La Séparation des deux éléments chrétien et musulman/Texte entier

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AVIS DE L’ÉDITEUR.


Ce travail a été jadis publié dans un journal d’Athènes. Les divers bruits incessamment répandus sur un congrès ou une entrevue des grands et puissants monarques de l’Europe nous ont fait penser que dans une telle occurrence sa reproduction ne manquerait pas d’à-propos. Toutes les questions européennes se rattachent plus ou moins directement à celle d’Orient : une solution acceptable sur celle-ci pourrait servir comme point de départ pour celle des autres. Et, en effet, ce travail, bien que commençant par la solution de la question d’Orient, aboutit par y comprendre celle de la question autrichienne. Si cette dernière qu’on propose ici devient acceptable, elle peut faciliter la voie à tout le reste.

Nous donnons ici ce travail revu et corrigé ; en outre, il est complété, autant que la composition primitive pouvait le permettre, par quelques notes se rapportant à des événements ou à des publications postérieures.



LA SÉPARATION


DES


DEUX ÉLÉMENTS CHRÉTIEN ET MUSULMAN


COMME LA SOLUTION


LA PLUS HONNÊTE ET LA PLUS PRATICABLE


de la


QUESTION D’ORIENT


« Il n’est pas de notre politique d’accélérer une issue qu’il ne sera pas possible en définitive d’éviter, je veux dire la ruine de l’empire ottoman. »
(Discours de lord Derby au Parlement anglais, 1867.)


I


L’heure de la consommation approche ; les signes du temps se multiplient ; la catastrophe devient de jour en jour plus imminente.

Qu’on l’avoue franchement, la guerre de Crimée n’a pas été faite dans l’espérance qu’en donnant un nouveau répit à la Turquie, on la verrait entrer résolûment dans la voie d’une transformation. Les moteurs principaux de cette guerre eux-mêmes furent ceux qui, prévenant l’empereur Nicolas, avaient déjà déclaré à l’adresse de toute l’Europe que le malade était incurable. Ce n’est qu’à la suite de leur déclaration que Nicolas a commencé à dire qu’il fallait songer à la succession. Le discours prononcé deux ans auparavant au Parlement anglais par lord Stradford Canning valait cent fois mieux que la petite et modeste métaphore de l’empereur Nicolas dont on a fait un crime de lèse-islamité. Était-ce que le malade, dans le court intervalle qui s’était écoulé entre le discours de lord Canning et le mot de l’empereur Nicolas, avait recouvré sa bonne santé ?

Passons sur ces tristes considérations. Ce thème est déjà complétement discuté et définitivement jugé. Admettons pour un moment un motif quelconque qui puisse pallier cette contradiction. Disons que la guerre de 1854 doit être regardée comme un acquit de conscience. Voilà tout ce que l’Europe chrétienne a pu faire de sacrifices en sang et en argent pour faciliter aux populations musulmanes l’entrée dans la voie de la civilisation, où marchent, à divers degrés, toutes les autres populations leurs voisines. Eh bien !… ce fut en vain.

Nous ne ferons pas ici le tableau de l’intérieur de la Turquie, de ses peuples et de leurs croyances, de son gouvernement, des maladies multiples qui l’assiégent et la rongent de tous côtés. À quoi cela servirait-il d’en grossir le dossier, de répéter ou même de récapituler ce que tant d’autres ont si bien exposé et si savamment résumé, sinon à pousser le lecteur à passer par-dessus les premières pages et à chercher plus en avant quelles seraient nos conclusions ? La cause est déjà tellement élaborée, examinée, préparée, qu’un nouveau réquisitoire de plus serait la chose du monde la plus fastidieuse. Mais à quoi bon parler de réquisitoire ? Le verdict n’a-t-il pas été prononcé ? Venons donc à l’application.

Que faire ? Quelles mesures faut-il adopter ? Puisque l’empire ottoman croule de toutes parts, que va-t-on faire de ses débris ? Que va-t-on faire de cet État débile et décrépit dont les bras engourdis embrassent tant de pays, tant de nations, sans pouvoir les étreindre, sans pouvoir les faire entrer et les guider dans les voies où marchent les autres peuples de race aryane ? Que va-t-on faire de ce promontoire européen, sans nom approprié, dont la base est dans la chaîne de l’Hémus et la pointe dans le Ténare ? Que va-t-on faire des pays situés entre cette chaîne et tout le cours du Danube inférieur ?

Plus au nord, que va-t-on faire des pays situés entre le Danube et les Karpathes ? Et vers l’orient et le midi, que va-t-on faire de l’Anatolie, de l’Asie mineure, de l’Asie supérieure, de la Syrie, de l’Arabie, de l’Égypte, de la Cyrénaïque, de la Libye ? Que va-t-on faire de ces royaumes, de ces empires, — puisqu’ils ne sont pas moins que cela, — de ces nations qui les habitent et qui attendent l’oracle de leurs destinées de ceux à qui a été départi le savoir, et qui tiennent en leurs mains le pouvoir ?

On a beaucoup écrit sur ce sujet, mais rien n’a paru encore qui ait pu fixer l’attention, je ne dirai pas de tous, mais au moins d’une partie importante du public européen.

Comme habitants de l’Orient, comme chrétiens, comme natifs de ce pays, comme principaux intéressés à ce qu’une solution équitable soit donnée à cette question, nous croyons que nous ne serions pas mal venus de livrer à la publicité le résultat de nos méditations.

Trois sortes de solutions se présentent à l’esprit de l’investigateur ayant en vue que cet état de choses ne peut durer plus longtemps et qu’un autre doit infailliblement lui succéder.


La première serait le partage à l’amiable de toutes ces contrées et nationalités ; partage pondéré et mesuré en portions équivalentes entre les grandes puissances, par une conquête, soit directe et avouée, soit voilée sous les différentes dénominations spécieuses et modestes de protectorat, occupation, colonisation, etc.


La seconde serait le partage contentieux, c’est-à-dire le partage accompagné d’une guerre européenne, où quelques-uns des grands États, se considérant comme les plus forts, soit sur terre, soit sur mer, ou comme les plus habiles, ou comme les plus favorisés par leur position géographique, leur influence, leurs alliances, le prestige de leurs armes, ou par leur audace même, penseront s’attribuer la part du lion, en proposant aux autres quelques avantages plus ou moins acceptables afin de se faire reconnaître l’acquisition du reste.


La troisième, que, faute de mieux, j’appellerai la Séparation, serait le résultat d’une entente entre les grandes puissances pour séparer cette agglomération de provinces et de royaumes qui forment actuellement les États du Grand Seigneur en deux Empires ou États à peu près égaux en étendue, en population et en importance.

On établirait ainsi un État chrétien là où prédomine l’élément chrétien, et un État musulman là où prédomine l’élément musulman. De cette façon, chacun des deux éléments, laissé à lui seul et considérablement débarrassé de l’élément hétérogène qui entrave et paralyse son action, pourra se développer d’après ses instincts, ses sentiments, et entrer dans la voie où marchent, chacune d’après ses aptitudes, les autres nations européennes.

Nous ne saurions, outre ces trois modes de solution, en entrevoir un quatrième, à l’exception de celui des insurrections partielles sans chef unique et reconnu de tous, sans plan général, sans un commun accord, sans simultanéité de mouvements. Mais, outre que ce serait la désolation et le chaos, il amènerait forcément, à cause des graves incidents qui viendraient à surgir, et motiverait même l’intervention européenne sans entente préalable, ce qui nous amènerait au second mode de solution, qui consiste dans le partage contentieux. C’est pourquoi je poursuis mon travail en rangeant mes considérations, n’ayant en vue que les trois modes de solution précités.

Quant au premier, n’est-il pas inutile de dire que nous le repoussons de toutes les forces de notre âme, au nom de la morale, au nom de la religion chrétienne, au nom même de la politique bien entendue ? Ces répugnances que nous exprimons ici au nom de tout ce qu’il y a de plus sacré au monde, serions-nous les seuls à les ressentir, nous, comme principaux intéressés ? Serions-nous les seuls à nous en affliger ? Non, pour l’honneur de l’humanité, non. Nous entendons déjà les condoléances de tout ce qu’il y a de grand et d’élevé en Europe, de tout ce qui adore l’esprit, de tout ce qui élève l’homme policé, l’homme de l’Évangile, au-dessus du païen et du barbare. Ainsi, sans hésitation aucune, nous pouvons professer ouvertement ces répugnances.

Chose triste cependant et douloureuse à penser ! Après avoir émis ces protestations, nous n’avons plus rien à faire, rien à dire. Une fois que les forts, les puissants, parviendront à s’entendre sur la part qu’ils s’adjugeront eux-mêmes, toute protestation en paroles venant de notre part serait chose vaine, toute tentative de résistance par les actes serait inutile. Une fois la grande spoliation consommée, les puissants ne manqueront pas d’arguments pour motiver sinon justifier leur conduite.

Mais parviendra-t-on à s’entendre sur ce partage ? Tout le monde pense qu’il serait aussi facile dans l’exécution qu’il est difficile dans l’entente. Nous devions néanmoins commencer par en faire mention, non-seulement parce que ce mode de solution est du domaine des probabilités qui apparaissent comme des points noirs à l’horizon politique, mais aussi pour exprimer notre opinion — personnelle au moins — que, malgré toutes nos répugnances, nous trouvons ce mode de solution préférable au second, le partage contentieux, qui menace de se déchaîner un jour sur nos malheureuses contrées pour y déverser tous les fléaux qui ont, dans tous les âges, affligé et déshonoré la triste humanité.

Comment préludera-t-on à ce drame infernal ? On ne saurait le prévoir d’avance. Sera-ce parce qu’une puissance, se prévalant d’une circonstance quelconque, trouvant ou se créant des griefs à redresser, donnerait le premier branle ? Sera-ce parce que deux ou trois puissances se mettront d’accord et commenceront l’œuvre en occupant les points les plus importants et laissant aux autres le choix ou de toucher à quelques bribes ou de se jeter dans une guerre à outrance ? Sera-ce que des insurrections, sans plan général, pouvant amener des chances diverses, d’où sortiront de grands excès appelant des représailles épouvantables, donneraient des motifs d’intervention aux puissances ? Personne ne saurait actuellement prévoir par où l’irruption du mal doit commencer, mais personne non plus ne saurait douter que la tumeur pestilentielle doit crever quelque part et que d’horribles calamités se feront jour de tout côté[1].

L’intervention des grandes puissances deviendra inévitable. Trop d’intérêts, trop d’ambitions, trop de rivalités, les pousseront à intervenir, et c’est alors qu’aux dissentiments intérieurs viendront se joindre les excitations extérieures de nation contre nation, de race contre race, de religion contre religion, de langue contre langue, de secte contre secte. L’un croira trouver ses avantages dans la prédominance des Slaves, l’autre dans celle des Grecs ; celui-ci sera pour les Daciens, celui-là pour les Albanais, cet autre enfin pour les Arméniens, les Druses, les Kurdes, les Arabes, les Égyptiens.

Avec les ébauches de petites et imparfaites nationalités qui ne demandent pas mieux que de se fondre dans les grandes, on tâchera de faire des nationalités distinctes importantes, afin de se faire valoir comme protecteurs indispensables, en attendant que le lendemain on en devienne les dominateurs. Il y aura même des puissances qui croiront qu’il est dans leur intérêt de s’allier avec les musulmans et de se préparer une table rase pour l’extermination des chrétiens. On se servira, dans ce même but, du bras des peuplades sauvages qui ont conservé jusqu’à nos jours les instincts sanguinaires et la férocité des siècles passés. En nous excitant, les uns contre les autres, pour des avantages que chacun présume en retirer, on mêlera aux haines de race et de religion les mobiles d’intérêts cupides, de rapacité, de spoliation.

Les scènes horribles dont les États du royaume de Hongrie ont été le théâtre pendant la révolution de 1849, où l’on a vu des Magyars, des Autrichiens, des Slaves, des Saxons et des Roumains s’entr’égorger sans pitié aucune, nous les verrons se répéter, sur une plus vaste échelle, avec plus de persistance et plus de férocité.

Nous en avons déjà vu un essai dans le conflit qui a surgi il y a quelques années entre les Druses et les Maronites. On peut, de là, présumer ce à quoi on doit s’attendre dans la suite.

Voilà la catastrophe vers laquelle nous marchons. Mais est-on sûr que les désastres s’arrêteront dans nos contrées ? Est-on sûr que les populations de l’Orient seront les seules victimes des ambitions et des convoitises de leurs frères d’Occident et du Nord ? Qui sait si la justice divine n’a déjà décrété l’œuvre de la punition ? De cette immixtion dans des querelles qu’on aura eu soin d’exciter et d’enflammer soi-même, ne surgira-t-il pas de fortes irritations parmi les grandes puissances qui y auront pris part ? L’heure du partage contentieux serait-elle sonnée, et serait-il compliqué d’une guerre européenne, ou plutôt d’une guerre universelle dont les fureurs se propageraient sur toute la face du globe terrestre ? Et celui qui aura le dessous dans cette lutte ne tâchera-t-il pas de faire tourner la guerre politique en guerre révolutionnaire et celle-ci, dans toutes ses gradations et transformations, en guerre sociale ?

Voilà quels désastres menacent la civilisation et le progrès en Europe, si l’on tient son cœur fermé aux réclamations de la justice, si l’on ferme les yeux devant l’évidence. Nous n’évoquons point ces malheurs, nous ne faisons que les rappeler à l’esprit de nos lecteurs. S’il faut périr, pourquoi ne pas périr seuls ? Les malheurs qui en rejailliraient sur les autres auront-ils la vertu de nous ressusciter ?

Mais, dans toutes ces scènes d’horreur et de fureur, qui doit se réconforter et se réjouir ? Voilà ce qui nous remplit le cœur d’amertume, c’est le génie du Mahométisme, qui, planant au-dessus de ses domaines bien agrandis, — la désolation et les ruines, — tout radieux de ces bonheurs inattendus, poussera ces cris de jubilation et de triomphe : « Ainsi périssent tous mes ennemis ! Allah a frappé ces mécréants d’un aveuglement surprenant, afin que son nom et le mien soient vengés de leur outrageante superbe et de leurs insolents dédains. »


II


Puisque le partage à l’amiable est presque aussi impossible qu’inique, peut-il y avoir, pour conjurer ces malheurs, un autre moyen que celui de la Réintégration des nationalités chrétiennes dans leur autonomie ? Évidemment non. Mais dans quelles données, par quelles combinaisons pourrait-elle être effectuée ? C’est ce que le titre de cette dissertation a déjà fait pressentir. C’est par la Séparation des deux éléments, chrétien et musulman, et leur établissement en deux grands États séparés, formés chacun des pays où il est prédominant.

