La Saga du scalde Egil Skallagrimsson/Introduction

La bibliothèque libre.
Anonyme
Traduction par Félix Wagner.
Anciens établissements J. Lebègue & Cie (p. v-xviii).

INTRODUCTION

Parmi les nombreuses sagas qui racontent l’histoire de familles islandaises ou norvégiennes, il n’en est aucune qui, par l’art de la composition et l’élévation du langage, surpasse celle du scalde Egil, fils de Skallagrim. La structure et l’harmonie de l’ensemble, la pureté et l’élégance du style, l’animation du dialogue, la peinture des caractères, la variété et l’originalité des épisodes, l’intérêt suscité par des scènes qui, à première vue, paraissent le moins susceptibles de passionner le lecteur, tout concourt à placer l’histoire d’Egil au rang des plus belles compositions littéraires que nous ait léguées le moyen âge scandinave.

Il ne peut entrer dans notre plan de soumettre cette œuvre grandiose à une analyse détaillée ni d’approfondir toutes les questions qui s’y rattachent, malgré le vif intérêt qu’elles présentent au point de vue de l’histoire littéraire. Notre but et notre rôle c’est d’orienter le lecteur par une esquisse rapide, par une définition générale de la valeur et de la signification de cette saga, de marquer le point de vue auquel il faut se placer pour en goûter l’intérêt et pour en apprécier l’importance poétique et historique.

La saga d’Egil, qui a été mise par écrit dans la première moitié du XIIIe siècle, est, au fond, un groupement d’éléments divers que la plume d’un maître écrivain a su coordonner suivant les règles d’une logique rigoureuse et d’après un plan qui porte l’empreinte d’un talent supérieur. Les parties s’enchaînent, les situations s’enchevêtrent et se dénouent, les caractères se soutiennent, les personnages parlent et agissent conformément aux principes d’une psychologie saine et forte, psychologie spéciale aux aventurières populations du Nord, mais qui frappe par sa fermeté et sa grandeur. Pour juger avec impartialité les acteurs des scènes qui se déroulent, tantôt graves et solennelles, tantôt brusques, imprévues, étranges, il faut connaître l’état d’âme de ces vikings normands, il faut se représenter le fond de leur tempérament et la nature de leurs aspirations. Or, aussi longtemps que l’on se borne à lire les peintures que nous offrent la plupart des ouvrages classiques, aussi longtemps que l’on ne voit dans ces audacieux navigateurs de l’ancienne Scandinavie que de vulgaires pirates, des aventuriers sans idéal, sans cœur et sans merci, n’ayant d’autres préoccupations que de piller, de détruire et de tuer, on commet à leur égard une injustice flagrante.

Loin de nous l’idée de vouloir justifier toutes les déprédations commises par ces rudes batailleurs au cours de leurs lointaines pérégrinations. Mais tout chez eux n’est pas guerres et combats, rapines et violences. Il faut entendre battre leurs cœurs à l’évocation des idées de générosité et de dévoûment ; il faut les voir à l’œuvre dans le cercle restreint de leurs relations sociales ou familiales, ou bien dans l’élaboration de leurs hardies entreprises commerciales et colonisatrices. À peine est-il en mesure de manier les armes, que le jeune Scandinave, poussé par une envie irrésistible de voir d’autres pays et de conquérir gloire et richesses dans de lointaines et périlleuses aventures, se met au service d’un chef renommé ou entreprend des expéditions pour son propre compte. Quiconque ne se sent pas le goût des voyages et des combats devient facilement l’objet du mépris général. Bien que les vikings aient souvent dégénéré en véritables pirates sans scrupules et sans merci, il faut cependant établir une double distinction destinée, non pas à justifier, mais à expliquer la sauvagerie de leurs procédés et à atténuer, dans une certaine mesure, l’implacable sévérité du jugement que l’on est tenté de porter sur leur compte. Le paganisme scandinave ne réprouvait aucunement les horreurs commises en pays étrangers ou les sévices exercés contre les ennemis de l’intérieur. Le meurtre, le pillage, le vol étaient des actes licites que toléraient les mœurs du Nord dans certaines circonstances spéciales ; bien plus, c’étaient des exploits très honorables que l’on prônait ouvertement et que les scaldes exaltaient dans leurs chants. La religion d’Odin, par la perspective des félicités du Walhalla, avait du reste excité chez les peuples du Nord cet esprit belliqueux qui leur faisait accomplir des prodiges de valeur. Le jeune guerrier s’initiait au maniement des armes, trempait sa force et son courage dans les luttes, les dangers et les privations, apprenait à mépriser la mort. Après des mois ou des années d’absence, il rentrait dans sa patrie comblé de gloire et chargé de butin, et y retrouvait souvent une fiancée qui, partageant l’héroïque idéal du jeune homme, avait posé ces dures conditions avant de consentir au mariage.

