la question de fait, le point de droit lui doit demeurer étranger. Pour éviter toute espèce d’empiétement de ce côté, le réformateur interdit de faire connaître aux jurés les conséquences légales que peut avoir leur verdict pour l’accusé. On se flatte d’enfermer ainsi le jury dans la question de fait; c’est une erreur : il tend invinciblement à porter ses regards plus loin, il ne perd jamais de vue les peines que doit entraîner son verdict. Moins on les lui fait connaître, plus il est défiant; par crainte de rigueurs excessives de la loi ou du juge, il se montrera indulgent de peur de devenir malgré lui le complice de ce qui lui paraît une inique sévérité. Dans la pratique, cette ingénieuse distinction entre le point de fait et le point de droit devient ainsi plus ou moins illusoire. On voit en Russie ce que l’on voit souvent chez nous, spécialement dans les affaires d’assassinat ou d’infanticide : des jurés reconnaître des circonstances atténuantes dans les crimes où l’on n’en saurait découvrir aucune, ou bien encore déclarer non coupable un. accusé qui s’accuse lui-même. De pareils verdicts ne sont pas toujours aussi déraisonnables qu’ils en ont l’air au premier abord. Les jurés en effet n’ont pas seulement à constater le fait matériel, la réalité de l’acte incriminé, mais bien aussi la culpabilité morale du prévenu, ce qui, parfois les autorise à rendre un verdict d’acquittement en présence des aveux les plus complets et des faits les mieux établis.

Cette prérogative du jury étend indirectement son pouvoir jusqu’au domaine législatif. Partout il a pour effet de redresser ou de tempérer la législation dans ce qu’elle peut avoir d’excessif, d’en adoucir les sévérités outrées, d’en corriger ou d’en éluder les parties qui ne répondent plus aux mœurs. Le jury ainsi considéré cesse d’être un simple ressort ou un rouage inerte de la machine répressive. L’action du jury, c’est-à-dire l’action même de la société intervenant dans la justice, remonte jusqu’au code et affecte la législation même. En un mot le jury a pour effet, si ce n’est pour mission, de plier la rigidité des lois aux mœurs et au sentiment public. C’est par là surtout qu’il est un puissant agent de liberté et de progrès; dans une législation inanimée, il fait, pour ainsi dire, pénétrer la conscience vivante. En Russie comme partout, le jury a pour cela deux moyens : il peut à l’aide de circonstances atténuantes écarter une pénalité qui répugne au sentiment public, il peut même refuser de reconnaître aucune culpabilité dans des actes frappés comme coupables par le code. A certaines époques, le relâchement de la conscience publique peut amener de graves inconvéniens et encourager au relâchement des mœurs. Dans un pays tel que la Russie où, malgré sa douceur générale, la législation garde encore plus d’une disposition arriérée, archaïque, surannée ou vicieuse, l’indulgente initiative du jury peut souvent avoir moins d’inconvéniens que d’avantages. Il y a tels chapitres du code pénal russe qui ne sauraient être appliqués que par un juge esclave de la lettre de la loi, et auxquels l’intervention du jury enlèvera tôt ou tard toute efficacité pratique. Je citerai entre autres certains articles touchant les crimes contre la religion, articles inspirés bien moins par un intérêt moral que par un intérêt politique. En 1877 par exemple, la cour d’assises d’Odessa avait à juger des paysans stundistes, innocens sectaires qui, entraînés sans doute par l’exemple de colons protestans ou mennonites du voisinage, rejettent le clergé, les sacremens et toutes les pratiques de l’église orthodoxe[23]. Ces stundistes étaient traduits en justice pour un crime prévu par le code pénal, celui d’avoir abandonné la foi orthodoxe et d’appartenir à une secte prohibée. Le crime était bien défini et les accusés le confessaient; le jury d’Odessa n’en a pas moins refusé de les reconnaître coupables, et si ce verdict d’acquittement était contraire à la loi, il ne l’était certes pas à l’équité et au droit naturel. On pourrait faire des remarques analogues à propos d’affaires d’un autre genre. Pour couper court à de tels empiétemens sur la puissance législative, il n’y a qu’un moyen, supprimer le jury ou ravir à sa compétence les affaires où l’on redoute son esprit d’indépendance. C’est, comme nous le verrons tout à l’heure, ce qui s’est fait en Russie pour toutes les causes touchant à la politique.

Le jury russe n’est sans doute pas toujours aussi éclairé que celui d’Odessa dans le procès des stundistes, on peut cependant citer, comme contre-partie et comme pendant à la fois, le procès de l’abbesse Mitrophanie, jugée à Moscou deux ou trois ans auparavant. Une abbesse orthodoxe d’une famille aristocratique et fort bien en cour, elle-même ancienne freiline ou demoiselle d’honneur de l’impératrice, fort réputée pour son intelligence et sa charité, était traduite en cour d’assises pour avoir employé au profit de son couvent et de ses bonnes œuvres des moyens peu réguliers, tels que captations, dols, faux. Le jury était composé de marchands, de petits bourgeois (mêchtchanes), de paysans, c’est-à-dire des classes les plus respectueuses de la foi et de l’habit ecclésiastique; on craignait que la robe de l’accusée n’en imposât à ces jurés moscovites. L’abbesse n’en fut pas moins condamnée, et ce procès singulier à plus d’un égard a montré quels progrès avaient déjà faits en Russie les nouvelles institutions et les mœurs judiciaires. Le président du tribunal était, dit-on, protestant, et l’un des avocats de l’abbesse orthodoxe était juif, en sorte que toutes les circonstances semblaient s’être réunies pour faire de ce procès une éclatante démonstration du nouveau principe de l’égalité devant la loi[24]. Le jury a été en Russie l’objet des accusations les plus diverses. On lui a reproché à la fois ses défauts et ses qualités, sa mollesse et son ignorance, ses scrupules et son indépendance ; on a tourné contre lui son inexpérience et ses premières erreurs, on l’a même parfois couvert de ridicule. C’est encore là une de ces institutions vivement désirées et accueillies avec enthousiasme qui, à la société comme au gouvernement, ont apporté plus d’une déception. Faut-il s’étonner de pareils mécomptes ? Faut-il en conclure que le jugement par jurés a été introduit prématurément ? Je ne le pense pas ; si pour certaines réformes on devait attendre la pleine maturité d’un peuple, on risquerait d’attendre indéfiniment, car, si les institutions ne suffisent pas à créer l’esprit public, l’esprit public ne saurait entièrement mûrir sans les institutions.