Dans les provinces européennes de la Turquie prédomine indubitablement, par le nombre, l’intelligence et l’activité, l’élément chrétien. De là passant en Asie, on trouve que dans les régions occidentales de l’Asie mineure, en y comprenant les îles adjacentes, si l’élément chrétien n’est pas plus nombreux que l’élément musulman, il est pour le moins aussi nombreux que lui, et qu’il prédomine à coup sûr tant par l’activité que par le développement de l’intelligence. Basé sur ces données, on peut tracer, dans les contrées situées en deçà du centre de l’Asie mineure, une ligne approximative de démarcation au delà de laquelle, vers l’orient, prédomine l’élément musulman, et, en deçà, jusqu’à l’Adriatique, l’élément chrétien.

De tous les pays situés en deçà de cette ligne on formerait un État chrétien, unitaire ou confédéré ; nous en parlerons ultérieurement. De tous les pays situés au delà, un État musulman. Par un partage de cette nature ces deux États seront égaux en puissance et en importance, et, si on les administrait bien, ils pourraient, en peu de temps, devenir des puissances de second ordre dans le concert européen.

Voilà les traits principaux de cette Séparation. Entrons maintenant dans de plus amples développements. Mais, avant tout, il nous semble nécessaire de signaler d’où l’on doit s’attendre à des objections, non-seulement contre ce que nous aurons plus ou moins justement avancé, mais, en général, contre toute proposition qui aurait pour but la cessation de l’étal de choses misérable où nous nous débattons actuellement. Ceci nous servira de point de départ pour la série des considérations que nous allons exposer.

En première ligne, on doit naturellement rencontrer les journaux officieux de la Sublime Porte et certaines autres feuilles entretenues aux frais de son gouvernement. C’est un rôle obligé, il faut qu’ils le jouent jusqu’au bout. On n’a rien à craindre de leur influence dès que leur office et leur rôle sont connus. Mais, autour de ces feuilles, on rencontrera, comme une troupe auxiliaire, une espèce de soudards littéraires aussi prompts à écrire le pour que le contre d’après le côté d’où ils sentent venir le fumet de la pitance. Ceux-ci sont plus dangereux que les autres, parce que le public, ne connaissant point le mobile qui les anime, pourrait être induit à croire à la véracité de leurs assertions ou au moins à la sincérité de leurs opinions.

Suivent le même drapeau certains reptiles, gens de tout pays et de toute nationalité, surtout ceux du Levant, qui, s’engraissant des humeurs purulentes de ce corps en putréfaction, ne voudraient pas voir tarir la source de cette bombance quotidienne.

Vient à la rescousse une certaine catégorie de la presse dont les inspirateurs consentiraient bien, comme ils le prêchent dans leurs écrits, à l’extinction violente de l’islamisme, s’ils devaient en profiter, mais qui s’accommodent fort bien des islamites quand ils les voient fonctionner comme des bourreaux contre les autres chrétiens qui ne partagent point leurs prédilections en fait de religion.

Quels seraient les arguments que nous opposeraient ces chers et féaux confédérés ? Il n’y en a qu’un seul en définitive. Puisque ces temps miraculeux où ils pouvaient mentir impudemment à la face du soleil et nier des faits aussi éclatants que son éclat sont déjà passés ; puisqu’ils ne sauraient plus voiler, sous de trompeuses apparences, la hideuse nudité morale de leurs clients, leur corruption, leur incapacité, leur incurie, leur abject matérialisme masqué sous les dehors d’un fanatisme de commande, ils se borneront à évoquer l’épouvantail de la Russie, le spectre du panslavisme, le testament de Pierre le Grand, les projets de Catherine II et autres topiques du même genre.

Qu’allez-vous faire ? s’écrieraient en chœur ces sublimes adorateurs de la liberté. Iriez-vous limiter la puissance ottomane dans l’Asie supérieure, sans les provinces occidentales et sans celles de l’Europe ? Mais ce serait la saigner à blanc, ce serait l’affaiblir jusqu’à la mort, ce serait rendre toute l’Asie une proie facile aux convoitises de la Russie. Allez-vous, d’un autre côté, former et constituer un État chrétien ? Quel aveuglement ! Si cet État est unitaire, son chef sera le vassal du czar ; s’il est confédéré, outre la vassalité, vous allez ouvrir une carrière illimitée aux intrigues des Moscovites. Ouvrez donc les yeux. Déjà le panslavisme inonde toute l’Europe orientale, en attendant le moment favorable de déborder vers l’Occident. La civilisation s’en va, préparez-vous à émigrer en Amérique.

Ce sera là le thème principal, ou plutôt l’unique, avec des variantes à l’infini. Aussi toute notre attention sera portée sur ce point, car, une fois emporté, le reste vient de soi : il ne s’agirait plus que d’un aménagement et d’arrangements à prendre.

C’est une tâche bien scabreuse, puisque nous nous voyons obligé, dans toutes les considérations que nous allons exposer, de nous placer involontairement sous un point de vue hostile à la puissance russe pour en arriver à montrer l’inanité de ces évocations.

Le beau service que vous allez rendre à votre cause et à votre pays, me dira-t-on, que de prendre une telle attitude envers une des grandes puissances dont le bon ou le mauvais vouloir apporte un si grand poids dans la balance où l’on pèse vos destinées !

C’est une force majeure qui m’y entraîne. C’est l’aveuglement ou la mauvaise foi de nos adversaires. Je me place donc en cette position, comme l’on fait en géométrie, quand on veut définitivement détruire la proposition de son contradicteur : on l’admet provisoirement, puis, peu à peu, on envient à démontrer les absurdités qui en découlent.

Dans ce travail je ferai allusion aux raisons pour lesquelles on peut penser que la puissance russe ne doit plus continuer à nourrir les projets qu’on lui attribue ordinairement. Je les admets cependant pour le moment, afin d’arriver à démontrer que la solution de la question d’Orient que je propose est la plus propre et la plus efficace à conjurer le danger de leur accomplissement.

Si elle tient à ces projets, qui peut nier que la Russie ne doive souhaiter que l’état actuel de choses en Turquie se prolonge indéfiniment ? En effet, on ne peut rien imaginer de plus faible que l’état de ce pays. Qu’y voit-on donc ? La ruine complète dans les finances, ce nerf principal de toute puissance, sans exception ; l’armée dans un état pitoyable et à laquelle il est dû de longs arriérés ; la corruption souillant tout le corps officiel, depuis les sommités gouvernementales jusqu’aux plus petits cadis de village ; l’anarchie dans tous les points éloignés de la capitale ; le mécontentement partout, non-seulement chez les chrétiens, mais chez les musulmans mêmes dans les provinces centrales, pressurés sinon autant que les chrétiens, toujours assez cependant pour épuiser leur patience ; des provinces chrétiennes vassales rongeant leur frein et ne pouvant plus tolérer ce vestige de leur ancien esclavage, guettant le moment de le faire totalement disparaître[2] ; en Asie et en Afrique, de grandes provinces, égales à des royaumes, dont la soumission n’est que nominale, dont on ne retire aucun profit, mais pour lesquelles on est responsable des méfaits, oppressions et désordres qui y ont lieu ; dans les provinces occidentales et dans les provinces centrales, des populations désaffectionnées, hostiles, frémissantes sous le joug où on les maintient par l’emploi de toutes les forces dont un gouvernement, si tristement organisé qu’il soit, peut disposer dans un moment donné ; des populations qui, faute de pouvoir s’entendre, sembleraient en apparence résignées à subir cette condition ignominieuse, mais qui attendent néanmoins le signal de leur soulèvement de l’arrivée de leurs auxiliaires du dehors. Que ce soit le Russe, l’Anglais, le Français ou tout autre Européen qui apparaisse en libérateur, on les verra se soulever toutes comme un seul homme.

Voilà la situation de cette agglomération indigeste de tant d’États et de royaumes qui constituent ce qu’on appelle l’empire ottoman.

Est-ce un État dans de pareilles conditions qui pourra opposer une résistance sérieuse à la Russie, lorsque, guettant l’occasion d’une forte perturbation dans le concert européen, elle étendra ses deux bras, l’un vers l’Europe pour s’emparer des détroits du Bosphore et de l’Hellespont et s’avancer jusqu’à la mer Égée, l’autre vers l’Asie pour pénétrer jusqu’à Alexandrette de Syrie et se mettre en contact immédiat avec la mer d’Égypte ?

L’empereur Nicolas n’avait nullement l’intention de faire la guerre à la Turquie ni de se saisir des détroits. Croyant, par une simple intimidation, pouvoir remporter certains avantages diplomatiques, il ne s’était préparé en rien et se trouva pris au dépourvu en état de guerre avec les puissances occidentales. Il a payé de sa vie l’imprévoyance de sa diplomatie. On ne tombera plus dans la même faute. Si, nourrissant ses anciens projets, la Russie se décidait à tenter leur réalisation, elle prendrait mieux ses mesures cette fois-ci et elle aurait, pour les premières campagnes au moins, l’avantage d’une occupation immédiate des points capitaux. Mais quelle lutte gigantesque ne faudrait-il pas engager et à quels sacrifices ne faudrait-il pas se résigner en entreprenant de l’en déloger ? Quelles grandes chances d’échouer dans cette tentative !

Il est vrai qu’on pourrait toujours se rattrapper sur les autres provinces ou sur quelques îles de la mer Égée, sur les îles de Crète, de Rhodes ou de Chypre, et de là se livrer à la contemplation des rivages opposés. On occuperait l’Égypte tout au plus, en attendant qu’elle subisse, elle aussi, le sort des autres provinces ! Il est hors de doute que celui qui est le maître de l’Asie supérieure deviendra aussi le maître de l’Égypte ; c’est ce qu’on a toujours vu et ce qu’on verra cette fois-ci encore par la force irrésistible des choses ; puisque la puissance de celui qui domine l’Asie supérieure ne s’arrête pas là, mais s’étend bien au delà, — jusqu’au pôle ?

Que faut-il donc faire devant une telle perspective ? Se croiser les bras et se prosterner devant la sacro-sainte intégrité de l’empire ottoman jusqu’au jour où, par une ruade insolente, l’imprévu vienne la renverser du piédestal chancelant sur lequel on l’a placée ? ou, au contraire, faut-il penser à quelque chose de plus sérieux ? La prudence commune et ordinaire se prononcera pour cette dernière résolution. Mais à peine le premier pas fait, beaucoup de gens hésiteront à s’engager plus en avant, en prenant en considération la divergence d’opinions et le manque d’un criterium dominant auquel on puisse s’abandonner pour arriver à une solution qui résiste aux diverses contradictions. Nous pouvons dire hardiment que ces hésitations, ces craintes sauraient être facilement dissipées, puisque le criterium dominant ne fait point défaut. Pénétrons au fond de la question, examinons l’état réel des choses et nous le trouverons, ce critérium, venant de lui-même à notre rencontre.

Quelle est la cause principale, — laissons de côté les causes secondaires, — quelle est la cause supérieure de cette faiblesse incurable de la Turquie ? Pourquoi un État qui compte jusqu’à trente-cinq millions d’habitants et qui occupe les positions les plus fortes, les contrées les plus riches de l’ancien monde, peut-il devenir à tout moment la proie du premier venu si on l’abandonne à lui seul ? La cause de cette faiblesse principale est dans la juxtaposition, dans le mélange, sans fusion possible pour de grands siècles encore, des deux éléments chrétien et musulman. Ce sont ces deux forces qui se pondèrent et s’équilibrent, s’entre-choquent et se contrecarrent, et qui, comme deux acides adverses contenus dans le même récipient, s’entre-rongent et s’entre-détruisent, ou tout au moins se neutralisent.

Pour maintenir cet antagonisme ruinant, on abandonne toute l’Asie supérieure et les provinces d’Afrique comme un rebut, et tout ce qu’on peut disposer de forces asiatiques et africaines unies à celles d’Europe est employé à la compression de l’élément chrétien en Europe. Ainsi on est le maître tyrannique et cent fois détesté des provinces centrales et des provinces occidentales ; on aspire à ressaisir une domination perdue sur les provinces danubiennes ; on entretient, avec beaucoup de peine, dans des alarmes et des transes continuelles, de cent à cent cinquante mille soldats entre le Danube et la mer Égée, mais ce n’est qu’à la condition d’être le maître nominal de l’Égypte, le maître hypothétique des Régences barbaresques, le maître imaginaire de l’Arabie, le maître douteux de la Syrie, le maître contesté du Kurdistan et du Diarbékir.

À quoi cela sert-il de tant embrasser, sans rien pouvoir étreindre ? À quoi cela sert-il d’avoir tant de moyens, tant de richesses, et de se trouver dans une perpétuelle agonie ? À quoi sert cet embonpoint si flasque qui tient ce corps dans une extrême atonie ? Faudrait-il avoir des connaissances extraordinaires, un génie supérieur, un esprit de pénétration hors ligne pour trouver un remède à cette situation ? Ne suffit-il pas, à la première inspection du mal, d’entendre ce que nous dicte le bon sens lui-même sans d’autre appareil, sans d’autre auxiliaire ? Écoutons ce qu’il nous dit dans son langage si simple et si naturel :

« Séparez autant que possible les éléments adverses ! Mettez chacun d’eux dans un récipient à part ; rangez-les chacun à sa place, et vous pourrez espérer que, rendus à eux-mêmes, libres et dégagés de toute entrave dans leur action, chacun de ces éléments pourra développer abondamment sa force intérieure, prendre sa place et contribuer, pour sa part, au maintien de l’équilibre européen. Et puisque toutes vos craintes, toutes vos appréhensions vous viennent du côté de la Russie, considérez bien que l’élément musulman concentré, massé, devenu compacte, bien organisé et bien fortifié en Asie, sera la force la plus propre pour opposer une résistance sérieuse à la Russie, si elle voulait s’étendre au delà de ce qu’elle possède aujourd’hui.

