La Russie sous l’empereur Alexandre II/05

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La Russie sous l’empereur Alexandre II
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 75 (p. 405-438).
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LA RUSSIE
SOUS
L'EMPEREUR ALEXANDRE II

II.[1]
LA POLITIQUE EXTÉRIEURE DE LA RUSSIE ET LE PANSLAVISME.
1866 — 1867.


I.

Il y a une intime solidarité entre la politique intérieure d’un pays et sa politique extérieure. L’esprit qui agite un peuple, qui le renouvelle dans sa vie sociale, passe dans toute son action, détermine son rôle dans les affaires du monde, et de ce travail de transformation, de cette révolution d’idées et d’intérêts naissent souvent ces politiques qui s’appellent plus particulièrement nationales, parce qu’elles sont moins l’œuvre artificielle d’hommes d’état accoutumés à suivre une tradition diplomatique que l’émanation passionnée du génie d’une race. Au point de vue extérieur comme au point de vue intérieur, on pourrait dire que la guerre d’Orient, il y a treize ans, a été pour la Russie le point de départ de tout un ordre nouveau, de tout un ensemble de combinaisons et de machinations nouvelles. Certes, à considérer de près la marche des choses, depuis le jour où l’empereur Nicolas, atteint déjà dans son orgueil, disparaissait brusquement de la scène comme pour se dérober à l’humiliation de sa propre défaite, la Russie a singulièrement changé de face. Elle n’est pas devenue tout d’un coup une merveille de civilisation dépassant l’Europe dans ses progrès, comme le proclament sans cesse ses pétulans et ambitieux polémistes; mais elle est entrée dans une véritable révolution intérieure où tous les élémens de son existence viennent successivement se refondre. Émancipation des paysans, assemblées semi-représentatives des provinces, réorganisation de la justice, réformes économiques ou militaires, tout s’est succédé un peu confusément. Sans aller bien loin, la Russie est sortie de l’immobilité et du silence, elle s’est animée, elle s’est mise à s’étudier, à se débrouiller, et c’est déjà beaucoup. Elle s’est exaltée aussi, elle a pris goût au mouvement. Ce n’est pas au temps de Nicolas que les manifestations se seraient multi- pliées jusque dans les rues, même pour saluer le père tsar, et que des journaux auraient pu être assez hardis pour traiter des questions de gouvernement, pour tenir tête aux ministres. Jusque dans les anomalies, les lacunes et les incohérences de cette vie russe, telle qu’elle apparaît aujourd’hui, on sent évidemment qu’une transformation intérieure s’accomplit, qu’un vent nouveau a soufflé, et le changement n’est pas moins sensible dans la politique extérieure de la Russie, dans les inspirations comme dans les procédés de son action diplomatique.

C’est là en effet un des côtés les plus curieux de cette étrange histoire de notre temps. La politique extérieure de l’empire russe a changé comme tout le reste. Pour l’empereur Alexandre Ier, plus encore pour l’empereur Nicolas, la Russie était devenue depuis 1815 une sorte de gardienne armée d’un certain ordre général qu’elle avait contribué à créer, une puissance conservatrice tenant le centre de l’Europe par les mariages princiers, par la diplomatie, par tous les liens d’un patronage savamment organisé, marchant à la tête de la sainte-alliance, puis de ce qu’on a nommé l’alliance du nord, confondant ou paraissant confondre ses intérêts avec ceux de l’Autriche et de la Prusse. L’empereur Nicolas surtout s’était fait le vrai pontife de cette politique. Son orgueil se plaisait dans ce rôle de protecteur du droit européen et de toutes les causes légitimes, d’antagoniste inflexible et redoutable de la révolution, de tous les mouvemens populaires, de toutes les agitations nationales. Il avait fini par s’enivrer du sentiment de son omnipotence. Les petits princes allemands marchaient dans son ombre. La Prusse pliait devant lui et attendait le mot d’ordre de Saint-Pétersbourg. L’Autriche, il la sauvait au jour du péril en Hongrie, et il en faisait une cliente qu’il croyait avoir enchaînée à jamais. S’il daignait avoir quelque considération pour l’Angleterre, c’est qu’il avait avec elle un intérêt commun, la défense de l’ordre territorial de 1815. Quant à la France, il ne s’en inquiétait pas, il affectait à son égard l’indifférence et le dédain: c’était justement l’ennemi qu’il fallait réduire à l’impuissance. Qu’on se souvienne de ces conversations fameuses qu’il avait avec l’ambassadeur anglais, sir Hamilton Seymour, en 1853, et où il se dévoilait tout entier, réglant en maître les affaires du monde, parlant d’envoyer une armée à Constantinople, « s’il l’avait voulu, » comme il aurait parlé d’une promenade militaire, traçant à chacun. son rôle, disposant de ses alliés sans les consulter. L’empereur Nicolas avait réussi jusqu’à un certain point, au moins passagèrement, à résoudre cet étrange problème de peser sur l’Europe de tout le poids d’une puissance habilement exagérée, en même temps qu’il en imposait à la Russie par le spectacle pompeux et décevant d’un grand rôle européen. C’était la compression à outrance érigée en système diplomatique comme en système de gouvernement intérieur ; c’était une Russie sous la figure d’une puissance purement absolutiste et réactionnaire, sacrifiant tout à une mission abstraite de conservation, à une sorte d’orthodoxie traditionnelle. La guerre d’Orient a été le premier coup porté à cette politique, qui s’est trouvée en réalité être la grande vaincue de Sébastopol.

Ce jour-là, l’omnipotence tsarienne était frappée au cœur, doublement frappée dans son infaillibilité et dans ses ambitions de prépondérance diplomatique. L’alliance de la France et de l’Angleterre, que l’empereur Nicolas croyait impossible, se formait contre lui. L’Autriche, après avoir hésité longtemps, glissait dans la trahison, et attestait son indépendance par l’éclat de son ingratitude. La Prusse, sans abandonner complètement le tsar, le laissait seul dans la lutte. La Russie elle-même, réveillée en sursaut, éclairée par la défaite, commençait à se dire qu’on avait égaré sa politique dans de vaines combinaisons; elle murmurait ce que la Gazette de Moscou a dit depuis tout haut, et ce qu’elle répétait il n’y a pas longtemps encore : « Dans l’Europe créée par les traités de Vienne, la Russie s’est assujettie à l’alliance des deux grandes puissances allemandes, alliance qui était une menace pour la France, et qui, en paraissant élever la Russie, n’a été pour elle en réalité qu’un grand mal en l’asservissant à des buts étrangers, en détournant son gouvernement de l’intérêt de son peuple et en comprimant tout développement intérieur. A la tête de la sainte-alliance, la Russie était placée dans des relations hostiles avec la France; mais elle était en même temps placée en désaccord avec elle-même, et était le symbole des principes les plus détestés en Europe. Cette alliance, après s’être soutenue longtemps, ne supporta point la première épreuve sérieuse, et se rompit à la suite d’une guerre où la Russie fut abandonnée par ses alliés, auxquels elle avait tout sacrifié!... » C’est là le sentiment que laissait cette crise orientale de 1855, et qui, au lendemain de la paix, commençait à mûrir dans ce « recueillement » dont le prince Gortchakof avait l’art de faire un système. Le « recueillement, » c’était en fait la transition.

La guerre de Crimée détachait la Russie des traditions de 1815, l’insurrection de Pologne est venue hâter la transformation en achevant de jeter le désarroi dans la diplomatie européenne, en infiltrant dans la politique russe toutes les passions nationales et même révolutionnaires. C’est depuis ce moment surtout qu’une situation nouvelle se dessine. Est-ce à dire que la politique russe ait changé dans son esprit et dans ses directions essentielles? Certainement la Russie poursuit encore aujourd’hui ce qu’elle poursuivait il y a trente ans, il y a un siècle; elle a les mêmes ambitions et les mêmes vues du côté de l’Europe occidentale aussi bien que du côté de l’Orient. Tout ce qu’elle fait en Pologne depuis quelques années, tout ce qu’elle laisse entrevoir de son action en Turquie révèle l’invariable persistance de ses desseins. Le but est le même, ce sont les moyens qui ont changé. L’empereur Nicolas, dans ses plus grandes ambitions, était un despote correct qui ne connaissait que la force régulière, et qui par aveuglement ou par entêtement autocratique eût dédaigné de chercher des alliés dans l’opinion, dans les instincts populaires ou nationaux. La Russie nouvelle s’est faite agitatrice et même révolutionnaire. Elle en est venue bientôt à comprendre que l’opinion est une puissance, et elle s’est adressée à l’opinion. On s’est servi contre elle de la propagande, et elle s’est jetée dans toutes les propagandes contre les autres. On l’a menacée du droit des peuples, de ce principe nouveau des nationalités, et elle s’est mise, elle aussi, à se servir de cette arme, qu’elle manie avec une dextérité byzantine unie à tout l’orgueil de la force. Elle aurait plutôt inventé des nationalités nouvelles pour les opposer aux anciennes. Sous l’empereur Nicolas, la politique extérieure de la Russie se réduisait en somme à une certaine tradition diplomatique à peu près invariable sur certains points et presque systématiquement exclusive; elle vise manifestement depuis quelques années à étendre ses combinaisons, à se dégager des vieilles routines, à pratiquer la liberté des alliances en Europe et hors de l’Europe, sans tenir compte des préjugés ou des intérêts absolutistes, des analogies de tendances et d’institutions.

C’est la politique d’une puissance émancipée qui n’a point été la dernière à reconnaître la révolutionnaire Italie, ne fût-ce que par représailles contre l’Autriche, — qui au besoin va chercher des alliés jusqu’au-delà de l’Atlantique, parmi les républicains des États-Unis, et qui, sans dévier de son but, attend l’heure de tirer parti des événemens qui se succèdent. M. de Nesselrode, avec sa tenue habile et ses habitudes froidement circonspectes, a été le représentant naturel de la politique russe au temps de Nicolas. Le prince Gortchakof a été le diplomate ingénieux et quelquefois brillant de cette transition qui a suivi la guerre d’Orient, et on sent déjà dans l’attitude comme dans le langage de ce vice-chancelier, homme d’esprit encore plus qu’homme d’action peut-être, l’influence d’une situation nouvelle. D’autres, comme le général Ignatief, l’ambassadeur à Constantinople, sont tout près de trouver insuffisante la diplomatie du prince Gortchakof, et ne demanderaient pas mieux que de passer à l’action, de saisir une occasion pour tenter quelque coup d’éclat à la faveur de la confusion européenne. Ce sont en quelque sorte les trois phases du développement de la politique russe dans ces quinze laborieuses années qui viennent de passer, et elles se lient aux transformations intérieures de l’empire.

Au fond, dans cette phase nouvelle, à quoi tend la Russie? Depuis quinze ans, elle a été, disais-je, éprouvée par deux crises qui ont eu une issue bien différente. La guerre de Crimée a été une humiliation pour sa puissance militaire; l’insurrection de Pologne a été pour elle une victoire politique, une lugubre victoire sur le droit d’un peuple sans doute, mais en même temps une victoire d’orgueil sur la diplomatie européenne, une victoire qui lui a révélé peut-être sa force, en provoquant l’explosion d’un sentiment national dont elle s’est fait une arme redoutable. Depuis ce moment, sous le coup de cette double crise, la Russie n’a plus eu qu’une pensée, devenue l’âme de toutes ses combinaisons : effacer les conséquences de la défaite subie en Orient, tirer parti de cette tragique victoire de Pologne pour refaire sa situation, pour reprendre ses desseins et son rôle dans les affaires de l’Europe. Toute sa politique a consisté à se concentrer, à se fortifier en surveillant les événemens, à déguiser parfois ses ambitions renaissantes sous une apparence de neutralité, à recommencer son œuvre en Turquie et dans le monde oriental en mesurant son action aux circonstances, et les circonstances, il faut l’avouer, ont été de nature à favoriser singulièrement ce travail nouveau. Elles n’ont pas rendu, il est vrai, à la Russie cet ascendant mystérieux et à demi factice que l’empereur Nicolas lui avait donné par son attitude au milieu des révolutions européennes, et elles ne lui ont pas offert surtout cette occasion d’une revanche plus décisive qu’elle attend encore, à laquelle elle se tient prête; mais elles ont peut-être fait pour la Russie plus qu’une victoire éclatante en la laissant face à face avec un Occident profondément troublé, avec des adversaires divisés et affaiblis.

