La Russie nouvelle et la liberté religieuse/01

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LA RUSSIE NOUVELLE
ET LA
LIBERTÉ RELIGIEUSE

I
LES CATHOLIQUES. — LES ISRAÉLITES

Il y a de longues années déjà, nous écrivions ici même que, au lieu de précéder les libertés politiques, la liberté religieuse, en Russie, ne ferait sans doute que les accompagner et s’introduire sous leur couvert. Si nous osions exprimer cette opinion d’apparence paradoxale, c’est que nous avions devant les yeux l’exemple de la plupart des Etats de l’Europe et de l’Amérique. Au rebours de ce qui semble l’ordre naturel, l’ordre logique, la liberté de penser d’où découle la liberté des cultes, loin d’être la mère de toutes les autres, ne vient d’ordinaire au monde qu’après la liberté politique et ne naît ou ne grandit qu’à son ombre. Ainsi en a-t-il été de l’Angleterre, des Etats-Unis, de la Hollande, de la Suisse, de l’Espagne, de l’Italie, de notre France elle-même. Ainsi encore de l’asiatique Japon. Le fait est si général que nous avons cru permis de l’ériger en loi de l’histoire[1]. À cette loi, nous ne connaissons guère, dans l’Europe moderne, qu’une exception, la Prusse. La tolérance, grâce au génie de Frédéric II, est entrée dans les fondations de la monarchie prussienne, et la Prusse n’a pas eu lieu de s’en repentir.

Les autocrates de Russie n’ont pas eu la même prévoyance ou la même hardiesse que leurs voisins et amis, les Hohenzollern. La liberté religieuse était la seule qu’un tsar eût pu accorder à ses sujets sans entamer son pouvoir absolu. Aucun ne l’a osé, parce que, en Russie, l’entière liberté religieuse avait contre elle la longue solidarité de l’Église et de l’État, l’intérêt de la bureaucratie, la tradition nationale, les préjugés du pays ou du pouvoir. Catherine II, la grande Catherine, l’émule de Frédéric, qui, ainsi que Frédéric, donnait asile en ses Etats aux Jésuites, Catherine, l’amie de nos philosophes, faisait bien, elle aussi, profession de tolérance. Elle élevait en sa capitale des églises de tous les cultes ; elle couvrait les partages de la Pologne du prétexte d’y rétablir la liberté des dissidens ; mais ces mêmes partages, le désir de rattacher plus intimement les provinces nouvelles à la vieille Russie, l’ambition de se montrer à ses peuples en souveraine orthodoxe, patronne de la foi nationale, amenaient Catherine elle-même à mettre les forces de l’État et l’administration impériale au service de l’Église et de l’orthodoxie officielle. Depuis Catherine et depuis Alexandre Ier, l’esprit de tolérance, chez les maîtres de l’Empire, la liberté religieuse, dans les lois ou dans les mœurs, étaient plutôt en recul ; la Russie, à la fin du XIXe siècle, semblait plus arriérée que la Russie de la fin du XVIIIe. Presque seule en Europe, elle restait, à cet égard, un pays d’ancien régime.

Sous Nicolas Ier et ses successeurs, sous Alexandre III surtout, a prévalu, grâce à M. Pobédonostsef, le célèbre haut-procureur du Saint-Synode, un esprit d’obstinée et inflexible propagande orthodoxe. C’était le temps où le gouvernement, l’administration, les tribunaux, s’inspiraient de la décevante maxime, si longtemps la devise de toutes les autorités, et encore aujourd’hui le mot d’ordre des partis d’extrême droite : « Autocratie, Nationalité, Orthodoxie. » Contrairement à la nature et aux intérêts même d’un Empire qui embrasse en son sein tant de races, de religions, de peuples divers, la Russie du XIXe siècle poursuivait une politique étroitement confessionnelle, s’entêtant à chercher l’unité de l’État dans l’unité de la religion, ne se résignant pas à ce que le quart ou le tiers des sujets du Tsar demeurassent, en public ou en secret, hors du giron de l’Eglise officielle. C’était là une politique soi-disant nationale à laquelle aucun souverain n’osait renoncer. Pour que le gouvernement impérial fît mine de s’en dégager, il n’a fallu rien moins que les mécomptes de la guerre russo-japonaise, que l’ébranlement apporté par la défaite à toutes les traditions et à toutes les institutions de l’Empire. Il a fallu l’inauguration d’un régime nouveau, la convocation d’un parlement, l’entrée du gouvernement impérial en des voies décidément modernes. Encore, les traditions et les préventions anciennes restaient-elles si fortes que, après avoir proclamé la liberté religieuse, le gouvernement russe n’a osé aller jusqu’au bout du principe nouveau, de telle façon que, à ceux de ses sujets qui devaient en bénéficier, la liberté concédée apparaît comme incomplète ou précaire.

Il convient ici de rendre hommage à l’empereur Nicolas II. Pour accorder à ses sujets plus de liberté religieuse, Nicolas II n’a pas attendu les sommations des représentans de ses peuples. Avant la réunion, avant la convocation même de la première Douma d’Empire, en avril 1905, un oukase impérial dotait la Russie nouvelle de la liberté religieuse. S’en assurant la gloire avec l’initiative, le Tsar proclamait lui-même l’émancipation des consciences. Pour cette grande mesure, il semblait qu’un trait de plume dût suffire. C’était peut-être la seule réforme qui pût s’accomplir par ordre, l’unique liberté qui pût se décréter. Eût-elle été pleinement et sincèrement appliquée qu’elle aurait presque suffi à faire de la vieille Russie une terre nouvelle.

Pour que l’édit de tolérance d’avril 1905 eût toute sa vertu, toute son efficacité, il eût eu besoin d’être accompagné de l’abrogation des lois restrictives anciennes, des lois qui, en refusant tels ou tels droits aux adhérens de tel ou tel culte, faisaient toujours obstacle à l’entière liberté de conscience. Il n’y a pleine liberté religieuse que dans la pleine égalité devant la loi, que là où les droits civils ou politiques ne sont pas à la merci des distinctions de religion. Aussi l’oukase libérateur de l’empereur Nicolas II demeurait-il incomplet ; il avait besoin d’être achevé et sanctionné par des lois nouvelles. C’est à quoi s’est efforcée de pourvoir, au moins pour certaines catégories de dissidens, la troisième Douma, Elle a voté, à son tour, une loi d’affranchissement des consciences, si contraire aux traditions bureaucratiques que son acceptation par le Conseil de l’Empire et par la Couronne reste toujours douteuse.

Alors même, ces deux mesures, bien qu’encore incomplètes, l’oukase impérial et le vote de la Douma, demeurent peut-être les deux actes les plus significatifs de la Russie nouvelle, parce qu’ils sont tous deux inspirés de ce qu’il y a de plus élevé dans l’esprit moderne. Souhaitons pour le bien de la Russie, comme pour l’honneur de son gouvernement, qu’elle ne recule pas trop longtemps devant l’achèvement de cette œuvre d’émancipation et de pacification. La liberté religieuse est chose si précieuse et si féconde qu’elle ne profite guère moins à ceux qui l’accordent qu’à ceux qui la reçoivent. Loin que tout le bienfait en doive être pour les dissidens, l’Eglise nationale y trouverait ce dont elle a un besoin impérieux, un principe de rénovation et de relèvement.


I

Les premiers à bénéficier de l’édit de tolérance d’avril 1905 ont été les catholiques, surtout les catholiques de rite grec qui, de tous les sujets du Tsar, étaient ceux qui avaient le plus durement souffert du régime de russification par la religion. Leur culte avait été biffé de la liste des cultes admis dans l’Empire ; leur dernier diocèse avait, sous Alexandre II, été supprimé par oukase ; leurs églises avaient été livrées à un clergé qu’ils regardaient comme schismatique ; leurs personnes et leurs familles restaient, malgré leurs larmes et leurs protestations, inscrites sur les registres de l’Eglise d’Etat ; et l’administration, la police veillaient à ce qu’ils ne pussent recevoir aucun sacrement, aucun secours religieux, des prêtres catholiques.