« Considérez qu’en Europe, si au lieu d’un État turc obligé de porter sur le Danube une armée de deux cent mille hommes bien organisée, bien disciplinée et bien commandée, pour résister sérieusement à une invasion russe, mais ne pouvant jamais la réunir en de telles conditions, — et, en y parvenant même, exposé à voir se paralyser ses forces par des insurrections qui ne manqueront pas d’éclater sur ses derrières et à ses côtés ; — si, au lieu d’un État turc qui, pour résister à une attaque simultanée du côté de la mer, devrait se trouver une puissance maritime de second ordre au moins, et qui ne peut même pas arriver à aucun ; si, au lieu d’un État turc, vous établissez un État chrétien, vous créez une puissance de second ordre tant sur terre que sur mer. En cas de danger et dans la défensive, il pourra disposer de grandes forces pour tenir l’agresseur en échec, jusqu’à ce que les autres puissances, voyant le danger qui les menace, puissent s’entendre pour venir à son secours. Un tel État saura se faire des alliances avec des puissances sur lesquelles il puisse s’appuyer dans de telles éventualités, et ces puissances aussi auront un allié sur la solidité duquel elles pourront compter. Mais en supposant un État ainsi constitué, il n’est guère probable de voir surgir une telle éventualité. Le fait seul de son existence suffira pour éloigner même la conception d’une telle velléité. »

Voilà, pensons-nous, ce que répondrait le bon sens si on daignait le consulter, sans préventions et sans arrière-pensées.

Et peut-on, en effet, imaginer rien de plus absurde que de penser que cet empire ottoman ainsi constitué puisse jamais remplir les deux rôles, tels que nous les avons présentés, l’un en Europe et l’autre en Asie, et tels qu’ils puissent servir à la sécurité de l’Europe ? Peut-il jamais passer par la tête d’un homme jouissant de ses facultés intellectuelles qu’on puisse régir avec les mêmes principes ou la même législation, gouverner avec ensemble et diriger vers un même but les habitants de l’Égypte et de la Cyrénaïque avec ceux des principautés daco-roumaines ? les habitants des Régences barbaresques avec ceux de la Thrace et de la Macédoine ? les habitants des Arabies avec ceux des provinces serbo-bulgares ? les habitants du Diarbékir avec ceux de l’Épire et de la Thessalie ? les habitants du Kurdistan avec ceux des îles de la mer Égée ? Ce serait la même chose que de croire à l’hippogriphe, moitié cheval et moitié vautour. Il n’y a rien à quoi on puisse mieux adapter le nom et la figure de la Chimère : « Au devant, lion ; au milieu, chèvre ; au derrière, dragon. » Mettez donc à part le cheval et le vautour, à part le lion et le dragon, et au lieu des monstres que vous tâchez d’entretenir, vous aurez des réalités.


III


Si l’on ne peut opposer rien qui vaille aux considérations que nous venons d’exposer, qu’on nous permette d’entrer dans certains détails que peut comporter notre sujet.

Nous avons fait allusion à la frontière des deux États, qui consisterait dans une ligne traversant l’Asie mineure dans toute sa largeur. On s’est peut-être dit : Pourquoi cette ligne de démarcation ? Pourquoi ne donne-t-on pas toute cette péninsule soit à l’État musulman, soit à l’État chrétien ? Pourquoi ne pas proposer une frontière qui soit mieux déterminée par des bornes naturelles ?

Ces remarques ne sont pas sans valeur ; je vais y répondre. Ce qu’on appelle Asie mineure n’est pas une péninsule attachée à l’Asie supérieure, comme le sont l’Italie ou l’Espagne à l’égard du tronc de l’Europe. Elle offre un aspect bien différent : celui d’un grand promontoire, d’un prolongement de l’Asie supérieure qui vient à pénétrer comme un levier sous la base méridionale de l’Europe. Les deux chaînes de montagnes, celles du Taurus et de l’Antitaurus, qui la dominent, ne viennent point parallèlement à sa base pour la couper du reste de l’Asie, comme il en est des Alpes et des Pyrénées par rapport à l’Italie et à l’Espagne. Au contraire, en partant de l’intérieur de la grande Asie, elles viennent, tomber perpendiculairement à cette base pour pénétrer ensuite par des courbes variées, changeantes et anormales jusqu’au milieu et au delà de l’Asie mineure. Elles contribuent à la formation du grand plateau de la Cappadoce et de ses annexes, qui occupent le centre de ce prolongement.

Cette contrée avait toujours été occupée par des populations d’origines diverses. Cependant dans son versant occidental, auquel sont attachées des îles importantes, a toujours prédominé l’élément helléno-pélasgique.

Il serait inutile de parler ici des établissements helléniques, ioniens, doriens, éoliens, qui bordaient les rivages de ce pays et pénétraient fortement dans l’intérieur ; ce sont des faits connus de tout le monde. Je ferai seulement observer que toutes les diverses peuplades qui habitaient son versant occidental étaient d’une origine bien rapprochée de celle des Hellènes. C’est ce qui a fait que sans répugnance aucune elles se sont fusionnées avec ces derniers, comme il en fut des habitants de la Thrace et de la Macédoine, tous rameaux de la même souche helléno-pélagisque. Crésus, roi de Lydie, qui parvint à placer sous son sceptre toutes les peuplades d’en deçà de l’Halys, et même à ranger sous sa domination plusieurs établissements helléniques, descendait d’une race dont on faisait remonter l’origine aux Héraclides ; il comprenait la langue des Hellènes et s’entendait parfaitement avec eux sans l’intermédiaire des interprètes. Au delà du fleuve Halys on rencontre les Cappadociens, qui devaient appartenir à la race sémitique, puisque, comme nous l’apprend Hérodote, ils étaient compris par les Hellènes sous le nom générique de Syriens.

Dans cette contrée se forma une Grèce asiatique presque égale en étendue, sinon en importance, à la Grèce des rivages opposés à ceux de l’Europe. C’est ce qui arriva aussi, du côté de l’Occident, en Sicile et dans la région méridionale de l’Italie qui reçut le nom de Grande Grèce. Après les conquêtes d’Alexandre le Grand et l’expansion de l’hellénisme en Orient, cette Grèce d’au delà de la mer Égée s’étendit sur toute l’Asie mineure, la Syrie et jusqu’en Égypte. Mais nous sommes aujourd’hui bien loin de ces temps et de l’état de choses d’alors. Lors du déclin de l’empire byzantin, et peu de temps avant les croisades, cette région occidentale de l’Asie mineure faisait partie de cet empire, et aujourd’hui même elle forme à elle seule une province distincte, très-étendue comparativement aux autres, sous le nom grec d’Anatolie. La population chrétienne qui l’habite avec celle des îles adjacentes et adhérentes à son système territorial, Lesbos, Samos, Chios, Rhodos, Kypros, etc., est, comme nous venons de le dire, sinon supérieure, au moins égale en nombre à la population musulmane, et de beaucoup supérieure sous le point de vue de l’activité et du développement intellectuel.

Quelle serait de nos jours la ligne de démarcation qui indiquerait où s’arrêtent ces proportions par rapport au nombre des habitants, et où en apparaissent d’autres ? On ne peut rien préciser. Il faut cependant commencer quelque part et tracer une frontière qui puisse répondre au but que l’on se propose. Commençons par le Nord, où la chose est plus facile à déterminer, parce que nous y rencontrons un cours d’eau, celui du Kisil-Irnack, l’ancien Halys, qui peut nous fournir presque la moitié de la frontière. On peut donc suivre son cours depuis son embouchure dans la mer Noire jusqu’à son point le plus méridional, là où il commence à tourner vers l’Est, près de la section du mont Kartal-Dag avec celui de Karry-Oglan-Dag. De là on peut tracer une ligne conventionnelle jusqu’aux sources du Manavgat-Sou et après suivre son cours jusqu’à son embouchure au golfe d’Attalie, dans la Méditerranée. Voilà ce que nous avons trouvé de plus approprié à la part qu’on peut assigner à chacun de ces deux éléments pour en former deux grands États séparés. Nous parlerons dans la suite des motifs politiques qui commandent impérieusement cette délimitation. Occupons-nous à présent de chacun de ces deux États, des conditions de leur existence respective, de ce qu’ils peuvent présenter de rassurant pour l’équilibre et la sécurité de l’Europe.

Je commence par l’État musulman, en Asie, parce que son établissement et son organisation présentent moins de complications intérieures que celui de l’Europe, qui offre matière à plus d’une remarque, à plus d’une objection. Ainsi l’esprit, reposé au plus vite en ce qui regarde l’État oriental, pourra donner plus d’attention à l’État qui doit se former du côté occidental.

Qu’on s’imagine donc la capitale de l’empire ottoman transférée sur les bords de l’Oronte, à Antioche, ou sur tout autre point au bord de cette rivière, mais rapprochée autant que possible du port d’Alexandrette ou de celui de Séleucie, et voyons le spectacle imposant qui se présente à l’esprit. De cette capitale, le chef de cet empire, placé au beau centre de ses États, bien propres à former un empire unitaire, pourra, sans aucune aide, ou à l’aide même de secours européens pour les premières années, devenir le maître réel de l’Égypte, le maître réel de l’Arabie, le maître réel du Kurdistan et du Diarbékir, au lieu du maître douteux, contesté, imaginaire qu’il en est actuellement. Dominant sur vingt millions d’habitants, s’il les sait bien gouverner, il deviendra le monarque d’une puissance respectable dans le concert européen pendant le premier demi-siècle de sa fondation. Elle pourra, avec le temps, devenir plus importante si on sait mettre à profit les immenses ressources, les moyens, les forces, les richesses que renferment ces diverses contrées. J’ai parlé de concert européen, parce qu’une fois qu’on est établi et qu’on possède de longs rivages dans la Méditerranée, qu’on le veuille ou non, on est forcé d’y prendre part.

Le gouvernement de l’État asiatique peut concéder sans crainte aucune, sans hésitation, la pleine et entière jouissance des droits civils et politiques aux populations chrétiennes qui se trouvent dans ces provinces, sans courir le risque de voir ces concessions servir comme un premier pas au renversement du pouvoir établi, ainsi qu’on pourrait le craindre, dans les provinces occidentales, d’après l’état actuel de choses. Les populations chrétiennes, atteignant à peine le chiffre d’un million à un million et demi d’habitants, ne pourraient jamais, devant la masse imposante de dix-huit millions de musulmans, aspirer à une vie politique à part. Par le fait seul qu’elles n’occupent pas un territoire distinct dans l’empire, mais sont disséminées en divers endroits et sur divers points, la tentation même disparaîtrait.

Devant d’ailleurs jouir de la plénitude des droits civils et politiques, et étant en même temps plus accessibles aux idées européennes, elles seront plus aptes à les recevoir et à les transmettre par des transitions moins brusques aux populations musulmanes. Celles-ci, de leur côté, pourront voir les chrétiens prendre, en raison de leur nombre, part aux plus hauts emplois civils et militaires de l’État, sans craindre de voir un jour cette confiance employée par eux au détriment ou au renversement du pouvoir existant, dans le but d’en établir un autre plus en rapport avec leurs sympathies religieuses. Dans cet État l’élément chrétien figurera comme un ingrédient constituant, et il ne sera plus comme il l’est aujourd’hui une force d’antagonisme. Il ne faut point se faire illusion, l’exécution du hati-humaïoun n’est aujourd’hui qu’une impossibilité morale et politique ; mais alors il pourrait devenir une vraie vérité. Si le sultan se proposait aujourd’hui de l’appliquer d’une manière sincère et efficace, toutes les populations musulmanes s’insurgeraient contre son gouvernement.

Cet État, ne possédant pas d’îles, ne sera plus dans la nécessité d’être une forte puissance maritime et continentale en même temps. C’est ce qui nous a fait placer précédemment l’île de Kypros avec les autres îles dans le territoire de l’État chrétien, quoique située en dehors de la mer Égée et n’attenant à celui-ci que par son extrême frontière du sud-est. Les ressources dépensées en pure perte pour entretenir une flotte par des moyens factices et sans résultat[3] seront employées à des travaux plus utiles qui donneront en même temps plus de force à l’État. On les ajoutera aux autres ressources dont on pourra disposer pour créer une bonne armée de terre avec laquelle on puisse se faire respecter à toute occasion de ses voisins, l’opposer avec succès en temps de guerre à toute agression qui viendrait du dehors, et en temps de paix l’employer à soumettre les Arabes et autres peuplades de l’Asie qui n’obéissent que nominalement à l’autorité qui siége à Stamboul.

Le gouvernement songera au développement intérieur de ces contrées, à l’agriculture, au commerce, à l’industrie, aux chemins de fer et autres voies de communication, qui, une fois terminées, en feront le pays le plus commercial du monde. Son territoire, placé comme il l’est entre les trois grands continents du globe terrestre, au beau milieu de cinq grandes mers intérieures, la Méditerranée, la mer Noire, la mer Caspienne, le golfe Arabique et le golfe Persique, qui séparent en même temps qu’elles relient par la navigation un grand nombre de pays, deviendra le passage et l’entrepôt du commerce de toute la terre.

Il suffit de jeter les yeux sur la carte pour avoir devant soi le spectacle le plus grandiose que l’on puisse imaginer. Voyez cinq grands chemins de fer — cinq grandes artères de vie et de richesses — qui, partant tous d’un foyer commun, du port d’Alexandrette, près de la capitale de l’empire, vont aboutir aux points les plus importants du commerce de l’ancien monde.

Un de ces chemins de fer, se dirigeant vers le nord, va terminer son cours au port de Cerasunte — ou à tout autre qu’on aura jugé plus propre à cet effet, — dans la mer Noire. Il y attire une très-grande partie du commerce de cette mer et met tout le nord-est européen en communication plus directe avec la Syrie, l’Égypte et l’Océan indien.

Le second, se dirigeant vers l’est et traversant la petite largeur de la Perse septentrionale, va terminer son cours aux bords de la mer Caspienne pour y attirer une grande partie du commerce des pays qui touchent à cette mer ou qui en sont le plus rapprochés, la Perse, la Russie, la Tartarie indépendante, et, par son intermédiaire, toute l’Asie centrale jusqu’aux frontières de la Chine.

Le troisième, prenant la direction du sud-est à travers la Mésopotamie, entre les rives jadis si fortunées du Tigre et de l’Euphrate, aboutit au fond du golfe Persique, y attire tout le commerce d’une grande partie des Indes et de la Perse méridionale.

Un quatrième chemin de fer à travers la Syrie reliera ultérieurement la capitale de cet État à l’Égypte et l’isthme ou le canal de Suez. La navigation à vapeur est provisoirement suffisante.

De même, un cinquième chemin de fer, en participation avec l’État qui sera fondé en Occident, reliera cette capitale et son port avec le continent européen par l’Hellespont et le Bosphore.