De ce que telle ou telle réforme n’a pas eu chez lui un succès complet, on n’a pas le droit d’inférer qu’un peuple n’en est pas digne. Et cela ne saurait jamais être plus vrai que lorsqu’il s’agit du jury, c’est-à-dire d’un mode de justice qui, à tous ses précieux avantages et à toutes ses garanties pour l’individu et la société, joint des défauts inhérens à ses avantages. Les inconvéniens, les abus mêmes qui en d’autres pays des deux mondes ont parfois accompagné le jugement par jury eussent dû avertir les Russes de n’en pas trop attendre d’avance et de ne s’en pas trop plaindre après. N’a-t-on pas vu en certains pays, dans le sud de l’Italie par exemple, des cours d’assises où l’on ne pouvait trouver des jurés assez courageux pour condamner les attentats les plus avérés? N’a-t-on pas vu dans certains états d’Amérique, au temps des Molly Maguire par exemple, des jurys tout entiers composés de complices des criminels qui passaient devant eux? La Russie n’a connu aucune de ces difficultés ou de ces hontes, elle n’a pas eu non plus le spectacle plus triste encore d’un jury sans conscience ni indépendance se faisant par lâcheté l’instrument docile d’un pouvoir tyrannique, comme autrefois chez nous les jurés du tribunal révolutionnaire. Quel que soit en Russie le prestige de l’autorité, elle a toujours rencontré sur les bancs des jurés des hommes décidés à rendre un verdict conforme à leur conscience et non à un mot d’ordre.

Les tribunaux créés par la réforme judiciaire étaient si nouveaux pour la Russie, si libres et indépendans, si sincèrement conçus dans un esprit libéral et progressif qu’ils n’ont pu longtemps subsister dans l’intégrité de leurs droits.

III.

La réforme judiciaire a été le fruit de l’époque la plus libérale du règne de l’empereur Alexandre II, d’une époque de noble engoûment et d’optimisme général. Une œuvre éclose dans une saison aussi courte et dans une atmosphère aussi tiède pouvait-elle ne point se ressentir du prompt refroidissement de la température politique? C’est beaucoup pour les nouveaux tribunaux que d’avoir traversé sans y succomber une période aussi troublée, aussi inquiète, aussi pleine de contradictions que les quinze dernières années. Pour vivre, les règlemens de 1862 et 1864 ont dû se plier aux circonstances, aux défiances et aux incertitudes du pouvoir. Devant les mécomptes de la société, devant les désordres intérieurs et la recrudescence de l’agitation révolutionnaire, le gouvernement s’est pris à douter de son œuvre, il s’est presque repenti de la généreuse témérité avec laquelle il avait compté sur la sagesse et l’esprit de justice de la nation. S’il n’a pas osé abroger ses lois, il s’est efforcé d’en corriger et d’en restreindre pratiquement les effets.

Des grands principes proclamés par la réforme, — séparation du pouvoir administratif et du pouvoir judiciaire, égalité devant la loi, publicité de la justice, indépendance des tribunaux et du jury, — presque aucun n’est sorti intact de cette période de tâtonnemens et de recul. Le statut judiciaire qui fait l’honneur du règne n’a pas été révoqué, les nouveaux tribunaux, la nouvelle procédure, sont demeurés debout, peut-être parce qu’en Russie, comme en tout pays, il est difficile de reprendre les franchises une fois accordées; Les nouvelles institutions ont seulement été réglementées par des ukases impériaux ou des arrêtés ministériels qui, avant même les derniers attentats et, les derniers décrets, en avaient notablement modifié l’esprit primitif et rétréci la sphère.

Et d’abord le principe fondamental de la réforme, la distinction absolue du pouvoir judiciaire et du pouvoir administratif, ce principe qui, dans les campagnes et aux échelons inférieurs des fonctions publiques, est parfois poussé jusqu’à l’extrême, n’a jamais dans l’état reçu une entière et franche application. Il a toujours subsisté une grande et importante exception, une anomalie ostensible que les années n’ont fait que mettre davantage en lumière. On comprend que nous voulons parler de la in e section de la chancellerie impériale, autrement dit de la haute police[25]. La loi déclare qu’aucun sujet du tsar ne peut être puni ou maintenu en détention sans jugement régulier: mais la IIIe section a toujours conservé le droit d’arrêter et d’interner les sujets russes sans en rendre compte à aucun tribunal. La loi proclame qu’aucun accusé ne peut être condamné sans débats contradictoires et publics; mais le chef des gendarmes « Le droit d’expulser et d’enfermer qui bon lui semble sans en prévenir personne et sans en laisser souffler mot à personne.

Une justice indépendante et libre, avons-nous dit, est par soi-même une limite au pouvoir absolu; or cette limite est tournée ou franchie en Russie à l’aide de la IIIe section. Au fond, il n’y a pas tant à s’étonner du maintien, si anormal en apparence, de cette institution. Ce qui eût été surprenant, c’est qu’en ouvrant à ses sujets de nouveaux et libres tribunaux, le pouvoir souverain ne se fût pas réservé pour son usage particulier une porte de derrière. Avec la stricte application des lois de 1864, l’autocratie ne serait plus entière; avec la nr section, l’autocratie a conservé indirectement toute sa liberté d’action. L’abolition de cette trop fameuse section de la chancellerie impériale serait le plus grand événement qui pût arriver en Russie, cela équivaudrait presque à des franchises constitutionnelles et vaudrait peut-être plus qu’une constitution.

Il peut sembler singulier que dans un même pays puissent subsister côte à côte deux institutions aussi différentes, aussi inconciliables et contradictoires que les nouveaux tribunaux et la IIIe section. Ce n’est cependant pas la première fois que de tels rapprochemens et. de tels contrastes se rencontrent dans l’histoire. La France nous en offre elle-même un exemple. A cet égard, la situation de la Russie est fort semblable à celle de notre ancienne France, qui, elle aussi, à côté de tribunaux libres et indépendans, à côté des tribunaux les plus indépendans peut-être qui aient jamais existé, avait ses lettres de cachet et sa Bastille. La IIIe section, nous le remarquions naguère, a beaucoup d’analogie avec notre lettre de cachet; l’une a servi aux mêmes usages que l’autre, tantôt sérieux, tantôt frivoles, selon les circonstances et le caractère des hommes. Ce contraste qui nous choque si fort dans la Russie contemporaine a duré chez nous des siècles. On pourrait même dire que nous l’avons revu temporairement sous l’un et l’autre empire français, grâce à la loi de sûreté générale.

Un Russe, comme un Français du XVIIIe siècle, a toujours pu être interné par ordre supérieur, être arrêté par mesure administrative (administrativnym poryadkom). Le gouvernement est toujours maître d’user de ce procédé et de cette formule envers qui bon lui semble. Grâce aux gendarmes de la IIIe section, on peut remettre la main sur les hommes déjà traduits devant un tribunal et acquittés par un jury. Il va sans dire que cette institution toute politique n’agit habituellement que pour les affaires politiques ou considérées comme telles, elle ne prétend ni condamner les gens, ni leur infliger un châtiment; elle se contente de les éloigner temporairement ou de les garder à vue, de leur interdire ou de leur imposer telle ou telle résidence, de les confiner pour le bien de tous dans des villes écartées ou des provinces reculées. Là, il est vrai, les suspects de la haute police peuvent dans leur exil rencontrer des criminels régulièrement condamnés par les tribunaux et parfois moins sévèrement traités qu’eux-mêmes.