Les catholiques du rite latin, pour la plupart Polonais ou Lithuaniens, avaient d’habitude conservé la liberté religieuse personnelle. Il n’y avait guère d’exception que pour ceux d’entre eux auxquels l’administration ou le clergé orthodoxe découvraient quelque ancêtre grec-uni. Ces malheureux étaient, de par la loi, arrachés à l’Eglise qui les avait baptisés pour être officiellement rattachés à l’Eglise d’Etat qu’aucun sujet russe, une fois inscrit sur les registres des popes, n’avait le droit d’abandonner. Plus heureux que ces infortunés, les catholiques qui ne comptaient pas d’uniates parmi leurs aïeux pouvaient demeurer librement catholiques, suivre en paix le rite latin. Ils se plaignaient, il est vrai, et souvent à bon droit, tantôt d’être dépossédés de leurs églises[2], tantôt de ne pouvoir obtenir l’autorisation d’en construire de nouvelles ou de réparer les anciennes. Ils accusaient l’administration impériale d’entraver leur clergé dans le libre exercice de ses hautes fonctions ou dans ses relations avec le Saint-Siège. Le culte catholique avait beau être reconnu et subventionné par l’État, le gouvernement central et, plus encore, les autorités locales ne lui en témoignaient pas moins de persistantes défiances, souvent même une malveillance qu’ils ne prenaient pas la peine de dissimuler.

Les motifs de cette antipathie contre Rome et contre le clergé catholique romain étaient, il est vrai, d’ordre national et politique plutôt que d’ordre religieux. Par cela même, pour les faire disparaître, il ne pouvait suffire de proclamer la liberté de conscience. Les défiances et les préventions du gouvernement impérial contre l’Eglise catholique s’expliquent par l’histoire, par des siècles de luttes, par le long duel de la Russie orthodoxe et de la Pologne catholique. Comme la Pologne avait été le champion de Rome, la Russie s’était faite celui de l’orthodoxie orientale ; pour affirmer et achever sa victoire, elle s’était efforcée, depuis Catherine II et les trois partages, de ruiner, en ses nouvelles provinces, les influences catholiques, catholicisme restant pour elle synonyme de polonisme. Si elle avait fait une guerre acharnée aux uniates, aux chrétiens de rite oriental qui, sous la domination lithuano-polonaise, avaient reconnu la suprématie romaine, c’est qu’elle voulait détruire, avec l’Union, cette sorte de pont, jeté par les Jésuites, entre l’Orient de rite grec et la vieille Rome. En coupant, sous Alexandre II, la dernière arche de ce pont séculaire, le gouvernement du Tsar s’était flatté de fermer au polonisme, en même temps qu’à Rome, les masses populaires de la Petite-Russie comme de la Russie Blanche. La campagne de vexations menée contre le clergé et les influences catholiques restait essentiellement une œuvre politique ; mais elle avait beau s’inspirer moins de l’intolérance sectaire que des passions nationales, la liberté religieuse, la liberté des âmes chrétiennes en demeurait toujours l’innocente victime.

Si anciennes, si invétérées que fussent les préventions du gouvernement impérial contre Rome et la hiérarchie catholique, il ne s’est point, comme d’autres gouvernemens, laissé aveugler par ses passions ou ses préjugés antiromains. Son aversion pour Rome et pour le « latinisme » ayant une origine politique plutôt que des antipathies confessionnelles, aucun fanatisme religieux ou irréligieux ne lui a interdit d’entrer en relation avec le Vatican, lorsque la politique et les intérêts de l’Empire lui conseillaient de négocier avec le Saint-Siège. Pour sortir de ses difficultés avec ses sujets catholiques et avec la hiérarchie romaine, Pétersbourg n’a eu garde d’ignorer Rome et la constitution de l’Eglise latine. Les tsars orthodoxes, protecteurs nés de l’orthodoxie orientale, ne se font pas scrupule d’entretenir, officiellement, aux bords du Tibre, une légation impériale auprès du Souverain Pontife, dépouillé de sa couronne temporelle. Supprimée, durant quelques années, sous le pontificat de Pie IX, cette légation de Russie auprès du Vatican a été rétablie par le plus national des tsars russes, l’empereur Alexandre III. Et, depuis lors, le gouvernement impérial a eu soin d’y appeler des diplomates de haut mérite, tels que M. Izvolski, aujourd’hui ministre des Affaires étrangères, M. Goubastof, naguère adjoint du ministre, M. Sazonof, appelé récemment au même poste. Entre les envoyés du tsar orthodoxe et les ministres du pape romain, représentant deux puissances en antagonisme séculaire, les difficultés sont grandes et tout accord malaisé. En dépit de leur mutuelle bonne volonté, les négociations sont loin de toujours aboutir à une entente. Chaque nomination d’évêque est une affaire épineuse dont la solution exige beaucoup de tact et de patience. Les évêques une fois nommés et installés, il arrive souvent que le gouvernement russe les éloigne de leur siège épiscopal, pour des motifs politiques, sans que le Vatican consente à les déposer ou à les remplacer. Ainsi, en ces dernières années, du baron de Rops, évêque de Vilna et député de son diocèse à la première Douma. Mais alors même que les négociations ne réussissent pas à son gré, le gouvernement russe se garde de rompre les relations avec le Saint-Siège ; l’expérience lui a enseigné que, en ces délicates et irritantes querelles ecclésiastiques, les gouvernemens les moins inféodés à Rome ont tout avantage à demeurer en contact avec le chef suprême de l’Eglise.


II

Entre la Russie et le Vatican se dressait cependant, comme un mur infranchissable, une question particulièrement douloureuse, celle des Uniates. Sur ce point, Rome n’avait pu rien obtenir ; la diplomatie russe déclinait toute négociation, toute conversation. A ses yeux, les anciens uniates étant tous passés à l’orthodoxie officielle, il n’y avait plus en Russie de catholiques de rite grec ; parlant, Rome n’avait pas à intervenir en leur faveur. A la suppression de ces malheureux uniates de Pologne on avait employé toutes les forces du pouvoir autocratique. Contre les récalcitrans, l’administration et la police avaient usé de tous les procédés imaginés chez nous par Louvois contre les protestans, y compris les garnisaires cosaques ; et cela au déclin du XIXe siècle, sous des princes justement réputés pour leur humanité, comme Alexandre II et Alexandre III. Amendes, fustigations, incarcérations, séparations violentes des familles, confiscations, déportations, tout, sauf l’échafaud, avait été mis en œuvre, sous l’œil sec de M. Pobédonostsef[3]. C’était, au nom de l’autorité tsarienne, et, cette fois, contre Rome, comme une autre révocation de l’Edit de Nantes, avec cette différence que, attachés à leurs champs et à leurs villages, les victimes ne pouvaient ou n’osaient chercher un refuge dans l’exil. Plutôt que de recevoir les sacremens de la main de popes, à leurs yeux schismatiques, un grand nombre de ces pieux paysans renonçait à tous secours religieux. Au mariage orthodoxe, beaucoup préféraient le concubinage ; d’autres traversaient de nuit les forêts de la frontière pour se faire marier en secret par un prêtre de Galicie. Leurs enfans restaient bâtards devant la loi russe. Naguère encore, il suffisait que la police découvrît un ancien uniate priant dans une église de rite latin, ou en conversation avec un prêtre catholique, pour que l’église fût fermée, le prêtre déporté. La persécution contre les catholiques de rite grec retombait ainsi sur les catholiques de rite romain.

On comprend l’émotion de ces anciens uniates, lorsque parvint à leurs villages le bruit que chacun allait être maître de professer sa foi librement. Aux premiers jours, la plupart n’osaient y croire. Popes et fonctionnaires ne leur avaient-ils pas, jusque-là, répété que, étant d’origine petite-russienne, ils étaient tenus d’avoir le même culte que le tsar russe ? Aussi lorsque, au printemps de 1905, ils apprirent que, tout comme les pans (les seigneurs) polonais, ils pouvaient impunément se dire catholiques, fréquenter l’église du rite latin, beaucoup imaginèrent que le tsar Nicolas avait quitté l’Église orthodoxe et embrassé la foi catholique. Pour les détromper, il fallut que les popes envoyassent à Pétersbourg une mission, afin de constater que, tout en accordant la liberté à ses sujets, l’Empereur était demeuré lui-même orthodoxe. Malgré cela, un grand nombre de ces anciens uniates abandonnèrent l’Eglise officielle pour passer à l’Eglise catholique romaine. S’il leur avait été permis de revenir à l’Union, presque tous sans doute l’eussent fait avec joie ; car, pour ces esprits simples, comme pour la plupart des Orientaux, la foi se confond avec les rites. Mais la liberté accordée par l’oukase de tolérance n’allait pas jusqu’à autoriser le rétablissement du culte grec-uni. Leurs anciennes églises restant aux mains des popes schismatiques, les uniates, qui voulaient sortir du schisme et rentrer sous la suprématie romaine, ne pouvaient le faire qu’en délaissant les rites de leurs ancêtres et la liturgie gréco-slave, pour passer, de la tserkiev russe, au kosciol polonais, à l’église latine. Si douloureux que leur fût ce sacrifice, des dizaines de milliers de paysans, des villages presque entiers l’accomplirent

L’abrogation forcée du dernier diocèse uniate, suscitée par la haine du polonisme, menaçait ainsi de tourner au profit des Polonais et de la « foi polonaise. » En adoptant le rite latin, ces paysans ruthènes risquaient de se poloniser. Pour écarter ce péril, l’administration, venant au secours des popes orthodoxes, s’efforce d’arrêter le mouvement de retour à Rome, en intimidant les paysans, en s’appliquant à les ramener, de nouveau, à l’Eglise officielle. Ces malheureuses victimes d’une longue persécution risquent d’être frustrées des bénéfices de l’oukase de tolérance de 1905. Afin de pouvoir, plus facilement, les enchaîner au schisme ou les y rattacher, l’administration impériale vient de reprendre un projet, plusieurs fois mis en avant par les plus acharnés ennemis des Polonais, et, jusqu’ici, repoussé par la prudence des ministres. Elle se propose d’enlever au royaume de Pologne les districts des gouvernemens de Lublin et de Siedlce, habités par les anciens uniates. De cette façon, on espère soustraire toute cette contrée aux influences polonaises et catholiques[4].