Ainsi, de cette capitale ou de cet admirable centre de commerce on pourra se rendre dans l’espace de vingt à trente heures sur les bords de la mer Noire ou de la mer Caspienne, en autant de temps sur le golfe Persique ou le golfe Arabique et l’Égypte, et en autant encore sur les bords de l’Hellespont et du Bosphore.

Là où passeront ces chemins de fer, ils y attireront les capitaux, le commerce, l’industrie, l’abondance, les richesses et partant la puissance. La capitale et son port, où ils doivent converger, deviendront en très-peu d’années des villes beaucoup plus importantes, plus riches et plus peuplées que ne l’est actuellement Constantinople.

Outre le commerce régulier des produits de l’industrie et de l’agriculture, les pèlerins, chrétiens, israélites et musulmans de tous les pays que nous avons déjà nommés, prendront par un de ces chemins de fer la direction de cette capitale pour se porter ensuite, les uns à Jérusalem, les autres à la Mecque. Cent mille pèlerins au moins passeront tous les ans par cette ville et s’y arrêteront deux fois, à l’aller et au retour, pour y passer quelques jours et y laisser ce tribut inévitable que paye tout voyageur en traversant un pays. Ils y apporteront aussi plusieurs des produits les moins encombrants de leur pays pour les offrir au commerce européen, et, en retournant dans leur patrie, ils y rapporteront tout ce que leur offrira l’industrie européenne.

Voilà quel sera l’avenir de cette capitale. Son port, soit que la combinaison politique que nous proposons puisse être réalisée un jour ou non, ce port d’Alexandrette, une fois dégagé des eaux stagnantes qui le rendent malsain et inhabitable, est destiné à un grand avenir, il deviendra infailliblement un jour le point le plus important du commerce du monde ; l’emporium universel. Celui de Séleucie servira aussi, soit pour avoir une communication plus courte avec la mer, soit pour lui servir de succursale. La nation qui habitera et exploitera ces contrées pleines de richesses et de positions commerciales importantes pourra devenir une des plus grandes et des plus imposantes dans la famille des peuples civilisés, le gouvernement qui aura présidé à son développement, un des plus puissants et des plus respectés parmi les pouvoirs qui régissent le monde.

Mais, me dira-t-on, dès que vous avez présenté ces musulmans tels que tout le monde les présente ; dès qu’on admet leur ignorance, leur présomption, leur incurie, leur incapacité, leur apathie, comment peut-on s’imaginer qu’ils puissent changer soudain de pensées et d’habitudes ? Comment peut-on espérer qu’après la limitation de leur puissance dans l’Asie supérieure, ils sauront acquérir les qualités nécessaires pour remplir le rôle que vous leur assignez ?

C’est précisément de cette limitation, de ce remarquable événement, qu’on peut attendre une révolution radicale dans les idées et dans la conduite des populations musulmanes. C’est alors que leurs yeux seront complétement dessillés ; c’est alors que, du plus grand au plus infime, du plus instruit au plus ignorant, tous comprendront d’une manière sensible la nullité de leur société anéantie ou épargnée, détruite ou éliminée, rectifiée, traitée ou arrangée au gré de la générosité et de la supériorité européennes. Une telle crise, qui doit fortement ébranler la société musulmane, sans la détruire pourtant, fera comprendre jusqu’à l’évidence que, si les musulmans ne savent profiter de ce nouveau répit qui leur est accordé, l’heure suprême de leur assujettissement perpétuel aux nations chrétiennes ne tardera point à sonner.

Du sentiment d’humiliation qui doit se produire de la parfaite connaissance de leur misère pourrait naître la honte en même temps que le désir de s’amender : ce serait un premier pas vers leur future élévation. En définitive, on se laissera tirer par l’oreille, on se résignera à entrer dans une voie qui mène à la grandeur et à la prospérité, au lieu de vivoter dans un état d’abaissement et de mépris avec de bonnes chances de disparaître un jour totalement. Les Arabes, qui sont de race plus fine et plus intelligente que les Turcs, le comprendront plus facilement. Cette translation du siége de l’empire doit leur donner une plus grande influence dans les affaires que celle qu’ils ont aujourd’hui et préparer en outre la fusion de ces deux races encore si distinctes. On doit même espérer que de ce croisement sortiront des générations nouvelles qui participeront à ce qu’il y a de mieux dans les deux souches. Mais qu’on ne pense pas qu’une telle transformation de la société musulmane soit possible dans l’état actuel de son aveuglement et de sa stupide confiance ! Que l’on ne se berce pas de l’illusion que les populations musulmanes se soumettront docilement à de tels changements avant qu’une crise formidable ne vienne les sevrer de force du régime de l’opium politique dont elles se délectent à l’égal de l’opium végétal, et ne les tire de leur état normal d’assoupissement rêveur, où elles usent leur existence.

Nous avons parlé d’un chemin de fer qui doit relier la capitale de cet empire avec l’Égypte. Ceci nous amène naturellement à une autre question d’intérêt capital européen, celle du canal de Suez.

Comment se fait-il que, de toutes les puissances européennes, l’Angleterre seule s’est montrée rétive, contrariante et quelquefois même hostile au percement de l’isthme ? Pourquoi n’en voulait-elle pas de ce canal qui doit servir ses intérêts commerciaux plus que ceux de toute autre nation ? Quelles sont les raisons supérieures qui lui faisaient rejeter des avantages si certains ? Voici ma pensée.

Qui peut assurer que, dans l’état de délabrement où se trouve l’empire ottoman, le canal pourra être tenu par des mains si débiles ? À toute occasion de perturbation européenne, l’Angleterre, comme maintes fois cela s’est vu, craignant d’être devancée par une autre puissance, songera peut-être à s’emparer de ce canal, objet d’importance majeure pour elle. En le faisant, elle aura à soutenir une guerre contre l’Europe ; en ne le faisant pas, elle vivra dans une perpétuelle inquiétude par la pensée que la France ne l’accomplisse. De son côté, la France, craignant d’être devancée par l’Angleterre, pourrait songer peut-être à tenter de nouveau ce que le général Bonaparte a exécuté jadis. Dans l’un ou l’autre cas, voilà un motif à des complications sérieuses, à une guerre européenne dont on ne saurait prévoir ni la durée ni l’issue.

Mais il y a autre chose encore. La Russie, voyant qu’elle ne pourra rien entreprendre sur le Bosphore sans s’exposer à avoir sur les bras une coalition européenne où elle risquerait tout, pourrait s’inspirer mieux et changer l’objectif de ses aspirations. Elle renoncerait totalement aux vues qu’elle pourrait y avoir, se prêterait à donner toutes les garanties désirables et nécessaires pour calmer les inquiétudes des puissances européennes et souscrirait à des compensations convenables, afin d’obtenir de cette manière toute sa liberté d’action pour se porter à son aise sur l’Égypte. Autre chose est l’invasion immédiate des Indes par les Russes, autre celle de la Syrie et de l’Égypte. Autant l’une est impraticable dans l’état actuel des choses, autant l’autre est loin de l’être. Alors les alliés de la Russie pourraient faire passer leurs flottes par le canal, pendant que celles de l’Angleterre devraient faire le tour du Cap. On comprend facilement le reste.

Voilà à quoi on doit s’attendre dans l’état de choses actuel. Mais qu’on suppose un instant réalisée la solution que nous venons de proposer. Qu’on se figure donc ce grand empire musulman, concentré dans ces provinces de l’Asie et de l’Afrique, bien organisé, bien administré, bien fortifié, disposant de tant de ressources, tenant toujours prête une armée respectable de deux cent mille hommes, n’ayant à l’intérieur aucun élément fort et hostile à comprimer, ayant sa capitale si près de l’Égypte, faisant presque disparaître cette distance par le chemin de fer dont nous avons parlé, et voilà la possession du canal garantie de la manière la plus désirable contre toute agression. Voilà une grande puissance qui saura défendre son territoire et maintenir en même temps d’une manière égale pour tous la neutralité de Suez.

En outre, les haines religieuses entre les Turcs et les Persans, les Sunites et les Schiites, tendront à disparaître à mesure que se propageront la civilisation et les lumières. Il s’ensuivra que ces deux nations pourraient en venir à une entente intime et à une alliance étroite, afin de se garantir réciproquement leurs frontières contigües à celles de la Russie. Ainsi, par ces combinaisons on garantirait la neutralisation du canal et on arrêterait du même coup les progrès des Russes vers le sud-ouest de l’Asie.

Voilà en peu de mots tout ce que l’on pourrait dire sur les forces, l’importance, le rôle et l’avenir qui seraient réservés à cet état oriental et musulman. Par son existence, les deux points spéciaux du problème oriental, la question du canal égyptien et celle de l’Asie occidentale, sont parfaitement bien résolus pour la sécurité de tous. Passons maintenant de l’autre côté de la frontière que nous avons tracée, pour nous occuper des conditions de l’établissement de l’État chrétien.


IV


Ici l’élément chrétien forme l’immense majorité des habitants et se range dans le même culte et dogme, celui professé par l’Église d’Orient ; mais nous y rencontrons trois nationalités importantes bien distinctes, également vivaces et également tenaces dans les traits qui les distinguent. Lorsque je parle ici de nationalités, je dois expliquer que j’entends dire de langues. En Asie comme en Europe, les races ont été cent fois confondues et mélangées soit par l’action violente des conquêtes, soit par la voie plus douce du commerce et des émigrations. Certains types primordiaux des traits du visage, de la structure du corps, se conservent distincts en certains groupes dispersés çà et là ; mais tout ceci ne fait impression qu’aux physiologistes et aux physiognomonistes : les foules s’attirent et sympathisent entre elles par la communauté de langage, à laquelle s’allie quelquefois la communauté de religion ; le reste n’attire pas trop leur attention.

Quand une partie quelconque d’une nation, forcée par les événements, a été réduite à adopter la langue d’une autre, elle a déjà cessé d’appartenir à la première : c’est ce qui est arrivé aux populations de la Prusse orientale, qui de slaves sont devenues allemandes ; de même à un grand nombre de Tartares assujettis aux Russes, qui sont devenus Slaves ; et, pendant le moyen âge, aux Bulgares, qui, ayant adopté la langue de leurs sujets, sont devenus Slaves, de Tartares qu’ils étaient. Des vicissitudes analogues font que diverses populations flamandes ou allemandes des provinces du Rhin se trouvent dans la voie de transformation par la superposition de la langue française.

Il est arrivé aussi qu’une population au langage barbare et inculte ait abandonné spontanément le sien pour adopter celui de son voisin plus poli et plus cultivé ; mais ces cas sont très-rares, tandis qu’on pourrait citer encore un grand nombre d’exemples pour ce qui regarde la première catégorie. C’est ce qui est arrivé anciennement dans la plus grande partie des parages de la Méditerranée et du Pont-Euxin au contact des colonies helléniques. Tout le monde barbare adoptait alors la langue en même temps qu’il embrassait les idées helléniques. C’est ce qui fit dire à Cicéron que les rivages de tous les pays barbares semblent comme décorés d’une frange de territoire hellénique.

D’un autre côté, lorsqu’il arrive qu’une certaine culture ayant dégrossi des langages incultes, les a mis dans une voie de perfectionnement, on n’abandonne plus le sien, si supérieur que soit celui du voisin. C’est le cas où se trouvent les dispositions des Slaves de la Turquie et des Daco-Roumains. Leur langue ayant fait quelques progrès, il devint impossible de leur persuader de l’abandonner pour adopter celle des Hellènes, qui, étant d’une supériorité incontestée et incontestable, pourrait servir de lien pour former une seule nation de toutes ces populations.

À cause de ce manque d’unité dans le langage, il faut reconnaître qu’on ne saurait constituer, avec l’assentiment de tous, un État unitaire, comme celui de l’État oriental. Là, l’unité de religion peut servir de lien commun ; ici, elle est insuffisante par elle seule, une fois que les populations parlent des langues différentes. En Asie, l’identité de religion suffit pour unir des populations de langue et de race différentes sous le même gouvernement et la même législation, puisque les sympathies religieuses sont supérieures à tout ; mais, généralement, en Europe le sentiment individuel de nationalité parmi les grandes races repousse obstinément toute fusion. En Asie, où parmi les populations musulmanes, la fonction d’un gouvernement absolu sera, pour le premier quart de siècle au moins, d’une nécessité inévitable, de petites divergences d’intérêts locaux ou des répugnances de races faiblement accentuées peuvent être facilement conciliées et même effacées par l’action prépondérante du gouvernement. En Europe, où parmi les populations chrétiennes on ne pourrait pas gouverner sans le concours du peuple et des assemblées qui doivent le représenter, si ces divergences, ces répugnances, sont d’une importance telle qu’on ne puisse les faire disparaître par la persuasion et par le sentiment de solidarité, il ne saurait plus y avoir d’unité de but, ni convergence de volontés, ni concours d’action ; mais tout sera contraire.

Avant la grande révolution hellénique de 1821, et même quelques années après, il existait chez les populations orthodoxes de l’empire ottoman une tendance à se fondre dans une seule et même nationalité. Tout le monde prenait alors volontairement le nom générique de Romaios (ce qui signifiait et signifie encore en Turquie le Grec), comme une tradition de l’empire gréco-romain. Tout le monde tenait à honneur d’appartenir à la nationalité grecque et de parler le grec, qu’on appelait alors romaïque. Tous ceux qui des provinces danubiennes prenaient leur vol vers l’Europe s’y présentaient comme Grecs, tenant à grand honneur de s’appeler Grecs. Mais cette époque, quoique peu éloignée par le temps, l’est déjà trop par les changements survenus dans les esprits.

À cette époque on n’avait rien fait pour les prévenir, on ne pensait point alors à encourager ni à aider ces libres dispositions, ces mouvements spontanés. Si, d’un côté, le joug écrasant des Ottomans portait toutes ces populations à oublier leurs origines et à se serrer dans une solidarité commune, de l’autre, le péril même où se trouvait exposée tous les jours l’existence de tous ceux qui s’élevaient au-dessus de la foule empêchait la conception de grands projets dont les résultats ne pouvaient se produire qu’avec le temps. Si même on les avait conçus, ces projets, l’instabilité des choses et le renversement continuel des positions ne permettaient point de s’occuper de leur réalisation. Lorsqu’on vivait au jour le jour, dans la vie physique comme dans l’action politique, de telles préoccupations ne pouvaient guère avoir lieu. Tout ce qui arrivait, tout ce qui s’y produisait donc ne se faisait que par un élan de spontanéité, sans l’existence de projet conçu et médité. Si un projet eût existé, il aurait même produit un effet plus considérable.

