La Russie telle que je viens de la voir/Préface

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Éditions du progrès civique (p. --xxxii).


PRÉFACE


Actuellement, la Russie est comme rayée de la science sociale. Faute de documents directs, comment parler d’elle exactement, impartialement ?

Les deux grands journaux de la République fédérative des Soviets n’arrivent pas régulièrement en France ; ou s’ils y arrivent, ils ne parviennent qu’à de rares privilégiés qui choisissent les nouvelles ou les discours en se tenant à des points de vue strictement polémiques.

En dehors des textes de lois ou de décrets recueillis par M. Raoul Labry, ou des bulletins communistes, nos seuls documents un peu sérieux sont les récits de voyageurs pressés : documents partiaux qui ne sont d’ailleurs pas tous à notre disposition. Un grand nombre sont en russe, en espagnol, en anglais ou en italien, non encore traduits : or, ceux-là seuls qui les auraient lus tous pourraient se flatter de posséder une vue un peu complexe, suffisamment juste, des choses russes.

Il y a aussi les contre-documents qui nous masquent les quelques raies de vérité filtrant parfois jusqu’à nous : nous voulons parler des campagnes de presse, systématiquement hostiles ou sympathiques ; des souvenirs de guerre, si défavorables aux plénipotentiaires de Brest-Litowsk ; enfin et surtout, de notre nationalisme.

Jamais nous n’aurons été plus aveugles sur nous et sur les autres que depuis la paix : on ne sait quelles préventions policières de guerre continuent à empoisonner notre raison. L’alarme xénophobe sonne sur tous les chemins, comme aux jours mauvais de la détresse.

Quel peuple trouve grâce devant nous ?

Mécontents des autres et de nous-mêmes, nous ne faisons pas plus effort pour comprendre nos anciens ennemis que nos ex-alliés.

Si nous n’arrivons pas à comprendre le marchand de la Cité, si simple, comment pénétrerions-nous la psychologie du Russe que, dans notre extraordinaire incuriosité ethnique, nous ne savons voir qu’au travers de deux ou trois romans de Jules Verne ou de Mme de Ségur et de notre rudiment d’histoire ou de géographie sur l’Asie. L’Asie, terre des Tartares, nous apparaît fabuleuse tant elle est loin de nous.

Et voilà comment le Français est, dans sa masse, antibolcheviste a priori, comme par principe, par hasard de position dans la société ou dans un parti.

Même hasard du côté des bolchevisants.

Là, réquisitoire, ici, apologie, presque tous frénétiques. Cela ne nous a pas empêché, d’ailleurs, de lire avec fruit les études si diverses de la Ligue des droits de l’homme, de Lansburg, de Cachin, de Frossard, d’Hoschiller, de Merrheim, de Ludovic Naudeau ou d’Étienne Buisson.

« De la nuance, de la nuance, » supplierait Verlaine…

Très mal outillés pour observer, mal renseignés pour conclure, même pour discuter scientifiquement, nous n’en voulons pas moins, tous, avoir un avis sur le phénomène.

Et comment pourrait-il en être autrement ? Plus un phénomène est mystérieux, plus grande est notre curiosité.

Inquiets sur nos destins immédiats, comme jamais les hommes ne l’ont été sans doute, même après la grande tourmente révolutionnaire, nous avons un besoin presque maladif de savoir ce qui se passe au pays des Cimmériens, là où vivent les prophètes qui annoncent des temps entièrement nouveaux.

Passionnément observateur des faits sociaux, curieux surtout des formes et des idées qui, en arrière des décors constitutionnels, renouvellent notre vieux fonds politique et économique, j’ai naturellement lu avec toutes les fièvres d’une excessive curiosité le carnet de route de Wells.

C’est bien un carnet : Wells parle avec abandon, à bâtons rompus ; pas d’effet de style. Le trait n’est jamais poussé, et souvent nous l’avons regretté. Pourquoi le touriste court-il si vite ? Que ne s’est-il parfois arrêté, ici ou là, moins pour prendre des notes que pour se laisser imprégner par les choses, silencieusement !

Mais, au fait, l’intérêt de ces notes n’est-il pas précisément dans la spontanéité de l’image ? Wells n’a entendu nous donner que des instantanés ou des croquis, et non des tableaux de chevalet.

