La Russie et les Russes/26

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La Russie et les Russes
Revue des Deux Mondes3e période, tome 37 (p. 99-136).
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L'EMPIRE DES TSARS
ET LES RUSSES

VII.[1]
LA PRESSE ET LA CENSURE.

Dans les états modernes, il existe une puissance redoutable, pareille à certains Titans de la fable, un géant aux cent bras, pourvu de mille yeux et de mille bouches, qui spontanément, gratuitement, se charge de veiller à l’exécution des lois, de découvrir et de dénoncer au pouvoir comme au public les abus de toute sorte, et l’apparence même d’un abus. Cet Argus infatigable, c’est la presse, qui au don d’ubiquité semble joindre le don d’être invisible, la presse qui, avec tous ses défauts et ses vices mêmes, est le contrôle actif et journalier de tous et de chacun sur les actes du pouvoir et des agens du pouvoir. Or si les réformes de l’empereur Alexandre II n’ont pas donné aux Russes tout ce qu’ils paraissaient en droit d’en attendre, une bonne part de leurs déceptions est imputable à la situation faite chez eux à cet inspecteur volontaire, à ce contrôleur sans mandat des pays modernes. L’état légal de la presse explique beaucoup des défauts de l’administration et de la justice, explique bien des contradictions des lois et des mœurs, et l’impuissance même du gouvernement à faire le bien qu’il décrète.

I

On serait dans l’erreur si l’on imaginait qu’en Russie le rôle de la presse est nul, que les feuilles publiques n’y ont d’autre fonction que d’enregistrer les actes de l’autorité, ou de communiquer aux sujets du tsar les dépêches de l’étranger. La presse russe a depuis la guerre de Crimée une véritable importance, et, si dans l’état autocratique il pouvait y avoir un autre pouvoir que celui du gouvernement, ce serait le sien. Chez un peuple entièrement dénué d’organes politiques, qui, au lieu de chambres représentant la nation, ne possède que des assemblées provinciales éparses et isolées, une presse même tenue en tutelle peut, à certains égards, avoir plus d’ascendant réel qu’en des états où la tribune et la parole vivante relèguent la parole écrite au second plan. C’est ce qui s’est vu déjà plus d’une fois en Russie, surtout aux époques de crise, et c’est là une des nombreuses anomalies apparentes du régime russe. Cette presse si longtemps tenue en servitude est loin d’être toujours servile ; ces journaux entourés de tant de chaînes ont, à certains momens, eu de singulières audaces. Leur dépendance vis-à-vis du pouvoir est loin de les priver de toute autorité vis-à-vis du pays, parfois même vis-à-vis du gouvernement.

Si l’on me demande pourquoi les meilleures lois d’Alexandre II semblent si souvent demeurer inefficaces, je répondrai que cela tient en grande partie aux liens de la presse, et si l’on me demande pourquoi ces belles réformes ne sont pas restées entièrement stériles, je dirai encore que la Russie en est particulièrement redevable à la presse et au relâchement de ses liens.

L’empereur Alexandre II n’a point coupé les entraves qui paralysaient la presse sous Nicolas, il les a seulement rendues moins étroites et moins lourdes. C’est encore là une des réformes d’un règne qui en compte tant, et bien qu’incomplète, ce n’est pas une des moindres. Dans les premières années, alors que le gouvernement et la société cédaient presque également au courant libéral, tout le monde sentait que, pour l’œuvre de régénération entreprise, la presse était un naturel auxiliaire. C’était surtout par cet intermédiaire que l’autocratie semblait disposée à admettre le concours de la nation qu’elle se refusait à consulter officiellement. Aussi les chaînes dont la presse avait été chargée par la méfiance de Nicolas furent-elles singulièrement allégées par son successeur, et si, depuis, le pouvoir, devenu à son tour défiant, las de réformes et fatigué de conseils, s’est préoccupé d’éloigner de désagréables remontrances ou d’inutiles demandes, la presse n’a point entièrement perdu les allures plus libres, les habitudes de mouvement et de discussion prises aux heures les plus libérales du règne. A l’abri précaire d’une liberté relative, journaux et revues de toute sorte ont pris un grand et rapide essor.

Les journaux ne sont pas en Russie chose nouvelle, et leur influence y est antérieure à leur affranchissement. Pierre le Grand fut ici comme en tout l’initiateur. C’est vers 1703 qu’il introduisit dans ses états ce futur adversaire du pouvoir absolu. À cette première gazette, qui paraissait à des intervalles irréguliers et ne s’occupait que de sciences et de nouvelles littéraires, a succédé, croyons-nous, la Gazette de Moscou (Moskovskiia Védomosti), qui, prenant l’année 1755 comme date officielle de sa naissance, inscrit fièrement en tête de ses pages ses cent vingt-trois ans d’existence. Combien de feuilles européennes ont eu une aussi longue carrière ? Sous les successeurs de Pierre le Grand, sous Catherine II surtout, parurent plusieurs feuilles consacrées principalement à la littérature et à la critique. Durant toute la première moitié du XIXe siècle, la presse russe a conservé le caractère essentiellement littéraire qu’elle avait au XVIIIe. Le grand développement de ses journaux politiques ne date vraiment que du règne d’Alexandre II, et jusque sous ce prince la presse a gardé quelque chose des habitudes que lui avaient fait prendre dès sa naissance le régime autocratique et les mœurs publiques. Ce qui la distinguait jusqu’à ces derniers temps, c’était la longue prédominance de la revue sur le journal, suite naturelle de la prépondérance de la littérature sur la politique[2].

Sous le règne d’Alexandre Ier se sont fondées des revues qui, après trois quarts de siècle, gardent encore une grande vogue. En 1802, c’était à Saint-Pétersbourg le Messager d’Europe (Vêstnik Evropy), qui, dirigé d’abord par Karamzine, est demeuré le principal représentant du libéralisme moderne et de l’esprit occidental. En 1809, c’était à Moscou, le Messager Russe (Rousskii Vêstnik), qui, après avoir eu des tendances slavophiles, est resté sous la direction de M. Katkof, le principal organe des idées conservatrices et des aspirations nationales[3].

La Russie compte aujourd’hui une dizaine de grandes revues, dont quelques-unes tirent à huit ou neuf mille exemplaires, chiffre élevé avec une telle concurrence, pour un pays où le nombre des hommes lettrés est encore restreint, et pour une langue qui compte si peu de lecteurs au dehors. Sous Alexandre Ier, sous Nicolas surtout, les revues, presque entièrement fermées à la politique, ouvertes en revanche à toutes les questions ide philosophie, d’histoire, de littérature, riches en compositions originales et en traductions du français, de l’anglais, de l’allemand, régnaient sans rivales. C’était là que classiques et romantiques, slavophiles et occidentaux, se livraient les grands assauts littéraires et historiques sous lesquels se masquaient souvent les préoccupations politiques interdites aux écrivains. En aucun pays la haute presse mensuelle n’a eu plus d’influence ; on peut dire que la Russie contemporaine lui est en grande partie redevable de la diffusion des connaissances et des idées dans la portion lettrée de la société. Grâce à elle, le propriétaire relégué au fond des campagnes, au milieu de serfs ignorans, assistait dans son domaine isolé aux joutes intellectuelles de Saint-Pétersbourg et de Moscou, et suivait sans effort toutes les évolutions des grandes littératures de l’Occident.

Les lois, la sévérité de la censure, tout, jusqu’à la difficulté des communications et à la poste, qui, dans l’intérieur de l’empire, ne faisait guère que des distributions hebdomadaires, favorisait la prospérité des volumineuses publications mensuelles aux dépens des minces feuilles quotidiennes. Les chemins de fer et les télégraphes, non moins que l’adoucissement des lois sur la presse, devaient donner au journalisme quotidien une impulsion jusque-là inconnue. Si les revues russes ont conservé une heureuse vogue, le journal a sous Alexandre II pris une importance considérable. Le siège de Sébastopol et l’insurrection de Pologne, les guerres européennes de 1859, 1866, 1870, les nombreuses réformes opérées dans l’empire, ont de tout côté fait éclore ou fait pénétrer le journal, qui seul pouvait tenir le public au courant des rapides événemens de l’Europe et de la Russie. A cet égard même, la dernière guerre russo-turque, avec ses longs préliminaires diplomatiques, avec ses palpitantes alternatives de revers et de succès, avec les audacieuses tentatives révolutionnaires dont elle a été suivie, semble avoir contribué au développement de la presse quotidienne en excitant le sentiment national et la curiosité publique jusque dans des classes auparavant indifférentes à des événemens qui semblaient ne les pas toucher.

En 1830, la Russie ne comptait encore que soixante-treize feuilles périodiques ; en 1850, elle en avait déjà deux fois plus ; aujourd’hui elle en compte à peu près cinq cents, dont quatre cents environ de langue russe, et le reste dans les divers idiomes des provinces frontières, allemand, polonais, letton, esthonien, géorgien, arménien, hébreu même[4]. Ce chiffre d’un demi-mille semble peu de chose en comparaison de la multitude d’écrits périodiques de toute sorte chez d’autres nations modernes ; il est trois fois moindre environ que celui des feuilles françaises, et notablement inférieur à celui des journaux périodiques imprimés à Paris[5]. Qu’est-ce donc à côté des États-Unis d’Amérique ? Pour la Russie, le progrès n’en est pas moins considérable, et d’ailleurs l’on ne saurait mesurer l’importance et la valeur d’une presse au nombre de ses organes ou à la quantité de papier par elle employé.

Le petit nombre relatif des journaux s’explique assez en Russie, tant par la situation politique que par le peu de diffusion de l’instruction. Ce qui fait surtout défaut, ce sont les feuilles locales et les feuilles populaires. En aucun pays peut-être la centralisation de la presse au profit de la capitale n’est plus grande, en aucun les journaux ne gardent par leur format, par leur contenu, par leur prix même, un caractère plus aristocratique ou bourgeois. Les grandes feuilles y sont notablement plus chères qu’en Angleterre ou en France, et rien n’y ressemble à nos journaux à un sou. En faveur près des classes supérieures, la presse n’atteint pas le peuple et ne semble faire aucun effort pour arriver jusqu’à lui. Les mœurs, les lois, les vues du pouvoir, l’état économique du pays, tout est fait pour décourager les hommes ou les capitaux tentés de se jeter dans une telle entreprise. Aussi l’infériorité de la Russie à cet égard ne semble-t-elle pas près de prendre fin[6].

Pour les grands journaux, la Russie est déjà l’égale des peuples du continent. Le Golos (la Voix), la Gazette (russe) de Saint-Pétersbourg, la Gazette de Moscou, la Gazette de la Bourse, le Nouveau Temps, et quelques autres dont le nom est moins familier à l’Occident, ne le cèdent guère à leurs plus illustres émules d’Angleterre, de France ou d’Allemagne, ni pour la valeur littéraire de la rédaction, ni pour l’étendue des informations, ni pour le sens critique ou le tact politique. Les feuilles de Saint-Pétersbourg qui ont la légitime prétention de rivaliser avec les organes les plus en renom de l’étranger, ne sont point pour cela servilement calquées sur le type anglais, allemand ou français.

Le journalisme russe gardé son originalité, ses usages, sa physionomie propre : le régime autoritaire lui imprime naturellement un cachet particulier. La polémique, tout en y tenant une certaine place, est loin d’en remplir les colonnes ; sous ce rapport, les journalistes russes semblent à égale distance de leurs confrères d’Angleterre et de France. Les articles y ont souvent un caractère plus spéculatif et doctrinal que chez nous, parce qu’il est plus périlleux de toucher aux faits qu’aux idées, aux actes du gouvernement qu’aux maximes de gouvernement. Des événemens assez minces, des réformes peu importantes, de maigres mesures administratives deviennent aisément le thème de longues et érudites dissertations, car l’on aime en toute chose à remonter aux principes et aux théories scientifiques les plus en vogue. A lire ces feuilles, il semblerait souvent qu’on est dans un état où tout se règle d’après les enseignemens souverains de la raison et de la science.

Les questions sociales et économiques, les questions surtout qui touchent au bien-être ou à l’instruction du peuple ont d’ordinaire le pas sur les questions proprement politiques. La critique et la littérature, la bellettristique, comme disent les Russes qui ont emprunté ce barbarisme français aux Allemands, tient encore un rang honorable dans les colonnes ou les feuilletons des grands journaux. Parfois même ces feuilletons sont encore consacrés à une sorte de revue des Revues, spécialement à l’appréciation des romans nouveaux, qui sont analysés presque chapitre par chapitre, au fur et à mesure de leur apparition dans les recueils mensuels de Saint-Pétersbourg ou de Moscou. Les affaires judiciaires, les procès civils et criminels défraient aussi largement les journaux, qui en tirent des sujets d’articles ou en donnent tout le compte rendu sténographique, avec interrogatoire des témoins et plaidoiries des avocats. La part de la politique se trouve ainsi proportionnellement réduite, et dans la politique, les affaires extérieures envahissent souvent les colonnes aux dépens des affaires nationales, dont à certaines époques on parle d’autant moins qu’elles sont plus graves et plus actuelles.