En temps ordinaire, l’épée de Damoclès suspendue sur la tête de tout Russe ne frappe que les agitateurs des deux sexes, les malheureux jeunes gens égarés par la propagande révolutionnaire. Le corps des gendarmes n’a point à intervenir dans la justice et ne s’en mêle point, si bien que les gens paisibles et bien intentionnés peuvent continuer à voir en eux les plus sûrs défenseurs de la légalité. Si la IIIe section tournait parfois son attention et ses rigueurs sur des hommes qui n’avaient rien du conspirateur ou du révolutionnaire, parfois même sur les hommes les plus considérables et les plus influens, c’était toujours que ces personnages s’occupaient de politique et qu’ils se permettaient de juger les affaires du dedans ou du dehors d’une manière qui provoquait le mécontentement ou la mauvaise humeur des autorités du jour[26].

Aux yeux du pouvoir, le principal avantage de la IIIe section, c’est la promptitude de ses actes et le secret qui les couvre. On oublie que les formalités légales et la publicité sont souvent non moins utiles à la justice et au gouvernement qu’au public ou à l’accusé, que seules elles peuvent mettre à l’abri de certaines méprises et de certaines calomnies. Dans sa promptitude à saisir les coupables et à déjouer les complots, la haute police est fréquemment exposée à mêler des innocens aux coupables, et le mystère qui recouvre tous ses procédés permet aux Russes comme aux étrangers de lui attribuer des arrestations arbitraires et imméritées, des déportations en masse, des injustices et des violences qui n’ont parfois jamais eu lieu, mais qui augmentent le sinistre renom de la IIIe section et enveniment les haines dont elle est l’objet. Comme les fautes des hommes sur lesquels s’appesantit sa main ne sont connues que d’elle, ses victimes peuvent aisément usurper les sympathies publiques, et ses arrêts, n’étant soumis à aucune discussion, restent livrés à toutes les contestations.

Par malheur cette institution anormale, qui résumait le règne de Nicolas, a sous Alexandre II puisé une vigueur nouvelle dans les conspirations et les agitations politiques des dernières années. Les attaques, les attentats dont elle a été l’objet n’ont fait que la consolider : depuis le coup de revolver tiré sur l’empereur Alexandre, la IIIe section est en train de redevenir la vraie souveraine de l’empire. En face de la propagande révolutionnaire, en face de sociétés secrètes savamment organisées et sans scrupule, le gouvernement est moins que jamais disposé à licencier une police qui lui paraît le seul moyen de combattre à armes égales contre ses mystérieux ennemis. Combien de temps durera cette lutte déplorable de deux puissances occultes dont l’une semble appeler et justifier l’autre? Personne ne le saurait dire. Il est difficile cependant de ne pas remarquer combien l’omnipotence de la police impériale s’est dernièrement montrée inefficace non-seulement contre la perpétration, mais contre la répression même des crimes commis au plus grand jour. A Pétersbourg, à Kief, à Odessa, à Kharkof, dans toutes les grandes villes, elle a été impuissante à garantir la sécurité personnelle de ses chefs, elle n’a su ni les protéger contre le poignard des assassins, ni découvrir et arrêter les coupables. Si l’on devait juger d’une institution par ses résultats pratiques, les conservateurs les plus décidés pourraient douter de l’efficacité réelle d’un tel instrument de gouvernement. L’observateur est même tenté de se demander s’il n’y aurait pas un lien naturel, une sorte de connexité cachée entre l’institution favorite de l’empereur Nicolas et le développement des sociétés secrètes, ou mieux, les progrès de la propagande révolutionnaire en Russie.

Comment ne pas s’apercevoir en effet que c’est à l’ombre et pour ainsi dire à couvert de cette haute police qu’ont germé et grandi de tous côtés, dans la jeunesse des deux sexes, les idées radicales, le socialisme, le nihilisme et spécialement cet esprit de conspiration, ce goût pour les associations secrètes et les affiliations clandestines, ce penchant aux moyens ténébreux et aux voies souterraines qui aujourd’hui est un des principaux caractères de l’esprit révolutionnaire en Russie, et qui pour nous rappelle par plus d’un trait les fatales habitudes de conjuration, d’espionnage et de trames silencieuses des carbonari et des sectes italiennes, au temps où les gouvernemens de la péninsule combattaient leurs ennemis avec cette même arme d’une police arbitraire et omnipotente.

La IIIe section qui, à côté des tribunaux réguliers, maintient une juridiction anormale est la plus grave infraction aux grands principes proclamés par la réforme judiciaire. Ce n’est pas la seule; il en est d’autres moins connues ou moins apparentes que l’observateur impartial a le devoir de signaler. Ce n’est pas uniquement en dehors des nouveaux tribunaux, c’est dans leur enceinte, jusque dans le temple élevé à la justice, que se rencontrent des dérogations aux règles solennellement inscrites au fronton du nouvel édifice. Dans la sphère judiciaire comme dans la sphère administrative, on a repris parfois en détail ce qu’on avait donné en bloc, et dans l’une comme dans l’autre la pratique est encore loin d’être toujours d’accord avec la théorie. La faute n’en est pas uniquement aux appréhensions ou aux habitudes du pouvoir; elle est en partie à la société, aux classes les plus élevées ou les plus influentes qui répugnent aux obligations parfois gênantes que leur impose le législateur. Les formes égalitaires de la nouvelle procédure par exemple, les ordres de comparution devant les tribunaux, l’obligation de déposer en personne devant les juges ou le jury, choquaient de hauts personnages, enclins à y voir un manque de déférence pour leur rang. Était-il convenable qu’un général ou un conseiller privé actuel dût se présenter en personne tout comme un homme du vulgaire pour déposer simplement devant des juges dans une affaire parfois sans intérêt pour lui? Au lieu d’être tenus de comparaître publiquement à l’audience, ne serait-il pas plus naturel que de tels personnages eussent la faculté de requérir du tribunal qu’il vînt lui-même à leur domicile recevoir leur déposition? Ce droit, les hauts dignitaires du tchine se le sont fait accorder, et le privilège s’est ainsi de nouveau subrepticement glissé dans des tribunaux où devait régner l’égalité devant la loi.