Après l’insurrection hellénique, le sort commun ne se trouvant plus placé sous une oppression identique, on commence à songer aux différences de nationalité, d’intérêts, de passé et d’avenir. L’influence étrangère, notamment après la guerre de 1828, s’y mêlant, on a su faire ressortir de plus en plus les différences, grossir les griefs, entretenir la discorde et inspirer une espèce de répulsion. Il est inutile d’entrer ici dans des détails sur ces mésintelligences, d’expliquer les motifs supérieurs qui les produisirent, de constater les griefs réels, de réfuter les imaginaires, de représenter les fatalités insurmontables qui devaient et doivent encore en produire tant que durera le régime ottoman. Il est inutile, je veux dire, de les discuter, puisqu’on ne saurait agir sous ce régime pour les faire cesser.

Mais entendons-nous bien. De ce que les diversités de race et de langue seraient un grand obstacle à la formation d’un État unitaire il ne s’ensuit pas qu’il en serait de même pour la formation d’un État confédéré. Il serait aussi absurde de ne pas en tenir compte dans le premier cas qu’il serait stupide de les considérer comme des empêchements péremptoires dans le second. Une fois que les craintes d’empiétements d’une nation sur l’autre disparaîtraient, une fois qu’on aurait des gouvernements et des administrations distinctes, nous ne voyons pas pourquoi l’intérêt commun ne les mènerait pas à une entente nécessaire dans l’intérêt de tous. On pourrait même affirmer que ceci ne serait nié ni contesté par personne. Mais il y aura des divergences multiples d’opinions et de prétentions sur la manière de délimiter, d’établir, ou de constituer cette confédération. Nous allons passer à l’examen de ces différents points.


V


Trois races distinctes, sentant fortement leur personnalité, se présentent dans les pays qu’on désigne sous le nom de Turquie d’Europe : les Roumains, qui habitent l’ancienne Dacie ; les Serbo-Bulgares et les Helléno-Illyriens ou Grecs, auxquels se rattachent les Albanais[4]. Quelles seront les frontières à assigner aux pays qui seront attribués à chacune de ces populations ? La configuration du pays et les accidents du sol peuvent nous servir de base pour fixer des lignes de démarcation.

Le Danube sépare les pays Daco-Roumains de ceux des Serbo-Bulgares ; les chaînes de l’Hémus ou Balkans sépareront ceux-ci des pays helléno-illyriens. Rien de plus net et de plus parfaitement dessiné. Ces chaînes, partant de la mer Adriatique et avançant vers l’est par diverses courbes qui suivent la même direction (celle de l’est), vont disparaître aux bords de la mer Noire. Tout le versant septentrional ou tous les pays arrosés par les cours d’eau qui vont se jeter dans le Danube ou dans la mer de Dalmatie appartiendront à la nation slave ; tout le versant méridional ou pays arrosés par les cours d’eau qui débouchent dans les mers Égée et de Marmara appartiendront à la nation des Hellènes.

Voilà le principe général. On rencontre néanmoins d’un côté un fait ethnologique et de l’autre un accident de configuration du sol dont il faut tenir compte et admettre les dérogations qui doivent en découler. À l’extrémité occidentale, le pays de Tschernagora (Monténégro) se trouve situé, non pas sur le versant du nord, mais sur celui du sud. La Moratcha et les affluents qui l’arrosent prennent la direction du midi et vont se jeter dans une mer helléno-albanaise, près de la mer Ionienne. Cependant ce pays, quoique appartenant au système territorial méridional, est exclusivement habité par des Slaves ; on doit donc le ranger exceptionnellement avec les pays situés au nord et appartenant aux Slaves.

À l’autre extrémité, celle de l’est, le grand prolongement ou langue de terre qui porte le nom de Dobrutchka, — actuellement habité par des Tartares et autres rares habitants de toute nationalité, Grecs, Roumains, Turcs ou Bulgares, — quoique située en deçà du Danube, peut être regardée relativement à la Bulgarie comme une excroissance parasite et comme telle dépourvue de toute importance particulière. Au contraire, pour les Daces, ce coin de terre leur est d’une nécessité absolue, parce qu’au lieu d’allonger, il sert à arrondir leur territoire. Mais l’essentiel est qu’il leur donne un port et le seul qu’ils puissent avoir sur la mer Noire, celui de Kustendjé. L’entrée par mer dans les Dacies par l’embouchure du Danube, étant ordinairement fermée pendant six mois de l’année à cause des glaces qui s’y forment ou des mauvais temps qui pendant tout l’hiver règnent dans ces parages, fait que ce port leur est d’une immense utilité. Agrandi par une jetée qu’on ne manquerait pas d’ajouter encore à celle qui existe, il pourra servir suffisamment aux besoins de leur pays. Il en sera de même du port de Varna pour la Bulgarie orientale.

Il serait juste que les provinces daciennes, contrées qui, par leur position géographique, font partie du système de l’Europe orientale, pussent avoir un débouché assuré dans la mer Noire, comme il serait également juste que les provinces slaves du sud-ouest, contrées qui rentrent plutôt dans le système de l’Europe centrale, pussent avoir des établissements dans la mer Adriatique. C’est de ce côté-là, sur les rivages de la Dalmatie où s’étend la base de leur position géographique, que se trouve le grand avenir des Slaves méridionaux, et où doit se développer un jour toute leur activité commerciale et maritime. Il serait de son intérêt même que le gouvernement autrichien accordât à cet État slave le droit d’entrepôt et de transit dans un ou plusieurs ports de la Dalmatie, par exemple dans ceux de Cattaro, Raguse, Spalattro et Sébenique. On ferait encore mieux si l’on échangeait la mince et étroite bande de territoire qui forme la Dalmatie inférieure avec une partie équivalente de territoire dans la Croatie turque. En attendant que l’on procède à un pareil échange, les ports de Klek et de Satorina, dans le golfe de Narenta, pourront servir provisoirement pour assurer à l’État slave une communication indépendante avec la mer Adriatique[5].

Mais, dira-t-on, si l’Autriche consent à cet échange, elle diminue de moitié la source d’où elle tire les marins nécessaires à l’entretien de sa flotte. On pourrait y objecter qu’une flotte montée par des marins slaves lui deviendrait aussi inutile et même aussi dangereuse, dans un moment donné, que si elle était montée par des Vénitiens. Une fois que le Trentin serait rendu à l’Italie, que la ligne des Alpes Juliennes et le cours de l’Issonzo seraient reconnus sincèrement et loyalement des deux côtés comme frontière perpétuelle, l’Autriche n’aurait plus besoin d’entretenir dans l’Adriatique une flotte destinée seulement à absorber une bonne partie de ses revenus, qu’elle pourrait employer avec plus de profit ailleurs. L’Italie, du même coup, se délivrerait de la nécessité de donner un développement précoce à sa marine militaire, pendant qu’elle n’a pas assez de toutes ses ressources pour les autres branches de son administration.

D’après ce qui vient d’être exposé, l’État hellénique se trouvera en possession, du côté asiatique, de tout le versant occidental de l’Asie mineure, pays que nous avons désigné sous la dénomination d’Anatolie, et, du côté de l’Europe, de tous les pays au sud des chaînes de l’Hémus, sauf l’exception déjà faite. Sa capitale ne sera plus sur le Bosphore, point trop éloigné du centre de son territoire, mais bien sur l’Hellespont.

Il est de toute nécessité que le Bosphore et l’Hellespont se trouvent entre les mains d’un État qui puisse remplir efficacement le rôle qui lui aurait été assigné : celui de tenir en temps de paix ces détroits ouverts à tout le monde et en temps de guerre également ouverts ou fermés à tout le monde. Ces deux détroits sont situés au beau milieu des pays helléniques, tant en Asie qu’en Europe, tant anciens que modernes, et un État grec peut offrir le plus de garanties pour remplir cette fonction par tous les moyens nécessaires, capable comme il est de développer en même temps ses forces navales et ses forces de terre. On ne peut pas, pensons-nous, garder les détroits avec une armée de terre, si l’on ne dispose aussi de forces maritimes suffisantes à opposer une résistance sérieuse aux attaques qui viendraient du côté de la mer. Mais, pour pouvoir agir avec efficacité, il faudrait que le gardien fût placé, pour ainsi dire, à cheval sur ces détroits, en occupant le territoire européen et le territoire asiatique. Si l’on songeait à placer les deux rives opposées sous la domination de puissances diverses, on diviserait l’action, on partagerait la responsabilité et on n’obtiendrait aucun résultat qui vaille : ce qui incombe à plusieurs n’oblige strictement personne.


VI


Sur ces entrefaites, je m’attends à être interrompu par des remarques auxquelles il faudra répondre. On va me demander pourquoi je range les Albanais parmi les Hellènes ; ce que je pense des Arméniens, des Musulmans ; sur quelles autres données repose la délimitation proposée pour les pays que doit posséder chacune de ces trois nationalités, roumaine, serbe et hellénique.

J’y réponds. Les Arméniens sont une race appartenant totalement à l’Asie supérieure. Plusieurs milliers sont disséminés dans beaucoup de villes du versant occidental de l’Asie mineure et dans la Turquie d’Europe comme industriels et commerçants ; mais le pays où ils existent comme nation, où ils cultivent le sol, est situé dans l’Asie intérieure et au dedans de la frontière de ce que nous avons nommé empire musulman. Ce sont eux, avec les chrétiens de la Syrie, que nous avions en vue lorsque nous avons parlé des chrétiens dont le sort politique serait lié à celui de cet empire et pouvant servir d’agent intermédiaire pour faire pénétrer par degrés les idées européennes parmi les populations musulmanes.

S’il y a une meilleure solution à concevoir dans l’intérêt de leur pays, qu’on la propose et que tous le intérêts soient entendus. Je ne pourrais pas en parler ici sans attenter au principe fondamental de la solution que je propose : l’établissement d’un grand État musulman là où prédomine l’élément musulman, et l’établissement d’un État chrétien là où prédomine l’élément chrétien. C’est par ce motif supérieur que je n’ai fait aucune mention des Grecs qui habitent et cultivent les provinces de Trébizonde ou autres districts de l’Asie mineure, parce que ces territoires se trouvent situés au delà de la ligne qu’on devrait marquer comme frontière entre l’État musulman et l’État chrétien.

Quant aux Albanais, si, d’un côté, ils parlent un langage à eux, chose qui pourrait donner naissance au sentiment d’avoir une existence politique à part, il est vrai de dire que ce langage est resté inculte, informe, et n’a reçu aucun développement. Aussi un tel sentiment n’a pris aucune consistance parmi eux, jusqu’à présent du moins. Les musulmans et les chrétiens qui le parlent se servent généralement des caractères de l’alphabet grec dans le peu d’usage écrit qu’ils en font ; une petite minorité fait seule exception. Les populations albanaises se trouvent en grande partie mêlées avec les Grecs qui habitent les mêmes villes, cultivent les mêmes champs. Tout ce qui est chrétien appartient presque entièrement au culte grec et emploie la même langue liturgique pour les besoins de ce culte.

Sans se l’expliquer peut-être eux-mêmes, mais par instinct, les Albanais sentent qu’ils ont avec les Grecs une commune origine, une commune destinée, un commun avenir. Depuis les temps d’Alexandre et de Pyrrhus jusqu’à la conquête romaine, depuis le moyen âge jusqu’à Georges Castriote, leur existence se trouva toujours liée au sort des Grecs[6]. Dans ces derniers temps, ils ont pris une part très-considérable à la guerre de l’indépendance, pour laquelle ils ont fait de grands efforts, se sont imposé de nobles sacrifices. Ils se sont illustrés avec les Hellènes dans cent combats tant sur terre que sur mer ; leur sang a été mêlé à celui de ces derniers sur tous les champs de bataille où se jouait le sort de l’Hellénie. Ainsi mêlés et confondus avec les Grecs, ils ont vu leurs noms, gravés dans le plus immortel des monuments, — le sol même de l’Hellénie, — prendre place à côté de ceux des grands hommes de l’antiquité.

En définitive, l’homme albanais n’est qu’une variété du Grec, dont il ne diffère que par une complexion plus rude[7].

Cependant certains brouillons politiques et autres intrigants religieux ont fait et font encore tout ce qui dépend d’eux pour y semer la division. Ils en seront pour les frais de leurs malfaisantes intentions. Comme les Grecs se trouveraient grandement affaiblis sans les Albanais, de même ces derniers ne peuvent aspirer à aucune grandeur séparés des Grecs ; ils le sentent parfaitement eux-mêmes. Le système de décentralisation qui tend à prévaloir presque partout en Europe leur permettra d’avoir une existence cantonale dans les provinces où leur élément est compacte et où ils sentiront le plus ce besoin. Il pourra en être de même pour tout autre district hétéroglotte.

Reste à parler du petit nombre d’Ottomans pur sang et de ceux qui, Slaves ou Hellènes de race, sont musulmans de croyance. Nous n’avons rien à dire sur les Daco-Roumains ; des circonstances que, pour ce résultat au moins, on pourrait appeler heureuses, ont fait qu’il n’y a pas de musulmans parmi eux. Il ne s’agira naturellement ni de les expulser, ni de les exterminer, comme ne cessent de le répéter certains hommes inattentifs sur le compte des Hellènes de Crète qui professent le culte islamite. Ne s’aperçoivent-ils pas qu’ils se laissent souiller de la bave de ces reptiles dont nous avons parlé au commencement de ce travail ?

Comme nous disions pour l’État musulman en Asie que les chrétiens qui veulent y demeurer devraient s’arranger de manière à pouvoir vivre avec les musulmans et à contribuer grandement à leur développement, de même nous dirons pour les musulmans de l’État européen. Veulent-ils émigrer dans l’Asie intérieure ? On leur donnera tous les secours possibles à cet effet. Mais bien insensés ou plutôt bien malheureux ceux qui se décideraient à prendre ce parti ! Après la courte durée de l’effervescence qui se manifesterait pendant l’accomplissement de ce changement, tout rentrera dans l’ordre et la légalité. Les islamites de l’île d’Eubée qui ont vendu leurs propriétés pour émigrer en Turquie se sont amèrement repentis de leur précipitation à prendre un tel parti, en apprenant dans la suite la liberté et la sécurité dans laquelle vivent ceux qui se sont décidés à rester. Il n’y aura de désarroi que pour les gens sans aveu qui, ne possédant rien, ne professant aucune industrie et ayant le travail en horreur, sont habitués à vivre de rapines et d’extorsions. Pour ceux-ci, qu’ils s’en aillent ou qu’ils restent, c’est indifférent. Mais les propriétaires, tous ceux qui vivent de leur travail et de leur industrie, y resteront. Combien de fois n’en a-t-on pas entendu plusieurs, dans leur désespoir, s’écrier en confidence : Mais quand donc viendront ces chrétiens nous délivrer tous de cette oppression insupportable ?