C’est là en définitive la force la plus réelle de la politique russe. L’alliance de l’Angleterre et de la France, d’où est sortie la guerre d’Orient, renaîtrait peut-être dans un pressant danger; elle n’existe plus pour le moment, elle n’a pas survécu à la guerre, et même, par un étrange revirement, la France et l’Angleterre se sont trouvées plus souvent en désaccord qu’en bonne intelligence dans les mille péripéties de ces affaires orientales. L’Autriche, vaincue et décomposée, a bien assez de sa réorganisation intérieure. Seule la Prusse a grandi par la diplomatie comme par les armes sur le continent ébranlé; mais pour à Russie la Prusse n’est point une ennemie, et demain sans doute elle serait une alliée dans un conflit européen. Entre ces deux puissances, depuis l’insurrection polonaise, c’est un échange permanent de services, de telle sorte que, si la Russie n’a plus pour elle comme autrefois ce bouclier qui ne l’a pas faite invulnérable, cette garantie plus apparente qu’efficace qui s’appelait l’alliance du nord, elle n’a pas d’un autre côté beaucoup à craindre de l’Europe telle que les derniers événemens l’ont laissée. A vrai dire, dans cet écroulement de l’ordre de 1815, dans cette dissolution de toutes les alliances, elle a gagné plus qu’elle n’a perdu; elle y a trouvé surtout la possibilité d’accomplir jusqu’au bout ses vues sur la Pologne, de faire en quelque sorte sa rentrée, une rentrée assez bruyante, dans les affaires d’Orient, en un mot de redevenir une puissance d’autant plus redoutable qu’à une force toujours incontestable elle joint aujourd’hui l’influence de ses propagandes.

La vérité est que la Russie en est revenue à ce point où par son assimilation violente de la Pologne comme par ses chemins de fer elle peut porter ses têtes de colonnes jusqu’au centre de l’Europe, tandis que par sa diplomatie elle remue de nouveau l’Orient. Je ne veux pas suivre dans ses détails cette politique, qui depuis deux ans surtout est activement à l’œuvre; je voudrais seulement la montrer dans ses traits saillans, dans quelques-unes de ses manifestations les plus caractéristiques, — et l’un des épisodes les plus curieux assurément, un de ceux où se révèle le mieux ce qu’il y a de nouveau dans les vues et le travail de la politique russe, c’est l’apparition inattendue d’une mission américaine tombant, vers le milieu de 1866, en plein monde de Saint-Pétersbourg et de Moscou pour offrir au tsar les félicitations du peuple des États-Unis à la suite de l’attentat de Karakosof.

Ce n’était pas, comme on le croirait, un incident de diplomatie ordinaire, un de ces actes de politesse qui s’échangent entre des gouvernemens. En réalité, cette mission était étrange de toute façon, par son origine, par l’ostentation avec laquelle elle se produisait, par les sentimens dont elle était l’expression, par cet empressement d’intimité qu’elle laissait voir chez les deux peuples comme chez les deux gouvernemens, et de toutes les manifestations que provoquait l’attentat du mois d’avril 1866, celle-là n’était assurément ni la moins significative ni la moins imprévue; c’était la révélation d’une alliance nouvelle qui, au premier abord, semble n’avoir aucun rapport direct avec le mouvement de la politique européenne, et qui s’y rattache au contraire par un lien intime, qui en découle invinciblement.

Cette alliance en effet., d’où est-elle née? De la politique ambiguë de l’Europe dans les affaires de l’Union américaine et surtout de l’expédition du Mexique, de cette expédition dont les traces se retrouvent partout où il y a des embarras pour la France. Cette alliance, elle est principalement notre œuvre-, elle est née de cette situation où la république américaine et la Russie se trouvaient il y a cinq ans, l’une ayant à faire face à la guerre civile du sud, à la malveillance peu déguisée de l’Europe et à une expédition qui était après tout une menace indirecte pour son influence, l’autre ayant à tenir tête à l’insurrection polonaise. De là ce rapprochement singulier de deux peuples si profondément séparés, qui n’avaient jusque-là que peu de rapports, sans aucune habitude d’intimité, et entre lesquels on se plaisait aussitôt à découvrir une multitude de points de ressemblance, toute sorte d’intérêts communs. « Nous commençons aujourd’hui seulement, s’écriait un journal russe, à faire connaissance avec nos voisins transatlantiques; les liens qui nous unissent sont encore assez faibles, mais ils doivent inévitablement se fortifier, parce que les Russes et les Américains sont des amis et des alliés naturels... Même dans les rapports extérieurs, il y a une ressemblance frappante entre les Russes et les Américains. Ni eux ni nous ne sommes aimés de la vieille Europe occidentale. Quand les malheurs de la guerre civile déchiraient la grande république américaine, l’Europe, en se réjouissant ouvertement de ce malheur, soutenait sous main les ennemis de l’Union; quand s’alluma l’insurrection polonaise, l’Europe se tint du côté des ennemis de la Russie. C’est seulement à l’heure de l’épreuve qu’on reconnaît l’ami et l’ennemi, et maintenant, après la fin de la révolte, la Russie et les États-Unis se serrent mutuellement la main, au grand étonnement de la malveillance qui se partageait entre eux et qui les regardait comme des peuples étrangers l’un à l’autre... » Voilà comment s’est nouée cette alliance, qui commençait en 1863 par les ovations faites dans les ports des États-Unis à l’amiral russe Lessovski et à son escadre, qui se révélait en 1866 par la mission américaine expédiée à Saint-Pétersbourg pour complimenter l’empereur Alexandre II.

Certes il peut paraître assez étrange que des citoyens d’un pays libre se montrent si empressés auprès d’un tsar, qu’une république entre en intimité avec un empire autocratique. Les Américains n’y regardaient pas de si près. Un simple message du gouvernement ne suffisait pas; c’était le congrès lui-même qui avait tenu à voter une résolution par laquelle il témoignait son indignation contre l’attentat de Karakosof, et s’empressait de « complimenter sa majesté impériale et la nation russe, de féliciter les 20 millions de serfs à l’occasion du salut providentiel du souverain à l’intelligence et au cœur duquel ils sont redevables des bienfaits de la liberté. » Cela fait, une simple transmission par la voie diplomatique ordinaire ne suffisait pas encore; il fallait une mission spéciale, composée du sous-secrétaire d’état de la marine, M. Fox, et d’un certain nombre d’officiers, les capitaines Murray, Beaumont, et, pour transporter cette mission à Cronstadt, il fallait une escadre formée de quelques-uns des plus beaux navires de guerre, des plus prodigieux monitors de la marine des États-Unis. Il y avait bien de quoi flatter l’orgueil moscovite en l’excitant aux effusions reconnaissantes, et l’arrivée des envoyés américains devenait effectivement, pendant près de deux mois en Russie, l’occasion de toute sorte d’ovations, de manifestations, de meetings, de banquets, où Russes et Yankees fraternisaient de leur mieux, s’abandonnant à un enthousiasme singulier, comparant la victoire des états du nord sur le sud à cette autre victoire du tsar libérateur « sur un héritage de barbarie. » Les Russes, on le sait, excellent dans cet art suprême d’enguirlander, de promener leur monde à travers les féeries de réceptions aussi artificielles que somptueuses. Les envoyés américains ne trouvaient que fêtes et feux d’artifice partout, et partout ils pouvaient voir, en face des portraits de l’empereur et de la famille impériale, les images de leurs grands hommes, Washington, Franklin, Lincoln.

Un jour, sans doute pour leur montrer un spécimen de la vie rurale, on les conduisait dans une propriété célèbre du prince Galitzin, au château de Kouzminki, où ont passé bien des hôtes souverains, et là ils étaient reçus avec tous les honneurs impériaux. Une députation de paysans venait leur offrir sur un plat d’argent le pain et le sel, et le doyen des anciens serfs fut invité à la table du banquet. La scène de la fin de la journée ne laissait pas d’être bizarre. On avait réuni les paysans dans une immense rotonde du château, et M. Fox leur offrait un drapeau américain en leur disant : « Acceptez-le, que le paysan russe voie en lui l’emblème d’un peuple ami qui sympathise à vos nobles efforts pour vous mettre au niveau des grands bienfaits de la civilisation que vous recevez de votre souverain bien-aimé ! » Les vieillards pleuraient d’attendrissement, et le doyen des paysans, Serge Vassilief Gvosdef, répondait avec l’à-propos d’un diplomate russe : « Dites à vos compatriotes que nous estimons leur amitié, et que, si le malheur menace l’un d’entre nous, nous nous tiendrons unis, l’un et l’autre peuple, contre l’ennemi. » L’ennemi invisible, bien entendu, c’est l’Occident, et le paysan parle comme s’il avait eu pour instituteur un écrivain de la Gazette de Moscou ou du Goloss. Un autre jour, les envoyés américains allaient visiter la Laure de Saint-Serge de la Trinité, ce monastère d’hommes qui était autrefois une forteresse, qui compte neuf églises aux coupoles dorées, aux sanctuaires étincelans de richesses, qui est resté le plus célèbre lieu de pèlerinage après Kiev, et où le dernier métropolite de Moscou, Mgr Philarète, mort récemment, s’était fait une résidence d’été qu’il appelait son ermitage de Gethsémani, ils allaient voir dans sa cellule le vieux prélat orthodoxe, qui leur faisait les honneurs du monastère et les félicitait du triomphe de l’autorité légitime en Amérique.