D’autre part, les vikings poursuivaient fréquemment un but plus noble. Dans certains cas, ils consacraient le produit de leurs rapines à des œuvres de bienfaisance et même au rachat de captifs. Souvent, dans l’intervalle des batailles, ils s’adonnaient au trafic et fondaient, sur les côtes qu’ils visitaient ou à l’intérieur des terres, des établissements commerciaux qui donnèrent naissance à des villes. Telle est notamment l’origine de Dublin (vers 850). Les Normands, on le sait, se répandaient dans la plupart des pays d’Europe et jusqu’en Orient, s’y établissant quelquefois à demeure fixe et fondant des États (Novgorod, Kiev, Normandie, Deux-Siciles). Ils visitaient les îles de la Méditerranée, la Grèce et la Palestine. Les sagas attestent que, du Xe au XIIe siècle, ils se mettaient fréquemment au service des empereurs de Byzance, sous le nom grec de « Varègues[1] ». Dès le xe siècle, des colons islandais avaient visité le Groenland et s’étaient établis dans les régions côtières de l’Amérique du Nord.

Sans parler des œuvres essentiellement scientifiques, dont quelques-unes constituent de vrais monuments d’érudition, les sagas nous révèlent le véritable caractère de cette race, comme, d’autre part, elles nous permettent d’apprécier à une plus juste valeur cette activité littéraire intense et originale qui s’est manifestée pendant plusieurs siècles dans les pays du Nord.

La saga d’Egil est une œuvre poétique édifiée sur des bases historiques par un écrivain de haute culture intellectuelle, à la fois poète et historien. Les événements qui lui servent de cadre embrassent une période qui s’étend du milieu du IXe siècle à la fin du xe. Elle s’ouvre par le coup d’État qui soumit à l’autorité du roi Harald aux Beaux Cheveux les nombreux gouvernements régionaux de Norvège, jusque-là plus ou moins indépendants, pour aboutir à la reconnaissance officielle de la religion chrétienne en Islande, à l’Althing de l’an 1000. Vouloir assigner une date précise à tous les faits qui s’y trouvent racontés ou mentionnés, ce serait assumer une tâche ingrate, et, eu égard aux résultats positifs qu’elle peut donner, ce serait s’exposer à de graves mécomptes. Aussi, la table chronologique dressée par Gudbrandur Vigfússon, et que nous reproduisons à la fin du volume, n’a de valeur que pour les événements de quelque importance et dont l’authenticité est prouvée de façon péremptoire. En réalité, il s’en faut de beaucoup que les faits ainsi marqués d’une date fixe aient eu lieu dans l’ordre indiqué. Bien plus, il est avéré que maints détails, que des épisodes entiers ont été créés de toutes pièces pour les besoins du récit, qu’ils n’ont d’autre raison d’être que le désir de rehausser l’ensemble d’une teinte de poésie et d’entourer certains héros d’une auréole de gloire.