VII


Après avoir répondu d’une manière satisfaisante, je crois, aux deux premières questions qu’on n’aurait pas manqué de m’adresser, je viens à la dernière, qui est la plus importante : Est-on d’accord sur la délimitation que vous proposez ?

C’est malheureusement sur ce point qu’existent des conflits et des contestations. Habemus reum confitentem, vont s’écrier les sycophantes. Les voilà qui avouent eux-mêmes le vice capital qui les doit toujours tenir dans la servitude ; les voilà en conflit avant même que l’œuvre soit consommée. Qu’adviendra-t-il dans la suite ? Ici on se mettra à répéter les lieux communs tout faits sur les divisions qui existent entre les populations de races et de religions différentes en Orient. Comme il serait beau et honnête, — dirons-nous de notre part, — de nous reprocher ces querelles et ces dissensions, une fois que l’on a eu soi-même le charitable soin, sinon de les faire naître toutes, au moins de les fomenter, de les agrandir, de les alimenter, de les entretenir !! Ce serait une bien longue et bien triste histoire que celle de cette action délétère venant du dehors, mais ce n’est pas le moment opportun de nous en occuper. Cependant la politique européenne est-elle si exempte de ces dissensions et de ces conflits pour que l’on vienne nous les opposer, à nous chrétiens orientaux, comme un argument péremptoire ?

Si la consommation de cet œuvre doit se faire par des insurrections où se mêlera l’intervention des puissances européennes, ces conflits et ces dissensions ne se borneront pas à nous seuls. Tous les grands gouvernements y prendront part. Leur conduite présente et passée en est une preuve irrécusable. Mais, pour résoudre la question d’Orient et éviter tous les maux dont nous avons parlé, nous avons présupposé une entente sincère entre les grandes puissances, qui ferait que les populations de ces pays, recevant en définitive d’un congrès européen le bienfait de leur émancipation et de leur autonomie ainsi que la délimitation de leurs frontières, doivent naturellement rabattre de leurs prétentions et se montrer résignées de bonne grâce au sort qu’on leur fera, au lot qu’on leur adjugera.

Quelles sont ces prétentions ?

Plusieurs Grecs et même plusieurs publicistes et hommes politiques européens ont pensé que dans la reconstruction d’un État chrétien, dont la capitale (ce que nous avons déjà écarté) serait encore sur le Bosphore, les frontières de cet État doivent s’étendre jusqu’au Danube, au moins dans la partie de son cours inférieur et en amont de ses embouchures. C’était l’idée des grands fleuves qui devraient servir de frontières entre les États, afin qu’elles fussent naturellement tracées et plus facilement gardées et défendues.

En émettant cette opinion, on ne prenait pas en considération que les populations qui habitent ce territoire sont d’origine bulgare, parlent la langue bulgare, et que le petit nombre de Grecs établis dans les villes riveraines du Danube et de la mer Noire ne suffit pas pour servir de levain à l’hellénisation de tout ce pays. On oubliait même que les populations qui l’habitent, poussées par le courant des idées qui ont commencé à prévaloir depuis une quarantaine d’années, sont hostiles à cette fusion, et que dans cet éloignement elles se sentent appuyées par leurs proches voisins, les Serbes et autres populations de la Slavie du midi. Si l’on allait faire violence à leurs sentiments, au lieu d’ajouter des forces à l’État en question, on ne ferait qu’y jeter un élément de dissensions et de contestations avec les autres populations slaves du midi de l’Europe.

D’un autre côté, chez quelques-uns des Bulgaro-Serbes se manifeste en sens opposé une certaine convoitise qui les porte à penser que leur domination doit s’étendre jusqu’à la mer Égée et que Thessalonique et l’Hellespont ne doivent être que les débouchés de l’immense Slavie. Ils appuient cette prétention sur ce que jadis ces pays ont été dominés par eux sous leur grand roi Dushan. Mais si une occupation si éphémère pouvait donner naissance à de pareils titres, quels ne devraient pas être ceux des Grecs, qui ont dominé ces contrées pendant de longs siècles ? Dans les pays mêmes que les Slaves habitent entre le Danube et la chaîne de l’Hémus, ils ne s’y sont pas établis à la suite d’une conquête, mais bien à l’invitation des empereurs gréco-romains, qui les y installèrent et leur donnèrent le sol à cultiver, comme les autres sujets de l’empire.

Laissons de côté ce qui ne saurait avoir aucun poids aujourd’hui et venons à ce qui peut intéresser davantage dans l’état de choses actuel de l’Orient. De ce que plusieurs Bulgares, à la suite des désastres causés à l’empire byzantin par la coalition des Croisés, sont venus s’établir parmi les Grecs de Thrace et de Macédoine, l’idée est venue à leurs descendants de s’en attribuer aujourd’hui la possession. Pour être tout à fait dans le vrai, hâtons-nous d’ajouter que ce ne fut pas chez eux que cette idée prit naissance, mais qu’elle leur est venue du dehors. C’est pour atteindre ce but qu’on s’y est pris en ces derniers temps de toutes les façons pour expulser de partout, dans les églises et les écoles, la langue hellénique. À l’effet de faire disparaître tout souvenir du passé, on est allé jusqu’à détruire d’une manière indigne même les inscriptions anciennes ou modernes partout où on les découvrait. Ces inscriptions sont coupables d’être écrites en langue hellénique.

Il nous répugne d’entrer dans les détails de cette conjuration. Mais, pour donner une idée générale de ce qui se trame dans ces provinces, nous nous bornerons à faire une courte observation qui suffira pour éclairer la situation : Deux propagandes venant du dehors, hostiles entre elles partout ailleurs, se tendent ici une main fraternelle. L’une souffle la discorde dans l’intérêt du panslavisme, l’autre tâche de semer la division dans celui du pampapisme. On en viendra aux mains, sans nul doute, lorsque le grand œuvre sera consommé, mais pour le moment on agit de concert. Pourrons-nous, abandonnés à nous seuls, tenir pour longtemps encore tête à ces deux gigantesques agents de subornation ?

C’est trop difficile. Au train dont vont les choses aujourd’hui, on peut parfaitement prévoir que nous devons succomber en définitive. Mais, au bout du compte, lequel de ces deux contendants jouera l’autre ? La chose est aussi claire que le jour. N’importe. Ce serait demander l’impossible. Comment, en effet, espérer que les fils des hommes de 1789 se décideraient à se sevrer de la fameuse politique traditionnelle, ce triste et néfaste héritage des bas siècles : Ipsi videant ?

Il y a en Europe plus de douze millions de Slaves du sud-ouest ; il y en a autant du nord-ouest, et plus du double de leur addition dans l’est et le nord-est : ce qui porterait le nombre des Slaves à plus de soixante millions. Je ne parle pas des populations qui, soumises à leurs lois, vont bientôt leur être assimilées. Les territoires qu’ils habitent sont immenses. Le nombre des Slaves triplerait, que ces territoires ne seraient pas encore suffisamment peuplés. Posséder des territoires tellement étendus en Europe et en Asie et vouloir encore empiéter sur le petit héritage de la nation hellénique, ce serait d’une atroce ingratitude pour le passé et une suprême injustice pour le présent !

Quel pourrait être le sort de cette nationalité, dépouillée de la Thrace et de la Macédoine, et confinée dans le promontoire qui comprend le royaume actuel de la Grèce, l’Épire et la Thessalie ? Ce serait la réduire à rien que de la mutiler ainsi. Elle n’aurait plus raison d’être comme corps politique. Un si mince État situé, non dans un coin de l’Europe, mais au centre même de la Méditerranée, peut-il exister sans devenir le jouet du premier venu ? Il vaudrait mieux se résigner à se fondre dans quelque nationalité plus forte. On se mettrait ainsi, au moins, à l’abri des avanies et des insultes de l’étranger. Il arrivera par cette éviction que la nationalité hellénique, ne pouvant plus aspirer à une existence réellement indépendante dans les limites tracées par la nature et hautement indiquées par son histoire, verra avec désespoir qu’elle ne saurait jouer d’autre rôle que de servir de satellite à quelqu’un. N’ayant plus d’ambition honnête et légitime à poursuivre, elle le deviendra forcément, mais ce quelqu’un sera celui dont elle pourra espérer le plus de richesses, le plus d’avantages matériels ou le plus d’avancement dans les carrières de la politique, de l’armée, de la marine.

La langue hellénique doit-elle donc disparaître du pays qui produisit le grand soleil de l’intelligence ? Stagire doit-elle devenir une ville slave ? La grande arche qui pendant les divers cataclysmes de la barbarie fut le refuge des arts et des sciences, et d’où ils se sont répandus à différentes reprises sur toute l’Europe ; le foyer d’où jaillirent les deux courants d’étincelles qui allumèrent les deux grands phares de la civilisation moderne, — la Renaissance et la Réforme ; — la ville qui fut l’Athènes, l’Alexandrie du moyen âge[8], doit-elle voir sa langue étouffée par la superposition d’une langue étrangère ? Ce que les Turcs n’ont pas pu consommer sera-t-il l’œuvre des Slaves ? Serait-elle donc inéluctable la loi horrible, une autre lex horrendi carminis : « L’initié tue l’initiateur !!! » Les générations du monde moral et intellectuel seraient-elles comme l’engeance des vipères, enfants qui donnent la mort aux mères qui leur ont donné le jour ? Les races slaves payeraient-elles aujourd’hui leur initiation à la civilisation et au christianisme de la même manière que le firent autrefois les races latines ? Une telle fatalité serait-elle inexorable ?

Ah ! qu’on s’imagine qu’on fût condamné à prévoir un tel sort réservé dans un jour éloigné à Paris pour la langue française, à Berlin pour la langue allemande, à Florence pour la langue italienne, et qu’on nous le dise : serait-ce d’un œil sec ? Ne coulerait-il pas une larme de ses paupières ?

Est-ce pour appartenir à la nation hellénique qu’un tel événement nous paraît ce qu’il y aurait de plus désolant au monde ? Celui qui écrit ces lignes cent fois s’est fait cet examen de conscience, et cent fois il a trouvé que, fût-il Français, Allemand, Anglais, Italien, Russe, ou de n’importe quelle autre nationalité, il en devrait être ainsi. Les préjugés d’éducation pourraient-ils nous égarer à ce point ? Nous soumettons ces considérations à tous ceux qui tiennent aux idées de spiritualisme élevé, à tous ceux qui adorent la lumière et la science, quelle que soit leur nationalité, quel que soit le pays qu’ils habitent, et nous les adjurons d’y répondre.

Tout cela, dira-t-on, n’est que du sentimentalisme. Mais les vérités les plus élémentaires du monde moral ne sont-elles pas l’œuvre du sentiment ? L’inspiration des grandes pensées et l’impulsion aux grandes œuvres ne viennent-elles pas du cœur ? Les sentiments élevés ne nous sont-ils pas souvent d’une utilité supérieure à celle du calcul ? Que s’ensuivrait-il si on n’en tenait pas compte à cette occasion ? Il faudrait renoncer à l’espérance d’une solution pacifique et chrétienne de la question d’Orient. Évidemment, les Hellènes ne sauraient résister avec succès contre une telle éviction ; mais tous ceux qui, en Europe, tiennent à l’équilibre des États et à la pondération des forces des différentes nationalités ne sauraient permettre que les Détroits tombent au pouvoir d’une nation slave quelconque. La fatalité exigerait donc qu’une guerre européenne dît le dernier mot dans cette grave question d’Orient ? Qui doit s’en réjouir, qui doit s’en réconforter ? Nous l’avons déjà dit au commencement de ce travail.

Mais ne désespérons pas de la raison et de l’honnêteté. Espérons, au contraire, que les principes chrétiens, qui se font de plus en plus jour dans la société et la politique des peuples modernes, seront écoutés à l’avantage de tous. Avec cette consolante confiance, revenons au point où nous étions avant d’être entré dans ces explications.


VIII


Nous avions devant nous la perspective de trois États, dacien, slave et hellénique, reliés entre eux par le lien fédéral, et que, faute d’autre nom plus approprié, nous appellerons Confédération Hémienne, des monts Hémus, situés au milieu de la circonférence de ces trois États. On comprend bien que le gouvernement de ces États sera monarchique constitutionnel. Mais quelles seront les relations fédérales entre ces trois monarchies, quelles seront celles de la confédération avec les puissances étrangères ? Y aura-t-il une présidence de l’un des trois rois, ou seront-ils tous trois sur le pied d’une parfaite égalité ? Y aura-t-il une capitale de la confédération, ou bien prendra-t-on successivement pour capitale celle de l’un des trois États ? Y aura-t-il une langue officielle pour les relations fédérales, ou bien sera-t-il loisible d’employer l’une ou l’autre indistinctement ? Y aura-t-il une représentation commune auprès des autres puissances, une représentation séparée, ou bien l’une et l’autre à la fois ? Y aura-t-il une armée fédérale en dehors de celle de chacun des trois États ? Y aura-t-il une flotte fédérale, ou cette force restera-t-elle tout à fait indépendante, ou bien encore les uns par des contributions réglées offriront-ils leur concours aux autres qui seraient le plus à même de l’entretenir ? Voilà des questions susceptibles de recevoir plusieurs variations encore.

On conçoit bien que nous ne pouvons entrer ici dans de plus grands détails sur une telle constitution. Il suffit qu’on admette le principe, et quand la chose serait sur le point d’être réalisée, on choisirait ce qu’il y aurait de plus convenable dans ces diverses combinaisons. On peut cependant, dès à présent, admettre que la langue hellénique pourrait être employée comme langue officielle pour les relations fédérales, soit politiques, soit ecclésiastiques. Une fois que toute crainte d’empiétement d’une nation sur l’autre aura disparu, on pourrait sans inconvénient donner cette préférence à la langue aînée de la civilisation européenne, comme un hommage des services qu’elle a rendus non-seulement aux Slaves et aux Daces, mais à tout le monde européen, à l’humanité.