Dans cette succession de fêtes, de banquets et de visites, les Américains se laissaient aller visiblement à la fascination de l’accueil enthousiaste qui les attendait partout. Tantôt c’était M. Fox qui, répondant à un amiral russe, déclarait que jusque-là il se croyait « un cœur ferme comme la glace qui couvre les eaux de la Russie, » et qu’après tous les témoignages d’amitié qu’il recevait il sentait « son cœur se fondre » et ses sentimens « découler comme les nombreux ruisseaux d’un glacier; » tantôt c’était le capitaine Murray qui, dans un élan de lyrisme après un dîner offert par le gouverneur de Moscou, s’écriait : « Je me rappelle une pensée qui vivait dans mon jeune cœur américain quand j’étais encore enfant, la pensée de relations d’amitié avec la Russie. Quand l’amiral russe Lessovski parut dans les eaux de l’Amérique pour nouer avec nous les relations d’une cordiale sympathie, l’éclat du jour naissant a éclairé ma pensée. Quand ensuite, à l’occasion de la miraculeuse délivrance du danger qui a menacé le souverain russe, nous sommes venus dans la Baltique, un rayon du soleil levant est tombé sur cette pensée. Quand ce soleil atteindra la gloire de son midi, l’Europe tressaillira... — A l’armée et à la flotte russes!... » Mais, de toutes ces manifestations, la plus sérieuse, la plus politique était le banquet offert par le club anglais de Saint-Pétersbourg à la mission extraordinaire des États-Unis. Ici c’était le prince Gortchakof lui-même qui se chargeait du toast aux « amis d’au-delà de l’Atlantique, » et il le faisait avec cette aisance élégante d’un esprit qui sait tout dire sans se compromettre beaucoup. Le thème de son discours, c’était naturellement l’analogie de situation et d’intérêts des deux nations. « Je n’ai pas besoin d’insister, disait-il, sur les manifestations de sympathie entre les deux pays; elles éclatent au grand jour... Cette entente ne repose pas sur une proximité géographique : l’abîme des mers nous sépare; elle ne repose pas non plus sur des parchemins, je n’en trouve aucune trace dans les archives du ministère qui m’est confié. Elle est instinctive ; dès lors j’ose me permettre de l’appeler providentielle. Je m’applaudis de cette entente, j’ai foi dans sa durée; dans ma situation politique, tous mes soins tendront à la consolider... » Je dois ajouter que M. Fox ripostait immédiatement en déclarant au prince Gortchakof qu’il était un « homme d’état au regard prophétique, » que ses paroles de sympathie au début de la guerre civile des États-Unis étaient tombées dans les cœurs américains, où elles avaient « germé comme des perles, » et il suppliait le Dieu éternel, qui avait « arrêté le soleil pour Josué, » de suspendre le cours de la vie pour le vice-chancelier, afin que les regards des deux nations pussent rester longtemps fixés sur lui. Quand les Yankees se mêlent d’avoir de la courtoisie, c’est-à-dire quand ils y sont intéressés, ils ne marchandent pas.

Russes et Américains, on le voit, se quittaient en bons termes. Que restait-il le jour où la mission des États-Unis, après s’être promenée jusqu’à Nijni-Novgorod, reprenait la mer, escortée jusqu’au port par cette bruyante sympathie, saluée de toute l’artillerie officielle? Il restait évidemment l’ébauche d’une alliance née du sentiment d’un danger commun, caressée par les deux pays et en définitive peut-être assez peu rassurante pour l’Europe, pour la France surtout. Les Russes se trompaient sans doute, s’ils voyaient déjà les Américains tout prêts à se jeter légèrement dans quelque mêlée européenne. Ils ne s’étaient point trompés, ils avaient montré au contraire une perspicacité singulière, quand ils avaient saisi d’un coup d’œil la solidarité que l’expédition du Mexique, coïncidant avec l’insurrection polonaise, créait entre les États-Unis et la Russie; ils ne se trompaient pas complètement en croyant et en disant que, « si l’expédition de Crimée avait pu s’effectuer, c’est parce que les puissances occidentales étaient assurées de la neutralité absolue des États-Unis, » que désormais « une entreprise semblable ne serait plus possible en présence de l’alliance russo-américaine. » Aussi les journaux russes, revenant à l’idée de la dissolution prochaine de l’empire ottoman, se hâtaient-ils de faire une part à la république américaine dans ces dépouilles orientales; ils lui laissaient entrevoir la possibilité de s’établir dans les îles de l’archipel, de jouer un rôle dans la Méditerranée en défendant la Mer-Noire contre les invasions des flottes occidentales, tandis que l’escadre russe de la Baltique serait prête à défendre les intérêts américains au nord de l’Europe. Les journaux russes allaient un peu vite dans leurs combinaisons. Cette mission américaine de 1866 n’était pas moins la révélation d’une alliance tendant à se former, à prendre un caractère plus intime, et il n’est pas sûr que la diplomatie française, frappée de ce fait exceptionnel et nouveau, eût trouvé un remède bien décisif lorsque la circulaire du 14 septembre invoquait justement « les progrès de ces deux grands empires » pour démontrer la nécessité d’autres grandes agglomérations au centre de l’Europe. Le remède était au moins aussi dangereux que le mal, et c’était peut-être une idée bizarre de chercher dans les agrandissemens de la Prusse la compensation de cette alliance de deux forces envahissantes qui apparaissait tout à coup à travers la fumée des banquets de Moscou et de Pétersbourg, qui s’est attestée depuis par la cession de l’Amérique russe aux États-Unis, qui se manifeste encore chaque jour entre les deux pays par un échange permanent de bons procédés.


II.

Ce que la Russie voit dans cette alliance au surplus, c’est moins le résultat positif et immédiat que la sécurité, la force et la liberté qu’elle y trouve pour l’accomplissement de ses desseins, pour la réalisation de ses vues comme puissance qui se croit investie d’un rôle à la fois traditionnel et nouveau. Ces rapports avec les États-Unis sont une partie du système russe, une combinaison née tout à coup d’une certaine situation, favorisée par certaines circonstances; ils ne sont pas le but. Pour la Russie, le but essentiel et fixe, c’est la reconstitution du monde oriental sous sa dépendance ou sous son protectorat, par le prosélytisme ou par la force, par la toute-puissance de la foi orthodoxe et de l’idée de race, qui est venue se joindre à l’idée religieuse. De là cette politique qu’elle suit depuis quelques années, bannière levée, à laquelle se rallie une opinion passionnée, agitatrice, devenue pour le gouvernement lui-même une auxiliaire impérieuse et excitante. La Russie s’est réveillée un jour, elle aussi, transformée en puissance protectrice des nationalités souffrantes, comme elle était déjà la protectrice des chrétiens opprimés de l’Orient; elle s’est faite la patronne des Slaves comme elle était la patronne des Grecs orthodoxes, et par ce double levier de la foi religieuse et de la nationalité elle en est venue à remuer toutes ces populations de la vallée du Danube et de la presqu’île des Balkans, de l’empire ottoman et de l’empire d’Autriche, la Serbie, la Bosnie, l’Herzégovine, la Bulgarie, la Croatie, jusqu’à la Galicie et la Bohême. Elle exerce partout à la fois une action multiple, confuse, disséminée, qui en se concentrant se résume dans un travail de dissolution pratiqué avec autant d’audace que d’habileté sur deux points principaux, en Autriche et en Turquie,

Je n’ai point à revenir sur cet épisode, si bien raconté l’an dernier[2], où la Russie se montrait dans l’éclat de son rôle nouveau, faisant de l’exposition ethnologique de Moscou une manifestation de panslavisme officiel. Je n’ai point à redire ces scènes si habilement arrangées où l’empereur Alexandre II lui-même apparaissait, recevant les députations slaves à Tsarkoe-Selo, et leur adressait ces paroles recueillies avec un enthousiasme obéissant : « Je vous souhaite la bienvenue, mes frères slaves, sur cette terre slave! J’espère que vous serez satisfaits de l’accueil que l’on vous fait ici et que l’on vous fera à Moscou. Au revoir! » En réalité, ce n’était là que le dernier mot et pour ainsi dire l’illustration de tout un mouvement. Ce n’est pas d’aujourd’hui que la Russie a l’ambition d’être la tête pensante et la volonté agissante du monde gréco-slave, et ce n’est pas d’hier qu’elle est entrée dans cette voie, timidement et obscurément encore, il est vrai.

Il y a dix années déjà que se formait à Moscou un comité de secours en faveur des Slaves sous la présidence du curateur de l’université, M. Bachmetief. Sans étendre encore bien loin son influence, ce comité naissant ne laissait pas d’avoir un caractère sérieux et d’exciter un certain intérêt. Les premiers dons qu’il reçut furent ceux de livres religieux destinés à être répandus parmi les Slaves du sud, et les donateurs étaient le grand-duc Constantin et la grande-duchesse Alexandra, sa femme; puis vinrent les dons en argent, qui permettaient d’envoyer des secours, de faire élever de jeunes Bulgares et de jeunes Serbes dans les écoles russes, de répandre des livres, de fonder des églises orthodoxes dans les provinces de la Turquie ou dans d’autres contrées slaves. A la mort de M. Bachmetief, c’est un homme bien connu, M. Pogodine, qui devenait le président de ce comité, dont un autre professeur de l’université, M. Popof, était le secrétaire. Peu à peu le comité de Moscou prenait une importance réelle, encouragé, soutenu qu’il était par des sympathies nombreuses, par des secours de l’impératrice, et même par une subvention annuelle du ministre de l’instruction publique. Il n’a pas créé l’agitation slave en Russie; mais il l’a aidée, et il est devenu un instrument de propagande d’autant plus actif, d’autant plus efficace, qu’il trouvait pour complice la société russe elle-même, graduellement entraînée, qu’il n’était que l’écho d’une opinion affolée de slavisme.

Bien des causes plus générales da reste sont venues seconder, accélérer le mouvement. Le développement de la presse lui a donné une de ces expressions retentissantes qui doublent l’action du prosélytisme; la victoire sur la Pologne lui a communiqué une intensité fébrile; le spectacle provoquant et encourageant des événemens contemporains de l’Europe, le rôle du principe des nationalités dans tous ces événemens, la dissolution soudaine et inattendue de toutes les combinaisons anciennes de la politique, l’ont fait sortir du domaine des conceptions purement théoriques en rendant tout possible, en ouvrant un horizon indéfini devant toutes les entreprises, et c’est ainsi que la Russie en venait à donner l’an dernier cette représentation étrange et ambitieuse de l’exposition ethnologique. C’est ainsi qu’il y a quelques mois à peine l’université de Moscou, célébrant l’anniversaire de sa fondation, saisissait ce prétexte pour se livrer à une grande démonstration panslaviste, expédiant pendant le banquet des télégrammes à tous les pays slaves, et recevant de ces pays par la même voie des témoignages de sympathique adhésion avec des « cris de douleur, » offrant à M. Pogodine l’occasion de s’écrier dans un toast : « C’est aujourd’hui la première fois que notre université a le bonheur de recevoir les saluts de nos frères slaves qui languissent dans la servitude à Prague, à Brunn, à Agram, à Belgrade. Cet entretien cordial entre des frères si éloignés a pour nous une grande importance et doit remplir nos cœurs d’une immense joie! »