Impressions spontanées, vives, franches. Notes d’un voyageur sincère, disons encore : d’un honnête homme. Wells aime la vérité avec ses yeux, avec son esprit, mais aussi avec son cœur.

Wells est un des esprits dont on souhaitait le plus vivement connaître les impressions et les avis sur la Russie, parce qu’il appartient à la catégorie de ces écrivains qui, par leurs préoccupations sociales et leur imagination universelle, appartiennent un peu à toutes les nations, nonobstant les plus accentués particularismes. « J’ai coutume de penser, a-t-il écrit, dans le plan du cosmopolitisme. »

Créateur de mondes inconnus, manipulateur et voyant de l’invisible, navigateur des espaces interplanétaires, il apparaissait tout désigné, vraiment, pour comprendre l’expérience terrible dont les opérateurs déclarent eux-mêmes qu’elle est une « guerre des mondes » et une « anticipation » partielle de la révolution en préparation chez tous les peuples occidentaux et même asiatiques.

Le Bolchevisme russe règne moins par ses idées et les essais de réalisation qu’il a tentés que par le symbole éclatant qu’il représente à l’avant des foules.

Comme l’a écrit le président du Groupement communiste anglais, Mac Manus, dans l’Humanité, « la révolution bolcheviste a mis l’imagination des masses en mouvement, et la possibilité de voir se réaliser la libération s’affirme lentement, mais sûrement[1] ».

Le fonds doctrinal du Bolchevisme est présentement presque indifférent ; nous voulons dire par là qu’il ne triomphe pas dans l’âme des foules pour des raisons tirées de l’excellence de ses doctrines : les peuples n’ont vu en lui que le triomphe total d’une secte marxiste dans un pays qui ne paraissait pas prêt pour une telle aventure. Et il n’en a pas fallu davantage pour les exalter en une immense chimère collective.

Pourquoi ne vaincrions-nous pas aussi ? ont-ils pensé, les uns après les autres.

Et comment auraient-ils pu ne pas se poser une telle question ? Et comment pourraient-ils échapper à cet enivrement sentimental ? Et voilà pourquoi ils s’accrochent tous, de plus en plus, à Moscou, moins pour y trouver une doctrine, que pour obtenir la confidence du précieux secret qui a permis à Lénine de remporter une si singulière et si complète victoire.

À ceux qui voient le phénomène russe sous les formes messianiques, tel Wells, on objectera peut-être qu’il est vain de leur part de discuter les idées ou les institutions qui le constituent : ils pourraient sans doute répondre que le messianisme n’épuise pas le bolchevisme. Point d’État, ni de parti politique sans une foi plus ou moins chimérique qui est comme le lien moral entre camarades ou concitoyens ; mais aussi point d’État ni de parti sans doctrines, sans cadres et sans bureaucratie. Or, le Bolchevisme est doctrine et État. Si peu importantes que soient, en fait, actuellement, les institutions et les idées bolchevistes, elles n’en existent pas moins, prêtes à servir d’exemple, dès qu’une phase plus critique aura commencé.

Des notes de Wells, il apparaît que le Bolchevisme, doctrine internationaliste, est très fortement conditionné par les circonstances russes au milieu desquelles il est né et s’est développé ; mais, d’accord avec le voyageur, ne devons-nous pas ajouter qu’à vouloir le cantonner trop étroitement en Moscovie (comme le font la plupart de ses critiques), on risquerait de n’en pas voir les côtés non-russes ?

Le Bolchevisme n’est plus un phénomène russe, simplement. La secte initiatrice s’est essaimée loin du lieu de ses origines ; et, en s’éloignant de Pétrograd ou de Moscou, la doctrine a pris des caractères nouveaux que nous ne voyons pas, en général, parce que nous regardons trop exclusivement ce qui se fait dans ces deux villes, ou plus exactement ce qui, croyons-nous, se passe en cette Jérusalem et en cette Bethléem.

L’imagerie populaire et les polémiques de parti ont simplifié la figure du Bolchevisme ; or, à la vérité, il a mille faces, ce que ses chefs eux-mêmes semblent ignorer, au moins en partie.

Le Bolchevisme anglais est très différent du Bolchevisme français ; comme étaient différents, restent différents les socialismes traditionnels, de France, d’Allemagne ou d’Italie ; là, plus démocratique, ici, plus despotique. Et ainsi sous un même nom politique s’agitent vingt variétés d’action communiste. Dans les communismes asiatiques, quelles différences encore plus profondes !