D’ailleurs, soit qu’un citoyen serbe ou hellène se fût mis à étudier le roumain, soit qu’un Roumain ou un Hellène se fût mis à étudier le serbe pour s’en servir dans les relations fédérales, il n’aurait à recueillir aucun autre avantage signalé en plus de cette utilité, tandis que le Serbe ou le Roumain qui s’adonnerait à l’étude de la langue hellénique, outre l’avantage de son usage pour les relations fédérales, en retirerait encore d’autres qui récompenseraient au centuple les peines qu’il se serait données. Il suffit de faire remarquer que le signe distinctif de toute bonne éducation littéraire, philosophique, politique même, dans les pays d’Europe d’où nous vient actuellement la lumière, est celui d’avoir une connaissance quelconque de la langue des Hellènes[9]. Elle a été non-seulement la langue des philosophes et des dieux, mais la langue de Dieu même. Ce fut par elle que le Logos, la raison divine, se manifesta dans le monde, s’y propagea en toutes directions, le pénétra en tous sens.

Ceux qui, pour des buts inavouables, préfèrent la situation actuelle vont s’écrier : « Par la formation de ces trois États on ne fait que créer trois satellites à la Russie, dévoués à ses intérêts, à sa politique, et gagnés à son influence irrésistible par la conformité de religion. » Mais si cette conformité de religion entre les Autrichiens et les Italiens, les Français et les Espagnols, n’a pu produire de tels résultats, pourquoi en serait-il autrement des Russes et de nous autres Orientaux ? Une telle influence ne peut être exercée que sur des peuples opprimés aspirant à briser leurs fers avec l’aide de leurs coreligionnaires ; mais, dès que les peuples obtiennent leur liberté et entrent en possession d’eux-mêmes, dès qu’on n’a plus besoin de quelqu’un pour sauvegarder la chose que l’on croit la plus estimable du monde, pourquoi se ferait-on le satellite de quelqu’un ? pourquoi se laisserait-on effacer et absorber par une autre nationalité ?

C’est ici l’occasion de faire remarquer une contradiction qui échappe à l’attention de ceux qui ne s’occupent que d’une manière superficielle des affaires d’Orient. Toutes les fois qu’on propose d’établir un État quelconque formé de toutes les nationalités chrétiennes qui se trouvent sous la domination turque, et qu’on indique comme lien principal la conformité de religion, on vous fait des montagnes d’objections, on vous démontre comme un théorème géométrique que ce lien n’a aucune efficacité. Mais s’agit-il de la Russie ? Ah ! c’est bien différent. Alors tout s’aplanit, tout s’efface, tout se concilie. Tout le monde n’aspire qu’à aller s’engloutir dans l’océan russe. Et tout cela grâce à l’influence exercée par la conformité de religion, influence qu’on déclarait totalement inefficace un instant auparavant.

L’une et l’autre de ces appréciations portent également à faux.

Si, chez les populations chrétiennes de la Turquie, l’action de la conformité de religion n’est pas forte au point de pouvoir neutraliser les effets de la diversité de race et de langue et les pousser à la formation d’une seule et unique nationalité, elle peut servir au moins à entretenir l’amour, la charité, la condescendance réciproque, chose qui serait d’une grande importance pour la bonne entente et la concorde nécessaire dans les premières années au moins. En ces pays, les sympathies religieuses étant plus vivaces que partout ailleurs par suite de l’oppression commune et des malheurs soufferts en commun à cause de la religion même, il arrive que ces sympathies produisent des effets sensibles sur toute la conduite de la vie privée ou publique. Avec la diffusion des lumières se développeront dans la suite d’autres principes également salutaires qui viendront consolider encore l’œuvre commencée sous les auspices de cette conformité.

De l’autre côté, la puissance russe peut bien tirer des avantages de cette conformité de religion avec ces nationalités, mais quels seront-ils ? Ce sera la sécurité qu’on ne devienne pas, par antipathie religieuse, des instruments aveugles entre les mains des autres puissances lorsqu’elles voudront l’atteindre dans ses intérêts, l’abaisser ou l’amoindrir au profit de leurs ambitions. Cependant, si la Russie était la puissance agressive, l’action de la conformité de religion ne serait pas tellement prépondérante qu’elle pût leur faire oublier le sentiment de leur individualité nationale, de leur dignité, de leurs intérêts, et compromettre même leur existence, pour devenir des instruments aveugles au profit des ambitions et des convoitises russes. Ceci est élémentaire. N’importe. Quand on veut tuer son chien, on soutient qu’il est enragé.

Comment se fait-il que la conformité de religion ne serve de rien aux Autrichiens vis-à-vis des Italiens, des Hongrois et des Bohèmes ? Comment se fait-il qu’elle ne soit d’aucune efficacité pour faciliter ou préparer une fusion entre la France, l’Espagne et l’Italie ? En faisant la guerre à la France, puissance catholique, l’Angleterre a-t-elle jamais manqué d’alliés catholiques ? La France ne s’alliait-elle pas à la Turquie pour faire contre-poids à la prépondérance que voulait s’arroger la maison d’Autriche ? Louis XIV, qui persécutait férocement les protestants chez lui, ne s’alliait-il pas aux protestants d’Allemagne qui faisaient la guerre à la catholique Autriche ? Et dans ces derniers temps, lors de la seconde invasion de la France par la coalition, les ministres anglais n’étaient-ils pas les instigateurs des massacres des protestants dans les départements du Midi ? Et ne prétendaient-ils pas, au congrès de Vienne, que l’égalité des cultes devait être abolie en France, afin d’y détruire ainsi le protestantisme[10] ? Le pape lui-même ne fit-il pas alliance avec les Turcs et les Russes pour se faire garantir en Italie ses possessions contre les Français ? Les puissances hérétiques et schismatiques aux yeux du pape, la Prusse, l’Angleterre et la Russie, ne rétablissaient-elles pas la papauté dans ses domaines temporels, contre l’opposition qui venait alors du côté de la France et de l’Autriche ?

Tous les gouvernements, toutes les nations du monde contractent des alliances contre leurs coreligionnaires lorsqu’elles se voient menacées dans leur indépendance, et nous seuls ferions-nous exception ? Nous seuls ? Et croyez-vous donc que nous croyons que vous y croyez[11] ? Vous pouvez nous anéantir au moment même que vous le voudrez ; mais pour ce qui est de nous en imposer, jamais, jamais !


« Belles et excellentes choses, dira-t-on, que tout ce que vous venez d’exposer ; mais quel est celui qui voudra entreprendre de les mettre à exécution ? Entendez-vous que les autres se chargent d’un tel embarras, de préparer une assiette où vous n’aurez que la peine de vous asseoir ? » Cette apostrophe serait bien juste et bien appropriée s’il ne s’agissait que du remaniement d’un établissement qui présente quelques apparences au moins de consistance et de solidité. Mais en ceci tout le monde pense, dit et proclame sans aucune réserve ses craintes et ses inquiétudes : que l’état de choses actuel ne pourra pas plus longtemps tenir. Et alors serait-il prudent de laisser son écroulement aux jeux du hasard ? Lorsqu’un édifice vieux et délabré penche et menace ruine de tous côtés, le laisse-t-on s’écrouler par lui-même à la suite d’un tremblement de terre, d’un coup de foudre, d’un orage, d’un souffle de vent violent, ou prend-on les mesures nécessaires pour le faire démolir avec soin, mettre à part les matériaux divers et les arranger de manière qu’ils puissent servir à l’érection du nouveau ?


IX


L’Europe se trouve actuellement dans une phase politique sinon identique, du moins analogue à celle où elle se trouvait quand l’empereur Nicolas éleva ses prétentions à la protection des chrétiens d’Orient. On ne sut, pour arrêter sa pression, trouver rien de mieux que de lui déclarer et de lui faire une guerre fratricide, pendant qu’il y avait des moyens plus chrétiens soit pour arrêter son mouvement, soit pour le faire échouer au profit du bien public européen.

Quoi de plus humain et de plus politiquement prudent en même temps que de lui parler à peu près dans ce sens : « Puisque vous montrez tant d’intérêt aux chrétiens, si indignement et si cruellement éprouvés sous le joug des Turcs, nous applaudissons à ces généreuses dispositions, nous les partageons même. Nous faisons plus : au lieu de la protection que vous demandez à exercer sur eux, nous croyons plus convenable et plus juste d’agir de manière à mettre les populations chrétiennes en état de se passer de votre protection et de la nôtre. Réintégrons-les dans leur autonomie, établissons encore deux ou trois États chrétiens à la place de l’État turc, et finissons ainsi tous débats et tout motif de dissension entre nous à ce sujet. »

Qu’aurait fait alors le gouvernement russe ? S’il repoussait de telles avances — et les confidences faites à lord Seymour donnaient beaucoup à le supposer — il laissait découvrir que sa sollicitude pour les chrétiens de Turquie cachait le ressort de ses propres convoitises. La politique du gouvernement russe se trouvait prise dans ses propres filets. Les puissances occidentales auraient pu alors s’arrêter là ; ou, mieux encore, elles auraient pu en finir une fois pour toutes et entreprendre l’œuvre de l’honneur et de la vraie gloire par elles seules, même envers et contre la Russie si elle tentait d’y mettre obstacle en se déclarant pour la Turquie. Ne l’a-t-elle pas fait lors de la rébellion de Méhémet-Ali-Pacha ? Le cœur, la confiance, le dévouement de toutes les populations chrétiennes étaient alors totalement gagnés aux puissances occidentales, et pour toujours ils leur seraient restés attachés.

On a fait aux Grecs nombre de reproches, non-seulement pour ne pas avoir su garder la neutralité pendant la guerre de Crimée, mais aussi pour ne pas avoir pris part à la guerre contre la Russie. C’était la faute de vieux préjugés. Les Grecs ne se sentirent pas capables de la noble ambition d’étonner le monde de leur ingratitude : ainsi se sont-ils attirés la mésestime de gens qui ne regardent pas de trop près sur les choses de cette nature. Il en eût été autrement pour les Grecs, comme pour tous les autres chrétiens de l’Orient, si l’on eût fait la guerre à la Russie alliée de la Turquie, et dans ces conjonctures le succès eût été plus décisif et en ses résultats immensément plus grand.

Mais pourquoi parler de succès grand ou petit ? Qu’a-t-on gagné à verser tant de sang et à prodiguer tant de trésors avec lesquels on eût pu conquérir et civiliser toute la surface du globe terrestre ? Toutes ces hécatombes, tous ces sacrifices, qu’ont-ils rapporté ? Rien qu’une mince tranche de Bessarabie ! Avantage immense, à en juger d’après la jubilation à laquelle on s’était livré lorsqu’on mettait la main à la grande opération. Cependant on a fait quelque chose de plus, on a réveillé le géant de sa torpeur ; on lui a fait comprendre par la plus saisissante des évidences les vices qui le minaient et les défauts qui l’affaiblissaient. La leçon a parfaitement profité. On a rendu la Russie incomparablement plus formidable qu’elle n’était auparavant, et la question d’Orient est restée toujours sur le qui-vive, toujours à l’ordre du jour.

On doit dire cependant qu’il était plus probable que, malgré ses dispositions dans le sens des confidences faites à lord Seymour, le gouvernement russe eût accédé à des propositions de cette nature si elles lui avaient été faites. Cette brusque volte-face dans la tactique diplomatique l’aurait déconcerté, confondu, bouleversé. Il ne se serait jamais hasardé à faire la guerre aux puissances occidentales comme allié des Turcs et pour maintenir les chrétiens sous leur joug. Outre que cela aurait soulevé en Russie l’opinion publique, — qui, pour ne pas pouvoir alors se manifester par voie régulière, n’en eût pas moins été sérieuse si elle venait à se manifester par un éclat, — outre cela, il aurait eu contre lui les deux puissances germaniques et toute l’Europe en même temps, dès qu’un tel jeu aurait été démasqué.

Que le gouvernement russe eût fait de nécessité vertu, ou même qu’il y eût consenti poussé par un mouvement bon et honorable, toujours est-il que cette conduite des puissances occidentales, commentée au besoin par les révélations de lord Seymour, leur eût acquis pour toujours une influence légitime et indestructible sur toutes les populations de l’Orient. La Russie n’aurait perdu rien d’essentiel non plus par la réintégration des chrétiens dans leur autonomie ; au contraire, elle y aurait gagné. Elle se serait débarrassée de l’attention excessive qu’elle est actuellement obligée de prêter du côté de l’Occident, pour porter toute son activité du côté de la Grande Asie, où de si magnifiques destinées l’attendent, la sollicitent, la conjurent. Une fois libre du côté de l’Europe, la Russie aurait accompli dans la Grande Asie une œuvre sans pareille dans l’histoire[12].

Mais pour tenir à la Russie le langage que nous avons indiqué et la placer sous l’étreinte du dilemme qui en résulte, il fallait qu’on n’entretînt pas soi-même des projets futurs sur l’Orient, et chacun avait les siens. Sous l’apparence de vouloir se sauvegarder de la prépondérance de l’influence russe en Orient, on n’aspire qu’à la remplacer par la sienne. L’écarter seulement ou en neutraliser les effets nuisibles serait la chose du monde la plus facile. Il aurait suffit de le vouloir sincèrement, et tout obstacle eût disparu. Mais on n’en veut pas : ce serait de la politique d’esprits bornés, de la politique à courte vue. On poursuit tout autre chose. On s’occupe d’évincer l’influence russe pour y implanter la sienne et la faire servir aux mêmes effets. La chose n’étant pas encore mûre, chacun se dit : « Laissons les choses traîner comme elles vont : attendons de meilleures circonstances pour nous mettre à l’œuvre. D’ailleurs, nous ne perdrons rien pour attendre. »

Il y avait longtemps qu’en observant bien attentivement la marche que suit la politique des puissances occidentales en Orient, nous avions conçu l’idée que nous venons d’émettre, lorsque dernièrement une observation de Saint-Marc Girardin (Journal des Débats, 28 janvier 1868) vint la confirmer : « Aux XVIe et XVIIe siècles, l’Espagne, la France et la Hollande ont toujours répugné à l’indépendance des provinces Belges, chaque puissance limitrophe aimant mieux qu’elles restassent en litige, au lieu de consolider leur indépendance par la neutralité. » Mais qu’en est-il résulté ? « Ce litige, ajoute le même publiciste, a valu à l’Europe deux cents ans de guerre !!! »

Irait-on s’exposer de nouveau à de semblables péripéties ? Si on est même disposé à affronter toutes les catastrophes que nous avons signalées, croit-on que le litige finira pour toujours ? Non. À tout trouble de l’assiette européenne, à toute commotion politique et sociale, la question surgira de nouveau, jusqu’à ce que quelque chose soit exterminé et ait disparu de la terre.