Le passage en masse d’un grand nombre de ces paysans d’origine ruthène au catholicisme et à l’Eglise polonaise va finir ainsi par tourner contre les Polonais et contre le catholicisme. Détachés du « Royaume, » annexés aux provinces du Sud-Ouest de l’Empire, ces districts, réunis en un nouveau gouvernement, celui de Kholm (Chelm), se verraient assujettis à un régime plus dur encore pour les Polonais et pour les catholiques que celui de la Pologne.

Ce projet contre le Royaume du Congrès de 1815 n’a eu jusqu’ici qu’un résultat, prévu par le gouverneur général Skallon, comme par ses prédécesseurs ; il n’a fait qu’exaspérer les Polonais. L’indignation parmi eux est universelle. A leurs yeux, cette mutilation du petit royaume du Congrès, héritier de l’ancien Grand-Duché de Varsovie, n’est rien moins qu’un autre démembrement de leur infortunée patrie, comme une amputation nouvelle de leur chair polonaise toujours saignante.

Ce que la bureaucratie pétersbourgeoise présente comme une simple modification de limites administratives est, pour les trois tronçons de la Pologne, une violation manifeste des traités de Vienne, aussi bien que des solennels engagemens pris par la Russie vis-à-vis des Polonais, lorsque fut relevé, au profit du tsar Alexandre Ier, le titre de roi de Pologne. A Varsovie comme à Cracovie, on craint, peut-être à bon droit, que cette atteinte à l’intégrité du « Royaume » ne serve un jour de précédent à d’autres démembremens, au profit de l’Allemagne ; car les pangermanistes n’ont pas oublié que, avant Iéna et Tilsitt, la Prusse régnait à Varsovie. Les Polonais font remarquer que, parmi les sept ou huit cent mille âmes du nouveau gouvernement de Chelm ou Kholm, les orthodoxes resteront encore en minorité ; ils disent que, si l’on veut faire du « Royaume » une Pologne strictement ethnographique, il faut au moins lui restituer les districts incontestablement polonais, tels que Biélostock, donné par Napoléon à Alexandre Ier après Tilsitt.

Des Russes ont soutenu qu’on ne pouvait concéder d’institutions autonomes à la Pologne qu’en enlevant à la suprématie polonaise les trois ou quatre cent mille Ruthènes des provinces de Lublin et de Siedlce. Il serait aisé à l’administration impériale de garantir les droits de ces paysans ruthènes, mais toute l’attitude du gouvernement russe vis-à-vis des Polonais de la Vistule montre assez qu’il est loin de songer à leur accorder aucune autonomie, même étroitement restreinte.

Il nous est pénible de le constater, le gouvernement impérial n’a pas su mettre à profit, pour se les attacher, les sentimens de loyalisme manifestés par la plupart des Polonais, durant la guerre de Mandchourie et la période d’agitation révolutionnaire. Après quelques mois d’apparente hésitation et de tolérance relative, il a repoussé, délibérément, toutes les tentatives de conciliation. Il en est revenu aux pratiques anciennes, à la dure et stérile politique de dénationalisation, condamnée par les plus clairvoyans de ses agens, tels que le prince Imérétinski. Il est en train de fermer les écoles polonaises qu’il avait laissées s’ouvrir durant la crise, de dissoudre toutes les sociétés polonaises, temporairement autorisées par son administration. Et cela, alors qu’il laisse, à côté, naître et grandir de nombreuses sociétés allemandes aux tendances pangermaniques ; car, les yeux toujours ouverts sur les prétendus périls du polonisme, il semble les clore volontairement sur ceux du germanisme. Moins équitable que l’Autriche envers ses sujets polonais, il prétend conserver à l’Université de Varsovie un caractère exclusivement russe, pour en faire, en pleine Pologne, comme la garnison intellectuelle du maître étranger. Il n’a servi de rien aux Polonais de se montrer, aux deux premières Doumas, parmi les plus sages et les plus respectueux sujets du Tsar ; le gouvernement, irrité d’avoir à compter avec eux, leur a enlevé brusquement les deux tiers de leurs représentans à la Douma d’Empire. Aujourd’hui même, tout en refusant de leur accorder aucun germe d’autonomie administrative, il persiste à leur refuser la plupart des institutions libérales concédées aux provinces russes de l’intérieur, ou s’il parle d’en introduire enfin quelques-unes dans le « Royaume, » c’est avec des altérations, des restrictions qui, aux yeux des Polonais, en réduiraient singulièrement la valeur.

Comment, après cela, s’étonner si, en Pologne, le mécontentement est général, la désaffection, presque universelle ? En détruisant toutes les espérances polonaises, les déceptions de ces deux ou trois dernières années ont complètement retourné l’esprit public[5]. Les partis modérés se sentent impuissans ; leurs chefs sont découragés ; l’attitude du gouvernement impérial les a pour longtemps discrédités. L’opinion se répand dans toutes les classes que, pour les Polonais et pour les catholiques, il n’y a rien à espérer du gouvernement russe. Qui peut se réjouir d’un tel revirement ? Ce ne sont, à coup sûr, ni les patriotes russes éclairés, ni les amis de la Russie. La politique de compression vis-à-vis des Polonais ne peut bénéficier qu’aux ennemis du gouvernement et aux adversaires de la puissance russe, aux révolutionnaires à l’intérieur, aux ambitions allemandes ou autrichiennes au dehors. Les révolutionnaires ne se font pas faute de répéter aux Polonais : « Nous vous l’avions bien dit ! » et quant à la politique allemande, on sait qu’en Russie même, nombre de nos amis attribuent l’intransigeance du gouvernement impérial vis-à-vis des Polonais à la pression ou au moins à l’ascendant de Berlin sur Pétersbourg.

On se demande comment, au lendemain des manifestations de fraternité slave de Pétersbourg, de Prague, de Varsovie, comment, à l’heure où la Russie cherche à reprendre sa légitime influence sur les Slaves d’Orient, elle s’aliène si légèrement le cœur de ses sujets slaves de la Vistule. Les retentissantes démonstrations du « néo-slavisme » auxquelles se sont associés tant de Russes des divers partis n’ont fait qu’accentuer, aux yeux des peuples, le désaccord de la politique intérieure avec la politique étrangère du grand Empire[6]. C’est que, alors même qu’ils prétendent ne servir que leurs intérêts, les gouvernemens et les peuples sont souvent menés, à leur insu, par leurs passions ou par leurs préjugés. Après les humiliations de la guerre et les inquiétudes de la révolution, le sentiment national russe s’est heureusement réveillé. La Russie éprouve de nouveau le besoin de se sentir grande et forte. Comme Français et comme Européens, nous ne saurions que nous en réjouir, tout en regrettant que ce patriotisme russe ne reprenne, trop souvent, la forme d’un nationalisme moscovite orthodoxe, étroit et oppressif. L’Empire des Tsars est trop vaste, il comprend trop de peuples divers, trop de religions différentes, pour que puisse impunément y triompher la spécieuse devise : la Russie aux Russes, ce qui, pour le parti soi-disant national, n’a qu’un sens. la Russie aux Russes orthodoxes. Comme me le disait un ancien ministre du Tsar, au-dessus de la Russie, il y a l’Empire russe : or, une telle devise n’a rien d’impérial.