C’est depuis ces deux années surtout que le mouvement s’accentue et prend un caractère plus politique. C’est particulièrement vers 1866 qu’éclate d’une façon plus saisissante cette situation où la Russie apparaît, étouffant d’une main la Pologne, cette sœur évidemment dégénérée et ingrate, coupable d’infidélité pour avoir pactisé avec l’Occident, et tendant l’autre main aux vrais et fidèles Slaves disposés à reconnaître les bienfaits de l’hégémonie moscovite, ne craignant plus de prendre ostensiblement vis-à-vis de l’Autriche cette attitude révolutionnaire d’une puissance en état permanent de provocation morale. Rien n’est assurément plus étrange que cette propagande russe qui s’insinue de toute façon dans l’empire autrichien, qui profite de tous les embarras de cette malheureuse monarchie des Habsbourg et se fait des complices de tous les griefs, de tous les mécontentemens, qui est à l’œuvre depuis quelques années en Bohême, dans les districts orientaux de la Galicie et de la Hongrie comme dans la Bukovine. Les Slaves de la Bohême, on le sait, les Tchèques, écoutant leur dépit contre le gouvernement de Vienne plus que leurs intérêts, n’ont été que trop facilement disposés à suivre le mouvement, guidés par leurs chefs, MM. Palaçky, Rieger, Brauner. Prague est devenue le vrai foyer de cette agitation slave, qui a ses journaux, qui se produit sous toutes les formes, et a pris pour mot d’ordre l’hymne national russe. Prague a remplacé Dresde dans les préférences des voyageurs russes, qui s’y établissent, qui ont eu même l’idée d’y fonder une église orthodoxe, et parmi ces visiteurs il en est quelquefois de princiers. Il y a peu de mois, la grande-duchesse Hélène passait quelque temps à Prague, charmant les Slaves par l’accueil gracieux qu’elle leur faisait, et après la grande-duchesse Hélène est venu le grand-duc Constantin, qui paraît avoir sa place dans les cœurs tchèques depuis qu’il a donné à son dernier fils le nom de leur saint patron Venceslas. La femme du grand-duc Constantin, à l’occasion de la naissance de ce fils, avait même envoyé à la cathédrale de Prague une lampe d’or d’un grand prix, qui ne s’est malheureusement pas retrouvée quand les augustes visiteurs ont voulu en avoir des nouvelles. L’année dernière, dans une cérémonie où l’on célébrait l’anniversaire de la découverte du fameux manuscrit de Kralodvor, ce fragment de l’ancienne poésie tchèque que les érudits allemands croient apocryphe, on chantait l’inévitable hymne russe, et un des chefs du parti slave s’écriait : « Dans la sainte Russie, l’hymne Dieu protège le tsar ! est le symbole de l’unité politique de la nation russe; pour nous, il est l’expression et le symbole de l’unité nationale et morale de tous les peuples slaves. Il est pour nous ce qu’a été pour les Allemands le célèbre chant du patriote Arndt: Où est la patrie allemande ! » Mais il y a une partie de l’empire d’Autriche autre que la Bohême où la propagande russe est plus active encore peut-être et certainement plus directe, plus dangereuse, c’est cette partie orientale de la Galicie et même de la Hongrie habitée par des populations qui s’appelaient autrefois Ruthènes, et que la politique moscovite appelle tout simplement aujourd’hui Russes pour les confisquer à son profit, du droit incontestable de la nationalité, — au même titre, dit-on couramment, que « l’Italie a revendiqué la Vénétie. »

De quoi s’agit-il au fond? Je n’irai certes point m’engager dans des problèmes historiques. La partie orientale de la Galicie est occupée, on le sait, par cette race ruthène qui compte deux millions et demi d’âmes, qui forme la masse de la population des campagnes et la petite bourgeoisie. Les Ruthènes ne sont peut-être pas absolument Polonais, ou du moins ils en diffèrent sous certains rapports; mais ils sont unis aux Polonais depuis cinq siècles, ils ont donné des rois à la Pologne, ils ont vécu avec elle d’une vie commune. Par quel lien se rattachent-ils à l’empire des tsars? Est-ce par un lien politique? Ils n’ont jamais été politiquement incorporés à la Russie. Est-ce par la religion? Ils sont catholiques du rite grec-uni. Est-ce par la langue? Ils ont un dialecte qui n’est ni russe ni polonais. Ils ne tiennent à la Russie ni par la religion, ni par la langue, ni par les traditions, ni par les habitudes morales, et cependant la Russie les revendique par cette raison inavouée et devenue maintenant plus pressante que la conquête violente a son inexorable logique, qu’après avoir essayé de détruire toute. trace d’indépendance ou de civilisation polonaise dans le royaume comme dans la Lithuanie elle ne peut laisser subsister à ses portes un foyer polonais. La guerre qu’elle fait à l’Autriche en Galicie au nom de la nationalité ruthène est la conséquence du système qu’elle suit depuis cinq ans particulièrement, et ici éclate un de ces faits qui sont toujours le lumineux enseignement, la saisissante moralité de l’histoire. Je montrais tout à l’heure comment de nos propres mains, par nos œuvres, par notre politique dans les affaires américaines, par notre triste expédition du Mexique, nous avons nous-mêmes noué l’alliance de la Russie et des États-Unis. Ici c’est l’Autriche elle-même qui a frayé à la Russie le chemin où elle peut assurément aujourd’hui courir des dangers.

Lorsqu’il y a vingt-deux ans l’Autriche se trouvait en face de cette insurrection polonaise qu’elle noya dans des flots de sang par ce qu’on a appelé les massacres de la Galicie, et qui finit par la disparition de la petite république de Cracovie, elle obéit à une de ces inspirations que M. de Metternich croyait un trait de génie, et qui consistait tout simplement à diviser les races diverses de l’empire pour les mieux contenir. Elle eut l’idée d’opposer non-seulement les pauvres aux gentilshommes, mais les Slaves-Ruthènes aux Slaves-Polonais; elle crut avoir merveilleusement assuré sa puissance en développant chez les Ruthènes des goûts d’autonomie, en stimulant le réveil d’une nationalité assez factice à laquelle elle ne croyait guère, mais dont elle pensait se servir comme d’un moyen politique pour tenir en respect les Polonais. Le clergé grec-uni se prêta en partie à cette combinaison, qui lui livrait l’influence exclusive sur les masses, et cette nationalité nouvelle remise en honneur par la bureaucratie allemande fut déclarée la plus fidèle de l’empire.

Ce qui n’était qu’un expédient pour la politique autrichienne, c’est justement ce qui a conduit à la situation actuelle, en favorisant la création d’un parti purement ruthène qui en est venu bientôt à se détacher de la puissance par laquelle il avait été appelé à la vie, et en préparant l’invasion de l’influence russe, qui n’a eu qu’à exploiter à son profit l’antagonisme créé en Galicie. La Russie a d’abord agi, comme elle fait toujours, par des moyens en apparence inoffensifs, à peine saisissables, en répandant des livres de piété, en paraissant encourager des œuvres de bienfaisance et des fondations religieuses, en cherchant à se populariser parmi les prêtres et les paysans, en flattant les chefs de cette nationalité renaissante et en constellant leur poitrine de décorations. Elle s’est tenue surtout dans une certaine réserve tant que l’Autriche, embourbée dans ses routines bureaucratiques et absolutistes, semblait rester fidèle à la triple alliance du nord et marchait d’intelligence avec le cabinet de Saint-Pétersbourg. Peu à peu, à mesure que les circonstances ont changé, que l’Autriche, de plus en plus menacée, de plus en plus éprouvée, a senti le besoin de se renouveler, à mesure aussi que la situation de l’Europe est devenue plus incertaine et que la Russie elle-même s’est sentie excitée dans ses instincts d’ambition nationale, l’antagonisme a pris un caractère plus sensible, plus aigu. D’un côté, l’Autriche a commencé à réfléchir sur les conséquences de la politique qu’elle avait suivie depuis bien des années; de l’autre, une alliance naturelle s’est faite entre le parti ruthène, flatté jusque-là, favorisé dans ses aspirations, et l’influence russe, devenue plus active. La vérité est que depuis quelque temps cette alliance s’atteste sous mille formes, qu’elle remue la Galicie, et qu’elle a retenti jusque dans la diète provinciale par l’organe du chanoine grec-uni Petruszevicz, qui n’a point caché ses affinités russes. Un journal, le Slovo, a été créé à Lemberg en apparence pour soutenir le droit de la nationalité ruthène, en réalité pour aider à la propagande moscovite. Une société, sous le nom de Sociale de Saint-George, a été formée pour défendre la même cause. Des émissaires russes ont été surpris semant de l’argent, cherchant à agiter les populations, faisant tous leurs efforts pour capter l’esprit des prêtres et des paysans par le prodigieux mirage des bienfaits du gouvernement paternel du tsar. Et ce que la Russie fait en Galicie, elle le fait également dans les districts orientaux de la Hongrie, car en Hongrie aussi il y a une nation russe. Il n’y a pas longtemps encore, à ce que disent les journaux de Moscou et de Pétersbourg, dans les comitats d’Éperies, de Marmarosz et d’Unghuar, les habitans se seraient réunis et auraient élu un comité de onze membres sous la présidence d’un prêtre du nom de Michalics. Ce comité aurait rédigé un programme des « vœux de la nation russe en Hongrie, » et le premier article de ce programme portait : « La nation russe en Hongrie jouira de droits égaux à ceux de la nation hongroise, et aura son propre drapeau bleu et jaune. » Le programme portait aussi que les recrues russes formeraient des régimens purement russes dans lesquels les commandemens se feraient en russe; mais ici cela ne semble pas aussi sérieux qu’en Galicie.

Le moment où l’antagonisme a éclaté le plus vivement a été vers la fin de 1866 lors de la nomination du comte Goluchowski au poste de gouverneur-général de la Galicie. Était-ce donc un révolutionnaire bien menaçant pour la Russie? Le comte Agénor Goluchowski est justement celui qui après la guerre d’Italie de 1859 a été en définitive l’initiateur du régime libéral en Autriche. C’est un pur Galicien né à Skala en 1812. Sauf un voyage scientifique en Allemagne et en France, il a fait ses études dans son pays même, au lycée de Tarnopol et à l’université de Lemberg. Il servait dans l’administration en 1848, et il ne laissait pas d’être assez connu, assez populaire, surtout très estimé pour son énergie mêlée de prudence, lorsque les événemens faisaient de lui d’abord un maire de Lemberg et bientôt, à la place du comte Stadion, un lieutenant de l’empereur en Galicie. Il restait neuf ans à ce poste difficile, gouvernant avec une intelligente et équitable fermeté, et dans cette période de réaction, après 1849, il avait à soutenir contre les ministres de Vienne, M. Bach, le comte Léo de Thun, bien des luttes où il n’était défendu que par la bienveillance de l’empereur. Ce qu’on peut dire de mieux, c’est que sous son gouvernement il n’y eut ni arrestations ni procès politiques en Galicie. Le comte Goluchowski était encore lieutenant en 1859 lorsque l’empereur François-Joseph l’appelait subitement à la direction des affaires de l’empire, et c’est alors que, sous le coup d’un grand désastre militaire, il conseillait le premier essai de régime constitutionnel, celui qui fut appelé diplôme d’octobre. Il ne réussit pas complètement, puisqu’il ne put rester au pouvoir, et qu’un an après le système à demi fédératif, peut-être un peu compliqué, qu’il avait formulé était remplacé par le système plus centralisateur de M. de Schmerling; mais il était entré du moins dans la voie libérale, et, lorsqu’en 1865 le ministère du comte Belcredi naissait d’un mouvement de réaction contre le système de M. de Schmerling, le comte Goluchowski, dans une pensée de pacification, de conciliation et d’équité libérale, était rappelé au poste de gouverneur-général de la Galicie. Ce n’était donc point un révolutionnaire, il ne s’était signalé par aucune persécution, par aucune malveillance à l’égard des Ruthènes; mais il était Polonais, et c’était assez pour que sa nomination fût considérée comme un acte de révolte du cabinet de Vienne, comme un défi jeté au panslavisme, représenté par la Russie.

Aussi, sans plus attendre, la guerre éclatait-elle avec la plus extrême violence, et peu s’en fallait qu’on ne vît dans la nomination du comte Goluchowski le prélude d’une rupture inévitable entre les deux gouvernemens, ou tout au moins le signal d’une persécution systématique contre les malheureux Ruthènes, livrés, disait-on, aux vengeances du polonisme patronné par l’Autriche. Les journaux russes se déchaînaient avec un ensemble merveilleux, ils voyaient toute sorte de mystères profonds et menaçans dans ce fait que le comte Goluchowski, selon la presse autrichienne, était chargé « de faire disparaître les différences qui séparent l’élément polonais de l’élément ruthène. » Que pouvait signifier ce langage ? On aurait dit que le nouveau gouverneur allait réaliser en Galicie, dans un autre sens, le système que la Russie elle-même avait si bien appliqué à la Lithuanie ! Il y avait certes de quoi trembler, et, saisi d’un mouvement d’effusion lyrique et dramatique, un des plus fameux slavophiles, M. Pogodine, s’écriait dans la Gazette de Moscou :


« Pendant cinq siècles, nos frères russes de Galicie ont souffert, ont enduré des tortures, ont gémi, brûlé à petit feu, sous le joug d’une race ennemie. Ils ont été obligés de cacher soigneusement leur origine, de renier leur parenté, de falsifier même leur propre nom ! mais la mesure de leur patience est comble. Sous les couteaux, sous les poignards, au milieu de machinations sataniques, sans s’inquiéter du danger et malgré la ruine certaine qui les menace, ils s’écrient d’une façon entrecoupée, suffoquée, à la face de leurs tyrans : « Nous sommes Russes ! » et ils ajoutent en s’adressant à nous : « Frères, nous entendez-vous ? »

« — Nous entendons, nous entendons !