Certes, au point de vue de cette froide conception historique qui se borne à classer, à énumérer et à dater les faits, suivant le procédé d’Ari le Savant dans son Livre des Islandais, la présence d’épisodes de ce genre ne se justifie guère. Mais l’histoire, considérée dans sa mission plus noble et plus vaste, qui consiste à dépeindre et à juger une époque, à tracer un tableau vivant et fidèle des mœurs, des idées et des institutions, à dégager la psychologie des événements et à en tirer, sous le rapport social et moral, des conclusions et des leçons qui servent à l’édification des esprits, cette histoire vraiment humaine peut pénétrer plus loin que la réalité matérielle et tangible, sans cesser d’être de l’histoire.

C’est précisément ce que fait la saga d’Egil. Sous une forme qui flatte à la fois notre imagination et notre désir de savoir, elle offre un habile mélange de fiction et de vérité. Sur des données historiques, puisées dans les documents écrits et dans les traditions de famille, l’écrivain brode à sa guise et combine avec une adresse merveilleuse des scènes pittoresques ou touchantes, soit pour suppléer à un manque de continuité, soit pour marquer la causalité de certains faits, soit enfin dans l’unique intention de produire de l’effet et de relever le côté esthétique de son œuvre. Aux récits authentiques il mêle des épisodes imaginaires ou fortement modifiés dans leur essence et leurs contours, parfois embellis jusqu’à l’invraisemblance.

En agissant ainsi, l’historien a cédé la place au conteur et au poète. Et le poète, a-t-il outrepassé ses droits ? Certes, non. Il importait pour lui de glorifier ses personnages, de créer une légende autour de leur nom, d’idéaliser une famille à laquelle il appartenait vraisemblablement lui-même. Il s’est rendu compte de l’efficacité des moyens que l’art mettait à sa disposition ; il en a usé à bon escient et dans le but de faire impression ou de créer des émotions. Il a voulu frapper l’imagination et par fois forcer l’admiration. Le peuple, incapable dans son éducation fruste de faire la part du vrai, restait ému, ébloui par ces prodiges de force, de bravoure et d’audace qui flattaient et stimulaient sa fierté scandinave. Ce peuple, qui avait soif d’idéal, qui adorait la poésie et les histoires émouvantes, qui se berçait si volontiers de rêves et d’illusions, ce peuple demeurait inaccessible à la méfiance et à l’incrédulité.

Dans ces conditions, la tâche du poète-historien était, par certains côtés, relativement facile. Les exagérations, les invraisemblances, le surnaturel, tout avait prise sur le sentiment impressionnable du public auquel il s’adressait. Parmi les détails qui relèvent de la fantaisie, les uns faisaient partie des idées traditionnelles solidement ancrées dans les convictions, les autres s’harmonisaient avec cette tendance irrésistible qu’éprouvent tous les peuples jeunes à voir tout en grand et en beau. Les contradictions passaient inaperçues et l’on ne soupçonnait pas les atteintes portées à la vérité historique. Le narrateur a pu ainsi user de tous les artifices propres à mettre en branle l’imagination de ses compatriotes. Dans la description des combats, dans l’intervention du merveilleux, les pratiques de la magie, les prophéties, il a trouvé une abondance de ressources variées, et il les a exploitées avec un talent, on pourrait dire avec une audace, dont peu d’autres sagas nous offrent l’exemple.

Peut-on aller jusqu’à prétendre que la saga soit une œuvre tendancieuse, inspirée par un étroit égoïsme de famille ? La question a été soulevée, sans recevoir une solution définitive. L’auteur, à n’en pas douter, a voulu couvrir d’un reflet de gloire et d’immortalité plusieurs générations de la puissante famille islandaise des Sturlungar. Dans la quantité de détails que lui fournissaient les traditions orales et les documents écrits, il a fait un choix judicieux, élaguant, modifiant, amplifiant, inventant au gré de sa fantaisie. Il a embelli des scènes, renforcé des situations, idéalisé des figures, empreignant ainsi toute l’histoire d’une saveur foncièrement poétique qui met en relief ce que la réalité présente de particulièrement touchant. La tendance existe donc, sans qu’elle soit nettement caractérisée. L’écrivain a su la dissimuler avec un art remarquable, et la maîtrise avec laquelle il domine et manie sa matière suffit à réduire à néant les reproches qu’il pourrait encourir de ce chef. Ses contemporains, pas plus que les savants de nos jours[2], n’ont rien relevé de probant qui soit de nature à diminuer, sous ce rapport, la valeur intrinsèque de son æuvre. Force nous est donc, non seulement d’absoudre l’artiste, mais d’admirer son habileté à faire jaillir d’une plume intéressée un chef-d’œuvre qui a traversé une période de sept siècles de popularité sans que le moindre soupçon vînt effleurer sa sincérité.