Appliquée à toutes les « Okraïnes » des frontières, à tous les peuples et à toutes les religions de la Russie d’Europe et de la Russie d’Asie, pareille politique, au lieu de fortifier l’Empire, en en cimentant l’unité, risquerait de l’affaiblir par la désaffection et d’en préparer la désagrégation. Il n’est pas permis d’oublier que, de la Finlande à la Pologne et au Caucase, la vieille Russie orthodoxe est entourée d’une large ceinture multicolore de populations d’origine étrangère et de religions diverses, qu’elle ne peut s’attacher que par l’esprit de justice et par l’esprit de tolérance. Vis-à-vis de la Finlande, comme vis-à-vis de la Pologne, la Russie a la force ; elle peut tout décréter et peut-être tout exécuter ; mais, trop d’exemples le montrent, la force ne suffit pas à tout ; la force peut élever des États, elle est tôt ou tard impuissante à leur garantir la vie et la durée. Aux crampons de fer, aux liens matériels, il faut que viennent s’ajouter les liens moraux ; et, vérité qui, pour être devenue banale, n’en demeure pas moins toujours vraie, à la conquête des armes il faut que succède la conquête des âmes ; celle-ci ne se fait ni par l’état de siège, ni par la compression légale. Plus vaste et plus complexe est un Empire, plus il renferme de races et de peuples divers, et plus l’affection de ses peuples est, pour lui, l’unique moyen de mettre son unité à l’abri des révolutions intérieures ou des guerres étrangères. M. Stolypine a dit un jour une belle parole : « En Russie, la force ne doit point primer le droit. » C’est en s’inspirant de cette haute maxime, en respectant les droits de chacun et, avant tout, les droits de la conscience, que le gouvernement impérial consolidera l’immense Empire et en assurera le mieux les destinées, contre tous les périls du dedans et toutes les menaces du dehors.


III

Les Polonais catholiques ne sont pas les seuls sujets du Tsar chez lesquels l’oukase de tolérance d’avril 1905 ait éveillé des espérances, déjà en partie déçues. Cela est encore plus vrai des Juifs. S’il est un domaine où la législation russe ait fait bien peu de progrès, c’est assurément les lois touchant les Israélites. La Russie, ou plus exactement l’Empire russe, possède près de la moitié des Juifs du globe. On évalue, au commencement de ce XXe siècle, le nombre total des Israélites, dispersés dans les cinq parties du monde, entre dix et onze millions d’âmes. Plus de cinq millions habitent les Etats du Tsar ; et parmi leurs coreligionnaires d’Europe, d’Asie, d’Amérique, beaucoup sont originaires de l’Empire russe. Depuis un quart de siècle, des milliers et des milliers de familles israélites s’évadent, chaque année, des frontières de la Russie pour aller demander à d’autres Etats, aux deux Amériques notamment, ce que les débris d’Israël n’ont pas encore obtenu sur le sol russe, la liberté et l’égalité. Depuis une quinzaine d’années surtout, près de 100 000 Juifs quittent, chaque été, la Pologne, la Lithuanie, la Petite-Russie, la plupart pour s’embarquer, dans les ports allemands, sur les vaisseaux de la Hamburg-America ou du Norddeutscher Lloyd, qui les transportent, à prix réduits, sur les quais de New- York. C’est ainsi que cette dernière ville, devenue le grand centre moderne du judaïsme, compte aujourd’hui près d’un million de Juifs, si bien que, au lieu de New-York, certains Américains s’amusent à dire Jew-York.

Cet exode ininterrompu des Juifs russes aux Etats-Unis, dans l’Amérique du Sud, en Palestine, jusqu’au Transvaal, ne semble pas diminuer la population Israélite de l’Empire ; il n’absorbe guère que les excédens annuels des naissances sur les décès. Si développée que soit l’émigration des Juifs, on ne saurait donc en attendre la solution de la question juive. Cette question, héritage de l’ancienne Pologne, ne peut être résolue qu’en Russie et par les lois russes. Théoriquement, la solution est aisée : il n’y en a qu’une, et elle est des plus simples. Elle consisterait, tout bonnement, à supprimer les lois spéciales sur les Juifs, lois multiples, compliquées de règlemens et d’exceptions de toute sorte, qui forment aujourd’hui un code volumineux, ou mieux un dédale confus dans lequel les juristes les plus experts ont souvent peine à ne pas s’égarer. La Russie, devenue définitivement un pays moderne, n’aurait qu’à imiter les autres États européens, à copier l’exemple que la Révolution française a la première donné à l’Europe et au monde, en abrogeant toutes les lois et les règlemens spéciaux aux sectateurs de la loi mosaïque. Un oukase impérial, une loi en un seul article y suffirait. C’est la solution la plus radicale ; c’est aussi la plus logique, comme la plus équitable. Par malheur, si elle compte en Russie de nombreux partisans, surtout parmi les groupes de gauche, elle rencontre encore plus d’adversaires.

Quelque opinion qu’on ait sur la question, force est de reconnaître que la Russie de l’empereur Nicolas II, la Russie constitutionnelle de la troisième Douma, n’est pas prête à la trancher ainsi, d’un coup, dans le sens moderne, c’est-à-dire dans le sens de la pleine liberté, de la pleine égalité. Parmi les libéraux mêmes, ou ceux qui se flattent de l’être, plus d’un Russe fait valoir que la Russie n’est pas préparée à une mesure aussi brusque et aussi radicale. Certains affirment même que l’esprit du pays y est encore si opposé, qu’une entière et soudaine émancipation des cinq millions d’Israélites risquerait de tourner contre eux et contre la paix publique, en soulevant les haines et les fureurs des masses populaires. Proclamer l’égalité des Juifs et des chrétiens, ce serait, à les entendre, inviter la Russie à un immense pogrom, c’est-à-dire au pillage et au massacre de toute la population juive. C’est ainsi, au nom même de la sécurité des Israélites, que beaucoup de Russes refusent aux Israélites l’égalité des droits civils.

Alors même qu’elles seraient toujours sincères, ces craintes sont-elles bien fondées ? Nous ne nous arrêterons pas à le discuter. Aux Russes qui affirment le danger d’une complète et soudaine émancipation des Juifs, on peut concéder qu’une pareille mesure, opérée subitement, d’un seul coup, ne serait pas sans inconvéniens, peut-être même sans périls. Pour écarter toute appréhension, il ne suffit pas de citer l’exemple des pays voisins où les lois sur les Juifs et contre les Juifs ont pu être abrogées impunément. Le nombre même des Israélites rend la question en Russie plus grave que partout ailleurs ; puis, c’est être injuste envers les Russes que de les comparer à leurs voisins d’Occident. Quelques progrès, en tous sens, qu’ait accomplis le vieil Empire slave, la masse de ses habitans est loin d’avoir atteint, au point de vue intellectuel ou économique, le même degré de culture que les peuples du centre ou de l’Ouest de l’Europe. Chose plus attristante, que personne encore n’a peut-être signalée, la Russie, quant à l’égalité civile et religieuse, se trouve aujourd’hui en arrière de la Turquie. L’égalité des droits civils et politiques que la majorité des Russes orthodoxes persiste à refuser aux Israélites, les Turcs musulmans l’ont accordée sans résistance aux Juifs de Turquie, aussi bien qu’aux chrétiens. Il est vrai que, dans l’Empire ottoman, la liberté religieuse, sans être encore complète, du moins pour les musulmans, était, de longue date, autrement large que dans l’Empire des Tsars. Il est vrai aussi que, en Turquie, la tolérance légale n’arrêtait pas les explosions du fanatisme populaire, — quand ce n’était pas, ainsi que, hier encore, sous le sultan déchu, les autorités, gardiennes des lois, qui déchaînaient les bandes de massacreurs.

Si la Russie contemporaine se montre ainsi moins libérale que la Turquie nouvelle, est-ce par fanatisme, par pur esprit d’intolérance ? Non, assurément. Attribuer uniquement à l’intolérance orthodoxe les lois de la Russie sur les Juifs, ou, d’une façon plus générale, la législation religieuse de l’Empire sur les cultes dissidens, c’est ne voir, en ces délicates questions, qu’un côté des choses, le plus apparent comme le plus choquant, mais non le seul. Pas plus que les oukases sur les uniates, sur l’abolition dans l’Empire du rite grec-uni, les lois et règlemens sur les Juifs n’ont été dictés, uniquement, par des considérations religieuses, par un zèle outré pour la foi orthodoxe.