Ce qui distingue les journaux russes, ce n’est pas tant que la politique y est moins prédominante ou moins bruyante qu’ailleurs, c’est que les journaux n’y représentent pas comme chez nous une opinion arrêtée et exclusive, qu’ils n’y appartiennent pas d’ordinaire à un groupe politique, à un parti dont le journal n’est que l’interprète ou l’avocat. Il n’en saurait être autrement dans un pays qui n’a pas de vie publique, ou du moins pas de vie politique. Comme l’opinion et la société, les journaux ne peuvent guère être classés en groupes déterminés, sous des enseignes précises. Est-ce à dire, comme on le soutient parfois en Russie, que les journaux n’y représentent point l’opinion publique, mais seulement l’opinion individuelle de leur rédaction ? Ce serait là une erreur, la presse n’en réfléchit pas moins les divers penchans de la société, les divers courans qui la traversent et se la disputent. S’il n’y a point de partis au sens politique du mot, il y a des opinions que la presse personnifie et alimente. Il y a comme partout des conservateurs et des libéraux, des aristocrates ou des démocrates, mais toutes ces dénominations n’y ont ni la même exactitude, ni la même rigueur, qu’en d’autres pays. Pour employer la métaphore habituelle, les feuilles russes ont une couleur moins tranchée, moins vive, moins franche et moins fixe que chez nous. Elles ne se distinguent souvent les unes des autres que par des nuances légères, parfois ondoyantes et fugitives, et plus d’une se plaît aux teintes tendres, aux tons changeans et faux à la mode en ce moment chez nous. En cela, du reste, les journaux russes seraient encore l’organe de la société, qui montre plutôt des penchans et des tendances que des convictions arrêtées, et qui, dans toutes ses impressions ou ses velléités, demeure singulièrement mobile, accessible à tous les engouemens et à tous les découragemens.

Le ton de la presse russe varie naturellement beaucoup selon les feuilles et les écrivains, et aussi selon les époques et la plus ou moins grande tolérance du pouvoir. Les rigueurs dont elle a longtemps été l’objet lui ont donné des qualités de souplesse, de mesure, de tact, qu’elle retrouve chaque fois que l’y contraignent les défiances du gouvernement. Aucun pays n’a poussé plus loin l’art ingénieux des allusions qui laissent deviner ce qu’on ne dit pas, des insinuations qui font soupçonner ce qu’on a l’air de mettre en doute, des sous-entendus qui donnent plus de force et de piquant à la pensée. Cet art de déjouer la surveillance des argus officiels en enveloppant ses idées d’un voile transparent pour le lecteur et irréprochable pour la censure, ce talent de tout faire entendre sans avoir l’air de rien dire, que la presse française a dû jadis pratiquer sous le second empire et où excellaient les Prévost-Paradol et les Forcade, a été porté à un haut degré dans un pays où la presse a si longtemps été obligée de ne pas laisser à la malveillance une phrase à reprendre, un trait à relever. L’empereur Nicolas avait à cet égard admirablement dressé les écrivains russes. Affinée et aiguisée par la main des censeurs, la plume avait une pointe assez perçante pour passer à travers toutes les mailles de la censure. Le lecteur, habitué à comprendre à demi-mot, venait par sa perspicacité au secours de l’habileté de l’écrivain.

Sous le poids des chaînes en apparence les plus lourdes, la pensée obligée de se faire petite et humble trouve des ressources que ne soupçonne pas le journaliste accoutumé à se mouvoir en liberté. La critique apprend à se déguiser sous le masque de l’éloge ; en dehors même de l’ironie souvent périlleuse, le blâme se montre avec discrétion sous les modestes dehors du doute. Si la politique intérieure, presque absolument interdite sous Nicolas, reste toujours un terrain peu sûr, la politique étrangère offre un large champ où les différentes opinions peuvent plus librement se donner carrière et déployer leur bannière au vent. Sous le couvert de la France, de l’Allemagne, de l’Angleterre, de l’Autriche, on écrit ce qu’on pense de son pays, on combat chez autrui ce qu’on n’ose attaquer chez soi, on défend chez ses voisins les droits et les libertés qu’on n’ose revendiquer pour soi.

En dépit de toutes ses entraves, la presse russe n’a été inutile ni au pays ni au gouvernement. Sous Alexandre II, elle a pu rendre des services d’autant plus grands qu’elle était moins comprimée, et qu’en dehors même de ses franchises légales, les hésitations ou les incohérences d’un gouvernement souvent incertain entre plusieurs voies et disputé entre des conseils contraires, lui ont longtemps laissé une liberté d’allures dont elle n’eût peut-être pas joui sous un pouvoir plus résolu et plus sûr de lui-même. Sans parler de la part prise par les journaux et les revues à l’élaboration et à l’application des réformes, la presse a, dans la mesure de ses forces, plus d’une fois dénoncé et combattu les abus invétérés qui arrêtent ou neutralisent les effets des réformes[7].

Sur les questions les plus graves pour l’avenir du pays, sur celles de paix et de guerre, après comme avant la campagne de Bulgarie, la presse des deux capitales a montré une indépendance attestée par ses divisions mêmes. Si plusieurs feuilles, à Moscou surtout, entraînées par un patriotisme peut-être trop exclusif, ont parfois imprudemment exalté le sentiment national, d’autres, au risque de compromettre leur popularité, ont su résister aux entraînemens de l’opinion et mettre le pays en garde contre l’emportement des passions belliqueuses. Après comme pendant la guerre de 1877-1878, la presse a souvent signalé les défauts ou les lacunes de l’organisation militaire, des services accessoires surtout, avec une liberté qui, en un tel pays, étonnait l’étranger et dont le gouvernement et l’armée ont pu faire leur profit. L’imprévoyance ou l’impéritie de l’intendance, la cupidité et les larcins des fournisseurs, la négligence ou l’insuffisance des services sanitaires, les procédés mêmes de l’administration impériale dans les pays occupés, ont été dénoncés dans les journaux et dans les revues, avec une vivacité de langage qui dans son franc-parler semblait parfois toucher à l’exagération ou à l’injustice[8].


II

Quand un vaisseau est en mer, est-ce aux passagers à donner des conseils au capitaine ou à critiquer les manœuvres de l’équipage ? Pour l’empereur Nicolas et pour les tchinovrriks de son écoles toute prétention d’influer sur la marche des affaires, de donner au pouvoir des avis ou des indications n’était ni moins ridicule, ni moins périlleuse. D’après les vues bureaucratiques alors en vigueur ; toute tentative de ce genre, alors même qu’elle eût été dictée par l’amour du bien public, n’eût été qu’une insolente usurpation sur les droits du gouvernement et de ses agens. Si la presse avait une fonction dans l’état, c’était d’informer le pays des actes du pouvoir, c’était d’amuser ou d’instruire le public, jamais de renseigner ou de contrôler l’autorité. Des journaux, des revues, des livres, l’autorité ne pouvait rien apprendre ; à leur égard elle n’avait qu’un rôle, les maintenir en dehors de sa sphère. Toute appréciation des intérêts politiques était interdite aux sujets du tsar, ils devaient s’estimer heureux quand le souverain daignait permettre à la presse officieuse de leur expliquer les intentions du pouvoir et de leur en faire comprendre les bienfaits.

Aujourd’hui, comme sous Nicolas, le Russe n’est qu’un spectateur de son gouvernement, il ne fait qu’assister à la pièce politique sans avoir le droit de monter sur la scène où. se joue le sort de sa patrie, mais alors c’était un spectateur muet et silencieux auquel toute observation, toute remarque sur l’ordonnance de la pièce ou le jeu des acteurs était strictement interdite. Les applaudissemens seuls étaient tolérés, encore devait-on prendre garde de ne pas sembler désapprouver l’un des actes ou des acteurs de la pièce, en laissant voir trop de préférence pour d’autres. Il n’était pas seulement interdit de blâmer, de critiquer le gouvernement, l’administration, les fonctionnaires, un article du règlement de la censure prohibait formellement toute proposition d’améliorer aucun service public. Le respect pour l’autorité ne devait permettre aux sujets aucune audace de ce genre ; c’eût été manquer à l’esprit de discipline que l’autocratie prétendait établir dans la vie civile comme dans la vie militaire. Les désillusions de la guerre de Crimée devaient porter un rude coup à cette conception du rôle des gouvernans et des gouvernés. Ni la société n’avait la même confiante docilité pour les ordres qui venaient d’en haut, ni la hiérarchie bureaucratique la même foi en sa propre infaillibilité. Aussi l’attitude de la presse vis-à-vis des affaires publiques, et l’attitude des agens de l’autorité vis-à-vis de la presse se modifièrent-elles notablement avant même la modification des lois sur la censure. Sous le souffle de l’esprit de réforme qui agitait tout le pays, les écrivains montrèrent une hardiesse, et les agens du pouvoir une tolérance, inconnues jusque-là. Un événement dont on n’eût attendu que des mesures restrictives, l’insurrection de Pologne en 1863, vint accroître l’autorité de la presse en la montrant tout à coup comme l’organe naturel du sentiment national à un moment où le pays se croyait à la veille d’une guerre avec l’Europe. Ce rôle inouï pour elle en Russie, la presse russe le dut à un journaliste moscovite encore aujourd’hui à son poste, au directeur de la Gazette de Moscou, dont un étranger peut ne point partager les vues et les haines, mais dont personne ne saurait nier l’énergie et la forte personnalité. Grâce à M. Katkof, la Russie eut alors le singulier spectacle d’un journal érigé en tribune et d’un écrivain sans autre arme que sa plume, sans autre titre que son talent, devenu le guide de la nation et l’inspirateur du pouvoir. Pour la première fois l’autorité étonnée et à demi dévoyée permit à un journaliste de s’ériger en juge et en conseil des actes du gouvernement, de louer ou de censurer les choses ou les personnes, et, fort de l’appui de l’opinion, de soumettre à son ascendant le monde officiel comme le pays, sans souci des intérêts ou des résistances du tchinovnisme. Jamais peut-être spectacle aussi insolite ne s’était vu sous un gouvernement absolu. Un jour la publication de la Gazette de Moscou fut interdite par le ministère, le journal suspendu n’en continua pas moins à paraître publiquement, le journaliste finit par avoir raison du ministre[9].

En Russie, la presse a ainsi été une puissance avant d’avoir aucun droit reconnu. Une tolérance plus ou moins éclairée ne lui pouvait longtemps suffire. Elle avait largement contribué à la discussion et à l’élaboration des réformes, il était juste qu’elle en profitât ; elle attendait, elle aussi, son émancipation. Les nouveaux règlemens judiciaires semblaient faits pour encourager ses prétentions, elle rêvait de n’être plus soumise qu’à des tribunaux réguliers, et, comble de témérité, on affirmait, on imprimait que la parole écrite ne devait relever que du jury. Ces ambitieuses espérances, plus d’une fois exprimées depuis, devaient être déçues. Lorsqu’en 1865, le gouvernement voulut régler l’état légal de la presse, il se garda d’aller aussi loin. Au lieu d’en remettre le sort au jury ou aux tribunaux ordinaires, il la maintint résolument sous la tutelle administrative. Il lui laissa des franchises sans lui reconnaître des droits. La censure ne fut pas supprimée, on se contenta d’en limiter le champ, et si la presse eut moins à souffrir de l’arbitraire, on lui refusa les garanties de la loi et de la justice.

Au sortir de la censure de Nicolas, il était facile au pouvoir de paraître libéral, tout en gardant dans ses mains le sort des livres et des journaux. Rien en Europe n’égalait les sévérités des règlemens en vigueur depuis 1828, rien, si ce n’est l’index romain avant la révolution italienne, car en Russie l’autocratie laïque n’a jamais eu pour la pensée et la science les mêmes rigueurs que pour la politique[10]. Tout journal, toute brochure, tout livre national ou étranger, ancien ou moderne, était soumis à la censure préventive. La censure simple semblait insuffisante : en 1848 avait été institué un comité supérieur avec mission de censurer les censeurs. A côté de la censure ordinaire, l’empereur Nicolas en avait érigé de spéciales, chargées de surveiller telle ou telle branche de l’activité humaine. Telle était la censure ecclésiastique, qui subsiste encore aujourd’hui et qui, naturellement conférée aux évêques et aux hommes d’église, étend sa juridiction sur tous les ouvrages intéressant la religion et le clergé. Pour perfectionner le contrôle de la pensée, pour que rien de dangereux ou de désagréable ne pût échapper à cette police des idées, on avait appliqué à ce service le système de la division du travail et de la spécialisation des organes. Chaque administration était investie du droit de contrôler tout imprimé la concernant. Au ministère de la guerre revenait tout ce qui touchait à l’armée, au ministère des finances tout ce qui regardait la fortune de l’état. Il n’était pas jusqu’à la direction des haras qui n’eût obtenu le même privilège et qui ne fût en possession de juger des écrits de son ressort. Quand vint l’ère des chemins de fer, la direction de la grande ligne de Saint-Pétersbourg à Moscou, inquiète des trop justes doléances du public, réclama le droit d’examen préalable sur toutes les publications touchant à l’administration des lignes qu’elle exploitait pour l’état[11].