Nous devons convenir donc que la saga d’Egil procède plutôt de l’épopée que de l’histoire ; mais il n’en est pas moins vrai que son importance historique est considérable. L’auteur n’en était certes pas à son premier essai, lorsqu’il mit la main à l’œuvre. On peut naître poète, mais on ne naît pas historien. Or, s’il ravit par la grâce du style et la perfection du langage, il étonne réellement par l’étendue et la variété de ses connaissances, par la sûreté de ses informations et la justesse de ses appréciations. Cette érudition vaste et solide, cet esprit d’observation et de combinaison si délicat et si perspicace, fruits d’un labeur intense, de recherches et d’études prolongées, lui ont permis d’écrire sur la vie politique, sociale et familiale des anciens Scandinaves des chapitres qui, pour le lecteur non averti, sont autant de révélations. Il a constitué ainsi une mine abondante de précieux renseignements sur tout ce qui touche de près cette époque troublée du IXe et du Xe siècle. C’est l’époque d’une transformation profonde provoquée en Norvège par l’ambition du roi Harald et l’exode des grandes familles qui refusèrent de se soumettre à son autorité. À ce point de vue, la saga vient heureusement compléter et préciser les données souvent vagues que nous fournissent notamment le Landnamabók[3] et le Heimskringla[3]. Dans la vaste littérature du moyen âge scandinave, il n’existe guère d’ouvrage qui présente des tableaux aussi vivants, aussi saisissants, de l’esprit d’aventures et de l’existence mouvementée des vikings. Aucun autre ne dépeint en un langage aussi animé, aussi colorié et avec une pareille profusion de détails pittoresques, les mœurs, les coutumes, les institutions de cette période reculée. Qu’il s’agisse de banquets, de mariages, de noces, de procès, de visites, de funérailles, l’intérêt est stimulé par la vigueur des traits et la nouveauté des aperçus. Aucune monotonie dans les descriptions. Les scènes semblables au fond se présentent toujours dans des cadres différents. Esquisses rapides ou récits circonstanciés, ce sont, dans leur contour spécial, autant de petits drames qui se détachent avec netteté du fond de l’ensemble, qui parlent à l’esprit et font découvrir un à un les multiples aspects des idées et des aspirations du peuple scandinave. Ce sont les pratiques du culte païen, les sacrifices, les croyances populaires, la vie des scaldes, les simples travaux des champs, la pêche, les réceptions privées, ou bien la procédure devant les tribunaux, les assemblées nationales ou régionales, les rapports administratifs du roi avec ses gouverneurs et ses vassaux, les procès, les duels, les longues pérégrinations à travers des contrées lointaines. Partout des aperçus originaux et des croquis pris sur le vif. Dans les récits viennent naturellement s’intercaler des portraits de personnages marquants, des descriptions de sites, des détails relatifs à la confection et à la nature des vêtements, à l’armement des guerriers, à la construction et à l’équipement des navires.

Dans un autre ordre d’idées, la saga d’Egil jette une vive

lumière sur l’organisation générale du royaume unifié de Norvège, sur les luttes intestines, les relations du roi avec les grands feudataires et avec les pays voisins, les institutions judiciaires, les traditions de famille. Elle renseigne d’une manière assez explicite sur les rapports de la Norvège avec les autres pays du Nord : l’Islande, l’Écosse, la Northumbrie, la Frise, le Danemark, la Suède, le Halogaland[4], le Värmland[5], la Laponie finnoise, la Biarmie[6], la Courlande.