« Suivant l’exemple des Russes de Galicie, les Russes de Hongrie déclarent maintenant leur intime parenté avec la population de notre empire. Nous regardons comme un devoir sacré de manifester le sentiment que provoque en nous la situation intolérable de nos frères, et, répondant à leurs sanglots qui nous déchirent l’âme, de leur envoyer un seul mot :

« — Nous entendons, nous entendons ! »

« Si les Allemands ont cru de leur devoir de prendre les amies pour délivrer le Slesvig-Holstein de la légère domination danoise, comment nous, Russes, pouvons-nous rester en silence, les bras croisés, devant la destinée qui attend des millions de nos frères en Galicie et en Hongrie !… »


Le fait est que, si les Russes de Moscou et de Saint-Pétersbourg entendaient les « cris de douleur » des Ruthènes, les Ruthènes de leur côté n’entendaient pas moins les cris de commisération généreuse des Russes : ils se mettaient au même ton, et ils répondaient dans leur journal, le Slovo, au seul bruit de la nomination du comte Goluchowski : « Il est temps de franchir le Rubicon. Nous ne sommes plus les Ruthènes de 1848 ; nous sommes Russes, et nous ne voulons pas souffrir qu’on élève une sorte de muraille de la Chine entre nous et nos frères de l’empire russe ! » La « muraille de la Chine » n’a pas été élevée ; l’émotion soulevée par le seul nom du comte Goluchowski s’est calmée peu à peu, et en revanche la propagande russe n’a pas diminué ; au contraire elle a redoublé, puisque c’est postérieurement que le congrès de Moscou a eu lieu, provoquant des excitations nouvelles.

Ce qu’il y a d’étrange, c’est que cette propagande, ces démonstrations, se produisent sous les yeux mêmes du gouvernement autrichien, de a l’oppresseur étranger, » comme disent les journaux de Moscou, et que, si la moitié de ce qui se passe en Autriche se produisait en Russie, il n’y aurait pas assez de Sibéries pour contenir ceux qui se seraient permis ces fantaisies libératrices. C’est en face des troupes impériales, à ce que rapporte un « voyageur russe, » que dans des troubles récens à Prague on criait : « Vive le tsar ! vive notre futur roi Venceslas Constantinovitch ! » C’est sous les yeux des autorités qu’on organisait l’an dernier le fameux pèlerinage à Moscou. C’est sous le gouvernement du comte Goluchowski en Galicie que le Slovo de Lemberg pousse chaque jour les Ruthènes dans les bras de la Russie. Il y a mieux : c’est à Vienne même que s’est établi le centre de cette propagande. Pendant longtemps il n’y avait eu qu’un organe du panslavisme, rédigé en allemand. Depuis le mois d’août 1867, il a été créé à Vienne un journal russe, l’Aurore slave. L’idée de ce journal a été conçue pendant le congrès de Moscou, et elle a été immédiatement réalisée avec des ressources dont il n’est pas difficile de deviner l’origine. L’Aurore a pour programme de travailler à l’unification du monde slave sous l’hégémonie de la Russie et de populariser la langue russe comme langue littéraire commune à tous les Slaves. L’impulsion part de l’ambassade russe à Vienne, servie en cela par un agent éprouvé et actif, par son aumônier, le prêtre Raïevskoï, qui depuis plusieurs années est le vrai promoteur de la propagande panslaviste en Autriche. Sa maison est le point de ralliement de tous les chefs slaves de l’empire des Habsbourg. Au temps du dernier reischrath, c’est chez lui que les paysans et les prêtres ruthènes députés de la Galicie allaient concerter leurs votes et leurs motions. C’est lui qui a été l’organisateur le plus zélé de l’exposition ethnologique, et son nom n’était pas oublié dans les toasts des banquets de Moscou. Le séminaire supérieur de Sainte-Barbe à Vienne, ce séminaire destiné à la préparation des prêtres grecs-unis, est complètement sous l’influence du père Raïevskoï, qui en fait une véritable pépinière d’agens moscovites recrutés quelquefois par la Russie pour ses provinces ou pour le royaume de Pologne. Tout cela se passe à Vienne, à Lemberg ou à Prague ; l’Autriche, l’oppressive Autriche, laisse faire, soit par suite du désarroi de sa bureaucratie, étourdie de tout ce bruit nouveau, soit dans un sentiment de libérale tolérance, soit peut-être enfin parce qu’elle craindrait d’aller au-devant de dangereuses complications extérieures, si elle réclamait auprès de ceux qui lui créent ces embarras.

Et l’Autriche a-t-elle absolument tort de laisser faire, de ne point. chercher à étouffer par la compression cette effervescence d’idées et d’instincts ? Cela n’est pas prouvé. Ce qui est certain, c’est que, sans cesser d’être active de la part de la Russie, cette propagande semble depuis quelques mois entrer dans une sorte de crise. En Bohême, sous l’influence de causes diverses, le parti tchèque paraît porter moins de vivacité, moins d’entrain et surtout moins de confiance dans cette agitation. En réalité, il se divise. Jusqu’ici le mouvement avait pour chefs des hommes considérables, à la fois nationaux et conservateurs, M. Palaçki, M. Rieger, M. Brauner. Ces chefs, longtemps suivis par l’opinion, tirent sans doute leur force d’eux-mêmes ; ils la tiraient aussi de leur alliance avec le parti aristocratique, qui compte à sa tête le comte Léo de Thun, le comte Clam-Martinitz, et qui à la suite des patriotes nationaux s’était laissé entraîner à s’abstenir complètement de prendre part aux travaux du reischrath. Maintenant, en face de cette agitation panslaviste dont la Russie seule profite trop visiblement, le parti de l’aristocratie tchèque a senti se réveiller sa vieille loyauté dynastique, et dans ces derniers temps on a vu le comte de Thun, après une audience de l’empereur, reparaître au reischrath. D’un autre côté, si MM.  Palaçki, Brauner, Rieger, ont toujours une grande autorité, ils ne sont plus seuls. Auprès d’eux s’est formé un parti de la jeune Bohême conduit par MM.  Sladkovski et Gregr, auxquels est venu se joindre récemment un émigré tchèque de 1848, M. Joseph Fricz, qui le premier s’est prononcé avec une courageuse netteté contre le voyage à Moscou. Dans ce parti de la jeune Bohême, il y a un sentiment démocratique et libéral très vif qui proteste contre toute alliance avec le tsarisme, et un journal, le Sroboda, a été créé dernièrement pour combattre l’agitation moscovite. Enfin le clergé catholique, par des motifs religieux, se détache d’un mouvement qui conduit tout droit au schisme grec en passant peut-être d’abord par une église nationale slave. En Galicie, des symptômes d’une autre nature semblent révéler aussi une sorte de suspension du mouvement. Dans les dernières élections pour la diète, le parti dit de Saint-George ou de l’agitation russe a subi une assez grave défaite, qui est l’œuvre des communes rurales autant que des villes. Au lieu de dix-neuf prêtres ruthènes qui étaient dans l’ancienne diète, on n’en a élu que sept. Le parti ruthène se trouve réduit presque de moitié, et n’est plus qu’une minorité impuissante au lieu de lutter à forces égales avec le parti national polonais comme précédemment.

Il ne faut pas pourtant s’y tromper, et il faut surtout éviter de se méprendre naïvement sur la valeur de tels symptômes. Pour la Russie, il s’agit bien d’une affaire de majorité ou de minorité dans une diète ! Le droit slave domine tout et justifie tout. Le seul point sérieux et décisif selon le langage des polémistes de Moscou, c’est qu’il y a « au-delà des frontières de la Russie, principalement au sud-ouest, un peuple plus rapproché que tous les autres Slaves ;… » c’est qu’il y a « des Russes qui vivent hors des frontières de l’empire, qui font partie intégrante de la nation russe, qui sont la chair de sa chair, les os de ses os… » La seule question, c’est celle que posait récemment encore un journal russe, le Goloss, en allant hardiment à la conclusion de cette propagande parmi les Ruthènes de la Galicie. « Quelle ligne politique devons-nous suivre à leur égard ? disait-il. Nous déclarons franchement, pour éviter tout malentendu, que la tâche du peuple et du gouvernement russes vis-à-vis de ces membres détachés de la grande famille est de les annexer à l’empire, et nous prenons le mot annexer dans son sens le plus direct et le plus absolu. Dans ce cas, la Russie a le même droit qu’avait l’Italie quand elle s’est annexé la Vénétie, qu’avait la Prusse quand elle a occupé le Hanovre et la Hesse, qu’avait la France en s’annexant la Savoie… L’accomplissement de cette tâche doit être la première préoccupation du gouvernement dans la direction de sa politique extérieure. » Pour atteindre ce but, nous n’avons pas besoin de l’emploi de la force, il suffit d’une politique ferme qui ne recule pas… Une diplomatie habile sait trouver des ressources dans tout ce que les circonstances lui présentent, les alliances, les traités, les mouvemens nationaux ; elle met à profit l’intervention et la non-intervention, les notes diplomatiques, les compensations, les faits accomplis… Quant à la guerre, si la Russie ne peut l’éviter en faisant valoir sa mission nationale, on peut se demander si elle l’éviterait dans l’état actuel de l’Europe en renonçant à cette mission… » C’est au moins parler avec clarté et laisser entendre au maître de la Galicie ce qui l’attend ; c’est préparer de la besogne à la diplomatie du prince Gortchakof ou du général Ignatief et même aux armées moscovites au nom du droit slave et de l’imprescriptible principe des nationalités.


III.

Quand la Russie secoue ainsi l’Autriche sur ses fondemens et l’assiège de ces dissolvantes propagandes, de ces menaces de démembrement, elle sait bien qu’elle poursuit un double but. Elle a tout à la fois en vue l’Europe occidentale et l’Orient, et sa propagande parmi les Slaves de l’Autriche n’est, à vrai dire, qu’une des faces d’une politique qui s’est créé la nécessité d’une double offensive, qui a besoin de se sentir assurée sur ses frontières de l’ouest pour reprendre dans la région orientale de l’Europe, en Turquie, des desseins momentanément interrompus par la guerre de Crimée. Depuis cette époque, la Russie, et on ne peut guère s’en étonner, n’a eu qu’une préméditation fixe, celle de se relever d’une crise où l’empereur Nicolas l’avait jetée avec une légèreté superbe, pour se remettre en marche au moment voulu, avec plus de sûreté et de force. Elle s’est recueillie, elle a attendu, elle a même affecté de se retrancher dans une apparence de sceptique impartialité et de respect ironique pour cet ordre nouveau qu’on lui avait imposé par le traité du 30 mars 1856, et en définitive elle a vu arriver le moment où sans rien hâter, sans demander explicitement l’abrogation de ce traité qui avait été le prix d’une longue guerre, en laissant les événemens faire leur œuvre, elle a pu dire par l’organe du prince Gortchakof : « Notre auguste maître n’a pas l’intention d’insister sur les engagemens généraux de traités qui n’avaient de valeur qu’en raison de l’accord existant entre les grandes puissances pour les faire respecter, et qui aujourd’hui ont reçu, par le manque de cette volonté collective, des atteintes trop fréquentes et trop graves pour ne pas en être invalidés. » Il faut marquer la date de cette déclaration, le 20 août 1866. C’était sous une forme diplomatique l’épitaphe du traité de Paris, et on pourrait dire aussi la fin de la période de « recueillement » pour le cabinet de Saint-Pétersbourg dans les affaires d’Orient. Le rôle de la Russie est redevenu plus libre, plus actif dans la même proportion où s’affaiblis- sait la pensée qui avait fait la guerre de 1854, et où s’accentuait en Europe une de ces situations violemment troublées qui rallument toutes les questions en rendant tout possible.