Les communistes français s’imaginent n’être que moscovites : en fait, ils sont devenus bolchevicks en restant très imprégnés du vieux démocratisme qui n’a jamais cessé de circuler en frémissant, et circule encore grâce à eux, à travers toute l’histoire de notre socialisme depuis Babeuf, véritable continuateur de Robespierre.

S’ils ignorent la persistance de ces traditions, ne saurait l’ignorer l’observateur qui voit les communistes revendiquer pour eux la pensée de Jaurès : s’ils n’étaient pas démocrates et réformistes, c’est-à-dire une gent essentiellement électorale, est-ce qu’ils revendiqueraient avec cette passion le nom du théoricien le plus sincèrement légalitaire, du démocrate le plus parlementaire qu’ait connu le socialisme français ?

Jaurès n’a jamais invoqué le droit à la dictature du prolétariat ; tout au contraire il l’a critiquée, non sans véhémence, dans les belles pages qui servent d’introduction à ses Études socialistes, publiées par les Cahiers de la Quinzaine : là, il a déclaré que les socialistes « qui prévoient la prise de possession brusque du pouvoir et la violence faite à la démocratie, ceux-là rétrogradent au temps où le prolétariat était faible et où il était réduit à des moyens factices de victoire ». Et, quelques lignes plus loin, il écrivait que le prolétariat n’arriverait au pouvoir que « par l’organisation méthodique et légale de ses propres forces dans la loi de la démocratie et du suffrage universel ».

Les communistes français en se trompant, involontairement, sur la vraie pensée de Jaurès, nous renseignent, non moins involontairement, sur leurs tendances profondes : s’ils invoquent la mémoire du tribun, c’est qu’ils lui ressemblent.

Ce sont là des rappels et des précisations qui situeront pour le lecteur français et la pensée de Wells et la pensée russe : ils nous garderont des uniformisations toujours simplistes.

La révolution bolcheviste a été soudaine : elle a fait irruption dans un monde que rien ne préparait à sa venue.

Wells ne nous cache rien des effets qui ont suivi un cataclysme aussi inopiné. Sans doute fait-il sa part au blocus de l’Entente dans les désastres qui accablent la République soviétique, mais la part faite par lui à l’inexpérience et à l’incapacité bolchevique n’est-elle pas plus forte ?

La révolution s’est faite en Russie contre la corruption, contre le fanatisme même, contre l’incapacité des dirigeants tsaristes. En un endroit, Wells déclare inexpérimenté le personnel soviétique ; en un autre, il l’appelle incapable ; en un autre fanatique : ce personnel ne serait-il pas demeuré un peu tsariste ? Wells veut nous rassurer sur ce point en nous disant qu’il se perfectionnera par l’action. Peut-être, mais en attendant il ne semble lui reconnaître qu’une qualité : la probité.

À elle seule, est-elle une qualité suffisante pour gouverner ?

Wells prétend excuser le « nombre effroyable d’exécutions » qui ont, dit-il, marqué les débuts du régime soviétique, leur « cruauté », par une argumentation assez singulière : « Ces hommes, écrit-il, n’ont tué que pour des raisons déterminées, dans un but déterminé » ; ajoutant que leur action, si elle était fanatique, était du moins honnête.

Est-ce pour avoir de probes fanatiques à sa tête que l’univers est entré dans l’enfer des guerres civiles prédites par Lénine ? Fanatisme : il faut le détester autant que l’improbité, car il n’est pas plus social ou humain que le vol. Est-ce que, tout autant que le voleur, le fanatique ne menace pas l’honnête homme dans sa vie et dans sa liberté ?

Les pogroms sont le fait de foules fanatisées : les excuserons-nous, les a-t-on jamais excusées en disant qu’elles sont de bonne foi, honnêtes ? L’idée de l’honnêteté n’a rien à faire en l’espèce, et on se demande pourquoi Wells a voulu contenir l’effroi, qui est, semble-t-il, au fond de lui, par une épithète que la démence, même collective, n’a jamais postulée, moralement ou psychologiquement.