Nos annotations relèvent quelques inexactitudes dans les informations historiques, géographiques et généalogiques. Ces erreurs de détail sont bien compréhensibles chez un écrivain du XIIe siècle, obligé souvent de puiser à des sources plutôt vagues et incertaines. Elles sont excusables surtout dans une œuvre foncièrement épique et ne diminuent en rien la valeur de la saga considérée comme peinture d’une civilisation, encore qu’il se rencontre çà et là un épisode qui tient plutôt de la légende et que plus d’une scène, et non des moins attrayante, soit due vraisemblablement, en tout ou en partie, à l’imagination de l’écrivain.

La saga d’Egil, comme la plupart des sagas islandaises, nous a été transmise sous le voile de l’anonymat. L’écrivain n’a pas jugé à propos de révéler son nom ni ses qualités. Les raisons se devinent. Ce sont celles pour lesquelles nous ignorons les noms des auteurs de toutes les grandes épopées nationales ou populaires. De nombreux indices nous autorisent cependant à émettre de sérieuses conjectures à ce sujet. Il est à présumer que c’était un de ces Islandais de grande famille qui disposaient de loisirs et des moyens de parcourir les pays scandinaves, s’initiant à la culture des lettres et amassant, au cours de leurs pérégrinations, une riche moisson de connaissances relatives aux trésors littéraires, aux légendes nationales, à la géographie, à la vie politique et sociale, aux mœurs et institutions des régions qu’ils visitaient. D’accord sur ce point avec le Dr Olsen, de Reykjavik, M. Bley, dans ses Eigla-Studien, énumère des raisons multiples tendant à attribuer la saga d’Egil à Snorri Sturluson[7]. S’il en est ainsi, l’histoire d’Egil vient ajouter un nouveau et brillant fleuron à sa couronne de poète et d’historien. Toutefois, des raisons plausibles, basées principalement sur les qualités du style, l’exposé méthodique des faits et le développement harmonieux des épisodes, nous permettent de croire que, en tout état de cause, Snorri n’a pas eu le temps d’achever son œuvre. Les derniers chapitres paraissent dus à quelque écrivain de second ordre.

Les strophes scaldiques disséminées à travers le livre offrent, d’un côté, une accumulation de périphrases étranges et obscures, et, d’autre part, un enchevêtrement arbitraire de mots et d’idées dont il est toujours malaisé, parfois impossible de dégager la signification précise. Pour le scalde, le souci de la complication métrique prime tout. À l’encontre de la poésie saine et naturelle, énergique et pittoresque, qui caractérise la période primitive, ces visur, destinées à renforcer le pathétique des situations et à rehausser la valeur esthétique des récits, ne constituent que trop souvent de véritables énigmes. L’abus des licences poétiques, des métaphores et des tropes, un mélange confus de formes et de termes bizarres et d’idées hétérogènes en font un galimatias d’aspect déconcertant qui a tourmenté bien des philologues. Ce n’est plus la vraie inspiration ni l’élégante facture des chants de l’Edda. Trop de bizarreries et d’hyperboles, de redondances et de chevilles, trop de recherche et d’affectation, en les rendant inintelligibles, ont fini par attirer sur ces productions post-classiques le dédain des profanes[8].

Pourtant, quand, à force de patientes et laborieuses recherches, on réussit à scruter le mécanisme compliqué de ce langage bizarre et à découvrir le sens caché sous cette accumulation de figures, on constate que la poésie scaldique, dans mainte de ses productions, atteste un art incontestable. Il y a de l’originalité, du mérite et une certaine grandeur dans cette richesse extraordinaire d’expressions typiques et dans cette étonnante variété de locutions ingénieuses.