Qu’on ne s’y trompe pas du reste, dans toutes ces péripéties des affaires d’Orient il y a un fait sensible, peut-être redoutable, c’est qu’entre la Russie et l’Europe les positions ne sont certainement pas égales. La Russie, pour tout dire, a de singuliers avantages sur l’Europe. Elle touche l’empire ottoman et le presse de toutes parts. Avec ces populations orientales toujours faciles à émouvoir parce qu’elles souffrent, elle a la communauté de religion, et elle agit après tout en puissance chrétienne. De plus elle sait ce qu’elle veut, elle a un but invariable, et elle est seule à délibérer avec elle-même ; elle n’a point à consulter des alliés, car elle n’a point, elle ne peut point avoir d’alliés, elle ne peut tout au plus avoir que des complices tolérans disposés à lui passer ses ambitions pour satisfaire leurs propres convoitises. — L’Europe tout au contraire est loin, elle est souvent divisée par mille autres questions et dans cette question même. Pour faire un mouvement, elle est obligée de se concerter, d’échanger des explications sans fin. Son unique mobile est un de ces intérêts presque abstraits qui ne sont certes pas de nature à passionner des populations malheureuses, — un intérêt d’équilibre. Elle sait bien ce qu’elle veut, et ce qu’elle veut, c’est une indépendance de l’Orient, qu’elle a jusqu’ici appelée l’intégrité de l’empire ottoman ; mais c’est tout, au-delà commence l’incertitude entre des voies également périlleuses. Si elle pousse trop vivement à l’émancipation des populations chrétiennes, elle risque d’affaiblir le pouvoir du sultan en faisant les affaires de l’ambition russe. Si elle soutient à tout prix la Turquie, elle s’expose souvent à se mettre en contradiction avec tous ses principes de civilisation, et en fin de compte c’est au profit de la Russie qu’elle travaille encore en lui laissant le beau rôle, en livrant à son influence unique et exclusive ces malheureux chrétiens, réduits à ne trouver qu’en elle une protection toujours empressée. De là une action confuse, souvent contradictoire, presque toujours inefficace, qui procède par expédiens sans arriver à une solution, laissant intacte une question qui renaît sans cesse, qui se retrouve plus que jamais vivante aujourd’hui, douze ans après la chute de Sébastopol et le traité de Paris.

Ce n’est pas que même dans ses termes les plus extrêmes elle soit bien nouvelle, cette terrible question d’Orient. Il y a plus de quatre-vingts ans déjà que le prince Potemkin disait à M. de Ségur : « Convenez que l’existence des musulmans est un véritable fléau pour l’humanité. Cependant, si trois ou quatre grandes puissances voulaient se concerter, rien ne serait plus facile que de rejeter ces féroces Turcs en Asie et de délivrer ainsi de cette peste l’Egypte, l’Archipel, la Grèce et toute l’Europe. N’est-il pas vrai qu’une telle entreprise serait à la fois juste, religieuse, morale et héroïque ? » Et Potemkin laissait entrevoir pour la France la possession de l’Egypte et de Candie. — Transportez-vous maintenant dans le cabinet de l’empereur Nicolas : auprès de lui est ce diplomate avisé, pénétrant et fidèle serviteur de l’Angleterre, sir Hamilton Seymour. Le tsar déroule ses plans. « Les principautés, dit-il, sont en fait un état indépendant sous ma protection ; cela peut continuer ainsi. La Serbie peut prendre la même forme de gouvernement. Il en est de même de la Bulgarie… Quant à l’Egypte, je comprends tout à fait l’importance que ce pays a pour l’Angleterre. Je puis alors dire seulement que si, dans l’éventualité d’un partage de la succession ottomane, vous preniez possession de l’Egypte, je n’aurais pas d’objections à faire. Je dirais la même chose de Candie ; cette île peut vous convenir, et je ne sais pas pourquoi elle ne deviendrait pas une possession anglaise. » C’est la contre-partie de la conversation de Potemkin, c’est la Russie de l’empereur Nicolas offrant Candie et l’Egypte à l’Angleterre au lieu de les offrir à la France, de même que la Russie de l’empereur Alexandre II les offrirait peut-être aujourd’hui à la Prusse, — toujours aux mêmes conditions, pourvu qu’on lui laisse le reste.

Ce que je veux dire, c’est qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil, pas même la chute imminente de l’empire ottoman. Il n’est pas moins vrai qu’il n’y a point de problèmes éternels en politique, qu’ils finissent par arriver un jour ou l’autre à leur maturité, et qu’après avoir sommeillé pendant quelque temps à la suite de la guerre de Crimée, cette inévitable question d’Orient s’est réveillée, depuis ces deux ans particulièrement, sous des traits et dans des circonstances d’une exceptionnelle gravité. Elle s’est manifestée dans un assez court intervalle par la révolution des principautés qui au commencement de 1866 a porté au trône de la Roumanie un prince de Hohenzollern contrairement au traité de 1856, par les complications à la suite desquelles les Turcs se sont résignés à quitter définitivement les forteresses de la Serbie, laissant cette principauté à peu près indépendante, par les agitations qui ont éclaté successivement du côté du Monténégro, en Bosnie, dans la Bulgarie, surtout enfin par l’insurrection de Crète. Ce sont tous ces faits qui constituent ce qu’on peut appeler la question d’Orient dans sa phase actuelle, et ils naissent évidemment d’un certain nombre de causes agissant partout à la fois, se traduisant par des résultats identiques.

Une première cause éclatante, énergiquement active, quoique d’un ordre général, c’est la situation même de l’Europe. Les événemens qui se sont déroulés en quelques années et qui ont jusqu’à un certain point renouvelé l’Occident ont retenti en Orient comme une excitation. L’Italie émancipée et fondant son unité sur les ruines des dynasties et des traités, la Prusse s’armant dans un mouvement d’ambition pour une Allemagne nouvelle, le droit des nationalités proclamé au bruit du canon, la volonté des populations admise comme raison légitime des révolutions et même comme un élément dans les transactions diplomatiques, tout cela est allé remuer les âmes, enflammer tous les désirs d’indépendance chez ces races orientales depuis longtemps courbées sous le joug. Comment admettre en effet, lorsque la domination autrichienne s’évanouissait à Venise et à Milan devant le sentiment national italien assisté par la France et par la Prusse, que la domination turque peut être plus légitime, plus respectable dans des provinces chrétiennes et slaves ? Il y avait l’influence de l’exemple, l’action contagieuse des idées et des passions. Une autre cause tout intérieure, c’est que depuis dix ans, depuis qu’il a été sauvé par une guerre, le gouvernement turc n’a point fait évidemment ce qu’il devait. Par le traité de 1856, le gouvernement turc, en échange de son introduction parmi les puissances européennes, avait donné un hatt-humayoum qui était le programme d’une politique nouvelle, une charte de réformes en faveur des populations chrétiennes de l’empire. De cette charte, il est bien clair que rien n’a été réalisé jusqu’à ces derniers temps où deux hommes habiles, Fuad-Pacha et Aali-Pacha, ont remis la main à l’œuvre. Comme tous les pouvoirs fatalistes et paresseux, le gouvernement turc s’est reposé tant qu’il a pu dans la sécurité que venait de lui créer la guerre, au lieu de profiter de ce temps de répit. Il a continué à pressurer les chrétiens. Les rapports des consuls anglais en Orient sont d’une éloquence significative. « L’égalité devant la loi promise à la population chrétienne par le hatt-humayoum de 1856, dit l’un, n’existe pas ici. Les témoignages des chrétiens ne sont pas admis contre les musulmans dans les causes civiles et criminelles… L’impôt de capitation a été effectivement aboli, mais il a été remplacé par une contribution militaire bien plus pesante… » — « Il est notoire, dit l’autre, le consul de Monastir, qu’un grand nombre de chrétiens ont été assassinés dans ces derniers dix ans… On pourrait remplir des volumes, si l’on voulait narrer les injustices et les indignités infligées aux chrétiens de ce pachalik… »

De ces causes diverses est née une situation progressivement aggravée, une sorte d’agitation s’étendant de l’Archipel au Danube. Serbes, Bosniaques, Bulgares, Candiotes, se sont plus que jamais mis en mouvement. Ceux qui ne se sont pas insurgés tout à fait comme les Crétois ont préparé la guerre pour la première éventualité. Des comités se sont organisés, des bandes se sont formées, les collisions partielles se sont multipliées en attendant l’insurrection générale toujours annoncée. Bulgares, Bosniaques et Serbes, que veulent-ils au juste ? Assurément ils sont divisés entre eux, ils ont des affinités et des espérances différentes, ils sont assez anarchiques dans leurs combinaisons ; mais pour le moment ils sont unis dans la haine du Turc, dans la passion de l’affranchissement. Or en présence de ce travail d’ébranlement, de cette recrudescence d’agitation, quelle est la politique de la Russie ? C’est la politique d’une puissance ramenée devant son vrai champ de bataille, restant l’œil fixé tout à la fois sur l’Europe et sur l’Orient, et se tenant prête à saisir l’occasion, qu’elle est maîtresse de faire naître quand elle voudra.

