La Séparation des deux éléments chrétien et musulman/IX

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IX


L’Europe se trouve actuellement dans une phase politique sinon identique, du moins analogue à celle où elle se trouvait quand l’empereur Nicolas éleva ses prétentions à la protection des chrétiens d’Orient. On ne sut, pour arrêter sa pression, trouver rien de mieux que de lui déclarer et de lui faire une guerre fratricide, pendant qu’il y avait des moyens plus chrétiens soit pour arrêter son mouvement, soit pour le faire échouer au profit du bien public européen.

Quoi de plus humain et de plus politiquement prudent en même temps que de lui parler à peu près dans ce sens : « Puisque vous montrez tant d’intérêt aux chrétiens, si indignement et si cruellement éprouvés sous le joug des Turcs, nous applaudissons à ces généreuses dispositions, nous les partageons même. Nous faisons plus : au lieu de la protection que vous demandez à exercer sur eux, nous croyons plus convenable et plus juste d’agir de manière à mettre les populations chrétiennes en état de se passer de votre protection et de la nôtre. Réintégrons-les dans leur autonomie, établissons encore deux ou trois États chrétiens à la place de l’État turc, et finissons ainsi tous débats et tout motif de dissension entre nous à ce sujet. »

Qu’aurait fait alors le gouvernement russe ? S’il repoussait de telles avances — et les confidences faites à lord Seymour donnaient beaucoup à le supposer — il laissait découvrir que sa sollicitude pour les chrétiens de Turquie cachait le ressort de ses propres convoitises. La politique du gouvernement russe se trouvait prise dans ses propres filets. Les puissances occidentales auraient pu alors s’arrêter là ; ou, mieux encore, elles auraient pu en finir une fois pour toutes et entreprendre l’œuvre de l’honneur et de la vraie gloire par elles seules, même envers et contre la Russie si elle tentait d’y mettre obstacle en se déclarant pour la Turquie. Ne l’a-t-elle pas fait lors de la rébellion de Méhémet-Ali-Pacha ? Le cœur, la confiance, le dévouement de toutes les populations chrétiennes étaient alors totalement gagnés aux puissances occidentales, et pour toujours ils leur seraient restés attachés.

On a fait aux Grecs nombre de reproches, non-seulement pour ne pas avoir su garder la neutralité pendant la guerre de Crimée, mais aussi pour ne pas avoir pris part à la guerre contre la Russie. C’était la faute de vieux préjugés. Les Grecs ne se sentirent pas capables de la noble ambition d’étonner le monde de leur ingratitude : ainsi se sont-ils attirés la mésestime de gens qui ne regardent pas de trop près sur les choses de cette nature. Il en eût été autrement pour les Grecs, comme pour tous les autres chrétiens de l’Orient, si l’on eût fait la guerre à la Russie alliée de la Turquie, et dans ces conjonctures le succès eût été plus décisif et en ses résultats immensément plus grand.

Mais pourquoi parler de succès grand ou petit ? Qu’a-t-on gagné à verser tant de sang et à prodiguer tant de trésors avec lesquels on eût pu conquérir et civiliser toute la surface du globe terrestre ? Toutes ces hécatombes, tous ces sacrifices, qu’ont-ils rapporté ? Rien qu’une mince tranche de Bessarabie ! Avantage immense, à en juger d’après la jubilation à laquelle on s’était livré lorsqu’on mettait la main à la grande opération. Cependant on a fait quelque chose de plus, on a réveillé le géant de sa torpeur ; on lui a fait comprendre par la plus saisissante des évidences les vices qui le minaient et les défauts qui l’affaiblissaient. La leçon a parfaitement profité. On a rendu la Russie incomparablement plus formidable qu’elle n’était auparavant, et la question d’Orient est restée toujours sur le qui-vive, toujours à l’ordre du jour.