Ces strophes n’ont pas toujours pour auteur le personnage qui est censé les improviser. La saga d’Egil en renferme soixante-deux dont un bon nombre, mises dans la bouche d’Egil, ne sont certainement pas de lui. Plusieurs sont dues à l’écrivain même qui a donné aux récits leur forme définitive. Elles trahissent, du reste, parfaitement le ton et la manière de Snorri Sturluson.

Les trois grands poèmes d’Egil, que nous avons jugé à propos d’intercaler à la place qui leur revient logiquement, ne font pas partie de la rédaction primitive de la saga. Seules, la première strophe du Sonatorrek et la première du chant d’Arinbjörn y ont été accueillies. Le Höfudlausn qui figure au chapitre 60, comprend vingt strophes, dont cinq formant l’introduction et cinq servant de conclusion. Le restant se présente en groupes de deux strophes précédées chacune d’un refrain (stef). Chaque strophe se compose de huit vers basés à la fois sur l’allitération et la rime, à l’exception des refrains qui n’ont que quatre vers. Les strophes du Sonatorrek, au chapitre 78, offrent un mélange arbitraire de vers de trois ou de quatre syllabes. Ici, il n’y a ni rime, ni assonance, ni allitération. « Jamais, dit Finnur Jónsson, la douleur d’un cœur de père n’a trouvé une expression plus passionnée ni plus mélancolique que dans ce poème. » L’Arinbjarnarkvida, chapitre 78, ne nous est parvenu qu’à l’état fragmentaire. Il présente la même structure que le précédent et, dans le développement des idées, une continuité qui se rencontre rarement dans la poésie des scaldes.

La langue française est impuissante à rendre d’une manière adéquate les nuances et l’impression de l’original. Toute tentative de traduction textuelle n’aurait d’autre résultat que de faire perdre à ces nombreuses métaphores et à cette singulière combinaison de mots et d’idées la saveur et l’énergie qui caractérisent ce langage ; la strophe ne conserverait ni forme ni signification. Parmi ces assemblages de termes alambiqués, il s’en trouve qui ne sont que des clichés. Mais toutes ces expressions ne sont pas banales. Nous avons dû nous borner généralement à transcrire l’idée dans toute sa nudité, sans rendre l’image. Quelques exemples, choisis dans les trois poèmes, montreront en quoi consistent ces images ; ils permettront de se rendre compte, dans une certaine mesure, de la subtilité d’esprit, du merveilleux don de combinaison, de la virtuosité que le poète a su déployer maintes fois dans l’exercice de son art : Le soleil du casque, le feu du casque (l’épée), la glace de la ceinture (l’acier froid de la ceinture, l’épée), le rivage ou le siège de l’autour (la main), le siège du bracelet (le bras), l’enveloppe des rires (la poitrine), le véhicule de l’intelligence (la tête), la lune des paupières (l’œil), le rabot de la voix (la langue), la palissade des paroles (la bouche), la proue de la tête (le bec), le meurtrier du trésor (le gaspilleur, l’homme généreux), la bûche enflammée du ruisseau (le feu du ruisseau, l’or), la farine de Frodi (l’or, d’après la légende du roi danois Frodi qui faisait moudre l’or dans un moulin magique), l’heureuse trouvaille des parents de Frigg (la poésie ; Frigg est un ase de la mythologie scandinave), les blessures du cou du géant (la mer, formée par le sang de la blessure d’Ymer), le dangereux frère de la tempête (la mer), la mer de la poitrine d’Odin (le breuvage du scalde, la poésie), la ruine de la faim (la nourriture), la rupture du silence (le discours), la pâture de l’aigle (les cadavres), l’abeille des blessures (la flèche), le vase de la tempête (l’air), le vaste chemin des abeilles (le royaume des airs, le séjour des âmes), l’inventeur du marécage du malt trempé (Aegir, inventeur de la bière), la palissade du cheval du roi des mers (le bateau, avec des rangées de boucliers sur ses bords), la table de la frayeur du bois de bouleau (la table du feu, le foyer).