Le meurtre idéologique a, pour certains esprits, une sorte de grandeur : vieille et barbare idée d’inquisition ! Quel progrès immense nous aurons fait le jour où il y aura en nous la certitude que la sauvegarde d’aucune idée ne mérite la suppression d’une seule vie humaine. Les idées se transforment ; hypothèses, approximations, erreurs, en somme : le martyrologe des peuples, autant que celui des savants et des philosophes novateurs, atteste la vanité cruelle de tout dogmatisme.

Dans tout martyr, il y a un bourreau vaincu, comme dans tout démagogue il y a un renégat bientôt vainqueur de ses frères de misère. Si la classe ouvrière relisait parfois l’histoire de ses meneurs, elle apporterait moins de dogmatisme dans son action. Ses plus grands serviteurs ont en horreur le cannibalisme politique, pour reprendre une expression de Marx.



Wells ne demande pas la destruction des Soviets, et cependant il n’est pas bolcheviste : il s’en défend même vigoureusement, non sans se laisser aller parfois à d’assez cruelles moqueries.

Il demande la levée du blocus, la fin de la guerre : sur ce point, il semble d’accord avec quelques-uns de nos hommes politiques de la majorité, notamment avec M. Barthou. Intéressante conjonction.

Wells s’est placé à un point de vue purement opportuniste : continuer les hostilités, c’est faire durer le malaise international, c’est aussi exposer la Russie à une mort lente.

Le maintien du régime soviétique s’impose à l’esprit du conteur anglais, non pour la supériorité de ses institutions, mais par ce qu’il EST. Il vit : respectons-le pour sa vie. Je vis, donc je suis, disait l’homunculus de Faust.

Ce qui est a nécessairement des raisons d’être ; et par ce truisme, nécessaire à rappeler au cours des polémiques politiques trop violentes, nous voulons prémunir contre la stérilité d’un examen trop exclusivement critique du soviétisme.

Wells a raison de tirer un argument du fait de l’existence du régime, car il ne durerait pas depuis si longtemps (en devenant de plus en plus opportuniste, notamment par les concessions aux étrangers), s’il ne répondait à d’obscurs besoins des classes souffrantes.

Nos habitudes de pensée, surtout notre esprit critique, nos souvenirs révolutionnaires, jusqu’à notre courtoisie idéologique, tout est choqué en nous par l’intransigeance, par l’unilatéralité, par le ton grossier des dirigeants soviétiques.

Les messages de Zinoviev, en particulier, sont de la plus extraordinaire grossièreté de langage : une grossièreté à la Brunswick. Lénine ne croit jamais à l’intelligence ou à la bonne foi de ses adversaires : tout cela voile à l’esprit les raisons d’être du régime. Et si disposé soit-on à souhaiter le prompt avènement des temps meilleurs, on se défend mal contre toute cette nuit qui enveloppe d’un grand sentiment d’angoisse ce formidable phénomène révolutionnaire. Nous voyons bien ce qu’il détruit ; nous entendons les cris de haine des vainqueurs et la plainte des vaincus ; nous ne voyons encore que très confusément ce qu’il apporte de meilleur et de réconfortant.

Nous voyons nettement la dictature : le soviétisme fait passer le prolétariat russe par une phase régalienne, à l’image de la bourgeoisie après 89 ; nous voyons la terreur jacobine ; nous voyons le désordre économique ; nous voyons le développement des haines fratricides entre sectes socialistes voisines ; ce que nous ne voyons qu’au travers des brumes matinales du Volga ce sont les institutions économiques, c’est-à-dire la partie originale des révolutions modernes.

Si intéressants soient ces efforts, Wells ne conclut pas que le bolchevisme soit le bien : partout des ruines, dans les villes et les campagnes ; de l’inexpérience dans les milieux gouvernementaux. Il nous montre simplement, dans les circonstances actuelles, comme le moindre mal. Il nous conseille de laisser au temps le soin de guérir la Russie de son malheur, sans employer les remèdes héroïques.

Si on laisse le pays reprendre une vie internationale normale, ne peut-on espérer en effet, qu’il procédera lui-même, peu à peu, aux sanctions contre les excès, aux accommodements nécessaires entre ce qui vient de la fureur périssable des partis au pouvoir et ce qu’il y a de permanent dans les besoins d’ordre et dans le traditionalisme de l’immense majorité paysanne dans l’immense Moscovie ?


Que doit-on penser de Lénine, du tartare Lénine, comme dit Wells ?

Pour répondre à cette question, il faut ouvrir le dernier livre de Lénine : la Maladie infantile du communisme.