Est-ce à dire, comme ne craignent pas de l’affirmer certains écrivains russes, que la religion et l’intolérance y sont absolument étrangères ? Nous n’oserions aller jusque-là ; les pogroms, les pillages et massacres de Juifs qui, en ces dernières années, ont ensanglanté, impunément, tant de villes russes ne nous le permettent point. Ces pogroms, fomentés souvent par des superstitions ou par des légendes homicides, comme la croyance au meurtre rituel, se reproduisent d’habitude aux fêtes de Pâques ; s’ils ne sont pas provoqués par le seul fanatisme, les antipathies religieuses y ont une part trop manifeste. Mais dans la Russie contemporaine, tout comme dans l’Espagne ancienne ou dans l’Europe du moyen âge, si l’intolérance, si les préjugés religieux ne restent pas étrangers aux mouvemens populaires contre les Juifs, ils n’en sont pas la seule cause.

A plus forte raison, en est-il ainsi de la législation russe sur les Juifs. Loin d’être uniquement inspirées du zèle de la foi chrétienne, ces lois vexatoires, assurément peu conformes à l’esprit évangélique, sont surtout dictées par des considérations nationales ou des rivalités économiques. Et ce qui est vrai de la Russie contemporaine ne l’était pas moins de l’Espagne ou de la France d’autrefois. Comme ces dernières, si la Russie a longtemps poursuivi l’unité religieuse, c’est dans un intérêt politique, parce qu’elle y voyait le seul moyen d’atteindre l’unité morale. Or, nous savons, par expérience, comment la recherche de l’unité morale conduit, rapidement, à l’intolérance les partis même et les gouvernemens qui se vantent d’être dégagés de tous préjugés religieux. L’erreur séculaire du gouvernement russe, erreur qui a été longtemps celle de tous les souverains et de tous les peuples, de l’Espagne de Philippe II et de la France de Louis XIV à l’Angleterre des Tudors, a été de chercher l’unité dans la conformité religieuse. Cette erreur archaïque, la Russie du XXe siècle n’a pas encore su s’en affranchir ; tant qu’elle n’y aura pas réussi, elle aura peine à établir chez elle la pleine liberté religieuse.

Aux considérations nationales se joignent, pour maintenir la législation restrictive des droits des Juifs, les appréhensions économiques. Ces craintes, non plus, ne sont pas particulières à la Russie. Les Russes, comme les Roumains, ne se croient pas en état d’affronter en toutes choses la concurrence des Juifs. En interdisant certains domaines ou certaines provinces aux Israélites, ils prétendent se réserver, ainsi qu’une chasse gardée, un champ d’action à l’abri de tout empiétement, de la part d’une race dont ils redoutent l’habileté, l’énergie, l’esprit d’entreprise, A cet égard, les lois impériales qui enferment les Juifs en certaines provinces et en certaines professions sont, de la part des Russes, comme un acte d’humilité, en même temps qu’un aveu d’infériorité. En fermant l’intérieur de l’Empire aux Israélites, en les parquant dans la Pologne et les régions de l’Ouest, en leur défendant le séjour dans les campagnes et l’achat de terres rurales, le gouvernement de Saint-Pétersbourg proclame, officiellement, qu’il regarde le marchand russe, le paysan russe comme des mineurs, encore incapables de supporter la libre concurrence, hors d’état d’entrer en compétition avec les fils d’une race mieux douée, ou mieux dressée aux luttes économiques. C’est là, au fond, le sens véritable des lois russes, comme des lois roumaines sur les Juifs ; et c’est ce qui en rend l’abrogation si malaisée. Peut-être le gouvernement impérial a-t-il une trop mince opinion des capacités économiques du Grand-Russe ; peut-être tient-il en trop petite estime les talens et les facultés des marchands moscovites que Pierre le Grand portait si haut. Nous serions tentés de le croire, quant à nous ; mais tant que le gouvernement et les classes dirigeantes n’auront pas une plus haute opinion des facultés du Slave russe, tant qu’ils ne le jugeront pas assez formé, assez développé, pour soutenir sans péril la concurrence du « Sémite, » ils se garderont d’abroger des lois qui, à leurs yeux, ne sont que des mesures de protection, de défense nationale en faveur de la majorité russe.

On ne saurait donc s’attendre à la prochaine et entière suppression des lois spéciales aux Juifs. A tort ou à raison, le plus grand nombre des Russes n’ont pas assez de confiance en leurs forces économiques, en leur éducation commerciale pour se jeter, bravement, dans ce qui leur paraît la plus redoutable des aventures. La confiance en soi qu’avaient les Français de la Révolution, quand ils supprimaient toutes lois d’exception et tous privilèges, celle que, à notre exemple, ont montrée en nous imitant les Anglais, les Allemands, les Hongrois, les Italiens, le Russe ne l’a point, et il sera peut-être longtemps à l’acquérir. Plus la concurrence devient vive, plus se fait acharnée, entre les individus et entre les groupes sociaux, la lutte pour la vie, et plus menace d’être entendue la voix de ceux qui prétendent augmenter leurs chances de succès, en écartant, par la loi, toute une catégorie de concurrens. Entre le Slave russe et le Juif moderne, les contrastes sont trop marqués pour que le premier ne soit pas longtemps enclin à se couvrir, contre le second, du commode bouclier de la loi. Peut-être, il est vrai, ce qui paraît un avantage à l’indolence du moins bien doué, ou du moins entreprenant, est-il un inconvénient pour l’Etat, qui, sous prétexte de protéger une partie de ses sujets contre l’autre, risque d’entraver lui-même le développement général du pays. Mais c’est là un ordre de considérations auquel, en Russie comme ailleurs, peu d’esprits osent s’élever, et qui, partout, laisse les masses indifférentes.

Qu’on le souhaite, ou qu’on l’appréhende, il faut renoncer, pour longtemps sans doute, à voir édicter en Russie une sorte de décret Crémieux, accordant, d’un seul coup, aux Juifs de l’Empire, tous les droits reconnus aux Russes orthodoxes. Une pareille mesure n’eût été possible qu’à une époque de révolution, à ces heures d’ardent enthousiasme où les partis et les peuples, comme soulevés au-dessus d’eux-mêmes, se haussent d’un bond à des résolutions soudaines que, le calme une fois rétabli et l’enthousiasme des premiers jours tombé, ils se prennent parfois eux-mêmes à regretter. Si la première Douma eût vécu, si elle avait réussi, selon le rêve de quelques-uns des « Cadets, » à s’ériger en Constituante, peut-être eût-elle eu, elle aussi, à l’instar de nos grandes assemblées, l’audace de décréter l’égalité devant la loi, sans distinction d’origine ou de religion. C’eût été conforme à la logique des idées qui, au Palais de Tauride, entraînaient alors la majorité politique, aussi bien qu’aux exemples de notre Révolution sur lesquels tant de jeunes tribuns du Nord semblaient enclins à prendre modèle. Malgré cela, beaucoup de Russes, beaucoup de Juifs surtout en doutaient. Durant la guerre de Mandchourie et durant les deux premières années du nouveau régime constitutionnel, j’ai parcouru, trois printemps de suite, d’Odessa et de Kichinef, à Kief, à Varsovie, à Vilna, à Pétersbourg, les provinces de l’Empire où restent entassées par la loi les masses Israélites. Aux Juifs de Russie, comme à leurs amis d’Europe et d’Amérique, je représentais que les lois restrictives dont ils se plaignaient allaient sans doute prendre fin avec le régime autocratique. La plupart n’ajoutaient pas foi à ces espérances ; les plus sages, les plus modérés osaient à peine compter sur quelques lentes réformes de détail ; les plus ardens, les plus impatiens maintenaient que, pour les Juifs, il n’y avait rien à attendre que d’une révolution. C’est la raison pour laquelle tant d’entre eux ont paru faire cause commune avec les partis extrêmes. Du gouvernement impérial, des « octobristes, » des constitutionnalistes modérés, ils désespéraient de rien obtenir. Ce pessimisme, je l’avoue, me semblait alors outré, injuste ; l’événement a montré qu’il n’était ni l’un ni l’autre.

Ces défiances israélites restent-elles absolument justifiées ? Le nouveau régime prétend faire de la Russie un Etat moderne ; il est malaisé qu’il laisse toujours debout les lois d’inspiration médiévale qui emprisonnent cinq millions de sujets du Tsar dans les provinces de l’Ouest, comme derrière les murailles d’un énorme ghetto. Ces murailles, il est vrai, les fils d’Israël ne peuvent s’attendre à les voir s’écrouler d’un coup, à la voix de quelques tribuns de la Douma, comme autrefois les murs de Jéricho, au son des trompettes de Josué. On ne saurait, aujourd’hui, songer à une loi à la française, abrogeant, d’un trait de plume, toute cette confuse législation exceptionnelle, qui varie selon les personnes et les provinces, étant différente dans le royaume de Pologne et dans l’Empire. Mais, de ce qu’il nous est interdit de réclamer ou d’obtenir une entière et brusque suppression de ce fatras de lois bizarres, suit-il qu’on n’en puisse espérer la modification partielle, l’allégement progressif ? A tout peser, peut-être serait-ce même là, pour les Juifs comme pour les chrétiens, la meilleure méthode, la méthode politique, celle qui, en ménageant les transitions, apporterait le moins de trouble dans les relations économiques, comme dans la vie nationale.