De tous les principes consacrés par les règlemens judiciaires, le plus exposé aux restrictions, le plus contesté dans la pratique, devait être naturellement celui de la publicité des débats. Si la publicité est la première et la plus haute garantie de l’individu et de la société, n’est-elle pas souvent aussi un danger pour les mœurs publiques, une incitation au crime? ne donne-t-elle pas aux natures perverses avec des leçons de scélératesse des modèles des plus horribles forfaits? Tant qu’il ne s’est agi que de crimes privés, que d’attentats contre les biens ou les personnes, l’autorité impériale a, dans la presse comme à l’audience, scrupuleusement respecté la publicité des débats, en acceptant les inconvéniens avec les avantages. Il n’en est pas de même pour les affaires politiques, pour ces procès de sociétés secrètes et de propagande révolutionnaire qui se sont tant multipliés depuis une dizaine d’années. « Pouvions-nous tolérer, me disait un fonctionnaire, que des prévenus obscurs, des gens sans notoriété ni talent, de jeunes audacieux sans crainte ni respect de rien, se servissent de l’audience comme d’une tribune pour répandre dans le public leurs pernicieuses théories et inculquer au peuple leurs vaines et chimériques doctrines? Pouvions-nous, grâce aux comptes rendus des journaux, laisser distribuer impunément les discours les plus incendiaires, permettre ainsi aux pires adversaires de l’état d’éluder à leur profit les lois sur la presse et transformer nos tribunaux en agences de propagande révolutionnaire[27] ? » Pour un gouvernement comme celui de la Russie, c’était difficile en effet ; plus d’un autre en pareil cas se fût trouvé embarrassé. Le gouvernement impérial a du reste montré à cet égard plus de délicatesse et de scrupules qu’on n’en eût peut-être attendu de lui et que n’en ont fait voir en pareille circonstance ses voisins d’Allemagne. Il lui répugnait manifestement de se démentir lui-même, de supprimer à si courte échéance des franchises ou des garanties qu’il avait accordées de bonne foi. Quoi qu’on en dise souvent, les réformes ont en Russie été faites avec un parfait esprit de sincérité, avec une confiance dans la société qui n’a pas toujours été récompensée, et, quand on s’est cru obligé de revenir sur ces réformes, il semblait que ce fût à contre-cœur, timidement, subrepticement, honteusement, comme si l’on craignait de laisser apercevoir la contradiction. À Saint-Pétersbourg, on n’a jusqu’aux derniers attentats rien eu de ce courage cynique, de cette brusquerie impérieuse et, pour tout dire, de cette crânerie insolente avec laquelle un gouvernement impérial voisin défait ce qu’il a fait, nie ce qu’il affirmait et reprend à ses sujets les droits qu’il leur a solennellement reconnus.

C’est ainsi qu’au lieu d’abolir législativement la publicité pour certaines affaires criminelles, on a cherché en Russie à la restreindre ou à l’éluder au moyen de subterfuges. On s’est d’abord attaqué à la presse, lui faisant interdire officieusement, comme dans le procès de Netchaief, de reproduire les débats de l’audience ; et n’en laissant connaître au public que ce qu’en imprimait le journal officiel. Puis, à propos d’un autre procès du même genre, on a fait un pas de plus, on a tenté de restreindre la publicité même de l’audience en se servant dans les grands procès politiques de salles trop petites pour donner accès à beaucoup de spectateurs. Tout en étant maintenue en droit, la publicité devenait ainsi illusoire en fait. Pour cela, on profitait habilement du grand nombre des accusés réunis par l’accusation. Cette manière d’agir a donné lieu à un incident caractéristique dans un procès jugé à Saint-Pétersbourg en 1877. Les avocats, usant largement des droits de la défense, se plaignirent de ce que, contrairement à la loi, leurs cliens fussent jugés à huis clos; ils osèrent demander que les audiences fussent réellement publiques et insistèrent pour qu’elles se tinssent dans une salle plus vaste, au besoin dans la salle des Pas-Perdus. « La publicité n’est pas supprimée, répondit en substance le président, mais le grand nombre des accusés et des témoins ne laisse pas de place au public. » Dans cette affaire, il y avait en effet une centaine d’accusés et une multitude de témoins, ce qui tirait le tribunal d’embarras. Ces procès de propagande révolutionnaire qui se répètent si souvent enveloppent en effet d’ordinaire une foule de prévenus, liés les uns aux autres par de secrets engagemens ou poursuivis comme tels. Cela permettait aisément d’éluder la publicité de l’audience pendant que les comptes rendus officiels, les seuls autorisés, ne donnaient que les noms et l’ordre d’interrogatoire des prévenus et des témoins, sans aucun fait, sans aucune déposition qui permît de juger de la gravité du délit et de la justice du châtiment.

Depuis une année environ, ému de l’audace de ses ennemis, le gouvernement a, pour cette sorte d’affaires, montré moins de scrupules; il a modifié la législation et restreint les droits du jury en même temps que limité la publicité. Il s’est en Russie passé quelque chose d’analogue à ce que vers le même temps nous avons vu en Allemagne. Dans sa lutte avec les nihilistes, le gouvernement de Saint-Pétersbourg a été entraîné à restreindre les droits du jury et la publicité des débats judiciaires, comme dans sa lutte avec les socialistes M. de Bismarck a essayé de borner les droits du parlement, et au moyen de son projet de discipline parlementaire a prétendu restreindre la publicité des débats des chambres[28]. Les gouvernemens, maîtres d’imposer leurs convenances, ont peine à résister à de semblables tentations. Tout cependant n’est point profit pour le pouvoir dans ce silence de l’audience et cet éloignement du public. Pour l’opinion, qui n’en peut apprécier les motifs, les condamnations ainsi prononcées dans l’ombre gardent forcément quelque chose d’obscur et d’équivoque, il devient aisé aux gens malintentionnés d’ériger en victimes innocentes ou en martyrs de la liberté les fous les plus insensés ou les criminels les plus dangereux. En s’enveloppant de mystère, la justice paraît emprunter la procédure et les formes arbitraires de la IIIe section, elle semble n’être plus que l’accessoire et la complice de la haute police, et cette fâcheuse ressemblance la rend naturellement suspecte. Et cependant, à y bien regarder, ces procès politiques, ainsi soumis à une sorte de huis clos, sont peut-être ceux où la publicité aurait le plus d’avantage et le moins de danger, car, en dévoilant à la société aussi bien qu’à l’autorité la profondeur des plaies sociales, la publicité serait le meilleur moyen d’exciter contre les entreprises coupables et les revendications chimériques la répulsion publique. En voulant, pour ne point agiter et troubler la nation, soustraire à ses regards les détails de ces tristes affaires, on risque de la laisser s’endormir dans l’apathie, l’indifférence ou la méfiance. Sous prétexte de protéger le pays contre l’infection des mauvaises doctrines, on l’empêche de se prémunir contre la contagion.


IV.

