La Sève immortelle/VII

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Bibliothèque de l’Action française (p. 82-90).

VII


Le docteur avait laissé le capitaine de Tilly délicieusement troublé.

— Mon Dieu ! est-ce vrai ?… m’aime-t-elle, se demandait-il, tremblant et ravi.

Il se croyait sûr de lire dans les yeux candides de Thérèse, et pour la voir sans tarder, il aurait donné de sa vie. Les heures s’écoulèrent ; le lendemain arriva. Mais un grand vent du nord et une pluie battante retinrent Jean à l’Hôpital.

Depuis que le docteur lui avait fait entendre qu’il était aimé, il avait comme une ivresse d’exister.

Étendu sur son lit, la porte de sa chambre bien close, il charmait les lentes heures de l’attente en revivant les moments passés près de Thérèse.

La tendre douceur de sa voix lui restait dans le cœur. Il revoyait la fugitive rougeur à sa joue pâle, l’expression de ses yeux gris nuancés de ciel et d’eau, le trouble charmant qu’elle ne savait pas dissimuler.

Tout s’évanouissait devant le divin rayonnement de l’amour. Mais, le lendemain, une honte le saisit, quand l’infirmier, en lavant ses blessures, lui dit avec un grand soupir :

— Un an déjà, Monsieur de Tilly, que les Anglais règnent à Québec.

C’était vrai… l’anniversaire de la bataille des Plaines avait passé sans que Jean de Tilly y songeât.

Il en ressentit une vive confusion, mais ce sentiment se dissipa, quand l’infirmier, qui avait affaire en ville, lui proposa de l’emmener.

— Le ciel est encore brouillé, lui dit-il, mais le temps est beau ; il fait chaud, une petite promenade vous fera du bien.

Comme à l’ordinaire, le colonel d’Autrée fumait dans son jardin. L’air sombre, il vint à Jean, passa son bras sous le sien et fit quelques tours dans les allées sans desserrer les dents.

— Vous m’excuserez, n’est-ce pas, dit-il, je suis content de vous voir. Mais la tristesse me tient à la gorge. Je ne puis plus causer. Entrons… L’avez-vous su ? Il y a demain, aux Ursulines, un service pour Monsieur de Montcalm et nos morts de la bataille des plaines.

Et, ouvrant la porte d’un petit salon :

— Vous allez trouver les dames occupées à préparer des couronnes funéraires.


Madame d’Autrée était seule avec sa fille. Monsieur de Tilly entra très ému. Ses lèvres étaient si pâles que Madame d’Autrée crut qu’il allait défaillir.

Un peu alarmée, elle l’installa dans un fauteuil en disant :

— C’est la fatigue. Un si long trajet ; c’est trop pour vos forces.

— Je suis venu en voiture, répondit Jean, ranimé par l’angoisse qu’il lisait dans les yeux de Thérèse.

Le sang revint à ses lèvres. Une joie infinie le pénétrait et il ne tarda pas à se remettre.

Rassurée, Madame d’Autrée, lui dit :

— Vous nous permettrez, n’est-ce pas, de reprendre notre travail ?

Elle s’assit à une table encombrée d’immortelles et de courants de mousse. Thérèse apporta quelques tiges souples, un panier de feuilles de chêne, de feuilles d’érable qu’elle vida sur le tapis, et se mit à l’ouvrage.

Tout en échangeant quelques mots avec Madame d’Autrée, Jean suivait les mouvements de la jeune fille.

Il aurait voulu rencontrer son regard, mais les paupières aux épais cils d’or restaient baissées.

— Ne sauriez-vous m’utiliser, Mademoiselle ? demanda-t-il, se rapprochant. À défaut d’adresse, j’ai de la bonne volonté.

Elle leva ses prunelles brillantes et répandit sur lui un long regard candide :

— Choisissez les plus belles feuilles d’érable et de chêne, répondit-elle, se remettant à sa tâche.

Il s’assit à la table, en face d’elle, et plongea ses longues mains pâles dans l’amas de feuilles.

— Elles sont toutes belles. Savez-vous que le choix est difficile à faire, dit-il, lui en présentant sur un léger signe.

Il admirait l’adresse de ses doigts légers, le goût avec lequel elle disposait les immortelles, les feuilles déjà nuancées par l’automne.

Madame d’Autrée les quitta pour recevoir une visite. C’était la première fois que Jean et Thérèse se trouvaient seuls, ensemble. Ils se regardèrent, émus, ravis. Tous deux sentirent qu’ils s’aimaient. Sans se l’être jamais dit, ils en avaient la certitude délicieuse et profonde.

C’est le miracle de l’amour de n’avoir pas besoin de mots pour se comprendre. Pas une parole ne vint aux lèvres de Jean de Tilly, mais ses yeux se remplirent de larmes.

Pour ces cœurs jeunes, avides d’adorer, rien n’aurait valu la douceur divine de ce silence.


Madame d’Autrée revint un peu agitée par les adieux reçus. Elle parla de leurs voisins qui se préparaient à partir.

— On nous plaint fort d’hiverner ici, dit-elle, à sa fille. Sans moi, vous partiriez aussi, ou plutôt, vous seriez partis.

— Et nous aurions le mal de mer, dit Thérèse.

Elle souleva la guirlande d’immortelles et de feuillage qu’elle venait de finir :

— Mère, ce sera pour la tombe de Monsieur de Montcalm. Je voudrais y mettre un petit drapeau.

Madame d’Autrée approuva.

— Monsieur de Tilly, demanda Thérèse, voulez-vous m’en faire un ?

— Oui, Mademoiselle, dit Jean laconiquement.

Elle se leva, ouvrit une armoire, y prit un morceau de soie blanche et le remit à Jean, avec ses ciseaux.

Il étendit la soie sur la table, et pendant qu’il la taillait, le souvenir de son rêve lui revint. Il aurait aimé le raconter à Thérèse, lui dire qu’il avait vu le drapeau français s’élever, s’étendre au-dessus de la terre canadienne.

Le drapeau fut vite fait, et une menue branche servit de hampe.

— Fixez-le maintenant, dit Thérèse.

Il le fixa, et, présentant la couronne à Mademoiselle d’Autrée, dit de sa voix pénétrante :

Je voudrais pouvoir y mettre les paroles de Monsieur de Montcalm quand le docteur Arnoux lui avoua que ses blessures étaient mortelles… qu’il ne passerait pas la nuit : « Tant mieux, je ne verrai pas les Anglais dans Québec. »

— Pauvre général, fit Thérèse émue.

Monsieur de Tilly appuya son front entre ses mains et resta silencieux.

— Vous ne songez pas à venir au service ? demanda Thérèse.

— Mais si, Mademoiselle, répondit-il, relevant la tête.

— Vous êtes encore trop faible pour affronter ces émotions. Cela vous ferait du mal. Si je vous priais de ne pas y aller, me refuseriez-vous ? demanda-t-elle, d’une voix émue.

— Vous refuser serait au-dessus de mes forces, murmura-t-il. Me le demandez-vous ?

— Je vous le demande, fit-elle, souriante.

— Alors, je n’irai pas au service.

— Merci, dit-elle, bien bas.

Il la couvrit d’un long regard heureux. Il avait foi dans l’avenir, dans le bonheur… une foi si forte, si fraîche, que rien ne lui semblait pouvoir jamais la faner ; une joie divine qui l’emportait au-dessus de lui-même et des sinistres réalités.