Ce livre met Lénine en si mauvaise posture au plus banal point de vue éthique, que l’on s’étonne de la publicité communiste faite autour de lui : c’est, nous allons le voir, la confession terrible d’un Talleyrand à plus petite échelle que le nôtre — car le vrai Talleyrand n’a jamais fait de zèle pour faire valoir ses recettes gouvernementales. Lénine, lui, est pressé de montrer son habileté.

C’est parce qu’il a ignoré ce livre singulier, que Wells a appelé Lénine « le Rêveur du Kremlin ». Point de jugement qui, à mon sens, apparaisse désormais moins exact. Ni songe, ni métaphysique derrière le front bombé de Lénine.

On aurait d’ailleurs de Lénine une image non moins inexacte si on l’assimilait, selon le point de vue des chancelleries, à un simple terroriste maniant aveuglément une formule de fer.

Lénine est un politique, et par ce mot, il faut entendre qu’il est savant dans l’art des transactions, abondant en ruses, retors, — versutus, comme Ulysse — expert à susciter de profitables malentendus entre lui et ses adversaires, et même entre ses amis, comme on l’a vu pour les deux fractions communistes allemandes.

Compromis : le mot revient constamment sous sa plume.

Son livre est un véritable traité de la transaction politique. Et il n’a pas assez de mépris ou de colère contre les logiciens communistes de gauche qui, à tout prix, essaient de maintenir dans leur pureté les principes du marxisme.

Point d’extrémisme. Utilitaire, Lénine voue au mépris universel l’extrémisme, « maladie du communisme ».

Si l’on s’en rapporte au meilleur juge en la matière, à Machiavel, à l’éternel maître des conducteurs d’État, le gouvernant qui n’est que lion est un sot destiné aux promptes défaites. Le gouvernant-renard est le seul qui sache son métier de mauvais berger, lequel métier est de ruser et de temporiser avec les événements. Gagner du temps, voilà, au dire du secrétaire florentin, la grande ambition de tous les gouvernants.

C’est précisément parce qu’il a su gagner du temps que Lénine apparaît à Wells et peut-être à Barthou comme méritant d’être maintenu en fonctions. Et pour répondre à ce vœu, Lénine cherche, depuis longtemps, des compromis avec les marchands anglais et américains.

Si Lénine aime le compromis, il ne conseille cependant pas n’importe quel compromis. « Il y a compromis et compromis. »

On entend sa pensée : rien que des compromis favorables à la révolution. Mais comment distinguer le bon compromis du mauvais ?

Pour faire comprendre sa pensée, Lénine a imaginé ce petit apologue : « Figurez-vous que votre automobile est arrêtée par des bandits en armes. Vous leur donnez votre argent, votre passeport, votre revolver, votre auto. En échange vous êtes débarrassés de l’agréable voisinage de ces bandits… »

Ce serait là le type du bon compromis.

Et le mauvais compromis ?

Il y aurait mauvais compromis si, après avoir remis toutes vos richesses et vos armes aux bandits, vous entriez en accord avec eux pour partager le butin fait sur vous-même et sur d’autres malheureux voyageurs.

Lénine a pris soin d’écrire que sa comparaison était d’une simplicité enfantine : il est juste de lui en donner acte.

On ne voit pas bien comment des bandits accepteront de partager leur butin avec des voyageurs qui se seraient rendus à merci. Et vraiment, le voyageur du « bon compromis » n’est-il pas, en quelque manière, lui aussi, complice des bandits, auxquels il a fourni des moyens de lutte et de fuite ?

Ce qui est caractéristique, c’est que Lénine, à aucun moment, n’a songé que le voyageur pourrait ou voudrait ou devrait résister aux bandits.



Certes, nous ne voulons pas le chicaner sur sa petite fable, mais est-ce que la manière de la présenter n’a pas quelque chose de renardique ? On peut être prudent et chevaleresque, tel notre bon Henri IV : ici il n’y a que prudence du tour le plus subalterne.

Tocqueville, en ses mémoires, a accolé au nom respecté de Dufaure l’épithète de sournois : Lénine ne la mériterait-il pas, lui aussi ?

Il y a du renard en Lénine ; sa comparaison en donne nettement l’impression, que fortifiera la lecture d’un autre passage où il conseille aux Bolcheviks de ruser et de mentir. C’est du pur Stirner autant que du pur Machiavel.