Le même système de protection avait été appliqué jusqu’aux universités ou aux académies. Les savans en possession des dignités officielles prétendaient naturellement à de pareilles prérogatives et, avant de recevoir des censeurs l’imprimatur, les travaux scientifiques devaient être soumis à l’appréciation d’un comité d’académiciens ou de professeurs : ainsi en était-il partout, le même ordre bureaucratique, la même exacte discipline régnait dans toutes les branches de la vie publique. Avec de telles précautions, il n’y avait en vérité rien à craindre de la malignité individuelle ou des passions de parti, mais on peut juger quelle situation faisait un tel régime à la presse et à la littérature, aux fonctionnaires et au tchinovnisme. C’était pour chaque service, avec l’assurance contre toute critique, le droit à la négligence, à la routine, à l’impéritie.

Toutes ces juridictions spéciales sont tombées au début du règne d’Alexandre II. En droit, si ce n’est toujours en fait, les diverses administrations ont perdu la faculté de contrôler tout ce qui les concernait. Sauf en matière ecclésiastique, les écrits et imprimés ne relèvent plus que de la censure ordinaire, qui en 1863 a passé du ministère de l’instruction publique au ministère de l’intérieur. C’est en 1865, dans l’année qui suivit la promulgation des nouveaux règlemens judiciaires, que fut édictée la loi affranchissant de la censure préventive une notable partie de la littérature et de la presse.

Un ukase impérial exempta de toute autorisation les ouvrages originaux ayant au moins dix feuilles d’impression, et les traductions n’ayant pas moins de vingt feuilles. Le même privilège fut reconnu à toutes les publications du gouvernement, des académies, des sociétés savantes et enfin à toutes les éditions et traductions des langues anciennes. Tite-Live et Tacite, Démosthène et Plutarque purent paraître sans les mutilations ou corrections que leur faisait infliger l’empereur Nicolas, imitateur en cela de Napoléon Ier.

Le droit de paraître sous la responsabilité de l’auteur et de l’éditeur n’affranchit pas les écrivains de tout contrôle. Chaque volume ainsi publié sans visa des censeurs doit être déposé entre leurs mains quelques jours avant d’être mis en vente et peut être saisi si la-diffusion en est jugée dangereuse. D’après l’ukase de 1865, c’était aux tribunaux de décider si cette saisie devait être levée ou maintenue. Depuis 1872, un ukase restreignant les franchises accordées par le précédent a remis au comité des ministres le droit de décider souverainement de l’interdiction et de la confiscation d’un ouvrage ou d’une livraison de revue, et cela sans préjudice des poursuites judiciaires contre les éditeurs, auteurs, et parfois même imprimeurs. Si élevée que soit l’autorité ainsi érigée en tribunal suprême de la pensée et de la plume, c’est toujours une autorité administrative qui prononce par ordonnance sans procès, sans débats, comme sans appel[12].

Quant à la presse périodique, à la presse quotidienne surtout, on n’eût osé l’affranchir de la censure préalable sans prendre contre elle des garanties spéciales. Dans leur embarras, les réformateurs de la Neva tournèrent comme d’habitude leurs regards vers l’étranger, vers la Seine ; le modèle cherché, ils le découvrirent dans la France impériale. C’est dans la législation du second empire que la Russie, et bientôt après elle la Turquie, ont puisé la plupart de leur règlemens sur la presse. Les liens ingénieusement tressés à Paris pour la pensée et la parole écrite ont été jugés dignes d’être copiés à Saint-Pétersbourg et à Constantinople. C’est au moment où il allait être abandonné en France par l’empire même que le système napoléonien des avertissemens aux journaux a été recueilli par les ministres du tsar et du sultan. Cette double fortune suffirait aux yeux d’un Français pour apprécier la valeur d’une telle législation ; mais la même institution ne peut être jugée de la même manière dans les divers pays. Ce qui était rétrograde en France était en Russie un grand progrès : la presse russe eût souhaité d’être tout entière à ce régime si peu goûté de la presse française.

La loi de 1865 en effet maintenait la censure préventive dans toutes les villes de province. Dans les deux capitales mêmes, la loi ne la supprimait point, elle l’y rendait seulement facultative. Par une ingénieuse combinaison, on a laissé aux journaux mêmes de Saint-Pétersbourg ou de Moscou le choix entre l’ancien et le nouveau système. C’est à chaque feuille de déclarer si elle veut être dispensée de la censure préalable pour vivre sous le régime des avertissemens et de la nouvelle pénalité. À la presse on offre, ainsi l’alternative de voler librement à ses risques et périls, sauf à être soudainement arrêtée dans son essor et à rester victime de ses hardiesses, ou bien d’avoir les ailes rognées et de continuer une tranquille existence terre à terre à l’abri de la censure qui garantit de toute surprise. Revues ou journaux, les principales feuilles se sont naturellement décidées pour la liberté et le droit de paraître sans l’estampille administrative.

Ce droit, on n’en jouit qu’en payant un cautionnement fixé à la somme assez modeste de 2, 500 roubles. C’est à l’aide de communiqués et d’avertissemens ministériels que le pouvoir redresse les écarts de cette presse émancipée du servage de la censure. Comme en France sous le second empire, le journal peut être supprimé après trois avertissemens, mais c’est là l’exception et non la règle. Le pouvoir en use d’une main plus paternelle avec une presse chez laquelle il ne rencontre guère d’hostilité systématique ; d’habitude il se contente au troisième avertissement d’une suspension de trois mois, de six mois, ne recourant à la suppression que si les tendances du journal averti lui paraissent décidément mauvaises[13].

Un tel régime étant tout arbitraire vaut ce que valent la tolérance et le libéralisme du pouvoir, La presse étant tenue en laisse, le gouvernement est maître d’allonger ou de raccourcir la corde, il la tend ou la relâche selon ses défiances ou son humeur. Rien de plus variable que les facultés laissées aux journaux ; ce qui est permis un jour ne l’est plus le lendemain. Durant une dizaine d’années le gouvernement de Saint-Pétersbourg semble s’être servi de ses prérogatives avec plus de mesure, de discrétion ou de longanimité que le gouvernement dont il s’était fait l’imitateur. La presse des deux capitales a eu là une période de liberté relative qu’elle a largement mise à profit. Dans les dernières années au contraire, avant et durant la guerre de Bulgarie, depuis l’agitation nihiliste surtout, les rigueurs ont été beaucoup plus fréquentes. L’autorité s’est servie de toutes les armes que lui mettait en main la légalité, et il est peu de journaux qui n’aient été plusieurs fois frappés, avertis et suspendus. Dans son goût croissant pour les moyens de répression, le ministère de l’intérieur s’est approprié les plus mesquins et les plus décriés des procédés jadis employés par la France impériale, tels par exemple que l’interdiction de la vente au numéro sur la voie publique. C’est là une sorte de correction dont l’administration russe se sert d’autant plus volontiers qu’elle n’est obligée d’en donner aucun motif. Une pénalité plus bizarre et vexatoire encore, c’est l’interdiction de publier des annonces qui souvent forment le principal revenu des journaux russes.

Cette manière de corriger une à une au moyen de communiqués ou d’avertissemens les erreurs quotidiennes de la presse, a pour le gouvernement un grand inconvénient. Au dedans comme au dehors, on est souvent tenté de lui imputer la responsabilité de toutes les opinions qu’il laisse librement circuler. L’étranger surtout, regardant le pouvoir comme le maître et le régulateur de tout ce qui se publie dans l’empire, voit sa main ou son inspiration dans tout ce qui s’imprime en Russie. De là, aux époques de complications européennes, des jugemens mal fondés et souvent fâcheux pour la politique et la diplomatie impériales. On l’a bien vu avant et depuis la guerre de 1877-1878, on l’a revu tout récemment à propos de l’acrimonieuse polémique soulevée entre les feuilles russes et les feuilles allemandes par la politique de M. de Bismarck. Le ministre tolère-t-il dans la presse des récriminations contre les cabinets étrangers, on reproche au cabinet russe de fomenter l’esprit de guerre, ou d’exciter les passions nationales. Toutes les exagérations ou les imprudentes déclamations des journalistes retombent ainsi sur le gouvernement, soupçonné de connivence avec tout ce qu’il n’interdit pas. Les adversaires de sa diplomatie affectent de prendre la voix criarde des gazettes pour l’écho du ministère des affaires étrangères. Pour la politique du cabinet impérial, cette dépendance de la presse, qu’il est censé faire taire et parler à volonté, est ainsi moins un secours qu’une gêne[14].

Les Russes connaissent trop bien leurs journaux pour les regarder comme des automates montés par le pouvoir, ou comme les confidens de la chancellerie impériale. Eux aussi cependant se sont parfois demandé si, derrière telle ou telle feuille, derrière tel ou tel article, ne se cachait pas quelque haut personnage de la cour ou du gouvernement. Quand, par hasard, au milieu des rigueurs qui frappent ses confrères, on voit un journal poursuivre avec sécurité l’examen des questions les plus hautes ou les plus délicates, on y soupçonne l’inspiration de quelqu’un des membres du gouvernement ou des conseillers de la couronne. On imagine une sorte de La Guéronnière russe caché dans les coulisses et tenant la plume pour autrui[15]. Et de telles suppositions ne sont pas toujours entièrement gratuites, non que les journaux soient souvent employés par le pouvoir à sonder l’opinion, mais parce que plusieurs des feuilles les plus importantes ont derrière elles quelques amis haut placés, quelques patrons bien en cour qui, à l’occasion, les appuient de leur influence. Ainsi s’explique une bonne part des libertés ou des licences prises impunément par la presse des capitales avant la réaction des dernières années. Ainsi s’expliquent les insinuations plus ou moins sourdes et les attaques plus ou moins discrètes manifestement dirigées contre telle ou telle administration, contre tel ou tel personnage. Ce qui offensait ou agaçait l’un des hommes au pouvoir réjouissait parfois un collègue ou un émule. Dans les gouvernemens absolus, on ne saurait l’oublier, il y a bien moins d’homogénéité, d’unité qu’on ne se l’imagine d’ordinaire. En Russie, où il n’y a que des ministres isolés et point de cabinet, point de ministère solidaire, les membres du gouvernement n’ont pas toujours sur les affaires et les personnes les mêmes vues ou les mêmes sentimens. Toutes ces divergences d’opinion ou d’intérêt, ces rivalités plus ou moins mal dissimulées peuvent ouvrir dans la bastille bureaucratique quelques minces brèches par où, avec de l’adresse et de l’agilité, peut à certaines heures se glisser la critique.

Les attentats révolutionnaires qui ont suivi la guerre d’émancipation bulgare ont singulièrement empiré la situation de la presse. Si la loi de 1865 n’a pas été abrogée et la censure préventive partout rétablie, la presse a été temporairement dépouillée des Faibles garanties qu’elle avait obtenues. L’ukase du 5 avril 1879 reconnaît aux gouverneurs généraux le droit de « suspendre ou de supprimer tout recueil périodique ou journal dont les tendances sont reconnues nuisibles, » et cela sans aucun avertissement préalable, sans aucun exposé de motifs. C’est là du reste une faculté dont ces dictateurs militaires n’ont pas besoin de faire un fréquent usage[16]. Ministres ou gouverneurs généraux ont des moyens plus discrets et non moins sûrs et efficaces : ils n’ont qu’à prévenir officieusement la presse qu’elle ait à s’abstenir de discuter telle ou telle question, telle ou telle mesure. A de tels avis les journaux n’ont garde de ne pas se conformer. La censure peut ainsi se trouver indirectement rétablie par des communications verbales ou des ordres écrits, et, selon la remarque d’un écrivain russe[17], propriétaires et éditeurs, jaloux de sauver leur fortune, deviennent pour leur journal les plus défians ou les plus rigides des censeurs. On comprend par là comment à l’heure où triomphent partout les mesures de répression, le gouvernement n’a pas besoin de recourir plus souvent aux moyens. de rigueur contre une presse qui se sent trop à sa merci pour provoquer sa colère.

Au milieu de tant d’écueils, une chose diminue pour la presse la difficulté de sa tâche. Les plus importantes, les plus débattues des questions intérieures, ce sont naturellement les réformes d’Alexandre II et leurs effets. Or, à cet égard, les opinions les plus opposées peuvent, grâce aux circonstances, compter sur une tolérance plus ou moins large, plus ou moins franche et bienveillante. Aux adversaires des institutions libérales ou démocratiques octroyées dans la première moitié du règne, les penchans réactionnaires, aujourd’hui en faveur, permettent des critiques et des attaques aisément couvertes des intérêts conservateurs. Aux libéraux, aux partisans des nouveaux règlemens judiciaires et du self-government communal ou provincial, il reste l’avantage d’avoir en leur faveur bien des actes et des déclarations du pouvoir. Pour combattre la réaction, ils peuvent se mettre à l’abri derrière les ukases impériaux, se poser en défenseurs des lois existantes, en apologistes du gouvernement contre les détracteurs qui en attaquent l’œuvre. Aux heures de trouble et de défiance, où toute liberté paraît sur le point de s’évanouir, où toute l’ambition des hommes de progrès est de ne pas trop reculer en arrière, c’est là pour la presse une précieuse ressource ; grâce à cet avantage, au milieu même de la compression la plus sévère, des écrivains habiles peuvent faire entendre des voix ou des notes discordantes, et épargner au pays l’humiliante et fastidieuse monotonie d’une presse à l’unisson. Il est vrai que le pouvoir est toujours maître de faire régner le silence autour des grandes questions en les interdisant aux journaux, et c’est malheureusement ce qu’il semble avoir fait trop souvent dans ces derniers mois.