De tous les procès politiques des dernières années, le plus digne d’attention et à tous égards le plus marquant dans les fastes judiciaires a été le procès de Vêra Zasoulitch, en 1878. C’est la dernière cause de ce genre qui ait été jugée publiquement avec l’assistance du jury. La gravité de l’affaire, la haute position de la victime de l’attentat, le sexe, la jeunesse, la froide exaltation de l’accusée, la décision inattendue du jury, tout, jusqu’à la disparition soudaine de l’acquittée au sortir de l’audience, contribuait à jeter sur ce procès mémorable une teinte romanesque. On n’a pas oublié le fond de l’affaire. Aux bords du Volga, à trois ou quatre cents lieues de la capitale, une jeune fille avait appris par un journal que sur l’ordre du préfet de police de Saint-Pétersbourg, le général Trépof, un jeune prisonnier politique, à elle inconnu, avait été fouetté de verges. Nouvelle Charlotte Corday, la jeune Russe s’était constituée la vengeresse de l’humanité. Sans prendre conseil de personne, elle avait traversé la moitié de la Russie pour venir à Saint-Pétersbourg châtier l’irascible préfet, et dans une audience lui avait tiré à bout portant un coup de revolver, qui l’avait grièvement blessé. On n’a pas oublié non plus que, malgré l’évidence du crime, malgré la préméditation reconnue et les aveux de l’accusée, malgré les efforts de l’accusation, le jury pétersbourgeois avait rendu un verdict d’acquittement aux applaudissemens illégaux du public de l’audience et de la foule du dehors. Le jury, en acquittant Vêra, cédait-il uniquement à un entraînement généreux ou bien, dans leur indépendance du pouvoir, les jurés subissaient-ils la pression d’influences occultes et de menaces révolutionnaires? La chose n’est point certaine. Peut-être obéissaient-ils à la fois à deux mobiles différens. Toujours est-il qu’en absolvant Vêra Zasoulitch, le jury a temporairement compromis ses droits et sa propre existence. En aucun pays de l’Europe, cause semblable n’eût été débattue avec plus de liberté; mais ce fut pour la dernière fois[29].

L’autorité ne voulut pas admettre l’impunité d’un tel attentat. Le ministère public déféra le verdict du jury à la chambre de cassation du sénat. L’accusation fit valoir plusieurs motifs de nullité, le tribunal avait admis des témoins à déposer sur des faits étrangers à la cause, l’assistance avait exercé sur les jurés une pression morale en manifestant, au cours même des débats, par ses applaudissemens ou ses murmures, ses sympathies pour la défense et sa répulsion pour l’accusation. Cette dernière allégation pouvait avoir quelque chose de fondé; tout ce recours en révision contre un verdict d’acquittement n’en était pas moins un procédé irrégulier et anormal. En attaquant le verdict, des jurés de Saint-Pétersbourg, on semblait s’en prendre à la souveraineté même du jury et méconnaître l’essence de l’institution[30]. Le sénat russe admit le pourvoi de l’accusation, annula pour vice de forme le verdict d’acquittement, et le ministère public, ayant déclaré que la capitale manquait du calme et de l’impartialité nécessaires aux jurés en pareille circonstance, le sénat renvoya l’affaire devant le tribunal de Novgorod. Devant un jury de province, Vêra Zasoulitch eût fort risqué de ne pas trouver la même indulgence qu’à la cour d’assises de Saint-Pétersbourg; mais les amis de l’héroïne du procès avaient pris leurs précautions. A la sortie même de l’audience où elle avait été acquittée, au milieu d’un conflit entre ses admirateurs et la police, à la faveur d’un tumulte et d’une bagarre où avaient retenti plusieurs coups de feu, la jeune fille, enlevée par ses partisans, avait soudainement disparu. A l’étranger, on la supposait entre les mains de la in e section, on se l’imagine souvent encore prisonnière dans les cachots de quelque forteresse. Point du tout, la police, irritée de ses nombreuses déconvenues, avait trop d’intérêt à se faire honneur d’une telle capture pour la tenir secrète; Vêra avait dans la capitale échappé à toutes les recherches des agens du pouvoir, et au jour où elle devait comparaître devant la cour d’assises de Novgorod, elle se trouvait en Suisse, d’où, pour être mieux à l’abri de toute menace d’extradition, elle est, croyons-nous, passée en Angleterre.

A la procédure peu correcte suivie dans cette romanesque affaire, l’autorité n’avait rien gagné. Le gouvernement impérial semble avoir senti lui-même qu’annuler le verdict d’acquittement des jurés c’était en réalité annuler le jury. Mieux valait renoncer à ces voies détournées et s’en prendre directement à l’institution même. Aussi bien, dans ce grave procès était-on mécontent de tout le monde; aux jurés on reprochait leur indépendance, à la défense sa liberté, au public sa partialité pour l’accusée, aux juges leur impartialité. Aussi n’y a-t-il pas à s’étonner si en haut lieu l’acquittement de Vêra Zasoulitch a été la condamnation du jury.

Un moment, on mit en avant les projets de restrictions les plus singuliers. Au ministère de la justice il fut question, dit-on, d’accorder au président et indirectement à l’accusation le droit de récuser les avocats. Du coup, la liberté de la défense eût été anéantie et toute la réforme judiciaire compromise avec elle. Le gouvernement impérial le comprit, et, cédant aux appréhensions de l’opinion et aux représentations de la presse, il a, croyons-nous, renoncé à ce bizarre projet. Au lieu de cela, on s’est borné à soustraire au jury la connaissance de toutes les causes qui pouvaient prêter à de pareils mécomptes. Un ukase du 9 mai 1878 a déféré temporairement à des cours spéciales les crimes et délits commis sur la personne des fonctionnaires publics pendant l’accomplissement de leurs fonctions ou en raison de leurs fonctions, « meurtre ou tentative de meurtre, blessures, mutilations et tous actes de violence, menaces ou clameurs[31]. » Du sommet au bas de l’échelle, les agens du pouvoir étaient ainsi placés en dehors du droit commun, tous les serviteurs de l’état se trouvaient mis en possession des garanties et privilèges jusque-là réservés au souverain.

Le législateur n’avait pas en effet attendu jusqu’en 1878 pour s’apercevoir qu’à l’égard de certains attentats le jury n’était point un sûr instrument de répression. La loi même qui instituait le jury dérobait aux tribunaux ordinaires la connaissance de tous les crimes contre l’empereur et contre la sûreté de l’empire.

Pour ces crimes d’état, on avait cru nécessaire de maintenir une juridiction aussi bien qu’une législation exceptionnelle. La composition de ces tribunaux d’exception variait suivant la gravité des cas. D’après les lois de 1864, ces crimes devaient être déférés aux cours de justice, statuant sans jury, mais complétées par l’adjonction de quelques délégués pris dans les diverses classes de la société, comme si là même où il n’admettait point l’intervention du jury, le réformateur en eût voulu laisser aux accusés une réduction corrigée ou une image[32].