Nous ne forçons pas sur la pensée du despote russe. Voici son texte, littéralement copié dans la traduction publiée par la Librairie communiste : « Il faut savoir… consentir à tous les sacrifices, user même de tous les stratagèmes, user de ruse, taire parfois, parfois voiler la vérité…

Et pourquoi tant de ruse ? Pour amener les syndicats au communisme.

Donnons maintenant un exemple concret de « ruse » selon Lénine.

Il déteste les fractions voisines de la sienne : les noms d’Henderson, de Gompers, de Legien, de Jouhaux, de Merrheim, de Longuet sont, toutes les deux ou trois pages, exposés à la haine des communistes. Il pense à les anéantir, certes ; mais au lieu de conseiller de prime abord une exécution directe, il a suggéré, notamment aux Anglais, un stratagème qui rappelle tout à la fois la fable de la Lice et Tartuffe, la défection des Saxons à Dresde, la victoire des Horaces sur les Curiaces.

Il voudrait donc que le parti communiste anglais proposât à Henderson et à Snowden un compromis en vue des élections.

Pourquoi, objectera-t-on, un compromis avec des hommes si méprisés ?

Parce que, grâce à ce compromis avec des fractions écoutées par les masses anglaises, les communistes pourront se faire entendre.

Cela est honorable, pensera-t-on ; mais non, cela ne l’est pas, car Lénine ne demande à entrer chez ses adversaires que pour les mieux combattre, sous la protection d’un traité d’alliance.

Arrivons maintenant aux textes. Supposons avec Lénine qu’Henderson accepte : « Nous aurons gagné écrit-il, car nous porterons notre agitation dans les masses… et nous aiderons non seulement le Parti Ouvrier à composer plus vite son gouvernement, mais encore les masses à comprendre plus vite toute notre propagande communiste, que nous mènerons contre les Henderson sans la moindre réticence. »

Quelques lignes plus loin : «Mon intention, en faisant voter pour Henderson est de le soutenir exactement de la même façon que la corde soutient le pendu. »

On croit rêver en lisant de pareils propos sous la plume d’un chef d’État : ne contiennent-ils pas un peu de cet « enfantillage » qu’il dénonce, en vingt endroits, chez ses adversaires de tendance ? Et, d’autre part, lorsqu’il écrit que l’on trouvera peut-être « sa tactique trop rusée », on se demande s’il n’y a pas un peu de démence d’orgueil dans le cerveau de ce solitaire que Wells nous a montré prisonnier dans le Kremlin, loin de la vie, comme un Tzar détesté.

Ni la fable, ni les stratagèmes faussement compliqués contre Henderson ne donnent l’impression d’une grande intelligence : tout cela n’est-il pas de la ruse assez mesquine ?

Les sceptiques vont dire cependant qu’il est un grand homme d’État.

Oui, selon le vieux type. Et encore ? Ne parle-t-il pas trop ?

Mais admettons qu’il est un véritable homme d’État ; nous demanderons alors : est-ce pour refaire un autre Alexandre VI cher à Machiavel que les multitudes lèvent vers le Kremlin étincelant d’or des bras suppliants, en faisant des prières messianiques ?

Si le mensonge est prêché contre leur ennemi de classe, ne doivent-elles pas craindre qu’il ne soit appliqué aussi contre elles ? Comment faire le départ entre le mal vertueux, le « mensonge pieux » et le mal diabolique ?

Peut-on être un menteur unilatéral ?

L’hypocrisie n’est-elle pas un état d’esprit qui prend le tout de l’homme sans lui laisser le choix d’une aussi difficile discrimination ?

Mentir à Lloyd George : c’est bien, d’après Lénine. Mais où s’arrêtera le mensonge ?

Mentir aux chefs ennemis de tendance : n’est-ce pas mentir aux masses qui les suivent ?

Et les masses qui hésitent entre Moscou et Amsterdam, avec tendance plus accusée vers Moscou, seront-elles traitées en ennemies contre qui le mensonge est licite ou en amies ?

Dans le contrat Henderson, il y a ruse contre la classe ouvrière, à n’en pas douter : Lénine ne prétend-il pas amener à lui les partisans du leader travailliste sous le couvert de sa propre doctrine ?