Il y a deux choses dans la politique de la Russie en Orient, il y a une action personnelle, directe, permanente, inavouée, et il y a une action diplomatique. Que la politique russe ait un rôle direct dans cette crise comme dans toutes les crises de l’Orient par une propagande incessante, redoublée, ce n’est point douteux. Je ne parle pas seulement de cette sympathie d’opinion qui se traduit maintenant dans les bruyantes polémiques de la presse, des manifestations, des souscriptions qui se reproduisent si souvent et qui avaient lieu particulièrement au début de l’insurrection crétoise, qui s’organisaient publiquement dans les cercles de Saint-Pétersbourg et de Moscou pour venir en aide aux insurgés. Il y a évidemment dans les provinces mêmes de la Turquie un travail constant d’enrôlement et de propagande. La Russie est partout présente, partout elle a des agens et des clientèles toutes locales. Elle apparaît comme la grande protectrice, comme la grande libératrice prête à fournir des armes ou à donner de l’argent. Elle agit par la séduction, par l’intimidation ou par le prosélytisme, aidant à fonder des églises ou des écoles grecques, répandant les livres russes, prenant d’ailleurs tous les masques et flattant au besoin les Bulgares dans leur désir d’une nationalité distincte pour mieux s’emparer d’eux. Je lisais récemment dans une brochure écrite par un Bulgare : « Les livres et les images portant des inscriptions qui annoncent que ce sont des cadeaux du tsar aux chrétiens de la Bulgarie, les prières pour le tsar qui se trouvent dans les livres pieux provenant de la Russie, tout cela est répandu dans les villes et les villages bulgares pour cultiver dans l’esprit du vulgaire la conviction d’une union intime entre la cause de la Russie et celle de la foi orthodoxe. Ce sont des prêtres grecs qui se chargent du rôle de proxénètes entre le rêve ambitieux de la Russie et la conscience du peuple bulgare… »

La Russie ne néglige d’ailleurs aucun moyen pour accoutumer ces populations à l’idée de sa puissance et de son autorité, pour faire même acte de présence. L’été dernier, elle avait organisé une mission, toute scientifique en apparence, destinée à aller relever jusqu’en Turquie des points géographiques, des méridiens et des parallèles. Cette mission avait pour chef le général Robrikof et se composait d’un certain nombre d’officiers ; elle comptait à coup sûr plus de militaires que de géographes. La mission russe parcourait les Balkans, dont elle pouvait explorer les passages, — la Bulgarie, et descendait vers Andrinople. Sa présence produisait dans le pays une certaine émotion. A Philoppopoli, deux cents Bulgares allaient au-devant des Russes et se prosternaient devant eux comme devant les représentans du tsar venant faire rendre justice et assurer l’exécution du hatt-humayoum. On les haranguait, on leur disait notamment que c’étaient non pas les signataires du traité de Paris, mais les Russes seuls qui étaient les vrais protecteurs des chrétiens et des Slaves. Cette mission, parcourant le pays dans un pareil moment et s’attachant bien moins à relever des méridiens qu’à observer des points stratégiques, eut pour effet de provoquer des réflexions quand on se souvint qu’en 1852, peu avant la guerre qui se préparait, une mission semblable était allée sonder les passes des ports de la Turquie et particulièrement celle du port de Sinope. Que la Russie parvienne ainsi à frapper les imaginations, à maintenir son rôle de puissance aspirant à régner sur ces contrées du droit de la race et de la religion, rien ne le prouve mieux certainement que ce chant de guerre qui retentissait récemment dans les Balkans et dans les campagnes de la Bulgarie : « Levez-vous, faucons du sud, éveillez-vous, regardez ce qui se passe autour de vous, et tâchez de porter noblement le nom de Slaves. Allons, donnons la main aux aigles du nord… Bulgare, Russe, Tchèque, Serbe et Monténégrin, tous sont enfans de la même mère, tous sont frères par le sang et la foi. N’espérez rien du sultan, ne vous liez pas aux promesses des Français et des Anglais. Attendez tout de vous-mêmes et de vos frères slaves.. Si vous avez peur des Turcs, vous offensez Dieu, et honte à vous ! Regardez donc de près ces Turcs que vous craignez. A quoi ressemblent-ils ? A des lièvres poltrons. Voyez comme les Candiotes les battent ! Voyez comme les Turcs tremblent en entendant le nom de Candiote, de Monténégrin et de Russe !… » C’est là cette propagande à la fois religieuse et nationale qui se poursuit sans cesse, et qui n’a fait que redoubler dans ces derniers temps.

Diplomatiquement, la Russie se retrouve toujours sans doute sur un terrain plus difficile, plus circonscrit et surtout plus encombré d’influences rivales ; elle n’a pas moins saisi l’occasion des dernières, crises pour ramener en quelque sorte sa politique en avant, et si j’osais dire le mot, pour faire sa rentrée dans les affaires d’Orient. Je ne prétends pas qu’elle s’en soit jamais retirée ; mais depuis la guerre de Crimée, comme je l’indiquais, elle était restée plutôt en observation, affectant un désintéressement qui n’était pas absolument de son choix, surveillant la marche des choses avec une apparence de philosophie à demi railleuse, dissimulant une impuissance momentanée sous les dehors du « recueillement. » Lorsque au commencement de 1866 la révolution des principautés danubiennes, en appelant le prince Charles de Hohenzollern au trône roumain, réalisait une combinaison qui n’était certes pas prévue par le traité de 1856 et provoquait la réunion d’une conférence européenne à Paris, la Russie, persistant encore dans son détachement philosophique, ne se refusait pas le malin plaisir de tenir aux puissances un langage qui revenait à peu près à ceci : « Votre traité, je le respecte, et même je suis la seule à le respecter, puisque tout le monde le viole, la Turquie, qui ne l’exécute pas, aussi bien que les principautés, qui appellent un prince étranger lorsqu’elles n’en ont pas le droit. Êtes-vous décidés vous-mêmes à le respecter et à le faire respecter ? Alors, soit, délibérons ; sinon je ne l’aime pas assez pour venir réparer les brèches qu’il reçoit ; si c’est pour cela que nous devons nous réunir périodiquement, ce n’est vraiment pas la peine. Il n’y a aucune dignité pour l’Europe à se constituer gravement en conférence pour sanctionner des faits accomplis malgré elle. » Et effectivement la Russie se retirait en se bornant à dire simplement et plus formellement pour la sauvegarde de sa situation : « Si en adhérant à la dissolution de la conférence, M. Drouyn de Lhuys renouvelait sa déclaration quant au traité de 1856, vous pouvez faire observer que le cabinet impérial a toujours pratiqué pour sa part le respect des transactions existantes, mais sous la réserve que ce respect sera réciproque et qu’on ne saurait maintenir aucun article isolé d’un traité quelconque, si les autres articles du même traité se trouvent enfreints par l’une des parties que ces stipulations concernent. (Dépêche à M. de Budberg.) » C’était pour le moment tout ce que voulait le cabinet de Pétersbourg. La Russie ne prenait un rôle plus actif, plus tranché, qu’un peu plus tard, à l’occasion des affaires de Crète, qui commençaient à émouvoir l’Europe. L’insurrection de Candie ramenait naturellement aux réformes nécessaires pour garantir la Turquie contre des explosions semblables, et c’était toute la question d’Orient qui se relevait d’un seul coup.

La pacification de la Crète et les réformes intérieures en Turquie, c’était le programme d’une campagne diplomatique ; mais ici s’élève un doute. D’où venait l’initiative dans cette campagne nouvelle ? Était-ce la Russie qui saisissait l’occasion de tenter la France au lendemain des événemens d’Allemagne ? Une dépêche russe semblerait indiquer au contraire que l’initiative venait de la France. Le prince Gortchakof écrivait du moins à M. de Budberg : « Sa majesté impériale a accueilli avec satisfaction les ouvertures que M. le marquis de Moustier vous a faites en vue d’une entente entre le cabinet français et nous sur les éventualités qui surgissent en Orient. Les principes généraux que M. le ministre des affaires étrangères de France a émis, les assurances qu’il vous a données, ont aux yeux de notre auguste maître un prix tout particulier, puisqu’ils émanent de la pensée directe de l’empereur Napoléon, et que c’est par ordre exprès de sa majesté que M. le marquis de Moustier a abordé ces questions. » C’était le 16 novembre 1866. Je ferai seulement remarquer une chose : à ce moment, la question du Luxembourg n’était pas née encore, mais elle était déjà bien près de naître ; elle n’était peut-être pas absolument en dehors des prévisions de la diplomatie française. Je voudrais ajouter un autre fait, c’est qu’au même moment la Russie n’était peut-être point absolument sans s’occuper du mariage d’une grande-duchesse avec le jeune souverain de la Grèce, le roi George.

Comment y avait-il alliance entre ces préoccupations diverses, entre des questions d’une nature si différente ? Ce qui est certain, c’est que l’entente avait lieu, et le dernier mot de ce rapprochement inattendu était l’idée de demander à Constantinople la cession de la Crète pour l’annexer à la Grèce. La France serait même peut-être allée plus loin, elle n’aurait pas vu d’inconvénient à compléter encore plus la constitution territoriale du royaume hellénique en lui donnant avec la Crète, l’Épire et la Thessalie ; mais le cabinet de Pétersbourg entre peu d’habitude dans ces vues d’agrandissement trop marqué pour la Grèce : il reste fidèle aux traditions de la politique russe résumées par l’empereur Nicolas dans ses conversations avec sir Hamilton Seymour. « Il y a plusieurs choses que je ne tolérerai jamais, disait l’empereur Nicolas ;… je ne permettrai jamais de reconstituer un empire byzantin ou une extension telle de la Grèce qu’elle pût devenir un état puissant… » La Crète, cela suffisait pour la dot d’une grande-duchesse appelée à régner sur les Hellènes, pour laisser la Grèce à la fois satisfaite et ayant encore à désirer. Toujours est-il que du rapprochement entre la France et la Russie naissait le projet d’une démarche collective tendant à demander au gouvernement turc la réalisation des réformes intérieures, toujours attendues dans l’empire, et la cession de la Crète, déguisée sous la forme d’un vote des populations, — démarche qui se réalisait effectivement dans les premiers mois de 1867, et à laquelle se ralliaient l’Autriche, la Prusse et l’Italie. Cela fait, la Russie poursuivait son but avec une verve de libéralisme et un entrain d’humanité qu’elle retrouve toujours quand il s’agit des « opprimés » de l’Autriche et de la Turquie. Le prince Gortchakof y mêlait même des souvenirs classiques. Au mois de février 1867, il écrivait qu’on venait de mettre sous ses yeux une dépêche d’Aali-Pacha, et il ajoutait :


« Après avoir pris lecture de cette pièce, voici ce que j’ai dit à Conomenos-Bey : J’apprécie pleinement le talent avec lequel Aali-Pacha plaide sa cause. Son mérite est d’autant plus grand qu’il doit être aussi convaincu que moi des vices organiques d’une situation dont il cherche à atténuer la réalité. Aali-Pacha tout comme Fuad-Pacha sont des hommes d’état d’une civilisation européenne. Je ne leur apprendrai rien de nouveau quant aux conséquences d’une prolongation de l’état actuel des choses. Ce n’est pas contre les attaques du dehors que vous avez à vous prémunir, c’est contre les plaies sociales et politiques qui vous rongent… Vous ne pouvez pas ignorer ce qui se passe dans vos provinces. Vous devez y remédier au plus tôt ou vous résigner aux plus graves conséquences. Vous avez méconnu ou négligé les conseils que nous n’avons cessé de vous donner, aujourd’hui vous en voyez les conséquences ; les principautés danubiennes sont perdues pour vous. Il est encore l’heure d’arrêter le progrès du mal ; mais pour cela il faut se mettre résolument et promptement à l’œuvre. Il faut d’abord ne pas se faire d’illusions. L’île de Crète est perdue pour vous. Après six mois d’une lutte aussi acharnée, la conciliation n’est plus possible. En admettant même que vous parveniez à y rétablir pour quelque temps l’autorité du sultan, ce ne serait que sur un tas de ruines et un monceau de cadavres. Tacite a dit depuis longtemps ce qu’il y a de précaire dans ce règne du silence qui succède à la dévastation : solitudinem faciunt, pacem appellant. Cédez aux Grecs cette île que vous ne saurez conserver… Prenez ce parti sans tergiverser, car chaque goutte de sang versé creuse un abîme qu’il sera impossible de combler plus tard. Quant aux autres provinces de votre empire, décidez-vous sans perte de temps à un système de réformes sérieuses et radicales ; mais pas de réformes théoriques, pas de déclarations sur papier destinées à rester lettre morte : un système sérieusement médité, loyalement appliqué, résolument poursuivi, qui puisse garantir le libre développement et la coexistence de vos sujets chrétiens avec le maintien de l’autorité du sultan… »