Pour les procès les plus considérables, pour les conspirations, par exemple, embrassant plusieurs provinces de l’empire, le jugement des crimes d’état pouvait, sur un ordre du souverain, être transféré à une cour spéciale du sénat qui, d’ordinaire, était également complétée à l’aide de quelques délégués désignés par la loi. C’est de cette façon, devant des membres de la cour suprême, qu’ont été jugés antérieurement à 1879 la plupart des grands procès politiques des dernières années; c’est une haute cour de ce genre qui va prononcer sur le sort du régicide Solovief.

Le législateur, on le voit, avait pris ses précautions ; mais les nombreux attentats de 1878 les lui ont fait paraître insuffisantes. La procédure a semblé trop lente, et les débats même trop solennels en présence de l’attitude souvent provocante des accusés. Renonçant aux tribunaux civils, le gouvernement s’est décidé à livrer ses adversaires politiques à la justice la plus expéditive, à la justice militaire. Le 9 août 1878, un ukase impérial, renchérissant sur celui du 9 mai précédent, transférait provisoirement aux cours martiales tous les crimes contre l’état aussi bien que les crimes contre les fonctionnaires. La guerre de Bulgarie était à peine terminée, les troupes russes campaient sur la mer de Marmara, le traité de Berlin n’était pas encore ratifié, et les attentats les plus audacieux contre les représentans du pouvoir se succédaient coup sur coup, à Pétersbourg, à Kief, à Odessa. Le gouvernement, qui en avait à peine fini avec les ennemis du dehors, résolut d’employer contre ses ennemis du dedans les armes dont usent les états contre les séditions à main armée. Les conspirateurs qui recouraient si volontiers au poignard et au revolver ont été ainsi assimilés à des insurgés. L’opinion, inquiète de l’audace et du nombre des ennemis de l’ordre, alors même que la Russie restait exposée à de graves périls extérieurs, l’opinion ne semble pas d’abord s’être alarmée de cette sorte de mise hors la loi des conspirateurs et des révolutionnaires qui, en se montrant assez peu patriotes pour jeter le trouble dans le pays à l’une des heures les plus graves de son histoire, semblaient se faire les complices de l’étranger[33]. Déjà, l’hiver dernier, l’on se plaisait à remarquer que depuis le décret du 9 août, les attentats, si répétés dans les mois précédens, avaient subitement pris fin, déjà l’on y voulait voir une marque de l’efficacité des tribunaux militaires, lorsqu’en février, en mars, en avril 1879, l’assassinat impuni du prince Krapotkine à Kharkof, la nouvelle agression contre le chef des gendarmes à Saint-Pétersbourg et enfin l’attentat de Solovief sur la personne même du tsar sont venus montrer coup sur coup que les mesures répressives les mieux justifiées ne sauraient suffire à rendre à un pays ou à un gouvernement la sécurité.

Après les ukases de mai et d’août 1878, il semblait malaisé d’aller plus loin dans la voie de la répression : le crime de Solovief a fait inventer de nouvelles et plus graves mesures. Comment s’en étonner alors qu’au milieu du siècle, en France même, il a suffi de bombes jetées par un étranger sur le chemin de l’Opéra, pour qu’à l’aide d’une loi de sûreté générale qui n’était que l’abrogation de toute loi, un pays qui n’était point la patrie de l’autocratie fût tout entier dépouillé des garanties légales? La Russie autocratique ne pouvait en un cas pareil rester en arrière de la France du second empire; l’état de siège a été proclamé, on a institué des gouverneurs généraux militaires devant lesquels ont dû s’effacer toutes les lois civiles.

L’ukase du 5 avril dernier investit ces gouverneurs généraux du droit de faire passer devant les conseils de guerre les personnes justiciables des tribunaux ordinaires, du droit de faire transporter administrativement où bon leur semble toute personne dont la présence leur paraît nuisible, du droit de mettre en accusation tous les sujets de l’empereur sans distinction de rang ou de position. Dans un pays où règne la IIIe section, tout cela, il est vrai, n’innovait pas beaucoup en droit; la grande modification est dans l’extension donnée à ces procédés arbitraires, dans les mesures prises pour activer la répression. La procédure habituelle des conseils de guerre a paru trop lente; les gouverneurs généraux sont autorisés à la simplifier pour recourir au besoin à la justice sommaire usitée en campagne. D’après l’ukase du 5 avril 1879, les accusés peuvent être mis en jugement sans enquête préalable, être condamnés sans déposition orale des témoins, être exécutés sans examen de leur pourvoi en cassation.

Il y a une quinzaine d’années, lorsqu’étaient publiés les règlemens judiciaires, lorsqu’était établi le jury, l’opinion se flattait d’assister au rapide développement des institutions nouvelles, on rêvait de voir les Russes enfin en possession d’un habeas corpus, on rêvait de voir élargir la compétence du jury, de la voir étendre à la presse, par exemple. Au lieu de cela, la sphère d’action du jury a été restreinte, et dans les affaires les plus graves, les tribunaux civils ont dû céder la place à des tribunaux militaires. L’exception est redevenue la règle et l’arbitraire a remplacé la loi. Nous ne voulons point chercher sur qui doit retomber la responsabilité de ces déceptions. Cette responsabilité, il faudrait sans doute la partager. Une grande partie en revient aux tentatives violentes des fanatiques prophètes de réforme sociale. Il nous répugnerait d’accuser des hommes souvent plus égarés que coupables, des esprits séduits par de généreuses chimères, aigris par la misère et l’oppression, et qui, dans leurs criminelles folies, ont au moins le mérite de savoir souffrir et mourir pour leurs doctrines, au lieu de n’y voir, comme ailleurs, qu’un moyen de fortune. C’est à eux cependant, c’est à l’intempérance de leurs désirs, à la témérité de leurs vœux, à la violence de leurs moyens, que la Russie libérale est redevable d’une bonne part de ses désenchantemens. Le spectacle que nous offre la Russie n’a rien de nouveau du reste pour l’Europe occidentale; aux bords de la Neva comme partout ailleurs, l’esprit révolutionnaire et l’esprit de réaction s’appellent, et s’excitent l’un l’autre; les soi-disant apôtres de la liberté se font involontairement les auxiliaires du despotisme dont ils prétendent secouer le joug, et les fauteurs les plus convaincus d’une aveugle répression exaltent inconsciemment les passions subversives.

Les mesures de sûreté prises par le gouvernement en 1879 comme en 4 878 ne sont, nous assurent les ukases impériaux, que transitoires, temporaires (vremennymi)[34]. Par malheur, personne ne peut dire combien de mois, combien d’années dureront ces mesures provisoires. En tout cas, quelle qu’en soit la durée, les récentes restrictions ne sauraient faire oublier tout ce qui subsiste de la réforme judiciaire, tout ce qui en est déjà entré dans les mœurs. Les déceptions du public et du législateur ne doivent pas faire perdre de vue le terrain conquis. Alors même qu’elles semblent disparaître sous les restrictions provoquées par les excès révolutionnaires, les lois de 1864 n’ont pas été détruites. Les ukases impériaux ont beau, sous le coup de la colère et de l’inquiétude, altérer et déformer dans telle ou telle de ses parties la plus belle œuvre du règne actuel, l’œuvre ainsi temporairement mutilée subsiste encore dans ses fondemens; à demi enfouie sous les mesures d’exception, elle traversera la crise actuelle, et en dépit de toutes les altérations momentanées ou superficielles, elle se retrouvera intacte en des temps plus calmes.