IV

Parmi les Russes éclairés, rares sont ceux qui ne sentent pas l’importance de cette question juive, rares ceux mêmes qui n’admettent pas que le gouvernement ait le devoir d’en préparer la solution. Les hommes au pouvoir sont souvent les premiers à le reconnaître, au moins en principe, alors même qu’ils n’osent ou qu’ils ne peuvent mettre eux-mêmes la main à l’œuvre. La chose est d’autant plus nécessaire, on pourrait dire d’autant plus urgente que, au lieu de s’être améliorée au cours de ces trente dernières années, la situation légale des Juifs de Russie a singulièrement empiré. Elle est, aujourd’hui, au début du XXe siècle, incomparablement plus mauvaise qu’au milieu du XIXe siècle, sous le règne de l’empereur Alexandre II, avant qu’Ignatief, inspiré de Katkof, n’eût découvert que, pour vaincre la révolution, il n’y avait qu’à mater les Juifs. Le recul est si marqué que, pour apporter un allégement sensible aux tracasseries, aux vexations dont souffrent le plus les Juifs russes, il n’y aurait qu’à laisser tomber les lois ou les règlemens édictés par le ministre Ignatief, durant les premières années du règne d’Alexandre III. Remonter d’un tiers de siècle en arrière, ramener la législation et l’administration russes aux pratiques du règne d’Alexandre II constituerait un progrès notable. Ce progrès par le retour au passé, le retour à une époque plus tolérante, où, sans avoir été supprimées, les plus vexatoires des lois contre les Juifs n’étaient pas toujours rigidement appliquées, on ne semble pas l’oser effectuer. En un pays où il y a, d’habitude, tant d’accommodemens avec la loi et avec l’administration, les lois contre les Juifs sont presque les seules dont on se croit tenu d’exiger le respect. C’est ainsi que, en ces dernières semaines, à Riga, à Kief, à Yalta, jusqu’au Turkestan, des administrateurs zélés viennent de prendre des arrêts d’expulsion contre des centaines de familles.

De temps en temps, il est vrai, on annonce qu’il va être procédé à la refonte ou au moins à la réforme de cette législation. On y fait espérer quelques adoucissemens ; jusqu’à présent, rien de sérieux n’a été fait, rien même n’a été proposé à la Douma. On ne saurait regarder comme une mesure de quelque importance le léger relèvement de la proportion des Israélites qu’il est permis d’admettre dans les établissemens d’enseignement moyen. Certes, une mesure générale en ce sens ne serait pas sans valeur ; mais il faudrait, pour lui reconnaître quelque prix, qu’elle eût assez d’ampleur pour avoir quelque efficacité. Or, tel n’est pas le caractère du nouveau règlement ; s’il est une réforme, elle est si mince que les intéressés ne sauront trop s’ils doivent s’en réjouir ou s’en attrister, car ils semblaient en droit d’attendre mieux. Puis, s’il relève légèrement le nombre des Juifs admis en certaines écoles, le nouveau règlement a le grave défaut de confirmer le principe de la limitation du nombre des Juifs dans les écoles publiques, les gymnases, les universités. Or, cette limitation, qui ferme à tant de leurs enfans l’accès du haut enseignement, est une des choses dont se plaignent le plus amèrement les Juifs de toute profession et de toute opinion. Ces barrières dressées par la loi, contre les fils et les filles d’Israël, à l’entrée des écoles publiques, sont une invention d’origine relativement récente. Les renverser serait une de ces mesures libérales, pacificatrices, qui enlèveraient aux Israélites un de leurs griefs les plus crians, sans apporter aucun trouble, ni dans la vie économique, ni dans la vie politique de l’Empire Pour en comprendre l’opportunité, il suffit de savoir que les règlemens édictés ou renforcés sous l’empereur Alexandre III, bornent à 3 ou à 5 pour 100, au maximum, la proportion des Israélites que peuvent recevoir les hauts établissemens d’instruction ou les universités, dans les deux capitales. Le chiffre des admissibles varie selon les localités et selon la population juive ; mais, dans les villes mêmes comme les grandes villes de l’Ouest où les Juifs forment la moitié ou le tiers de la population, où ils paient la plus grande partie des impôts, le nombre des Juifs reçus dans les collèges ou les universités ne doit point dépasser 10 ou 15 pour 100 du total des élèves.

Une telle réglementation est si manifestement arbitraire que, dans la pratique, elle n’est pas toujours respectée. L’étranger est enclin à déplorer la corruption administrative, la négligence, le laisser aller des autorités, le désaccord entre les lois et les mœurs qu’il remarque souvent en Russie. La loi y restant fréquemment encore un instrument d’oppression ou de tracasserie, il y a bien des cas où il conviendrait plutôt de féliciter les sujets du Tsar de savoir employer les complaisances administratives à tourner des lois ou des règlemens qu’ils n’ont pu réussir à faire abroger. Ainsi en était-il de l’entrée des Juifs dans les hautes écoles, durant ces cinq ou six dernières années. La proportion légale des Juifs admissibles était fréquemment dépassée ; l’administration locale, par intérêt ou par libéralisme, fermait les yeux. Les ennemis des Juifs dénonçaient bruyamment ces « abus ; » c’est sans doute pour y mettre fin, sans se montrer trop réactionnaire en jetant les élèves juifs sur le pavé, que le gouvernement a, pour certaines écoles, relevé un peu la proportion des admissibles Israélites.

Il se fût honoré grandement, s’il eût osé aller plus loin, s’il eût préparé hardiment l’abrogation de tous ces règlemens surannés, pour accorder aux sujets russes l’égal accès aux écoles, en attendant l’égalité devant la loi. Il faut dire, à la décharge des hommes au pouvoir, que la question juive est une de celles où ils ne se sentent pas les maîtres. Puis, pour prendre une telle initiative, il leur eût fallu un véritable courage, car cette limitation du nombre des élèves juifs est une des choses auxquelles tiennent le plus les ennemis d’Israël, les « Hommes Russes. » Pour eux, elle n’est pas seulement un moyen d’écarter des professions libérales les concurrens israélites ; elle a un non moindre avantage, celui de restreindre le nombre des Juifs qui peuvent pénétrer dans l’intérieur de la Russie et y établir leur domicile. Une des choses qui font l’importance de cette question scolaire, c’est que les diplômes universitaires autorisent leurs possesseurs à résider dans toutes les provinces de l’Empire. Aux yeux des libéraux, c’est une raison de plus pour abolir toute cette législation d’Ignatief ; aux yeux des « Vrais Russes, » c’est un motif pour la maintenir. Les premiers jugent qu’il n’y aurait qu’avantage pour l’Etat à entr’ouvrir, à l’élite des enfans d’Israël, les provinces qui leur sont aujourd’hui interdites ; les seconds, au contraire, voudraient arriver à les leur fermer entièrement[7].

Il ne suffit pas aux partis réactionnaires, aux « Hommes Russes, » aux « Cent Noirs, » à la presse de Droite, d’arrêter tout projet d’extension des droits reconnus aux cinq millions d’Israélites de l’Empire. Ils ne se lassent pas de faire campagne pour obtenir que le peu de droits laissés aux sujets juifs du Tsar soient encore légalement restreints. Ils viennent ainsi de remporter une nouvelle victoire. Jusqu’ici, les Juifs (auxquels tous les grades militaires demeurent interdits) pouvaient être médecins ou vétérinaires de l’armée. Leurs adversaires ont réussi à les exclure encore-de cette carrière en leur faisant fermer l’entrée de l’Académie de médecine militaire.