Jaurès, qui n’aimait aucun genre de ruse, a spécialement dénoncé l’immoralité de celle-ci : « Je dis qu’il n’y a et ne peut y avoir Révolution que là où il y a conscience, et que ceux qui construisent un mécanisme pour véhiculer le prolétariat à la Révolution presque à son insu, ceux qui prétendent l’y conduire comme par surprise, vont à rebours du vrai mouvement Révolutionnaire[2]. »

En des formes insidieuses, l’art politique n’apparaît-il pas comparable à l’art cynégétique ?

En Lénine, conducteur d’hommes, il y a quelques traits de Bonaparte.


Une des caractéristiques de Bonaparte (cela ressort des Mémoires du temps), c’était une extraordinaire hypocrisie. On connaît, par exemple, ses feintes colères blanches et son art (un art qui ne va pas sans mensonges) d’entretenir la division entre ses serviteurs.


On nous entend : c’est l’âme de Lénine que nous avons cherchée dans son livre ; c’est son secret psychologique que nous voulons arracher à des pages qui ne paraissent que doctrine politique et combat social. Et cette âme, ce secret, ne les avons-nous pas démêlés au travers de cette historiette et de ces conseils ?



Wells rapporte que Lénine a dit qu’il considérait la révolution russe comme « le commencement d’une ère d’expériences illimitées ».

Mots heureux, ceux-là, mots dignes d’être médités parce qu’ils donnent de l’art de gouverner une formule qui, celle-là, n’est ni rusée ni despotique. Ils mettent un peu de franchise sur le visage de Goupil ; et voici que tout à coup, en plein machiavélisme, a passé, l’ombre, rapidement, de notre grand Claude Bernard.

Certes, il est à souhaiter que nous tous, gouvernants et gouvernés, nous arrivions enfin à considérer nos idées politiques et nos institutions constitutionnelles comme des vérités provisoires, comme de simples essais indignes d’un acte de foi, indignes plus encore d’un geste d’intolérance : mais combien fugitive est encore cette espérance !

Sincérité et politique : pourquoi ces mots ne finiraient-ils pas, un jour, par se rejoindre, en ces temps de science ? La science ne dit pas : crois. Elle dit : sois sincère, observe, discute, doute. Doute, surtout.

On a lu le mot « schisme » dans les deux manifestes du Parti communiste français qui ont suivi le congrès sécessionniste de Tours (1920). S’il y a schisme, c’est qu’il y a orthodoxie. Orthodoxie, n’est-ce pas synonyme de pensée figée, d’arrêt dans la curiosité ?


Vraiment, peut-on croire aujourd’hui, qu’il y ait possibilité d’une vérité politique, d’une vérité économique ? Et marquer d’un signe d’infamie les « dissidents » d’un Parti, user même du mot dissidents, n’est-ce point instituer comme une religion économique, comme une religion politique ?

Fois intolérantes, ruses gouvernementales, n’est-ce point pour leur disparition que luttent les meilleurs d’entre nous ? Que penser de partis avancés qui leur rendent hommage et honneur ?

Nous aimerions voir à la tête des États des gouvernants ayant une honnêteté de vrais savants.

Chimère, ce rêve d’hommes d’État probes, sincères et sages comme des savants ? Mais non : il y a le cas à jamais admirable de Washington, qui a été sage, intelligent, honnête, — comme un savant devant ses expériences.

Pourquoi devrions-nous désespérer de connaître un autre Washington ?

Sur le « mur oriental » de l’Europe, Wells a lu les plus terribles menaces d’asiatisme pour la vieille civilisation romaine : il n’annonce pas, hélas ! en Lénine le nouveau Washington que nous souhaitons.

Quoi qu’il en soit de nos proches destins qu’il a peut-être assombris aux dernières pages de son livre, nous devons exprimer à Wells notre reconnaissance pour nous avoir aidés à faire un rapide examen des choses russes, d’un point de vue honnêtement critique.

La tâche du publiciste et du politique est d’observer bien plus que de juger la réalité mouvante et extérieurement chaotique. Inventer ? Non. Mais expliquer et coordonner.

Une telle méthode permet vite d’apercevoir que tout se tient dans un temps malgré la différence des milieux ; comme dans l’espace il y a des correspondances impérieuses entre les étoiles qui ne sont qu’en apparence indépendantes les unes des autres.

Maxime Leroy.
  1. Humanité, 23 janvier 1921.
  2. Action socialiste, p. 106.