On doit dire cependant qu’il était plus probable que, malgré ses dispositions dans le sens des confidences faites à lord Seymour, le gouvernement russe eût accédé à des propositions de cette nature si elles lui avaient été faites. Cette brusque volte-face dans la tactique diplomatique l’aurait déconcerté, confondu, bouleversé. Il ne se serait jamais hasardé à faire la guerre aux puissances occidentales comme allié des Turcs et pour maintenir les chrétiens sous leur joug. Outre que cela aurait soulevé en Russie l’opinion publique, — qui, pour ne pas pouvoir alors se manifester par voie régulière, n’en eût pas moins été sérieuse si elle venait à se manifester par un éclat, — outre cela, il aurait eu contre lui les deux puissances germaniques et toute l’Europe en même temps, dès qu’un tel jeu aurait été démasqué.

Que le gouvernement russe eût fait de nécessité vertu, ou même qu’il y eût consenti poussé par un mouvement bon et honorable, toujours est-il que cette conduite des puissances occidentales, commentée au besoin par les révélations de lord Seymour, leur eût acquis pour toujours une influence légitime et indestructible sur toutes les populations de l’Orient. La Russie n’aurait perdu rien d’essentiel non plus par la réintégration des chrétiens dans leur autonomie ; au contraire, elle y aurait gagné. Elle se serait débarrassée de l’attention excessive qu’elle est actuellement obligée de prêter du côté de l’Occident, pour porter toute son activité du côté de la Grande Asie, où de si magnifiques destinées l’attendent, la sollicitent, la conjurent. Une fois libre du côté de l’Europe, la Russie aurait accompli dans la Grande Asie une œuvre sans pareille dans l’histoire[1].

Mais pour tenir à la Russie le langage que nous avons indiqué et la placer sous l’étreinte du dilemme qui en résulte, il fallait qu’on n’entretînt pas soi-même des projets futurs sur l’Orient, et chacun avait les siens. Sous l’apparence de vouloir se sauvegarder de la prépondérance de l’influence russe en Orient, on n’aspire qu’à la remplacer par la sienne. L’écarter seulement ou en neutraliser les effets nuisibles serait la chose du monde la plus facile. Il aurait suffit de le vouloir sincèrement, et tout obstacle eût disparu. Mais on n’en veut pas : ce serait de la politique d’esprits bornés, de la politique à courte vue. On poursuit tout autre chose. On s’occupe d’évincer l’influence russe pour y implanter la sienne et la faire servir aux mêmes effets. La chose n’étant pas encore mûre, chacun se dit : « Laissons les choses traîner comme elles vont : attendons de meilleures circonstances pour nous mettre à l’œuvre. D’ailleurs, nous ne perdrons rien pour attendre. »

Il y avait longtemps qu’en observant bien attentivement la marche que suit la politique des puissances occidentales en Orient, nous avions conçu l’idée que nous venons d’émettre, lorsque dernièrement une observation de Saint-Marc Girardin (Journal des Débats, 28 janvier 1868) vint la confirmer : « Aux XVIe et XVIIe siècles, l’Espagne, la France et la Hollande ont toujours répugné à l’indépendance des provinces Belges, chaque puissance limitrophe aimant mieux qu’elles restassent en litige, au lieu de consolider leur indépendance par la neutralité. » Mais qu’en est-il résulté ? « Ce litige, ajoute le même publiciste, a valu à l’Europe deux cents ans de guerre !!! »

Irait-on s’exposer de nouveau à de semblables péripéties ? Si on est même disposé à affronter toutes les catastrophes que nous avons signalées, croit-on que le litige finira pour toujours ? Non. À tout trouble de l’assiette européenne, à toute commotion politique et sociale, la question surgira de nouveau, jusqu’à ce que quelque chose soit exterminé et ait disparu de la terre.


  1. Voyez sur ce sujet un article de M. Laveleye : L’Allemagne, etc., dans la Revue des Deux-Mondes du 1er  août 1868, page 546. Voir encore une lettre adressée, en 1842, au grand-duc Constantin par son précepteur, M. Joukofski, que nous rencontrons, au moment même de mettre sous presse, dans l’Union du 18 septembre 1868.