X


Il faut que quelqu’un se mette en avant pour rendre cet immense service à la civilisation et au progrès. Si la Prusse, qui est la puissance la moins intéressée, directement au moins, en ce qui regarde la question d’Orient, se mettait à l’œuvre pour parvenir à établir une entente entre la France et la Russie, elle aurait bien mérité de l’humanité. Qui sait si en se mettant en avant pour ouvrir la voie à des pourparlers de cette nature la pente naturelle des choses n’amènerait encore à trouver, de concert avec les autres puissances, une issue pour la réglementation définitive de la question allemande, ou plutôt de la question autrichienne ? Ces deux questions, orientale et autrichienne, sont si intimement liées entre elles qu’il est impossible de parler de l’une sans toucher de près ou de loin à l’autre.

Mais vous sortez de votre sujet ! Non, je ne fais que pénétrer plus en avant. Ici encore il s’agit de dégager des éléments qui sont attirés ailleurs par leurs affinités naturelles, et d’en combiner d’autres qui peuvent mieux se prêter à une alliance, sinon à une fusion. Je crois même que la solution de la question orientale, combinée avec cette réglementation, conviendrait mieux à tout le monde.

Un archiduc, roi ou empereur d’Autriche et des autres provinces allemandes sous la domination des Hapsbourgs, ira rejoindre avec ses États la grande confédération allemande. Le roi ou empereur de Hongrie sera le président d’une confédération, non plus hémienne, mais danubienne. Cette confédération comprendra le royaume actuel de Hongrie et tous les autres royaumes ou principautés, quelle que fût leur dénomination, qui seraient établis dans les Dacies et les autres provinces slaves d’au delà et d’en deçà du Danube. Il est naturel que dans cette liquidation politique se trouveront quelques pays ou quelques groupes de populations qui ne seront pas, à cause de leur position géographique, compris dans le territoire d’un État de leur choix. Mais dans cette sorte d’arrangements, il est difficile ou plutôt impossible de procéder de manière à contenter toutes les aspirations. C’est ce que nous avons déjà fait remarquer pour d’autres populations ou districts en Asie et en Europe, au sud du mont Hémus.

Quelle serait, dira-t-on, la langue fédérale officielle, la langue devant servir aux relations intérieures entre les divers membres de cette confédération danubienne puisqu’en définitive tout se résout en question de prééminence d’une langue sur d’autres ? Comme ici il n’y a pas de préexcellence, il ne saurait y avoir de prééminence. Quelle est celle de la confédération helvétique ? Toutes, c’est-à-dire aucune, puisque le français, l’allemand et l’italien sont, sous divers rapports, d’une égale supériorité.

Et comment pourraient s’entendre entre eux les hommes politiques de tous ces peuples, de toutes ces nations ? La langue allemande, qui jusqu’ici a servi d’organe d’entente et qui a contribué par cela à éclairer et à civiliser la plus grande partie de ces populations, pourrait continuer à être employée à remplir ce même rôle jusqu’à ce qu’on décidât s’il y aurait lieu de faire autrement. Une fois que la crainte d’être dominé ou absorbé par les Allemands aura disparu, il n’y aura plus aucun inconvénient dans cette continuation. Au contraire, elle pourra éminemment servir au développement ultérieur de la civilisation dans ces pays. Elle ne sera plus la langue d’un oppresseur, mais celle d’un des peuples les plus civilisés de l’Europe, celle d’un allié fidèle. Ce que nous disions précédemment dans l’autre combinaison pour l’usage fédéral de la langue hellénique portera ici ses mêmes effets et aura encore une utilité plus pratique.

Lorsqu’on prend une carte d’Europe et qu’on jette son regard sur les pays habités par les Slaves du midi et les Daco-Roumains, tant en Autriche qu’en Turquie, une idée subite passe dans l’esprit de l’observateur. Il semblerait que ces deux nations ont été, pour ainsi dire, interjectées providentiellement dans cette situation opposée pour interrompre, l’une, la formidable continuité des peuples latins depuis les rivages de l’Atlantique jusqu’aux Carpathes, et même au delà jusqu’au cours inférieur du Dniester, jusqu’à la mer Noire ; l’autre, l’effrayante continuité des peuples slaves depuis le pôle et les monts Ourals jusqu’au fond de l’Adriatique, et au delà même, jusqu’aux sources de la Drave et de la Save, dans les sommets des Alpes Carinthiennes.

Cette interjection, en même temps qu’interruption réciproque, ralentissant l’impétuosité de ces deux gigantesques races, slave et latine, vers le midi de l’Europe, et l’interposition de la grande nation germanique empêchant leur froissement vers le nord, semblent faites toutes comme pour servir admirablement à la pondération des forces des diverses nationalités et des influences politiques en Europe. C’est à la race magyare qu’est dévolu le rôle d’être le médiateur entre les Slaves et les Roumains, en servant pour ainsi dire comme d’une espèce de soudure entre eux. Sous un autre point de vue, les Magyars, de concert avec les Roumains et les Saxons de Transylvanie, pourront former un contre-poids à l’exubérance des Slaves.

Un tel accord entre les paissances européennes indique et présuppose d’autres changements nécessaires en Europe et en Afrique. On pourrait y ajouter un échange entre cette Confédération et la Russie sur le cours du Dniester. Il serait inutile de les indiquer ici, chacun peut les montrer du doigt.

Et l’Angleterre ? Pour l’Angleterre, il ne se passera pas longtemps qu’elle ne s’entende avec l’Amérique. C’est le mépris qui forme une barrière insurmontable entre les individus ou les nations ; les inimitiés peuvent se changer vite en amour.

L’Hellénie, au sud des chaînes et des plateaux de l’Hémus et au versant occidental de l’Asie mineure, restera seule et telle que nous l’avons précédemment délimitée. Elle se trouvera dans la même position que la Scandinavie au nord de l’Europe. Chacun de ces États exercera la même fonction nécessaire à l’équilibre européen : l’un sera le gardien neutre des détroits de la mer Baltique, l’autre, celui des détroits que, dans cette conjoncture, l’on pourrait appeler Helléniques. La même garantie qui soutiendra l’un soutiendra aussi l’autre et soutiendra encore l’État musulman, qui sera le gardien neutre du Canal égyptien.


Nous voilà, sur les ailes de l’imagination, engagés dans un vol vertigineux, en plein domaine de l’utopie. Comme — éclatera avec un fort ricanement la voix de quelqu’un qui nous écoute avec une impatience à peine tempérée d’un sourire moqueur, — comme si vous n’y étiez pas engagé dès les premiers pas que vous avez fait dans ces devis ! Eh bien ! s’il en est ainsi, utopie pour utopie, dirai-je, la plus utopique est la meilleure.

Revenons aux tristes réalités. Nous n’avons pour cela qu’à nous en tenir à ce que nous disions au commencement de ce travail. Si l’on ne prend les mesures nécessaires pour une entente européenne, nous devons nous attendre à toutes les horreurs que nous avons déjà signalées. Qu’on se rappelle les massacres et les dévastations de 1849 en Hongrie et ceux de 1860 dans le Liban et la Syrie. Ajoutons ici, si l’on veut, ceux de 1815, dans le midi de la France et ceux de 1847 en Gallicie. La main des gouvernements n’était pas étrangère à toutes ces calamités. S’ils n’y ont pas participé d’une manière patente et avouée, il n’en reste pas moins avéré qu’ils ont contribué autant que possible à la surexcitation des passions politiques ou religieuses qui ont amené ces catastrophes auxquelles ils s’attendaient[13].

Que ceux qui tiennent en main les destinées des peuples prennent les mesures nécessaires afin de prévenir, par une entente loyale, tous ces maux dont on est menacé. Si, persistant dans la routine de la politique ordinaire, ils ne se décident pas à entrer dans la nouvelle voie qui nous est indiquée par les lumières de notre siècle, la force des choses les entraînera violemment dans celle des errements anciens.

Ceci est infaillible. Faites le bien, autrement le mal vous débordera. Faites le bien, maintenant que vous le pouvez ; plus tard, la logique implacable de la politique machiavélique, dont l’Europe n’est pas encore bien désinfectée, vous forcera la main à faire le mal. Que vous le vouliez ou non, vous le ferez. Il est fatalement impossible de vous maintenir indifférents et neutres. Il n’y a de choix qu’entre la voie de l’honneur et celle de son contraire. Pour ne pas avoir exercé le bien, vous serez condamnés à faire le mal. C’est un champ clos infranchissable.

Cet écrit n’a été composé que pour mettre, autant que possible, en évidence cette alternative, et proposer en même temps un principe de solution fondamentale aux difficultés qui paraissent rendre un tel accord impraticable. Dieu fasse qu’il puisse attirer l’attention de ceux sur qui doit tomber toute responsabilité !




FIN.
  1. Combien peu s’en est-il fallu que l’horrible événement de Topchidéré à Belgrade n’en fût le premier signal ? Rien qu’un quart d’heure de trouble ou d’hésitation dans l’esprit du ministre Garaschin. Où en serions-nous aujourd’hui ?
  2. Grâce à l’insurrection des héroïques Crétois, si méchamment calomniés, elles s’en sont déjà considérablement débarrassées.
  3. Trente bâtiments de guerre qui stationnent dans les eaux de Crète ne parviennent pas à arrêter la contrebande de guerre qu’exercent régulièrement deux ou trois slippers au service des Crétois. On a appelé un simple officier de la marine anglaise qu’on a élevé au grade de contre-amiral, pour s’occuper de réformer cette flotte et de la rendre apte à cet effet.
  4. Ce qu’on appelle aujourd’hui « l’Albanie » portait anciennement le nom « d’Illyrie » ; elle commençait aux frontières septentrionales de l’Épire et s’étendait jusqu’à celles de la Dalmatie. Les Romains ont donné ce nom à tous les autres pays qui s’étendent au delà jusqu’au cours du Danube inférieur. Quant à l’Illyrie propre, ou pays connu par les Hellènes sous ce nom, elle fut appelée par les Romains Nouvelle Épire (Epirus Nova) ou Illyrie grecque (Illyris Græca), évidemment à cause de l’hellénisation du pays, comme ceci est arrivé pour la Macédoine et la Thrace.
  5. Sur ce sujet, voyez un article de H. E. de Laveleye : l’Allemagne, etc., dans la Revue des Deux Mondes du 1er  août 1868 (pages 531, note, et 547 et 548).
  6. Le nom turc de Scanderbeg avait été imposé à ce héros, lorsque, se trouvant en ôtage auprès du sultan, il fut contraint de se faire musulman. C’est Hammer qui, dans son Histoire des Ottomans, lui appliqua particulièrement cette dénomination. Mais celui-ci, au moins, écrivait son histoire basé sur des documents turcs. Les anciens historiens qui ont écrit en langues latine, italienne ou française, ne lui reconnaissent, à peu d’exceptions près, que le nom de Castriote.

    De quelle indignation n’aurait-il pas été saisi, ce héros chrétien, si on lui eût prédit que la postérité ne le connaîtrait que sous un nom qu’il avait en horreur ! Ne lui doit-on pas cette justice, bien que tardive, de la restauration de son nom propre ? Mieux vaut tard que jamais. Qu’un écrivain de renom et d’autorité prenne l’initiative, et le devoir portera les autres à le suivre.

  7. Voyez une étude bien remarquable sur les Albanais dans le Spectateur de l’Orient, vol. II, III, IV, et surtout la conclusion, page 12 du volume IV.
  8. Voir l’Épître 155e d’Æneas Sylvius, depuis Pie II.
  9. M. Gustave d’Eïchtal, dans son opuscule de l’Usage pratique de la langue grecque (Paris, 1864), propose la langue hellénique comme langue internationale universelle, et ajoute qu’il est tout prêt à soutenir sa motion envers toute contradiction. Accordons, si l’on veut, que par sa généralité ceci peut paraître un peu extraordinaire. Mais en serait-il de même limité à l’Orient ? D’ailleurs il ne s’agit ici ni de pression ni d’oppression politique, mais d’un consentement libre, rationnel. M. Beulé, dans un discours prononcé à la Bibliothèque impériale, a soutenu que, pour des motifs bien graves, dans l’enseignement secondaire en France il faut commencer par l’étude de la langue hellénique, puis passer à celle de la langue latine. (Voir la Revue des Cours littéraires du 30 mars 1867, t. IV, p. 274. Voir encore, sur le même sujet, un discours de M. Egger, t. II, p. 143-262 ; un autre de M. Brunet de Presle, t. II, p. 265-306, et un autre de L. Havet, t. III, p. 186.)

    Par suite de tout cela, une société française s’est constituée à Paris pour la propagation de la prononciation vivante de la langue hellénique ; prononciation que vulgairement on appelle moderne, mais qui, en réalité, remonte jusqu’à l’époque qui a précédé l’ère chrétienne.

  10. « À la seconde Restauration on a massacré 140 protestants dans le seul département de la Garonne sans qu’aucun des assassins fût puni, et cette boucherie eut lieu sous l’influence du ministre anglais. » (Mme  de Staël, Considérations sur la Révolution française.)

    « Toute leur haine (des Anglais contre les protestants de France) se montra quand on les vit (au congrès de Vienne), eux puissance protestante, demander impérieusement que la France fût soumise au bras séculier du catholicisme, sans mélange de liberté pour les autres cultes. L’aversion fut ce jour-là plus sincère que la foi. Un si grand désir de nuire et d’offenser sous des paroles pieuses étonna, quoiqu’on s’y attendît ». (Edgard Quinet, la Campagne de 1815, Revue des Deux Mondes du 15 août 1861, p. 854.) Et quel était le crime de ces protestants aux yeux du grand boulevard du protestantisme en Europe ? C’était leurs sympathies pour la dynastie napoléonienne, avec laquelle ils pouvaient espérer que l’égalité des religions en France serait mieux garantie.

  11. Io credo ch’ei credesse ch’io credetti, dit quelque part Dante sur l’attitude d’un des plus importants personnages de son Enfer.
  12. Voyez sur ce sujet un article de M. Laveleye : L’Allemagne, etc., dans la Revue des Deux-Mondes du 1er  août 1868, page 546. Voir encore une lettre adressée, en 1842, au grand-duc Constantin par son précepteur, M. Joukofski, que nous rencontrons, au moment même de mettre sous presse, dans l’Union du 18 septembre 1868.
  13. Dans une brochure dernièrement parue sous le titre de Le Prince Napoléon en Allemagne et en Turquie, et attribuée aux inspirations du Palais-Royal, on lit, page 14, en parlant de l’empereur d’Autriche : « … Sa menace à Clam-Martiniz rappelle les massacres des nobles de la Gallicie par leurs paysans en 1847. »