III

Lors de mon premier voyage en Turquie, il y a déjà une quinzaine d’années, je fus étonné, en débarquant au pied de Péra, de voir un employé de la douane me prier de lui soumettre mes livres. Ce douanier de la pensée était un jeune nègre qui bredouillait et mêlait quelques mots de français, d’italien et d’anglais. Les choses se passent à peu près de même à la frontière russe, avec cette différence que le bakchich y règne moins effrontément, et que l’examen des livres ne s’y fait point par des noirs ignorans.

Les livres étrangers, ne pouvant être poursuivis dans la personne de leurs auteurs ou éditeurs, ne jouissent pas de l’exemption de la censure préventive. Comme sous Nicolas, il y a pour eux une censure spéciale (inoslrannaïa tsensoura). De cette censure étrangère relèvent les livres ou journaux qui se présentent aux portes de l’empire. La besogne ne lui fait pas défaut, car les Russes, grands amateurs des langues de l’Occident, le sont aussi beaucoup de ses littératures. Vers le milieu du règne de Nicolas, la librairie russe importait annuellement trois cent cinquante mille volumes étrangers, français surtout[18] ; la plupart, il est vrai, appartenaient au genre frivole, si ce n’est licencieux, celui qui trouvait le plus aisément grâce devant le rigorisme des censeurs. Tout en demeurant considérable, le chiffre de ces importations a, si nous ne nous trompons, plutôt diminué qu’augmenté, cela grâce au développement de la littérature et de la presse nationales.

La censure étrangère n’en a pas moins chaque année des milliers d’ouvrages à examiner, surtout en français et en allemand. Elle peut les interdire ou les admettre ; elle peut aussi n’en autoriser l’entrée qu’avec des coupures. Une feuille spéciale indique périodiquement au public les opérations des censeurs et donne la liste des ouvrages admis ou prohibés. Sous Alexandre II, la censure étrangère s’est généralement montrée fort large et coulante, peu d’auteurs se voyaient fermer la porte[19]. Les ouvrages les plus radicaux en philosophie et en économie, si ce n’est en politique, les plus célèbres traités d’athéisme ou de socialisme, ont pu pénétrer dans l’empire et y être traduits. À l’inverse de l’index romain, l’autorité russe s’est toujours montrée beaucoup moins sévère pour les doctrines et les théories que pour le récit des faits et la critique des personnes. C’est là un des caractères de la censure russe, et par ce penchant elle a pu malgré elle favoriser innocemment la diffusion des théories radicales, dont elle devait préserver l’empire. Dans ce domaine comme ailleurs, les dernières années ont amené une recrudescence de sévérité, sans que pourtant la Russie ait de nouveau été soumise au blocus intellectuel, ou au prohibitionnisme moral du règne de Nicolas[20].

L’essor pris par la presse indigène a naturellement diminué la circulation et l’influence des journaux du dehors. Aussi n’a-t-on pas craint d’accorder à la plupart de ces derniers le libre accès du territoire. Environ trois cents journaux étrangers, dont les deux tiers, il est vrai, n’ont rien de politique, sont affranchis de la censure. Les juge-t-on pernicieux ou systématiquement hostiles, on leur ferme les portes de l’empire. C’est ce qui est arrivé durant la dernière guerre d’Orient à l’un des journaux français qui s’était distingué par la vivacité de sa polémique contre la politique russe.

Les revues étrangères, dont quelques-unes, telles que la Revue des Deux Mondes ou la Deutsche Rundschau, gardent un grand nombre de lecteurs, paient parfois tribut aux susceptibilités de la censure. Les passages suspects ne sont pas coupés avec des ciseaux, comme naguère à Rome sous la souveraineté pontificale ; on se sert à Saint-Pétersbourg d’un procédé plus perfectionné. Les phrases mal sonnantes sont biffées à l’aide d’encre d’imprimerie. Les livraisons ou les volumes ainsi traités présentent de larges taches noires, qui parfois couvrent des pages entières. C’est ce qu’en argot du métier on appelle être passé au caviar. J’ai pu voir moi-même dans la Revue plusieurs de mes études sur la Russie maculées de cette façon. Malgré la modération et la bienveillance habituelle de mes appréciations, je ne sais s’il est beaucoup de ces articles qui aient échappé au caviar des censeurs ; en laissant tout passer, ils craindraient d’avoir l’air négligent, et ne fût-ce que pour attester leur vigilance, ils se croient obligés de noircir çà et là les pages qui leur passent par la main. Aussi en écrivant ces lignes n’osons-nous beaucoup nous flatter qu’elles arrivent intactes aux lecteurs de Pétersbourg ou de Moscou.

Le plus souvent la censure étrangère réserve ses sévérités pour les langues parlées dans l’intérieur de l’empire, pour le polonais et le malo-russe surtout. Le polonais, bien que dans le royaume de Pologne même aujourd’hui proscrit des tribunaux et des écoles, a sous les ciseaux de la censure russe retrouvé une sève nouvelle ; la serpe de l’émondeur n’en a pas arrêté la riche végétation. A aucune époque, Varsovie n’a autant imprimé de livres et de journaux polonais ; mais journaux et livres sont pour la plupart exclusivement scientifiques ou littéraires, et la censure fait bonne garde contre les productions vénéneuses et les semences suspectes de la Galicie ou de la Posnanie. Le malo-russe ou petit-russien, bien qu’il soit le seul dialecte compris de douze ou quinze millions de sujets du tsar, est moins heureux que le polonais. Préoccupée du réveil de cet idiome populaire et des aspirations fédéralistes de quelques ukrainophiles, l’administration pétersbourgeoise cherche à maintenir cet harmonieux provençal russe à l’état de patois, sans culture ni littérature. Une ordonnance de 1876 a soumis à l’examen de la direction supérieure de la presse toutes les publications et traductions petites-russiennes. En dehors des almanachs ou des livres d’église, bien peu d’ouvrages dans le parler du Dnieper trouvent grâce auprès des censeurs. Les écrivains qui veulent écrire librement dans le dialecte de l’Ukraine sont obligés de se faire imprimer en Galicie ; je ne crois pas qu’en Russie il existe un seul journal malo-russe, tandis que l’Autriche en possède plusieurs[21].

La presse provinciale en langue nationale n’est pas beaucoup plus heureuse. La loi de 1865, qui avait un caractère manifestement provisoire, a laissé toutes les provinces sous la censure préventive. Tandis que, pour l’administration et la justice, le gouvernement a étendu peu à peu à l’intérieur de l’empire des institutions souvent essayées d’abord dans les capitales, il est resté en route pour la presse et n’a point achevé son œuvre. Le sort des journaux de province n’est point meilleur que sous Nicolas, à quelques égards même il est pire. Sous Nicolas, quand la censure dépendait du ministère de l’instruction publique, les censeurs de province étaient des inspecteurs de l’enseignement ou des proviseurs de collèges, des hommes ne relevant pas directement de l’administration et qui en dehors de la politique, portaient aux lettres ou à la science un intérêt professionnel. Aujourd’hui, ce sont des employés du ministère de l’intérieur, le plus souvent des commis pris dans les bureaux des gouverneurs, n’ayant ni la connaissance ni le goût des choses de l’esprit. Ces bourreaux de la pensée sont du reste autant à plaindre que leurs victimes, ayant toujours à redouter les suites d’un manque de : vigilance. Entièrement à la merci de leurs supérieurs, ils n’ont d’autre règle de conduite que de satisfaire les autorités locales, d’en ménager l’amour-propre et les susceptibilités.

Si médiocres que semblent ces arbitres de la pensée, heureuses sont les villes qui en possèdent ! Toutes ne peuvent prétendre à cette faveur. Il n’y a dans tout l’empire que huit ou neuf comités de censure, d’ordinaire accablés de besogne. Dans la plupart des chefs-lieux de gouvernement, il y a bien des censeurs isolés, mais pour chaque affaire douteuse ceux-ci sont obligés d’en référer aux comités, qui eux-mêmes doivent souvent consulter la direction supérieure de la presse. Et comme la rapidité des décisions n’est le propre d’aucune hiérarchie bureaucratique, les manuscrits restent des semaines et des mois avant de revenir à la rédaction du journal, et perdent en route leur intérêt avec leur actualité.

Dans les villes possédant des censeurs est-on au moins libre de fonder des journaux ? Nullement. Aucune feuille nouvelle ne peut s’établir sans autorisation, et comme si la censure préventive n’était point une garantie suffisante, les autorités locales n’aiment pas à voir augmenter le nombre des journaux, ne serait-ce que pour ne pas accroître la besogne des censeurs, ou ne pas faire de concurrence aux publications officielles. Aussi, à part quelques très rares exceptions, comme le Kievlanine de Kief ou le Messager d’Odessa, n’y a-t-il en province que des journaux officiels ou officieux presque également dépendans et serviles, et également insignifians. A côté des organes dociles de l’administration et des gouverneurs, on ne rencontre guère que des feuilles spéciales, journaux des zemstvos ou des municipalités, des universités ou des évêchés.

Pour cette presse dépourvue de garantie, il ne peut être question de liberté. Sous le couvert die la censure, le tchinovnisme local en est entièrement maître, le régime de la presse dépend des idées-on de l’humeur des autorités de la province. Telles sont parfois les rigueurs de cette censure qu’on a vu interdire à ces pauvres gazettes non-seulement la reproduction de tel ou tel article des journaux de la capitale, mais même des citations du journal officiel[22]. Rien de plus triste, rien de plus humble que la position des écrivains de province, même dans les rares grandes villes de l’empire. « Vous ne sauriez vous imaginer, me disait un journaliste, les ennuis, ou mieux les tourmens quotidiens des rédacteurs de ces misérables feuilles, alors qu’ils sont assez naïfs ou assez novices pour prendre au sérieux leur rôle de publicistes et de vulgarisateurs des idées. Il leur faut jour par jour, feuille par feuille, soumettre leurs articles à la censure locale, souvent en épreuves, car le censeur aime mieux lire l’imprimé que le manuscrit. Dépose-t-il sa copie longtemps à l’avance, le journal perd tout l’attrait de la -nouveauté ; envoie-t-il ses épreuves à la dernière heure, il n’est pas sûr de pouvoir tirer à temps. Un journal paraît le matin, le censeur a reçu les épreuves le soir, il les lit et les corrige après dîner, souvent en sommeillant, parfois il s’endort avant de les. avoir approuvées et retournées à l’imprimerie. Pendant ce temps les typographes veillent, tout est prêt, l’heure se passe, le matin approche, et les épreuves ne reviennent point. Le rédacteur agité se promène fiévreusement attendant le retour de ses placards, dépêchant des messagers au censeur ; malheur à l’imprudent qui, las d’attendre, irrité des délais qu’il ne peut s’expliquer et craignant de ne pouvoir paraître à temps, donnerait l’ordre de tirer avant d’en avoir officiellement reçu l’autorisation ! »

Un procès récent a mis au grand jour de la publicité tout ce qu’il y a de tourmens ignorés dans les obscurs bureaux de la presse encore soumise à la censure. Il s’agissait d’un des principaux journaux d’une des capitales provinciales de l’empire, l’Obzor de Tiflis. Le rédacteur de cette feuille, Arménien ou Géorgien du nom de Nikoladzé, était accusé d’avoir imprimé des articles prohibés par la censure locale, ou d’avoir arraché le consentement du censeur[23]. Il s’agissait tout simplement d’un feuilleton pour lequel la gazette en question ne s’attendait pas à tant de difficultés. Rien de plus curieux en ce genre que la déposition du censeur dont le veto n’avait pas été respecté ; c’est un piquant tableau des mœurs bureaucratiques. Aussi demandons-nous la permission de la traduire en l’abrégeant un peu.