« Une des choses qui nous étonnent, qui nous attristent le plus, nous autres Russes, c’est de voir combien, après tant de grandes et multiples réformes, nous avons peu changé, combien dans le peuple comme dans le gouvernement, dans les sujets comme dans le pouvoir, les vieilles idées, les vieilles habitudes ont persisté. On dirait que tous ces changemens qui eussent métamorphosé un autre pays ont passé sur nos têtes sans toucher les âmes, sans atteindre la conscience du peuple qui en était l’objet, ou du pouvoir qui en était l’auteur. » — Que de fois ai-je entendu cette confession dans la bouche de Russes désabusés ! Les derniers événemens, les récens mécomptes du dehors et du dedans ne sont pas faits pour corriger ces impressions pessimistes. Peut-être, comme nous l’avons dit à propos du jury, ce pessimisme qui a succédé à un excès d’optimisme est-il également outré.

La réforme judiciaire n’a pas été aussi stérile qu’on se plaît parfois à le dire, déjà l’influence commençait malgré tout à s’en faire sentir dans les mœurs, dans la vie privée comme dans la vie publique. Le rôle de la justice n’est pas tout matériel, il ne consiste pas uniquement à maintenir l’ordre extérieur, la mission de la justice est avant tout d’inculquer au peuple et à la société, aussi bien qu’aux agens du pouvoir, le sentiment du juste et du droit. Or à cet égard la justice est bien loin d’avoir encore accompli son œuvre, mais chez aucun peuple elle n’avait plus à faire. Quel est le reproche le plus souvent et le plus justement fait aux Russes, au fonctionnaire, au. marchand, à l’artisan, au paysan, à l’homme civilisé comme à l’homme du peuple, aux hommes publics comme aux hommes privés? C’est de ne point avoir une notion nette et vivante du droit, de ne pas sentir assez la force de l’obligation morale, au. moins de l’obligation juridique, de l’obligation légale. Chez aucun peuple peut-être le respect des contrats, le respect des engagemens pris, n’est moins général. Or ce défaut, qui chez les Russes ternit à la fois la vie privée et la vie publique, une justice libre, honnête, impartiale, peut seule le corriger en corrigeant les mœurs séculaires du servage domestique et de l’arbitraire bureaucratique. Cette œuvre, il faudra bien laisser aux nouveaux tribunaux le temps de l’accomplir, car en Russie comme ailleurs il ne saurait y avoir de développement calme et régulier, de progrès vrai et durable sans que le sentiment de l’obligation juridique et de la responsabilité légale ait, avec le respect de la loi et de la légalité, pénétré dans le peuple comme dans le pouvoir. Hors de là, il n’y aurait pour la Russie, aussi bien que pour l’Occident, que crises stériles et énervantes alternatives dg réaction et de révolution.


ANATOLE LEROY-BEAULIEU.