Ce que disait le prince Gortchakof pouvait bien être vrai, et pour décrire ce qu’il y a de précaire dans ces répressions à outrance, dans ces pacifications par le fer et le feu, il n’avait même pas un grand effort à faire ; il n’avait qu’à se souvenir des dépêches adressées par la France et par l’Angleterre à la Russie elle-même en 1863 au sujet de la Pologne. Malheureusement la Turquie se montrait peu disposée à écouter de tels conseils ; elle déclarait que, « pour obtenir la cession de l’île de Crète, il fallait un nouveau Navarin, » et dans une dépêche à M. de Beust l’ambassadeur d’Autriche à Constantinople, M. de Prokesch, révélait l’impression du cabinet turc. « Comme je parlais de cet objet, il y a quelques jours, à Faad-Pacha, il me dit pour résumer sa pensée : — Si les puissances veulent discuter sur les moyens d’anéantir la Turquie, c’est leur affaire, nous ne pouvons l’empêcher ; mais on ne peut nous demander d’assister à leurs délibérations. Si l’on demande notre assentiment pour des mesures destructives, nous dirons non, et nous nous laisserons plutôt démembrer par la force que de nous démembrer nous-mêmes. On n’a vu dans mon allusion à un second Navarin qu’une belle phrase ; c’était l’expression, non de l’aveuglement, mais de la résignation la plus sérieuse… « Je ne nie pas ce qu’il y avait de fierté dans cette résignation ; mais pour parler ainsi la Turquie n’avait pas seulement le sentiment de sa dignité et de sa force : elle savait que la proposition qu’on lui faisait ne pouvait être appuyée d’aucune coercition matérielle, et de plus elle se sentait appuyée dans sa résistance par l’Angleterre, qui avait refusé de se joindre aux autres puissances, qui prétendait, selon le mot de lord Stanley, qu’après tout « la Turquie avait en Crète le même droit que l’Angleterre dans l’Inde, la France en Algérie ou la Russie en Pologne. » Cette situation complexe permettait tout au moins à la Porte de gagner du temps, de traîner les choses en longueur.

Dès que la Turquie résistait et que l’Angleterre se tenait en dehors de l’affaire, à quoi pouvait-on aboutir ? De la proposition tendant à la cession de la Crète par voie de plébiscite, on se rejetait sur la demande d’une suspension d’hostilités, sur la nécessité d’une enquête européenne, et le cabinet turc éludait encore. Pendant ce temps, l’Autriche sentait renaître tous ses scrupules ; la France elle-même commençait à mettre moins de vivacité dans son action diplomatique, tandis que, d’un autre côté, elle atténuait les ordres donnés à sa station navale de l’Archipel. La Russie au reste s’apercevait parfaitement de ce mouvement de retraite de la politique française, et, tout en convenant dans une dépêche à M. de Budberg qu’on avait exclu d’avance l’idée d’une « coercition matérielle, » le prince Gortchakof n’insistait pas moins sur la nécessité de la « coercition morale, » sur l’importance qu’il y avait à ce que « rien ne vînt ébranler la croyance de la Porte dans le ferme et complet accord des deux cabinets. » — « Or, ajoutait-il, je n’ai pas dissimulé à M. de Talleyrand que certains faits survenus récemment allient pu produire sur les Turcs cette fâcheuse impression. Ainsi, sans attacher trop de valeur aux ordres donnés dernièrement à l’amiral Simon, on ne pouvait pas méconnaître que ce fait, rattaché par l’opinion publique à l’entrevue de Saltzbourg, avait été interprêté comme un symptôme de l’affaiblissement, sinon de la rupture de l’entente entre nous et la France. Turcs et chrétiens y ont donné cette signification ; les premiers y ont puisé un encouragement à tenir ferme dans leur résistance à la pression européenne, les autres un motif d’appréhension et de désespoir. Les Turcs, intéressés à surveiller tous les signes du temps, ont dû en conclure que l’accord des deux gouvernemens n’était ni complet ni solide. » Et par le fait, dans ces conditions, tout était fini : la cession de Candie se trouvait forcément abandonnée, et on en revenait à ce médiocre résultat de laisser les Turcs libres d’accomplir leurs réformes comme ils l’entendaient, en dégageant d’un commun accord la responsabilité des cabinets par une déclaration qui leur rendait leur indépendance en constatant leur impuissance.

La Russie, il faut le dire, avait bien fait ce qu’elle avait pu pour que la Turquie ne s’en tirât pas à si peu de frais, et même au dernier instant elle laissait entrevoir la possibilité, si on le voulait, de passer de la « coercition morale » à la « coercition matérielle, » elle semblait du moins poser la question ; mais en fin de compte c’était une campagne manquée, et elle devait échouer pour bien des causes. D’abord l’attitude réservée de l’Angleterre neutralisait d’avance toute intervention nouvelle de la diplomatie européenne dans les affaires d’Orient. En outre il est bien clair que pour la France elle-même, entre le moment où cette négociation s’était engagée et le moment où elle touchait à une extrémité décisive, les circonstances avaient singulièrement changé. La question du Luxembourg n’existait plus, l’entrevue de Saltzbourg avait eu lieu, comme le disait le prince Gortchakof. Bien des considérations in- avouées qui n’étaient pas sans force dans une certaine situation européenne avaient perdu leur valeur ; mais il y avait une autre raison plus profonde, plus inhérente à la question même qui apparaissait à mesure que la négociation se prolongeait, et dont on aurait pu se souvenir dès l’origine : c’est qu’entre la France, — je prends ici la France comme personnification de l’Europe, — et la Russie une entente est toujours difficile, parce qu’elles ne portent dans les affaires d’Orient ni les mêmes idées, ni les mêmes traditions, ni les mêmes intérêts, parce qu’elles ne poursuivent pas le même but. Pour la Russie, la cession de la Crète, comme on le disait, était la dot d’une grande-duchesse, et d’ailleurs le cabinet de Saint-Pétersbourg ne s’inquiète guère naturellement de tout ce qui peut hâter la dissolution de l’empire ottoman ; pour la France, c’était l’abandon de toute une politique et une atteinte grave à cette intégrité de la Turquie qui, telle qu’elle est, reste une garantie tant qu’on n’a pas trouvé le moyen de la remplacer par une combinaison meilleure. Avec cette idée de l’intégrité de l’empire ottoman, ce que l’Europe peut demander, c’est un système d’améliorations de nature à effacer les iniquités du régime turc, à garantir aux populations la liberté de leur conscience et de leur vie, à leur assurer les bienfaits d’une civilisation égale, à leur faire en un mot une condition telle qu’elles n’aient rien à demander aux revendications armées. Je ne veux pas dire que la Russie soit indifférente au progrès de la civilisation générale ; mais pour elle il ne s’agit nullement d’égalité entre les races, il s’agit surtout au contraire de maintenir la séparation entre chrétiens et Turcs, et elle s’occupe bien moins d’assurer aux chrétiens les bienfaits d’un régime équitable commun à tout l’empire que de sauvegarder leur autonomie religieuse et nationale. Elle n’est même pas absolument intéressée à ce que ces populations éprouvées soient trop satisfaites, puisqu’alors elles n’auraient pas besoin d’être protégées ; elle est intéressée à ne point cesser d’être pour ces peuples la grande patronne de leurs misères, la grande personnification de leur nationalité et de leur religion. Voilà comment, sous l’influence de toutes ces causes, l’entente de la France et de la Russie ne pouvait aller loin ; voilà comment cette campagne, dont l’insurrection de la Crète était le premier point de départ, a échoué et devait échouer, laissant, j’en conviens, la question d’Orient entière, dans toute sa gravité nouvelle, avec toutes ses complications et ses impossibilités irritantes.

Elle est restée en effet, cette terrible question, comme une menace, comme un de ces « points noirs » dont on parlait l’an dernier ; elle est restée comme un des élémens les plus redoutables d’une situation où une étincelle, une « allumette chimique, » selon le mot de lord Palmerston, peut mettre le feu, — où la paix, qui n’est pas dans les choses, est à la disposition de deux ou trois grandes ambitions, de deux ou trois volontés, dont l’une est la Russie. Depuis quelque temps, il est vrai, une sorte d’apaisement semble se faire du côté de l’Orient. L’insurrection de la Crète n’est plus ce qu’elle était ; elle a cessé d’émouvoir les imaginations par le spectacle d’une lutte sanglante. Les bandes qui s’étaient formées dans la Bulgarie se sont à demi dispersées, et le printemps est arrivé sans que la guerre ait éclaté. Les Turcs se sont remis à leur œuvre de réforme, et pour la première fois, il y a peu de temps, un chrétien vient d’être appelé dans le cabinet ottoman. Ce serait cependant une étrange illusion de croire que la question d’Orient a cessé subitement d’être une des plus graves et même une des plus pressantes du moment. La vérité est qu’elle subit le contre-coup de tout ce qui se passe en Europe ; elle s’apaise quand les menaces de conflit se dissipent dans l’Occident, elle se ravive au moindre signe de guerre. Quant à la Russie, placée au centre de ces complications et rendue à la liberté par la déclaration qui a clos la campagne diplomatique de l’an dernier, elle est elle-même livrée à des tentations ou à des influences contraires. Bien des causes au fond peuvent lui faire désirer la paix. D’abord elle n’est pas aussi bien préparée qu’on pourrait le croire, et en cédant, elle aussi, à cette émulation d’armement qui a saisi l’Europe, elle n’en est pas moins en retard. Ses finances sont loin de pouvoir supporter le poids d’une grande entreprise, la famine est dans ses provinces, et l’empire en est encore à se débattre dans les embarras de sa transformation intérieure ; mais d’un autre côté dans cette situation même il y a je ne sais quel stimulant qui pousse la politique moscovite à se jeter dans les diversions extérieures. La Russie est dominée et entraînée par cette exaltation d’opinion qui s’est produite depuis quelques années, par cette idée démesurée qu’elle s’est faite de son rôle de puissance destinée à devenir la tête du monde slave et orthodoxe. De là les fluctuations de cette politique qui depuis quelques mois seulement a passé par des phases successives de velléités belliqueuses ou pacifiques.

La question pour la Russie, avant de se lancer définitivement dans les affaires d’Orient, serait de savoir si elle peut compter sur une alliance. Malgré des rapprochemens passagers et des caresses de circonstance qui ne sont pas de la politique, celle de la France est assurément impossible. Je ne dis pas seulement que la Pologne sépare les deux puissances ; mais entre la Russie et la France il ne peut y avoir qu’une alliance de Tilsitt, c’est-à-dire une alliance disposant du monde, contraire à tous les intérêts libéraux, menaçante pour toutes les sécurités, et destinée à provoquer la coalition de toutes les politiques. Est-ce sur la Prusse que la Russie peut compter ? Sans doute il y a depuis longtemps entre les deux états des habitudes d’intimité qui sont même devenues depuis quelques années un échange très efficace de services. La neutralité russe en 1866 a été le prix du concours prussien de 1863 ; mais à mesure que la Prusse devient l’Allemagne, elle peut s’apercevoir qu’un agrandissement démesuré de la Russie devient une menace pour la race germanique elle-même. Et en définitive c’est peut-être dans ces impossibilités ou ces difficultés que l’Europe trouve sa force la plus réelle, sa garantie la plus sérieuse contre une ambition qu’elle doit regarder en face sans la craindre, comme aussi sans la traiter légèrement, parce qu’elle marche après tout à la tête de soixante-dix millions d’hommes, et qu’elle dispose du levier le plus puissant en ce monde, le fanatisme religieux et national.

Charles de Mazade.
  1. Voyez la Revue du 1er avril.
  2. Voyez, dans la Revue du 1er septembre 1867, le remarquable et instructif article de M. Julian Klaczko, le Congrès de Moscou et la Propagande panslaviste.