« On m’avait apporté le soir, dit l’inspecteur de la pensée russe, les épreuves d’un feuilleton intitulé : Entretiens du dimanche. Après les avoir lues, je renvoyai les épreuves à la typographie avec défense de tirer ; cela fait, je me couchai. Il était environ deux heures du matin. Une heure plus tard, je fus réveillé par un coup de sonnette. Je sors sur le balcon, je demande qui est là. C’était le rédacteur de l’Obzor, M. Nikoladzé. « Je viens vous demander, me dit-il, pour quelle raison vous interdisez notre feuilleton. — Apparemment j’ai mes raisons, répondis-je, mais ce n’est pas le moment de vous les donner ; adressez-vous au comité de censure. » M. Nikoladzé insistant pour connaître immédiatement les motifs de l’interdiction, notre discussion se prolongea un quart d’heure, moi sur le balcon, lui dans la rue. A la fin je lui déclarai que je ne le recevrais point et rentrai dans ma chambre. « Je saurai bien vous faire ouvrir ! » me cria-t-il d’en bas, et il se mit à frapper, à vociférer, à faire du vacarme. Dans le voisinage habitent plusieurs personnages, messieurs un tel et un tel ; le bruit les éveilla ; aux fenêtres, aux balcons se montrait du monde, on croyait que j’étais attaqué par des bandits. Craignant un scandale public, je fus obligé de sortir de nouveau sur mon balcon, je déclarai à M. Nikoladzé que son irritation ne me permettait pas de le recevoir. « Ne vous inquiétez pas, je serai tranquille, » répliqua-t-il. Je lui ouvris alors moi-même, parce que ma bonne dormait. Quand il fut entré, M. Nikoladzé me demanda un verre d’eau-de-vie pour se calmer, et nous nous mîmes à lire le feuilleton ensemble. Il disputa tellement, il fut si obstiné, il me fit une telle violence que je fus contraint d’admettre son feuilleton, avec quelques changemens, il est vrai, bien que je crusse préférable de l’interdire. En autorisant l’impression, je n’ai fait, je l’assure, que céder à la violence. »

Le pauvre diable de censeur, effrayé de sa responsabilité, faisait ainsi de son mieux pour excuser sa lassitude et se disculper de son indulgence. L’accusé, le tenace rédacteur, se défendit avec beaucoup d’habileté. Faisant profession du plus grand respect pour les lois de la presse et les ordonnances de la censure, il se plaignit seulement de l’arbitraire personnel des censeurs, des caprices de leur mauvaise humeur, avec laquelle il faut compter pour chaque numéro. « Et songez, disait-il, qu’il nous faut obtenir ainsi trois cent soixante-cinq décisions par an, trois cent soixante-cinq autorisations, pour la plupart attrapées au vol ! » L’accusé se changeait en accusateur de la censure. A l’honneur de ses juges, il fut absous, et ce qui caractérise le singulier mélange de liberté et d’arbitraire si fréquent en Russie, toute cette histoire et ces débats ont, avec l’autorisation des censeurs, été longuement racontés dans le journal incriminé, d’où ils. ont passé dans les feuilles de Pétersbourg pour faire le tour de l’empire.

On aurait tort de croire cependant que la censure se tint pour battue, ou que son indulgence d’un jour la désarma pour l’avenir. Quelques semaines à peine après cette victoire, l’Obzor de Tiflis annonçait à ses lecteurs que des raisons indépendantes de la volonté de ses rédacteurs le contraignaient à suspendre indéfiniment sa publication. De telles annonces ne sont pas rares, depuis quelques mois surtout, et chacun les comprend. L’obstiné Arménien avait fini par renoncer à la lutte, et ainsi font au bout de peu de temps tous les journaux qui ont la témérité de vouloir concilier leur indépendance avec la censure locale. Le cas est rare, il est vrai, la plupart des Courriers ou Messagers de province n’ont ni l’énergie, ni la naïveté d’entreprendre une telle lutte ; ils se résignent à leur sort, se contentant de reproduire les nouvelles officielles, de réimprimer de vieilles histoires inoffensives et de mentionner officieusement les faits et gestes des autorités locales.

Cet esclavage de la presse de province est un des principaux obstacles à l’efficacité pratique des réformes et au contrôle du gouvernement comme à celui du public. C’est une des choses qui enlèvent au nouveau self-government administratif, aux zemstvos et aux municipalités une bonne part de leur utilité. C’est enfin là une des raisons pour lesquelles les Russes des deux capitales, les hauts fonctionnaires et le gouvernement lui-même, sont souvent si mal informés de ce qui se passe dans l’intérieur de l’empire. Comment les maux de la population, les abus de l’administration, les illégalités des autorités locales seraient-ils portés à la connaissance des autorités supérieures par une presse qui n’a guère plus d’indépendance que les télégrammes ou les rapports des gouverneurs ? En Russie, la province est muette, les faibles organes qui s’essaient à parler en son nom n’ont rien de libre et de spontané : leur langage, tout automatique, n’apprend rien à personne. Ce qui fait le principal intérêt, la véritable utilité d’une presse de province, la publication des nouvelles locales, est ce qui, dans la presse russe, est le plus entravé par la défiante susceptibilité des autorités. Le peu d’échos de la vie provinciale qui parviennent jusqu’aux oreilles du public ou du pouvoir, y arrivent par les correspondances des grandes feuilles de Saint-Pétersbourg ou de Moscou, qui ne peuvent avoir de correspondant partout. Pour les écrivains soumis à la censure, il y a de ce côté de singulières contradictions. La loi permet à la presse de signaler les abus de l’administration ou de la justice, mais la loi défend aux journaux de désigner les personnes et les lieux. Or, les instructions de la censure enjoignent de n’admettre de telles plaintes que sur l’indication précise des lieux et des hommes.

Dans un état où les distances opposent tant d’obstacles à tous les efforts du pouvoir, rien n’est plus regrettable que cette ignorance du pays par ceux-mêmes qui le gouvernent. En réalité, l’on peut dire qu’à Saint-Pétersbourg, aux bureaux mêmes des ministres, on ne sait souvent comment fonctionnent les réformes, comment réussissent les nouvelles institutions dans l’intérieur de l’empire. On a beau multiplier les rapports administratifs, créer des commissions spéciales et des enquêtes de toute sorte, rien ne saurait suppléer à la presse locale et à la voix des habitans. D’un autre côté, l’abaissement de la presse de province tend à donner aux organes des capitales une autorité qu’un jour le gouvernement pourrait trouver excessive. Par crainte de rendre la surveillance administrative plus difficile, c’est une sorte de monopole intellectuel que le pouvoir a constitué au profit des feuilles de la capitale, comme s’il eût pris soin d’accroître, en la concentrant en quelques mains, la puissance de la presse. On sait que partout, en effet, les journaux ont individuellement d’autant moins d’autorité qu’ils sont plus nombreux, et se font contrepoids les uns aux autres. Le privilège pratiquement concédé aux journaux des capitales les fait régner en maîtres dans toute l’étendue de l’empire ; il abandonne aux mains de quelques publicistes de Pétersbourg et de Moscou la direction de l’esprit russe, et par là, ce système restrictif, issu de la défiance contre la presse, tend à en accroître démesurément l’ascendant.


IV

« Que pensez-vous de cette institution ? me disait, après m’avoir expliqué le mécanisme de la censure, un ancien censeur, homme lettré, éclairé et libéral à sa façon. — Je pense, lui répondis-je, qu’un pareil régime appliqué durant des générations a dû avoir sur la vie publique et privée, sur l’esprit et le tempérament national, une influence considérable. La situation précaire de la presse, aux années mêmes de sa plus grande liberté relative, m’explique plus d’un trait de votre caractère, de vos mœurs, de vos goûts. A mes yeux, l’effet n’en est pas seulement sensible dans tout ce qui touche à l’administration, à la politique, au gouvernement, mais aussi dans les idées et dans les habitudes de l’esprit, dans l’art et la littérature, dans la pensée russe en un mot.

« —Et ces effets si multiples sont fâcheux, n’est-il pas vrai ? reprit avec un sourire à demi courtois, à demi railleur, mon interlocuteur. Je vous serais obligé de me les faire connaître, car je suis comme les gens qui, à force d’avoir un paysage devant les yeux, n’y voient plus rien de ce qui frappe l’étranger. Vous pouvez parler en toute liberté, il n’y a ni censure ni censeur ici. — Pour être sincère, répondis-je, je vous avouerai que j’ai médiocre opinion de cette institution, perfectionnée en 1828 et insuffisamment remaniée en 1865. Est-ce préjugé ou prévention ? elle me semble responsable d’une bonne part de la légèreté, d’une bonne part de l’ignorance et de l’apathie, de la crédulité et de l’engouement de certaines classes de votre société. Je sais qu’ailleurs aussi il y a des gens frivoles et des indifférens ; mais en détournant vos compatriotes des grandes, questions politiques, religieuses, sociales, la censure me parait les confiner involontairement dans les mesquines préoccupations, les condamner aux discussions oiseuses ou aux dissertations futiles, toutes choses fort innocentes ou du moins inoffensives pour l’état, direz-vous, mais qui ont l’inconvénient d’abaisser les esprits, d’amollir les caractères, et de dépenser sans profit pour la société les forces et les passions des individus. Je suis tenté d’attribuer à cette tutelle trop prolongée de l’intelligence plus d’un des défauts, plus d’une des infériorités que vous déplorez souvent vous-mêmes. Sur les lettres comme sur la société, cette sorte de minorité de la pensée, toujours traitée en incapable, me paraît avoir eu une influence débilitante. La censure a malgré elle favorisé artificiellement les parties inférieures et basses, les parties légères et frivoles de la littérature et de l’art aux dépens des genres les plus élevés et les plus nobles. La politique mise de côté, je lui en voudrais de cet énervement de l’intelligence. Vous vous étonnez quelquefois que, malgré tant de marques d’originalité naturelle, malgré tant de signes d’un génie vif, prompt, varié, votre jeune littérature n’ait pas encore égalé celles de vieux pays plus petits que le vôtre ; croyez-vous que le long servage de la pensée n’y soit pour rien, et qu’à ce régime les lettres, la science, l’esprit même n’aient point perdu de leur vigueur native en perdant de leur spontanéité ?

« — Est-ce bien là votre sentiment, monsieur ? interrompit l’ancien censeur d’un ton grave et légèrement sarcastique. Je suis fâché que, sur ce point, vous en soyez resté aux lieux communs et à l’opinion du vulgaire. Vous auriez mieux fait de renverser hardiment cette thèse usée : vous n’auriez pas été plus loin de la vérité. Vous accusez le manque de liberté d’avoir dans le champ des lettres semé ou fait pousser les fleurs légères et les mauvaises herbes aux dépens des plantes utiles et nourrissantes : que vous êtes ingrat envers les surveillans de la pensée ! Si vous nous connaissiez mieux, peut-être trouveriez-vous que nous avons bien mérité des lettres. Qui a plus fait pour garder les auteurs et le public à la haute littérature, aux hautes pensées, à la science, ne sont-ce pas ceux qui cherchaient à les protéger contre l’envahissement de la plus exigeante, de la plus redoutable ennemie des lettres : la politique ? Le journal est le rival du livre, et la politique courante est le plus grand et le pire adversaire de l’étude et du savoir. Ce n’est pas notre faute, à nous, si la Russie n’a pas échappé à cette cause de l’abaissement intellectuel et de la décadence littéraire de l’Occident. Au lieu de laisser l’esprit se disperser en tout sens, se gaspiller en stériles polémiques, s’user en prétentieux et superficiels bavardages, nous le contraignions à se replier sur lui-même, à ramasser ses forces, nous l’obligions à creuser ses études et à peser ses paroles ; nous lui donnions en même temps plus de vigueur et de souplesse, et il sortait de nos mains à la fois affiné et robuste. Quelle a été la plus brillante époque de notre littérature, de notre poésie, de notre critique ? N’est-ce pas celle où la presse a eu le moins de liberté, n’est-ce pas le règne de Nicolas ? Comme un arbre taillé par la serpe de l’émondeur, le génie russe, débarrassé des petites branches inférieures qui en déparaient le tronc, poussait en hauteur ou s’épanouissait à son sommet en rameaux touffus. Qu’est-ce trop souvent que la politique pour la littérature ? Une de ces branches parasites qui poussent au pied de l’arbre et qui, absorbant le meilleur de la sève, dérobent leur nourriture aux rameaux plus élevés. »

Il y avait dans ce paradoxe une part de vérité, je ne me fis pas prier pour le reconnaître. Encouragé par ma bonne foi et mon attention, le censeur continua : « La critique en particulier, la critique qui touche à tout, interprète et explique tout, a dû chez nous son importance et son incontestable supériorité à la subordination de la politique. C’est à la censure que la Russie est redevable du grand, de l’unique Bêlinski[24]. Sous un autre régime, Bêlinski n’eût été, comme tant d’autres, qu’un simple polémiste de journal. Cela est si vrai que, depuis qu’on a étendu les droits de la presse, la critique n’a plus chez nous ni la même puissance ni la même valeur. Croyez-moi, monsieur, les plus mauvaises choses ont parfois leurs avantages, l’esprit comme le corps peut trouver profit à des privations qui ne dépassent point ses forces. Quoique je sois vieux, je ne regrette pas le passé, j’en comprends les inconvéniens au point de vue public ; mais l’art, la littérature, si ce n’est la science, ont peut-être plus à perdre qu’à gagner à cette émancipation tant vantée de la pensée. Pour l’intelligence comme pour les mœurs, tout n’est pas bénéfice dans la liberté. »

À ce langage, j’aurais eu bien des choses à répondre, si en pareille rencontre je n’eusse préféré écouter et faire parler. Serait-il vrai que l’art, la littérature, la science, profitent de l’attention et des loisirs que ne leur dispute pas la politique quotidienne, il n’en serait pas moins certain que, sous un tel régime, littérature, science, histoire, philosophie, critique, sont souvent dénaturées, défigurées, rapetissées par des considérations ou des luttes, par des passions ou des visées qui ne sont point faites pour elles et qui, ne pouvant se montrer librement, se cachent derrière elles comme derrière un paravent ou un masque. Le roman, le conte, la poésie, s’ouvrent à des préoccupations qui eussent dû leur demeurer étrangères, et tout le vaste champ des lettres est subrepticement envahi par cette mauvaise herbe de la politique bannie de son terrain naturel. Poètes et romanciers, dédaignant de raconter, de toucher, de peindre, se drapent en réformateurs sociaux, se guindent en apôtres de l’idée, s’équipent en chevaliers du progrès. Ainsi en était-il en Russie aux époques où la presse avait le moins de liberté. Mal à l’aise dans le journal ou dans les traités spéciaux, la politique s’installait dans la critique, dans l’histoire, dans la philosophie ; elle s’insinuait dans les nouvelles, se glissait dans le drame et la comédie : telle l’eau, arrêtée par une digue qu’elle ne peut emporter, s’infiltre dans toutes les terres voisines. A y bien regarder, à saisir les intentions et les allusions, il y en avait partout. Dans la Russie du milieu du siècle, l’esprit de parti a ainsi trop souvent corrompu et vicié ce qu’il prétendait animer, critique, histoire, belles-lettres.