  1. Voyez la Revue du 1er avril, du 15 mai, du 1er août, du 15 novembre, du 15 décembre 1876, du 1er janvier, du 15 juin, du 1er août et du 15 décembre 1877, du 15 juillet, du 15 août, du 15 octobre, du 15 décembre 1878.
  2. Sur le rôle de la police avant les réformes, voyez entre autres les spirituelles lettres de M. G. de Molinari sur la Russie, lettres écrites vers 1860 et réimprimées en 1878.
  3. La police n’était pas uniquement chargée de l’instruction des affaires criminelles, mais aussi de la répression de la plupart des petits délits, qui aujourd’hui sont de la compétence des juges de paix.
  4. Jusqu’à ces derniers temps, la vie était du reste fort peu sûre dans les campagnes où l’émancipation des serfs avait supprimé, sans la remplacer, la police domaniale. Pour remédier à ce triste état de choses, le gouvernement a dû dans l’année 1878 créer à l’imitation de notre gendarmerie une nouvelle police rurale à cheval dont le besoin se faisait singulièrement sentir.
  5. Un procès jugé à Kazan, cette année même, a montré que jusque dans le centre de l’empire les agens de police avaient parfois recours à de semblables argumens, et dans ces derniers temps les agens du pouvoir ont même été accusés d’employer de pareils moyens pour arracher des révélations à des prisonniers politiques.
  6. Voyez, par exemple, Nicolas Tourguenef, la Russie. et les Russes, t. II, chap. III.
  7. Dans un procès récent par exemple, une dame de la société pétersbourgeoise, accusée d’avoir falsifié pour 57,000 roubles de lettres de change, put éviter la prison grâce à l’un de ses amis qui offrit pour elle une caution de 60,000 roubles.
  8. Je dois noter que depuis un an environ, le ministère de la justice parait décidé à n’admettre dans le personnel judiciaire que des hommes ayant fait leurs études de droit. En cela, l’administration ministérielle ne ferait que se conformer à la loi ; mais en Russie plus qu’ailleurs, l’on doit savoir gré à l’autorité d’observer les prescriptions légales.
  9. La Russie et les Russes, t. II, p. 232. On doit noter que la Russie a accepté le jury avant l’Autriche.
  10. Voyez Hermann : Russlands Geschichte, t. III, p. 56. Il est question de quelque chose de semblable dans le Soudebnyk ou Justicier d’Ivan III.
  11. C’est ce que proposait Nicolas Tourguenef dans son plan de réforme de la justice. Pour adapter le jury aux mœurs de son pays, il croyait utile de n’admettre parmi les jurés que des hommes de la même classe que l’accusé ou d’une classe supérieure. (La Russie et des Russes, t. II, p. 234-236.)
  12. Voyez les considérations dont est accompagné l’article 7 des lois judiciaires dans l’édition donnée par la chancellerie impériale.
  13. Il faut posséder au moins cent desiatines (environ cent neuf hectares) de terre dans les campagnes, ou bien un immeuble d’une valeur de 2,000 roubles dans les capitales, de 1,000 roubles dans les chefs-lieux du gouvernement, de 500 roubles dans les autres localités, ou bien encore il faut jouir d’un revenu ou d’un traitement d’au moins 500 roubles dans les capitales et 200 dans le reste de l’empire.
  14. Dans les provinces de l’ouest qui demeurent privées d’assemblées provinciales, les listes des jurés doivent être dressées par des commissions spéciales composées de juges de paix et de fonctionnaires de la police. La révision de ces listes est confiée à une commission provinciale qui a le droit d’en rayer qui bon lui semble sans avoir à mentionner les motifs de ses décisions. Le chiffre des israélites portés sur les registres du jury doit être proportionnel au chiffre de la population juive du district, mais en aucun cas le chef du jury ne peut être Israélite. Ces règlemens spéciaux édictés en 1877 devaient recevoir leur application en 1878; mais le manque d’argent ou les défiances du pouvoir ont, croyons nous, arrêté jusqu’ici l’introduction des nouveaux tribunaux dans ces gouvernemens de l’ouest qui restent ainsi privés du bénéfice de la réforme.
  15. Si, comme notre arrondissement, le district était pour les élections provinciales subdivisé en plusieurs cantons, on pourrait confier la désignation des jurés au représentant de chaque canton, ainsi que cela se passe d’ordinaire chez nous pour nos conseillers généraux, mais cette subdivision n’existe point, et l’on peut trouver des inconvéniens à laisser à un seul individu le choix des hommes qui doivent décider de la liberté ou de la vie de leurs concitoyens.
  16. Ce droit de récusation existe déjà aujourd’hui pour la défense comme pour l’accusation, et s’étend, croyons-nous, à six membres du jury.
  17. Les commissions d’examen des listes sont nommées par les zemstvos et sont toujours prises dans leur sein; elles fonctionnent avec la participation d’un juge de paix. L’article 103 de la loi veut qu’on indique quelles sont les personnes étrangères à l’église orthodoxe. Ces listes sont du reste rédigées avec tant de négligence que plus d’une fois il s’est rencontré parmi les jures désignés au sort des hommes ayant subi des condamnations judiciaires, des vieillards ayant dépassé l’âge légal, ou des colons d’origine étrangère ne comprenant pas le russe.
  18. Ces derniers sont proportionnellement d’autant plus nombreux que, leurs titres étant aisés à constater, ils sont inscrits d’office, tandis que beaucoup de marchands ou de petits propriétaires se gardent de faire valoir leurs droits à être portés sur les rôles.
  19. Voyez les commentaires officiels de la loi.
  20. Voici quel était par exemple la composition du jury dans le grand procès en banqueroute frauduleuse de la banque commerciale de Moscou : dix méchtchanes, ou petits bourgeois, dix paysans, deux artisans, un ancien soldat, un marchand, un noble et trois bourgeois notables.
  21. Cette opinion, par exemple, a été exprimée par la Gazette de Moscou.
  22. En 1876, les cinquante-deux tribunaux d’arrondissement de l’empire avaient jugé trente mille quatre-vingt-seize personnes avec l’assistance du jury, onze mille quatre-vingt-douze prévenus, soit plus de 30 pour 100, avaient été acquittés. Dans les années précédentes, la proportion des acquittemens aux condamnations était légèrement plus élevée, ce qui semble montrer que les cours d’assises et le jury inclinent à une plus grande sévérité.
  23. Sur cette secte, qui a commencé à paraître dans le sud de la Russie vers 1870, voyez la Revue du 1er juin 1875.
  24. Nous dirons peu de chose de la procédure des cours d’assises. A cet égard, la Russie a plutôt imité la France que l’Angleterre, bien que sous quelques rapports elle ait cherché à combiner les usages des deux pays. Comme en France, les avocats plaident au criminel aussi bien qu’au civil, mais comme en Angleterre les témoins sont interrogés contradictoirement (cross-questionning) par les avocats et le ministère public aussi bien que par le président. Ce dernier termine aussi les débats par un résumé où, comme chez nous, il ne se maintient pas toujours dans une stricte impartialité. Lorsque le jury a rendu son verdict, la défense et l’accusation peuvent être admises à présenter leurs conclusions sur l’application de la peine.
  25. Voyez la Revue du 15 août 1877.
  26. Il y a quelques mois, par exemple, un des hommes les plus populaires de la Russie, M. Aksakof, président de la Société slave de Moscou, a été durant quelques semaines exilé dans ses terres, pour avoir dans un discours public blâmé le gouvernement de s’être résigné à l’acceptation du traité de Berlin.
  27. A en juger par les comptes rendus, il est certain que la plupart des prévenus politiques cherchent moins à se défendre qu’à proclamer et justifier leurs théories. J’ai par exemple sous les yeux une petite brochure russe intitulée : les Femmes du procès des socialistes de Moscou : infanticide commis par le gouvernement russe (Genève, 1877). Cette brochure donne, en termes plus ou moins authentiques, le discours prononcé devant ses juges par l’une des accusées, Sophie Bardine, jeune fille alors âgée de vingt-quatre ans. Au lieu d’une défense personnelle, ce curieux plaidoyer n’est qu’une apologie des principes des accusés, et par le ton à la fois doctrinal, ironique et enthousiaste cette apologie révolutionnaire, rappelle certains des discours mis dans la bouche des confesseurs du christianisme en présence des juges païens.
  28. Les tribunaux allemands du reste n’avaient pas eu pour la publicité de la justice plus de respect que les tribunaux russes. Depuis le double attentat de Hœdel et de Nobiling contre l’empereur Guillaume en 1878, nombre de procès pour offenses à l’empereur ont été jugés à huis clos.
  29. L’on doit signaler, autant et plus que l’indulgence peut-être excessive du jury, l’impartialité du tribunal et du président de la cour qui, en laissant toute liberté à la défense et aux témoins, laissèrent mettre indirectement en cause le préfet de police, en sorte que cette conduite du président fut dénoncée comme repréhensible par le ministère public dans son recours en cassation.
  30. En tout autre pays, en France par exemple, il n’y a pas, on le sait, de recours en révision contre l’accusé, c’est exclusivement en sa faveur qu’a été établi le pourvoi en cassation. Si le ministère public a la faculté de déférer à la cour de cassation l’arrêt qui acquitte le prévenu, c’est seulement dans l’intérêt de la loi, pour le maintien des principes qui régissent le droit criminel. Le résultat du pourvoi ne saurait faire traduire l’acquitté devant un nouveau tribunal, à son égard le verdict du jury garde tous ses effets (Code d’instruction criminelle, art. 360 et 409).
  31. Décision du conseil de l’empire sanctionnée par l’empereur le 9 mai 1873.
  32. D’après la loi, qui est temporairement suspendue, ces délégués ou assesseurs doivent être un maréchal de la noblesse de gouvernement, un maréchal de la noblesse, de district, un maire de ville, et enfin un starchine de volost, autrement dit un doyen de bailliage de paysans. Les délégués ainsi choisis étaient au nombre de quatre, tandis que les magistrats, y compris le président, étaient au nombre de cinq, ce qui leur assurait toujours la majorité.
  33. « Ces hommes ont indiqué le chemin, disait un article du Golos, en cela l’écho de l’opinion, ils ont choisi comme arme le poignard et le pistolet, qu’ils périssent eux-mêmes après un jugement militaire. »
  34. Ukases du 9 mai, du 9 août 1878 et du 5 avril 1879.