Une chose particulièrement choque le nationalisme étroit des fanatiques champions de l’« idée russe » et de la suprématie orthodoxe, une chose qu’ils n’ont pas pardonnée au plus moderne des ministres qu’ait encore eus la Russie, le comte Witte. Grâce à cet homme d’État et au courant de libéralisme qui, au lendemain de l’irritante guerre de Mandchourie, a fait entrer la Russie au nombre des Etats constitutionnels, les manifestes impériaux et la première loi électorale qui ont appelé les sujets du Tsar autocrate à élire une Douma d’Empire ont bien divisé les habitans de toutes les Russies en curies, en groupes électoraux divers, dont les droits étaient inégaux ; mais, contrairement à l’ancienne législation russe, ils n’ont pas fait de distinction entre les sujets du Tsar, selon leur foi religieuse. Les lois électorales ne prirent pas la religion en considération, si bien que les catholiques, les Arméniens, les musulmans, même les parias de la législation russe, les Israélites, se sont trouvés électeurs et éligibles, tout comme les orthodoxes. Ainsi s’explique comment les deux premières Doumas ont compté chacune plusieurs députés juifs. Le coup d’État impérial qui a profondément altéré, avant les élections de la troisième Douma, le régime électoral employé pour les deux premières[8], a bien indirectement restauré un privilège pour les Russes orthodoxes, en diminuant le nombre des députés dans les provinces où les dissidens sont en majorité, en créant, dans ces mêmes régions, des curies spéciales privilégiées pour la minorité russe orthodoxe ; mais le décret qui a enlevé à la Pologne et au Caucase les deux tiers de leurs représentans indigènes n’a pas osé établir, officiellement, entre les sujets russes, des distinctions ou des incapacités fondées sur la seule différence de religion. Les Juifs sont ainsi restés électeurs et même éligibles, quand ils appartiennent par ailleurs aux groupes auxquels le nouveau régime électoral reconnaît des droits électoraux.

Ces droits, il est vrai, tels qu’ils ont été réduits par le coup d’État de 1907, les Israélites, ne formant partout qu’une minorité, ne peuvent guère en tirer parti. Si, depuis la mort de M. Pergament, député d’Odessa, il y a, dans la troisième Douma, un ou deux députés d’origine juive, je ne sais s’il en reste un seul demeuré juif[9]. Cela n’est pas assez pour les « Hommes Russes, » ni pour l’intransigeance des plus ardens nationalistes. Ces remuans agitateurs, dont les violences intimident trop souvent les ministres, jugent scandaleux que, dans la Sainte Russie, des Juifs puissent avoir des droits politiques. Ils font valoir que la concession du droit de vote à des Israélites est contraire à toutes les traditions russes, en même temps que contraire à toute saine logique. Quelque répulsion que soulève l’intolérant exclusivisme de ces soi-disant patriotes de la « Ligue des Hommes Russes, » sur lesquels pèse l’assassinat du député Herzenstein, force nous est de reconnaître qu’en contestant aux Juifs les droits politiques, ils n’invoquent pas inutilement la logique. Au rebours des Juifs roumains, traités officiellement en étrangers, les Juifs russes, en effet, se trouvent aujourd’hui en cette situation, peut-être sans précédens, qu’ils jouissent de l’égalité des droits politiques, sans posséder l’égalité des droits civils. Ils prennent part aux élections politiques, alors que les lois leur refusent toute participation aux élections municipales ou provinciales. Il y a là une contradiction manifeste qui ne saurait durer indéfiniment. Si les cinq millions de Juifs russes n’obtiennent pas l’extension de leurs droits civils, ils risquent fort de se voir un jour dépouillés de leurs droits politiques, droits que les anciennes lois russes ne leur ont pas enlevés, parce que, aux époques où furent rédigés les lois et règlemens sur les Juifs, nul ne prévoyait que de pareils droits pussent être concédés à des sujets du Tsar.

Pour contester aux Israélites l’égalité politique, comme pour leur refuser l’égalité civile, les « Hommes Russes » et, avec eux, nombre de Russes de tendances moins outrées, s’appuient sur le prétendu axiome qui fait partout le principal argument des antisémites. Ils professent que, par leur race, comme par leurs traditions et par leurs mœurs, les Juifs sont demeurés en Russie des étrangers ; que reconnaître à ces millions d’étrangers des droits égaux à ceux des nationaux, ce serait méconnaître les droits et les intérêts de ces derniers ; partant mettre en péril l’Etat. Aux Juifs, maintenus artificiellement par la loi, comme par une digue infranchissable, dans les provinces occidentales, en grande partie d’origine et de langues étrangères, on reproche de ne s’être pas encore russifiés par la langue, par le costume, par les habitudes. Ici, il faut bien le dire, la logique russe semble plutôt en défaut ; car ces hommes qu’on accuse d’être restés étrangers, les lois russes font tout pour les tenir isolés des autres habitans, spécialement des masses russes. On ne se contente pas de leur fermer l’intérieur de l’Empire, on persiste à leur fermer les écoles nationales, que, en des cas analogues, tous les autres Etats, l’Amérique par exemple, considèrent, à bon escient, comme le plus efficace instrument de nationalisation.

De même, un grand nombre de Juifs russes ayant conservé entre eux l’usage du jargon, du « yiddisch, » on les accuse d’être, qu’ils le veuillent ou non, les agens de l’influence germanique, les pionniers de l’invasion allemande. Et en même temps, ces Juifs, soupçonnés, souvent bien à tort, de sympathies allemandes, les lois russes ont soin de les entasser sur les frontières de l’Allemagne et de l’Autriche, là où ils sont le plus exposés à subir l’ascendant germanique, là où ils seraient, en cas de conflit, le plus dangereux pour la sécurité de l’Empire. Que la Russie prenne des précautions contre l’infiltration allemande et contre les convoitises des pangermanistes, les Français ne sauraient ni s’en étonner, ni s’en scandaliser. Mais pour peu qu’on ait voyagé en Pologne ou dans les provinces occidentales de l’Empire, on a peine à croire que ce soient là les véritables raisons de l’hostilité manifestée aux Israélites par les lois ou par l’administration. Les défiances, la suspicion qu’ils témoignent aux Juifs, dont la plupart n’ont aucun lien avec l’Allemagne, le gouvernement et l’administration russes sont loin de les montrer aux vrais Allemands, aux Allemands de race ou de nationalité qui viennent s’établir en Pologne et dans tout l’Ouest Russe. Pour ces envahisseurs, pour ces colons germaniques, le gouvernement impérial n’a le plus souvent que tolérance, que faveurs même, réservant toutes ses sévérités et ses rigueurs pour ses sujets israélites, — ou même pour ses sujets slaves, ses sujets polonais, qu’aucun Russe ne saurait suspecter de sympathies allemandes, mais qui ont le tort d’être catholiques et le défaut de prétendre garder leur foi religieuse et leur nationalité.

Le patriotisme des Russes a certes le droit de surveiller les frontières occidentales de l’Empire, et si nous jugions leur vigilance outrée, nous mériterions d’être taxés de peu de clairvoyance. Mais leurs regards et leurs soupçons ne doivent pas s’arrêter seulement sur le Juif et sur le Polonais. Par malheur, en irritant la majorité de la population, la politique suivie aujourd’hui en Pologne et dans les provinces occidentales semble plus faite pour affaiblir l’Empire que pour le fortifier ; par suite, elle est moins propre à rassurer les amis de la Russie qu’à les inquiéter[10].

De tous les argumens opposés à l’émancipation des Juifs, le plus puissant, aujourd’hui, est sans doute la participation de nombre d’entre eux au mouvement révolutionnaire. Pour beaucoup de Russes, comme pour beaucoup d’étrangers, les Juifs ont été les principaux inspirateurs et entrepreneurs, sinon toujours les agens le plus en vue, de ce que Pétersbourg et Moscou se plaisaient improprement à nommer « la révolution russe. » Au lieu d’une révolution russe, il n’y aurait eu qu’une révolution juive ; c’est pourquoi, n’étant pas nationale, elle n’a pu triompher. Sans les intellectuels juifs et sans l’argent juif, l’immense Empire fût demeuré éternellement endormi sous le sceptre paternel du Tsar autocrate ; ni la lointaine canonnade de Moukden, ni la mitraille de Tsoushima n’eussent réussi à le réveiller.

C’est là, y faut-il insister ? une vue d’un optimisme enfantin. La vaste Russie fût demeurée tout entière, comme ses provinces intérieures, à l’abri de la contagion de « l’esprit juif, » que les abus de son administration et le contact avec l’Europe eussent suffi à faire lever, chez elle, avec des idées nouvelles, des aspirations libérales. Certes là, comme en plus d’un autre pays, les Juifs méprisés et opprimés ont, par le fait même de leur oppression, souvent agi comme un ferment révolutionnaire, comme le bacille de la révolution ; mais il en eût été de même de toute population soumise aux lois vexatoires auxquelles étaient et demeurent encore astreints les millions d’Israélites de l’Empire. S’il est vrai que dans les rangs des partis d’extrême gauche, parmi les révolutionnaires qui ont compromis la révolution, il s’est rencontré trop d’Israélites, la faute en est moins à l’esprit juif qu’aux lois russes, à ces lois qui, en leur refusant l’égalité et la liberté civiles, poussaient des hommes dépouillés de tous droits vers la révolution, vers les sociétés secrètes, vers les conspirations. Le plus sûr moyen d’enlever les masses Israélites à la propagande révolutionnaire eût été, tout simplement, de leur accorder les mêmes droits qu’à leurs concitoyens, ou mieux à leurs co-sujets chrétiens.