De là, dans la Russie contemporaine comme dans l’Italie antérieure à la révolution, la vogue de ce qu’on appelle la littérature à tendances, vogue qui n’est pas encore entièrement passée comme en témoignent quelques-uns des recueils les plus populaires de Saint-Pétersbourg. Nulle part au monde l’art pour l’art, et, ce qui est plus grave, nulle part la science pour la science, le beau et le vrai pour eux-mêmes, n’ont eu moins de prise sur les esprits. A cet égard, le pays de l’Europe où la politique tenait légalement le moins de place ressemblait fort à ceux où la politique a fini par tout envahir, tant il est vrai que parfois les extrêmes se touchent. Ce qu’on cherchait dans l’étude du passé ou dans l’étude de l’étranger, c’étaient des allusions au présent et au dedans. Aujourd’hui encore, ce que maint critique, ce que le public de telle revue demande aux romans comme à l’histoire, c’est ce qu’ils prouvent : scribitur ad probandum ; ce qu’on apprécie avant tout chez l’écrivain, c’est la portée sociale de l’ouvrage, la théorie, le système. On devine quel tort a pu faire un pareil penchant à une littérature d’ailleurs riche, variée, puissante, et qui sans cette prétention ou ce travers n’eût peut-être pas eu de supérieure en ce siècle. Il semble au premier abord que plus étroit était le champ demeuré libre, mieux il devait être cultivé et plus il devait être fécond ; mais les ouvriers se complaisaient à y faire croître des plantes qui n’y pouvaient venir : dans le sol léger et peu profond à leur disposition, ils s’obstinaient à semer des graines faites pour d’autres terres, au risque de ne récolter que de la paille ou de maigres et vides épis.

Encore si tout le mal eût été pour la littérature ainsi dévoyée par l’esprit de système et alourdie par le pédantisme doctrinaire ! Mais non, le mal était pour le pays, pour l’esprit public égaré et faussé par de tels procédés littéraires. Le poète ou le romancier qui croyait faire œuvre patriotique en donnant à ses rêveries ou à ses théories sociales le voile séduisant de la fiction et du drame, ne s’apercevait point que ces vêtemens d’emprunt déformaient les idées qu’il voulait rendre populaires, qu’ainsi accoutrées et travesties, les plus nobles vérités prenaient par leur romanesque déguisement quelque chose de faux, de suspect, de chimérique qui les rendait méconnaissables. Sous prétexte de mettre l’imagination avec la fiction au service des idées sérieuses et du bien du peuple, cette littérature de propagande introduisait le sentiment et l’imagination avec tous leurs entraînemens et leurs illusions dans le domaine où, étant le moins à leur place, ils sont le plus pernicieux. Aux questions qui exigent les méthodes les plus sévères, l’esprit dressé à une telle école s’habituait à mêler des idées vagues, des pensées troubles, des rêves désordonnés. C’était moins avec la raison et l’expérience qu’avec la fantaisie et la sensibilité que l’on faisait de la science sociale ou de la politique, et pour le lecteur cette manière de toucher aux grands intérêts publics, qui à la censure paraissait la plus innocente, était la pire de toutes, parce qu’elle était la plus équivoque et la plus décevante.

Un pareil inconvénient est loin d’être particulier à la Russie ; mais de telles prétentions sont bien plus à redouter pour la raison publique dans un pays où il est plus facile d’aborder les grands problèmes d’une façon détournée, sous forme dramatique ou romanesque, que de les traiter à fond, avec une méthode réellement rationnelle et scientifique, dans un pays où il a été longtemps plus aisé au conteur ou au romancier de décrire les plaies et les souffrances du peuple qu’à l’économiste ou au philosophe d’y chercher des remèdes. Depuis vingt ans, il est vrai, il a paru beaucoup d’ouvrages traitant ex professo de toutes les réformes et de tous les intérêts publics, mais alors même la peur de déplaire et d’être poursuivi engage les écrivains à se maintenir le plus possible dans la sphère aérienne des généralités et des idées abstraites où ils ont moins de chance de se heurter aux choses et aux hommes, plutôt que d’analyser les faits réels et concrets, les pratiques dm gouvernement et de ses agens, au risque de choquer le pouvoir ou les hommes en place. En Russie, il a toujours été moins dangereuse d’émettre une théorie avancée, radicale même, que de s’attaquer du bout de la plume aux abus existans.

Les écrivains qui échappent le plus aisément à la répression sont ceux qui, en faussant ou pervertissant l’esprit public, ont l’adresse de flatter ou de ménager l’autorité. Et quand cela ne serait point, ce goût pour les thèses générales naturellement entretenu par la censure, est d’autant plus fâcheux qu’il n’est que trop conforme aux penchans du caractère national ; ainsi se trouve fortifié par le gouvernement même, avec l’amour des conceptions abstraites, cette inclination aux raisonnemens sur table rase, aux déductions absolues, qui partout est un des principes de l’esprit révolutionnaire, de l’esprit radical. Et le terrain politique étant plus glissant et scabreux, c’est sur le terrain social que les théories se donnent le plus librement carrière ; ainsi se répandent dans le pays les penchans socialistes, déjà favorisés par certaines traditions, par certains traits de l’organisation communale.

Et ce n’est pas la seule façon dont lies moyens employés pour contenir la pensée ont tourné contre leur but. Pour certaines matières, pour celles qui importent le plus au gouvernement, le manque de liberté semble avoir altéré le sens critique. En supprimant la contradiction, en restreignant la discussion, on habitue l’esprit à recevoir, sans les peser, toutes les idées spécieuses ou séduisantes, on accroît le goût pour les sophismes, pour les nouveautés ou les témérités, on encourage la vogue des opinions extrêmes entre lesquelles il ne reste plus de place pour les opinions modérées. Au lieu de s’arrêter à un sage libéralisme, l’esprit se précipite tête baissée vers les solutions outrées avec d’autant plus de promptitude que plus suspects sont ceux qui signalent la profondeur de l’abîme où vont s’engloutir tant de jeunes intelligences. Quand les gouvernemens veulent assurer aux saines doctrines une sorte de protection ou de monopole, ils en déconsidèrent et affaiblissent les défenseurs, qui ont l’air de combattre à l’abri d’un bouclier officiel. Un régime qui prétend fermer la bouche à l’erreur ôte toute autorité morale aux principes et aux croyances qu’il veut laisser parler. Là où la critique n’est pas libre, ou ne semble pas l’être, l’intelligence peu cultivée s’imagine aisément qu’avec plus de tolérance les opinions prohibées triompheraient sans peine des objections de leurs adversaires. La crainte qu’en montre le pouvoir leur donne quelque chose de plus imposant ; l’ombre ou les ténèbres où elles sont obligées de s’abriter leur font attribuer une force et une vertu dont le grand jour les pourrait seul dépouiller. Par contraste, les doctrines protégées ou simplement admises prennent un air officiel ou officieux, quelque chose d’obséquieux ou de servile qui en dégoûte et en éloigne le public, la jeunesse surtout.

Pour résumer les effets d’un pareil régime, je dirai qu’il tourne à la fois contre l’autorité les bons sentimens et les mauvais instincts ; il éveille contre elle les défiances de l’esprit et la générosité du cœur, en même temps qu’il donne aux opinions obligées de se dissimuler la pénétrante saveur du fruit défendu et le fascinant prestige du courage. Ce qui est permis devient fade et fastidieux, ce qui est prohibé devient intéressant et sympathique.

La Russie actuelle nous montre combien décevante est toute dictature de l’esprit : elle débilite ce qu’elle veut fortifier, elle renforce ce qu’elle prétend détruire. C’est à elle que revient assurément une bonne part de la faveur que rencontrent les idées révolutionnaires les plus risquées dans les classes lettrées de la société. Si jusqu’ici la stabilité de l’état n’en a pas été ébranlée, c’est que l’immense majorité de la population, étant illettrée, n’en ressent pas les effets. Pour qu’un tel régime réussît, il faudrait qu’il arrivât à détruire dans leurs principes les idées réprouvées du pouvoir. Or alors même que la censure n’en laisserait point passer les germes à travers ses tamis et ses cribles, les semences en seraient apportées dans l’empire par les vents du dehors ou les pas de l’étranger.

Un homme, l’empereur Nicolas, a durant trente ans appliqué logiquement ce système en isolant la Russie de l’Europe, en essayant d’y murer ses sujets comme dans un parc clos. Quand il empêchait les Russes de sortir de ses états et les étrangers d’y entrer, Nicolas suivait le seul procédé qui pût rendre sa censure efficace[25]. Par malheur, on ne peut toujours soumettre un grand empire à une telle quarantaine. On s’est résigné à laisser les Russes voyager, et dès qu’il est en territoire étranger, le Russe se jette avec curiosité sur tout ce qui est défendu chez lui, il se repaît avidement des mets prohibés, il goûte aux boissons excitantes et malsaines interdites chez lui, il s’en enivre, et sa raison y succombe d’autant plus vite qu’elle y est moins faite. Le premier soin d’un Russe en passant la frontière est d’acheter des livres interdits, les libraires d’Allemagne le savent, et ils en ont un assortiment pour les voyageurs moscovites. Pour goûter au fruit défendu, il n’est pas besoin du reste d’aller à l’étranger, les livres révolutionnaires ont toujours subrepticement pénétré dans l’empire, il est peu de jeunes gens qui n’en possèdent ou n’en aient lu. Malgré tout, la propagande révolutionnaire a plus d’une fois trouvé le moyen de mettre à son service la presse et l’imprimerie.


V

Mon premier séjour à Naples remonte au printemps de 1860, les Bourbons y régnaient encore. Voulant lire les historiens du XVIe siècle, je demandai à un libraire de la rue de Tolède Machiavel ou Guichardin : « Monsieur, me répondit-il, l’un et l’autre sont interdits, vous ne trouverez pas cela à Naples. » J’allais sortir quand mon homme me rappela : « Vous êtes étranger, monsieur, vous avez l’air d’un galant homme qui n’a rien à voir avec la police ; je pourrai vous procurer l’un ou l’autre ouvrage, » et entrant dans l’arrière-boutique, il en ressortait avec Guichardin sous un bras et Machiavel sous l’autre. Pour des motifs analogues, les choses se passent encore parfois de la même façon en Russie ; plus d’une arrière-boutique recèle des livres qu’on se garderait de mettre en montre, et tel libraire fort peu radical a fait à l’occasion le lucratif commerce de l’article prohibé[26].

La littérature révolutionnaire s’approvisionne en Russie de deux manières, tantôt à l’aide d’écrits reçus de l’étranger, tantôt au moyen de pamphlets imprimés clandestinement dans l’empire. Dans la poursuite des écrits prohibés, la police et la douane ne sont pas toujours pour les censeurs des auxiliaires très sûrs ; il y a là pour les deux institutions une cause de plus de corruption et de vénalité. On achète à l’occasion le silence de la police comme celui de la douane. Cette dernière a beau maintenir autour du pays un vrai cordon sanitaire, cela n’arrête point la contagion, et l’infection est d’autant plus grave qu’elle est secrète. La prohibition intellectuelle n’a d’autre résultat que de rendre la contrebande littéraire plus active. Des brochures séditieuses, imprimées à dessein à l’étranger, sont importées en fraude, et le gouvernement a d’autant plus de peine à mettre la main sur les coupables qu’ils ont parfois des complices dans les rangs de ses agens. N’a-t-on pas un jour découvert, sous Alexandre II même, qu’à Saint-Pétersbourg le principal dépôt des pamphlets révolutionnaires était dans les magasins de la douane ? Un haut employé de cette administration se faisait adresser de l’étranger des ballots de ces libelles, et se servait de sa situation officielle pour les faire entrer en franchise.

De tels phénomènes sont loin d’avoir rien de nouveau. Dès le début du règne d’Alexandre II, il y avait à l’étranger toute une riche littérature révolutionnaire, d’autant plus puissante que la censure permettait moins de lui faire concurrence. Ce qui ne pouvait se publiera l’intérieur s’imprimait au dehors. Une imprimerie russe fondée à Londres par Herzen vers la fin du règne de Nicolas éditait des ouvrages de toute sorte, documens officiels dérobés aux archives de l’état, ou violens pamphlets. Un journal, la Cloche (Kolokol), rédigé en Angleterre par un proscrit, fut durant plusieurs années l’organe principal de la presse russe, la feuille la plus lue et la plus influente de l’empire. La Cloche avait autant d’autorité près du gouvernement qui la prohibait que sur le public qui la lisait en cachette. Possédant des correspondans dans toutes les parties de l’empire, le journal de Herzen informait le gouvernement, les ministres, l’empereur lui-même, de ce qui se passait, de ce qui se disait en Russie. En l’absence de journaux libres, c’était une gazette du dehors introduite en contrebande qui remplissait auprès du pouvoir et de la société l’office d’information naturellement dévolu à la presse. L’empereur Alexandre était le lecteur le plus assidu du Kolokol, où il apprenait maintes choses qu’il eût en vain cherchées dans les rapports de ses ministres. De là une anecdote bien connue et caractéristique de l’époque et du pays. Un numéro du Kolokol attaquait avec preuves à l’appui quelques personnages de la cour. Dans leur embarras, les gens ainsi pris à partie ne trouvèrent qu’un moyen de se mettre à l’abri des dénonciations de Herzen ; ils firent imprimer pour le cabinet impérial un numéro revu et corrigé de la feuille proscrite. Herzen le sut, et à quelque temps de là l’empereur trouvait sur son bureau un exemplaire authentique du numéro falsifié.

L’émancipation dont le Kolokol s’était fait l’ardent promoteur mit fin à cette espèce de dictature morale d’un réfugié. La liberté laissée à la presse et à la littérature du dedans diminua singulièrement durant une quinzaine d’années la vogue de la presse révolutionnaire de l’étranger. Les rigueurs nouvelles et les mesures répressives du gouvernement devaient amener une recrudescence de l’esprit révolutionnaire et rendre de l’importance aux publications clandestines du dedans et du dehors. Il s’est reformé une émigration russe active, remuante, dont le siège principal n’est plus à Londres, mais en Suisse, à Zurich ou à Genève, et qui, sans avoir à sa tête un écrivain du talent de Herzen, a recouvré un réel ascendant sur une notable portion de la jeunesse russe. C’est cette émigration que le gouvernement accuse de tenir les fils des complots tramés de l’intérieur, c’est sur elle qu’il veut faire retomber la responsabilité de la plupart des attentats des dernières années. Ce qui est certain, c’est qu’elle sert de point de ralliement aux adversaires du pouvoir en leur assurant une citadelle où ils peuvent librement se concerter et braver impunément les colères de la IIIe section. Cette émigration a ses journaux et ses revues en russe et même en petit-russe. Si toutes ces feuilles réunies n’ont pas l’autorité de la Cloche de Herzen, elles ont comme cette dernière des correspondais jusqu’au fond de l’empire, et bien qu’à bon droit suspectes, elles nous ont parfois donné sur la province de curieux renseignemens qu’on chercherait en vain dans la presse de Saint-Pétersbourg ou de Moscou[27]. Cette presse révolutionnaire éditée à l’abri des lois étrangères n’est pas la seule aujourd’hui. Depuis le temps de Herzen, les ennemis du pouvoir ont fait des progrès en audace ou en adresse ; non contens d’avoir des imprimeries et des journaux au dehors, ils ont voulu avoir des presses à l’intérieur de l’empire et jusque dans la capitale. C’est ainsi qu’en dépit de la censure et de la police, d’innombrables pamphlets et des placards de toute sorte ont été imprimés en Russie même pour être secrètement distribués par les adeptes ou publiquement affichés sur les murs des villes. Afin d’empêcher la distribution ou l’affichage des placards, le général Gourko n’a, on le sait, rien trouvé de mieux que de mettre en sentinelles autour des maisons de la capitale toute une armée de portiers (dvorniks).

Dès avant la guerre de Bulgarie, il circulait de nombreuses proclamations anonymes : A la jeune Russie ! à la jeune génération ! au peuple russe ! etc., sans parler des contes allégoriques spécialement destinés au peuple, tels que l’Histoire des quatre frères et la Machine ingénieuse. Depuis, de telles brochures n’ont plus suffi à l’ambition des agitateurs ; ils ont fondé une revue ou journal auquel ils ont donné pour titre la devise habituelle du radicalisme russe Terre et Liberté (Zemlia i Volia)[28]. Cette feuille a réussi à paraître durant l’année 1878 et la première moitié au moins de 1879, à l’heure même où la police et la IIIe section redoublaient de vigilance et de sévérité. Imprimé sur un papier grossier, en caractères irréguliers et peut-être à la main, ce petit journal clandestin est, on le sait, durant les derniers mois, devenu pour les nihilistes une sorte de moniteur officiel. C’est là que se publiaient les jugemens et les sentences rendus par des chefs mystérieux. Outre des articles de fond et une partie pour ainsi dire officielle, cette singulière feuille contenait des correspondances, des feuilletons, voire des annonces, et jusqu’aux conditions d’abonnement, ce dernier point sans doute par pure bravade. Pour ces journaux ou ces pamphlets, le. mode de distribution varie ; tantôt on les envole sous enveloppe par la poste ; tantôt on les insère dans des journaux conservateurs ; parfois on les fait distribuer dans les rues par d’innocens complices ne sachant pas lire ; le plus souvent on les dépose aux portes des maisons ou sous les banquettes des omnibus et des voitures publiques. Comme autrefois le Kolokol de Herzen, Terre et Liberté a été placée par des mains invisibles dans les papiers de tel ou tel haut fonctionnaire. On a plus d’une fois arrêté des distributeurs de la feuille insaisissable, on n’a pu, croyons-nous, mettre la main sur les éditeurs.

Ces imprimeries, ou pour mieux dire ces presses clandestines, ne pouvaient toujours échapper à la police ; on en a découvert plusieurs dans les villes et les campagnes, à Kief, à Moscou, à Saint-Pétersbourg même, et où étaient-elles cachées ? était-ce toujours chez des particuliers, chez des étudians ou bien dans ces usines où les propagandistes servent de contre-maîtres ou d’ouvriers ? Non, on en a parfois découvert dans des monumens publics, dans des bâtimens appartenant à la couronne, dans des dépendances du ministère de la guerre ou du ministère de l’intérieur, dans des séminaires ecclésiastiques ou des couvens[29]. Un jour peut-être on saisira des presses clandestines dans les bureaux de la censure ou de la direction de la presse.

Pour mettre fin à de pareils désordres, le pouvoir n’a rien trouvé d’autre que de rendre plus rigoureux encore les lois et règlemens sur la presse et l’imprimerie. Il y avait déjà des inspecteurs de la typographie, il était déjà défendu de fonder des imprimeries sans autorisation préalable ; cela n’a plus semblé suffisant : on a interdit de vendre ou d’acheter sans autorisation des presses ou des appareils typographiques ou lithographiques, appliquant ainsi à tout ce qui touche l’imprimerie les restrictions imposées vers le même temps au commerce des armes. Comme pour rendre l’assimilation plus complète, les hommes qui violent les règlemens sur la typographie viennent, comme les auteurs d’attentats sur les fonctionnaires, d’être placés en dehors des lois civiles. Un arrêté du général Gourko, gouverneur de Saint-Pétersbourg, en date du 17/29 juin 1879, a soustrait temporairement à la connaissance des tribunaux toutes les affaires de ce genre[30]. Comme la presse elle-même, l’imprimerie est, depuis les derniers attentats sur l’empereur, dépouillée de toute garantie légale et entièrement à la discrétion de la police.

Avec de tels procédés, le gouvernement peut arriver à rendre impossible la publication des journaux et des brochures de la révolution ; mais quand il parviendrait à saisir toutes les presses aux mains de ses adversaires occultes, il ne leur aurait point pour cela retiré tous leurs moyens de propagande. A défaut de l’imprimerie et des inventions modernes, il resterait aux agitateurs les vieux procédés de l’antiquité et du moyen âge ; il leur resterait la copie manuscrite, et dans les pays soumis à certain régime de compression on ne saurait dire ce qu’il peut se conserver et se divulguer d’idées par ce procédé primitif et archaïque. Sous le règne de Nicolas, c’était la principale ressource des révolutionnaires ou des frondeurs. Il y a eu longtemps ainsi toute une littérature manuscrite et clandestine, qui en popularité ne le cédait point aux œuvres les plus répandues par l’imprimerie : plus d’une pièce connue de tous n’a jamais été imprimée, en Russie du moins, car à l’étranger des recueils de ces morceaux prohibés ont eu plusieurs éditions. Les libertés accordées à la presse sous Alexandre II n’ont jamais dans les écoles mis entièrement fin à la diffusion de cette littérature manuscrite. En arrivant au gymnase ou à l’université, jeunes gens et jeunes filles ont la plupart pour premier soin d’apprendre et de copier des pièces interdites.

A défaut de la copie manuscrite, il reste la parole qui ne laisse pas de trace, et la mémoire où l’on peut impunément graver les propos séditieux ou les chants révolutionnaires sans que la censure ou la police y aient rien à voir. C’est ce qui se fait tous les jours ; plus d’un Russe m’a raconté avoir appris par cœur des vers ou des contes prohibés, dont, par défiance de la police, il n’osait garder copie. Tout cela peut paraître assez innocent et puéril, mais ces curiosités d’écolier, qu’on est tenté de prendre pour des espiègleries enfantines, ont un grand inconvénient ; elles dressent les jeunes gens à la dissimulation, aux mystères, aux entretiens occultes, elles leur donnent insensiblement le goût ou l’habitude des affiliations clandestines.

Si l’on nous demandait ce qui partout profite le plus du manque de liberté de la presse, nous répondrions que ce sont les sociétés secrètes. On pourrait dire a priori que dans tout état il y a d’autant moins de sociétés occultes que la parole et la pensée sont plus libres. La propagande souterraine hérite de tout ce qu’on enlève à la presse publique. C’est là un phénomène facile à constater dans la Russie actuelle, comme dans l’Italie d’avant 1860. En Russie, cette habitude ou ce penchant se prend de fort bonne heure. Je demandais, il y a déjà quinze ans, à un ancien étudiant russe, si de son temps il y avait à l’Université des sociétés secrètes. « Non pas précisément, me répondit-il, nous nous réunissions seulement par petits groupes pour lire en cachette des livres prohibés et réciter des chansons interdites. » C’est ainsi qu’a commencé plus d’une association révolutionnaire, de tels conciliabules en portent le germe. On se prête des livres défendus, on les copie à l’insu de ses maîtres, on se cotise pour en acheter, et peu à peu on est lié par un secret commun et compromettant, la crainte des espions ou des délateurs fait qu’on se jure le silence, et plus la police est ombrageuse et la délation redoutable, plus on se sent solidaire. Avec de telles habitudes, les amitiés de jeunes gens deviennent aisément de la complicité ; ce sont des chaînes souvent difficiles à briser. Les sociétés secrètes ou mieux les réunions clandestines éclosent d’elles-mêmes, et une grande partie de la jeunesse en devient fatalement victime. Là même où, à proprement parler, il n’y a pas de sociétés organisées, distribuées en cadres réguliers, il y en a tous les élémens. C’est ainsi, à l’abri même des lois contre la liberté de la pensée que se développe chez les jeunes gens l’esprit révolutionnaire sous sa forme la plus ténébreuse et la plus pernicieuse. Et en Russie cela n’est pas nouveau, les dernières explosions ne sont que la manifestation d’un mal signalé depuis longtemps et qui remonte jusqu’à Nicolas ou mieux jusqu’à Alexandre Ier puisqu’à la mort de ce prince les sociétés secrètes du nord et du sud se croyaient assez fortes pour tenter une révolution. Quelle est l’époque où les sociétés secrètes ont eu le moins d’influence ? C’est celle où la presse et la littérature ont eu le plus de liberté, c’est le milieu du règne de l’empereur Alexandre II. Cela est naturel : publicité et clandestinité ne sauraient longtemps vivre côte à côte.

On dit souvent que les mauvaises doctrines se propagent par la presse, cela est vrai ; mais de tous les moyens de propagande révolutionnaire c’est peut-être encore le moins redoutable, car c’est le plus facile à surveiller et à combattre à armes égales. La propagande orale et cachée telle qu’elle est en usage en Russie, cette propagande mystérieuse et insaisissable dont les progrès ne peuvent être suivis et la marche arrêtée, mine sourdement des institutions qui semblent respectées de tous et exerce des ravages d’autant plus profonds qu’elle prête plus aux illusions et aux surprises.