Il n’est pas juste du reste que tous les Juifs de l’Empire fassent cause commune avec les socialistes, et moins encore avec les conspirateurs et les terroristes. Si nombre de Juifs russes sont infectés de tendances anarchiques, loin de les avoir apportées en Russie, ils les ont eux-mêmes empruntées à l’atmosphère russe, à « l’intelligence » russe, à ce qu’on appelait naguère le nihilisme. En fait, d’ailleurs, les Juifs les plus détestés ou les plus redoutés des « Hommes Russes » et des absolutistes, ce ne sont ni les révolutionnaires ou les socialistes du Bund, ni les Sionistes qui rêvent d’une République juive ; ce sont les libéraux, les amis des « Cadets, » ceux qui s’efforcent de répandre en Russie les principes du libéralisme occidental. Ils partagent les vivaces antipathies contre le groupe politique dirigé par M. Milioukof.

En Russie, de même encore qu’en beaucoup d’autres pays, de même qu’en Allemagne ou en Autriche-Hongrie, un des griefs les plus fréquens contre les Juifs est qu’ils tiennent une trop grande place dans la presse. Pour émanciper cette dernière de la domination « sémite, » un des plus brillans journalistes de Pétersbourg, M. Menchikof, a proposé, dans le journal le plus répandu de l’Empire, le seul, assure-t-on, que lise le Tsar, le Novoié Vrémia, une mesure qu’un Russe seul pouvait imaginer. M. Menchikof réclamait une loi interdisant aux Juifs d’écrire en d’autres feuilles que des feuilles juives, sans doute en hébreu ou en jargon. Il est vrai que le publiciste nationaliste entendait appliquer un traitement analogue aux Polonais, aux Arméniens, à tous les « allogènes, » à toutes les nationalités soumises à la Russie. La presse russe, selon ce patriote, devrait être le monopole des « Vrais Russes, » c’est-à-dire des Russes orthodoxes ; — et pour que ce nouveau privilège ne leur fût pas sournoisement dérobé, l’écrivain du Novoié Vrémia demandait que la loi prohibât en même temps tout pseudonyme et tout article anonyme.

Un tel exemple montre jusqu’où vont, en des milieux influens, les excès du nationalisme grand-russien, l’intolérance des hommes qui prétendent parler au nom du peuple russe. Pour en triompher, il faudra aux libéraux de toute origine des années d’énergiques et persistans efforts. En attendant, tout en ayant garde d’obéir à toutes les sommations de ces soi-disant défenseurs du trône et de la patrie, le gouvernement impérial semble céder trop souvent à leurs suggestions passionnées, croyant trouver en eux le plus sûr appui contre les entreprises révolutionnaires ou contre les impatiences des libéraux.

L’histoire parlementaire nous avait déjà montré l’erreur des politiques novices qui se persuadent que le régime constitutionnel, que l’inauguration de Chambres électives tournent, partout, immédiatement, au profit des libertés publiques, au profit des minorités religieuses ou nationales. L’exemple de la Russie nous fait voir, une fois de plus, que les adversaires du régime constitutionnel et de la tolérance religieuse peuvent se servir de la tribune et des prérogatives du Parlement pour combattre les libertés nouvelles, pour s’opposer à l’extension des droits civils ou politiques de ceux qu’ils regardent comme des adversaires. Les Finlandais, les Polonais, les Israélites, tous ceux que les Russes réunissent sous le nom d’inorodtsy ou d’allogènes, risquent d’en faire l’amère expérience. Il vient de se former, à la troisième Douma, entre l’extrême Droite et les Octobristes, un groupe « national » dont le programme inquiète tous les sujets russes étrangers à la foi orthodoxe. Si la liberté religieuse n’intéressait que les catholiques, les protestans, les juifs, les musulmans, l’édit de tolérance d’avril 1905 pourrait courir le péril de n’être bientôt plus que lettre morte. Par bonheur pour l’avenir prochain de la Russie, il n’en est rien. Les Russes les plus nationalistes ne peuvent ignorer que, parmi leurs compatriotes de sang russe, il en est des millions qui repoussent l’autorité de l’Eglise officielle, réclamant le droit d’adorer Dieu et de servir le Christ librement, selon les usages de leurs ancêtres et les exigences de leur conscience. À ces dissidens de sang russe, les Russes, nous le verrons, n’osent plus guère disputer la liberté religieuse. Et comme la liberté est contagieuse, comme il est malaisé de la parquer dans un enclos, il est permis d’espérer qu’elle finira par s’étendre à tous les habitans de l’immense Empire, et qu’elle saura contribuer, pour le bénéfice de tous, au rapprochement des hommes et des races dans la commune patrie.


ANATOLE LEROY-BEAULIEU.

  1. Voyez les Catholiques libéraux, l’Église et le Libéralisme, p. 36-37.
  2. Récemment encore, à la fin de janvier 1910, la Douma d’Empire a dû s’occuper d’une affaire de ce genre. Il s’agissait de l’église d’un village de Pologne, Opolé, que le clergé orthodoxe avait enlevée de force aux catholiques.
  3. Voyez l’Empire des Tsars et les Russes, tome III, p. 605-608.
  4. Un congrès russe orthodoxe, tenu en janvier 1910 dans la ville de Chelm ou Kholm, sous l’influence des popes et des instituteurs russes, a montré ce qu’on attend de cette mutilation du royaume de Pologne. Le Congrès a exprimé la confiance que, une fois enlevés au Royaume, les anciens uniates seraient facilement ramenés de nouveau à l’Église orthodoxe officielle. Pour assurer aux orthodoxes la majorité dans les institutions représentatives à créer dans le nouveau gouvernement de Kholm, il a demandé que 60 p. 100 des sièges à pourvoir fussent réservés par la loi aux orthodoxes, là même où ces derniers seraient en minorité. Voyez le compte rendu du Novoié Vrémia 5/18 janvier 1910.
  5. Sur cette situation et sur le revirement de l’opinion en Pologne dans ces derniers temps, voyez, outre l’article de MM. Marins et Ary Leblond : la Question polonaise dans l’Empire russe (Revue du 1er déc. 1909), le récent ouvrage de M. Dmowski : la Question polonaise, traduit par M. V. Gasztowt (librairie Colin), et aussi la Politique russe en Pologne de M. Ermann Piltz, brochure en russe et en polonais, d’autant plus instructive qu’elle est due au groupe des Ougodowtsy et à un des écrivains polonais les plus désireux d’une réconciliation.
  6. Nous devons faire remarquer que l’irritation des Polonais contre la politique russe menace de compromettre ce mouvement néo-slave et, avec lui, l’entente des Slaves d’Autriche. Malgré les efforts méritoires de M. Kramarj aux conférences de Pétersbourg, les Polonais, déçus dans leurs espérances et se regardant comme toujours sacrifiés, semblent décidés à se tenir désormais à l’écart du mouvement et résolus à ne pas prendre part au Congrès slave de Sophia, en juillet prochain.
  7. Des milliers de soldats juifs qui ont servi contre les Japonais en Mandchourie et dont beaucoup ont versé leur sang sous les drapeaux russes, les seuls auxquels on ait accordé le droit de libre domicile sont ceux qui, par leur bravoure, ont obtenu des distinctions spéciales. Aux autres, notamment aux volontaires qui ont pris part à l’héroïque défense de Port-Arthur, cette faveur a été refusée.
  8. Voyez dans la Revue du 15 septembre 1907 notre étude intitulée : la Russie devant la troisième Douma, et le livre récent de M. Pierre Chasles : le Parlement russe, Rousseau, Paris, 1910.
  9. Il faut faire exception pour M. Brodski, élu récemment à Odessa, mais dont le gouverneur de cette ville poursuit l’invalidation devant le Sénat.
  10. Voyez, par exemple, la Question polonaise, par M. Dmowski, ancien président du Kolo polonais à la Douma d’Empire, volume plein de faits et d’idées, traduit par M. Gasztowt, librairie Colin, Paris, 1910.