C’est une chose singulière que le pays de l’Europe où la presse semble le plus redoutée est un état où les journaux ne peuvent trouver accès qu’auprès du petit nombre, l’immense majorité de la nation restant illettrée et comme telle n’étant accessible qu’à la propagande orale. En comprimant la presse, croit-ou empêcher la diffusion des bruits alarmans et des fausses rumeurs qui troublent parfois le peuple russe ? Si le gouvernement s’en est jamais flatté, il a dû avoir mainte déception ; moins un peuple est habitué à des informations sûres et libres et plus il est crédule, plus il a l’oreille ouverte aux discours des imposteurs. N’a-t-on pas vu cette année même, en juin 1879, se répandre en plusieurs provinces la dangereuse nouvelle que l’empereur allait donner aux paysans de nouvelles terres en procédant à une nouvelle répartition du sol ? A de certaines heures, ces sourdes rumeurs habilement répandues par les émissaires de la révolution peuvent être plus à redouter que toutes les indiscrétions ou les témérités d’une presse, d’autant plus aisée à contrôler qu’on lui laisse une plus grande liberté.

Dans sa lutte avec les doctrines subversives, tout gouvernement devrait faire le vœu du héros homérique qui, pour lutter avec les dieux, ne leur demandait que de se laisser voir. Aucun n’aurait plus d’intérêt que le gouvernement russe à combattre ses ennemis à visage découvert, car s’il ne leur laisse pas le temps de multiplier dans l’ombre, le premier effet de la lumière serait de montrer à tous le peu de nombre et le peu de force des ennemis ténébreux qui, grâce à l’obscurité dont ils s’enveloppent, semblent le tenir en échec.

L’exemple de la Russie prouve que de nos jours la liberté de la presse n’est pas seule responsable des progrès de l’esprit révolutionnaire. Certes, cette liberté n’est pas une panacée, elle ne cicatrise pas toutes les plaies qu’elle se plaît à sonder, elle envenime parfois le mal qu’elle prétend guérir ; plus qu’aucune autre elle a ses défauts et ses inconvéniens ; mais, en dehors des considérations politiques, elle a pour l’état et les individus des avantages que rien ne saurait remplacer. Avec elle l’esprit révolutionnaire n’aurait peut-être pas beaucoup moins pénétré dans certaines classes de la nation, à coup sûr il n’aurait été ni plus redoutable, ni plus contagieux, et le gouvernement et la nation auraient été plus éclairés sur leurs propres besoins et leurs propres forces. Avec le droit de discussion, et le droit de critique, le pouvoir eût été mieux informé ; l’administration, la justice, l’instruction publique, les finances, l’armée même, y eussent plus gagné que la révolution. La Russie montre combien il est malaisé aux peuples modernes de se passer de cette liberté de la plume. On peut dire que si les pays où la presse est affranchie de toute gêne nous dégoûtent parfois d’une liberté qui semble inséparable de la licence, le spectacle offert par les états où elle est trop incomplète est bien fait pour nous réconcilier avec la liberté de la presse.

Deux raisons font qu’à nos yeux l’émancipation de la pensée aurait en Russie plus d’utilité et moins d’inconvénient que dans la plupart des autres états. La première, c’est qu’il n’y a pas de question dynastique, pas de lutte sur la forme même du gouvernement ; c’est que, l’immense majorité de la nation étant dans toutes les classes d’accord sur le principe de l’autorité, il ne saurait y avoir, en dehors des extrémités du parti révolutionnaire, d’opposition systématique et purement négative. Cela suffit pour rendre les luttes de la presse, en même temps que moins acerbes et moins acharnées, moins périlleuses et plus fécondes. La seconde raison, c’est que, sous le régime autocratique, la presse est aujourd’hui l’unique moyen qu’ait le pays d’influer sur son gouvernement. Pour la société, c’est le seul moyen de ne pas rester étrangère à la direction et même à l’étude des affaires publiques ; pour le gouvernement, qui n’a pas près de lui des représentans élus de la nation, c’est le moyen le plus simple et le plus inoffensif de connaître les vœux et les besoins de ses peuples.

Les gouvernemens de nos jours, quels qu’en soient le principe et la forme, n’ont de force réelle qu’à condition de gouverner avec l’opinion. On le sent à Pétersbourg : aux époques de crise, comme celle que traverse aujourd’hui la Russie, à chaque menace de ses ennemis du dedans ou du dehors, le pouvoir qui, en face de l’étranger ou de la révolution, ne veut point rester isolé dans son omnipotence, fait un appel solennel au concours du pays, mais ce concours, comment le pays le lui peut-il prêter si sa parole n’est pas libre ? comment tirer la société de son indifférence ou de son apathie si on ne laisse à ses organes la libre expression de ses sentimens ? Plus puissant est le gouvernement et moins il peut redouter les indiscrétions, les témérités, les objurgations, les attaques mêmes de la presse, car il reste toujours maître de ne lui point prêter l’oreille et maître de lui clore la bouche. Sous le régime autocratique, en effet, il ne suffit pas des lois pour assurer les droits de la pensée ; dans cette sphère, comme dans toute autre, le pouvoir souverain ne saurait être lié par ses propres ukases. Les franchises dont il gratifierait la presse seraient pour lui d’autant moins à craindre et d’autant moins exposées à dégénérer en licence que, de quelques garanties légales dont on la décore, cette liberté ne serait jamais qu’une liberté de tolérance.


ANATOLE LEROY-BEAULIEU.

  1. Voyez la Revue du 1er avril, du 15 mai, du 1er août, du 15 novembre, du 15 décembre 1876, du 1er janvier, du 15 juin, du 1er août et du 15 décembre 1877, du 15 juillet, du 15 août, du 15 octobre, du 15 décembre 1878, du 1er mars, du 15 mai, du 1er septembre 1879.
  2. Sur ces débats de la presse russe comme sur ses principaux organes, le lecteur peut consulter l’Histoire de la littérature contemporaine en Russie, de M. Courrière.
  3. A côté de ces deux recueils s’en placent d’autres également considérables, et de tendances fort diverses, tels que le Fils de la patrie (Syn otetchestva), le Contemporain (Sovremennik) aujourd’hui supprimé, le Citoyen (Grajdanine) aujourd’hui suspendu, la Parole (Slovo), la Parole russe (Rousskaïa retch), les Annales de la patrie et le Diêlo (l’Œuvre) ; ces deux derniers fortement imbus de l’esprit démocratique. Il y a en outre des revues historiques ou spéciales, telles que les Archives russes, les Antiquités russes, le Journal de l’instruction publique, la Revue critique, etc.
  4. La Finlande possède relativement un plus grand nombre de journaux, cinquante-quatre en 1878, dont vingt-quatre en suédois et trente en finnois. Paris a pu voir à l’exposition de 1878 une intéressante collection de spécimens de la presse finlandaise.
  5. En 1878, on comptait en France sept cent vingt-six feuilles périodiques imprimées à Paris et neuf cent vingt-huit dans les départemens, y compris l’Algérie.
  6. De tous les pays soumis au sceptre du tsar la Finlande est aujourd’hui le seul en possession d’une presse vraiment populaire, pénétrant jusqu’à l’ouvrier et au paysan, cela sans doute grâce aux habitudes du culte luthérien et aux traditions constitutionnelles.
  7. Ce sont ainsi par exemple des journaux de Saint-Pétersbourg qui, en 1877, ont appris à la Russie la bastonnade infligée dans une prison de la capitale à un détenu politique, et c’est on lisant un article du Golos ou du Nouveau Temps que Véra Zasoulitch conçut l’idée de punir le général Trépof.
  8. Comme exemple de ce que pouvait récemment encore se permettre la presse, à une époque où elle se sentait déjà moins libre que quelques années plus tôt, je citerai une série d’articles de M. Eug. Ouline, intitulés En Bulgarie, et réunis en volume après avoir paru dans le Vestnik Evropy, 1878-1879. On y trouve des phrases comme celle-ci : « Ailleurs la corruption n’est qu’une exception ; chez nous c’est l’honnêteté qui était l’exception, et les difficultés qu’elle rencontrait la rendaient impossible. »
  9. Sur cette époque, consultez les études de M. Ch. de Mazade dans la Revue du 1er novembre 1864, du 15 mars 1866, du 1er avril et du 15 mai 1868.
  10. A Rome et à Pétersbourg, la censure se rencontrait souvent dans les mêmes petitesses bizarres. C’est ainsi que dans la capitale russe, comme dans la ville des papes, des opéras tels que Guillaume Tell ou les Huguenots n’étaient admis sur la scène que défigurés et travestis. Voyez à cet égard notre étude sur la souveraineté pontificale dans le livre intitulé : un Empereur, un Roi, un Pape. Paris, 1879.
  11. Voyez Schnitzler, t, III, et die Petersburger Gesellchaft von einem Russen.
  12. En 1872, le nombre des livres édités en Russie se montait à un peu plus de deux mille (2,082) sans compter, il est vrai, les ouvrages religieux soumis à la censure ecclésiastique. Sur ces deux mille quatre-vingt-deux ouvrages, plus de la moitié (1,176) avait paru à Saint-Pétersbourg, plus du quart (568) à Moscou. La même année, il avait para dans le petit royaume de Pologne plus de. huit cents ouvrages.
  13. Nous mentionnons avec regret qu’un des principaux journaux, le Golos, a récemment été suspendu pour cinq mois à propos d’un feuilleton sur les universités.
  14. Aussi le gouvernement est-il parfois contraint de notifier à la presse quelle doit être son attitude dans telle question déterminée. C’est ce qu’il avait fait par exemple le 15 octobre 1875 relativement aux affaires d’Orient. C’est ce qu’il a dû faire au mois d’août dernier pour la polémique avec la presse allemande.
  15. Je citerai par exemple à ce propos une série d’articles anonymes insérés en 1875 et 1876 dans le Rousski Mir, et depuis rassemblés en volume par le général Fadeief sous le titre Tchem nam byt ?
  16. On s’en est servi cependant à Moscou, par exemple pour le Courrier russe.
  17. Golovatchef : Deciat lêt reform ; IIe partie, ch. V.
  18. C’est là le chiffre donné pour 1836 par Schnitzler, Statistique de la Russie.
  19. En 1868 par exemple, trois mille deux cent trente-deux ouvrages avaient été admis, cent vingt-sept avaient été exclus et cent six admis seulement en partie.
  20. Comme exemple récent des procédés de la censure, on peut citer le traitement infligé à l’Histoire de la Russie de M. A. Rambaud, qui n’a pu être admise qu’avec des suppressions et corrections.
  21. Il est enjoint aux censeurs de surveiller, dans les écrits malo-russes, non-seulement les idées et l’expression, mais la langue et l’orthographe. On doit exiger qu’au lieu d’être conforme à la prononciation ou aux habitudes locales, cette dernière soit autant que possible conforme à l’orthographe russe ordinaire.
  22. Golovatchof : Deciat lêt reform, p. 265.
  23. Pour le compte rendu de ce procès voyez le Golos du 27 janvier (8 février 1879).
  24. Écrivain mort peu de temps ayant la révolution de 1848.
  25. C’est pour cela que Nicolas avait élevé démesurément le prix des passeports à l’étranger, et qu’il les refusait au plus grand nombre de ses sujets. J’ai connu un sujet Russe des provinces occidentales qui, durant quinze ans, avait vainement sollicité l’autorisation d’aller aux eaux de Bohême. « Nous avons des sources thermales dans l’empire, au Caucase par exemple, lui répondait-on. Si vous voulez prendre les eaux, allez au Caucase. »
  26. A cet égard le lecteur peut trouver un piquant portrait d’un libraire de province chez un écrivain anglais M. G. C. Grenville Murray : Russians at home (1877) ouvrage traduit en français sous ce titre : Les Russes chez les Russes.
  27. Les organes de ces réfugiés russes, tous inspirés par l’esprit le plus révolutionnaire et d’ordinaire nettement socialistes, ont été fort nombreux dans les dernières années. Quelques-uns n’ont qu’une existence intermittente et ne paraissent pas à époque fixe. Nous citerons le Vpered (En Avant), l’Obchtchéé Dièlo (la Cause commune), le Rabotnik ou Travailleur, le Nabat ou Tocsin. À cette liste on peut ajouter la Gromada ou Commune, revue fédéraliste rédigée en petit-rus&iea par des réfugiés ukrainophiles.
  28. On traduit quelquefois ces mots par pays et liberté ; mais ici c’est un contresens manifeste, car, pour les révolutionnaires russes, le mot zemlia fait allusion à un remaniement de la propriété territoriale au profit des communes de paysans. Terre et Liberté était déjà le titre ou la devise des brochures révolutionnaires répandues vers 1860 et 1862 pour exciter le peuple des campagnes à la révolte et obtenir aux anciens serfs une distribution gratuite de terres.
  29. L’ancienne Terre et Liberté était imprimée, assure-t-on, dans l’imprimerie du ministère de la guerre.
  30. Un arrêté du 5/17 juillet renchérit encore sur le précédent.