La présente traduction est faite sur le texte original, d’après l’édition publiée dans la Saga-Bibliothek de Max Niemeyer (Halle a. Saale), par Finnur Jónsson, dont nous avons mis à profit les judicieuses observations, spécialement dans l’interprétation des strophes scaldiques. Nous l’avons voulue aussi littérale que possible, nous efforçant de rendre le texte dans toute sa simplicité et sa fraîcheur. Il importait, en effet, de respecter l’allure toute caractéristique du vieux parler norrois et, dans la mesure du possible, de conserver aux récits cette saveur spéciale et cette impression originale qui leur donnent tant d’attrait.

Les conditions matérielles de la publication nous ont obligé à réduire dans de notables proportions le commentaire de la saga, tel qu’il avait été primitivement conçu. Nous avons dû supprimer les indications géographiques relatives à la situation des nombreuses localités, régions, cours d’eau, etc., dont il est fait mention, de même que la plupart des références historiques et littéraires concernant les personnages, les épisodes et les divers événements auxquels l’écrivain fait allusion. En élaguant ainsi toute une catégorie d’annotations, nous pensons n’avoir en rien porté atteinte à l’intelligence de la saga considérée dans son ensemble.




  1. Normanni possident Apuliam, devicere Siciliam, propugnant Constantinopolim, ingerunt metum Babyloni ; Anglica terra tota se eorum pedibus laeta prosternit. (GUILL. PICTAV., Historia Wilhelmi ducis.)
  2. M. A. Bley, dans ses Eigla-Studien (Gand, 1910), essaie de saper les bases de ce monument littéraire en lui appliquant mal à propos cette critique âpre et tranchante qui s’acharne surtout à démolir, qui conteste sans preuves suffisantes et qui, en l’occurrence, semble avoir perdu de vue le caractère essentiellement épique de la saga.
  3. a et b Livre de la prise de possession du pays, c’est-à-dire de l’Islande, par les émigrés norvégiens, à la suite du coup d’État de Harald aux Beaux Cheveux (fin du ixe siècle). Cet ouvrage est attribué à Sturla Thórdarson (1214-1284).
    Collection de Sögur dues au grand écrivain Snorri Sturluson (†1241) et traitant de l’histoire des rois de Norvège jusqu’en 1177. Ce titre lui est venu des deux mots par lesquels débute la première de ces sagas, l’Ynglinga saga : Kringla heimsins, sú er mannfólkit byggvir… (le globe terrestre habité par les hommes…).
  4. Vaste région en face des îles Lofoten.
  5. Au nord du lac Vener, en Suède.
  6. La partie de la Russie arrosée par la Dwina supérieure.
  7. Snorri Sturluson est le plus grand historien de l’Islande ancienne. Il est né en 1178, appartenait à l’illustre famille des Sturlungar et comptait le scalde Egil Skallagrimsson parmi ses ancêtres. Il reçut la première éducation à la célèbre école islandaise d’Oddi, où avait vécu Sämund Sigfusson le Savant (1056-1133). Grâce à l’influence que lui valut sa grande fortune, grâce aussi à ses éminentes qualités d’homme politique, il parvint à s’élever aux plus hautes dignités dans sa patrie. Ses talents de poète et d’écrivain étaient hautement appréciés. Il était comblé d’honneurs à la cour des rois et des grands seigneurs de Norvège. À son retour en Islande, sa puissance s’accrut encore. Mais bientôt de sanglantes querelles surgirent dans les puissantes familles d’Oddi et de Haukadal. Snorri, qui y prit une part active, mourut de mort violente en 1241. Sa haute culture intellectuelle, ses vastes conceptions littéraires et politiques, ses productions poétiques et historiques ont fait de lui non seulement le plus célèbre écrivain d’Islande, mais une des personnalités les plus remarquables de son temps. Nous lui devons notamment le Háttatal (énumération de mètres) dans lequel il emploie jusque cent formes de vers différentes, le Gylfaginning (tentation du roi Gylfi), traité en prose de la vieille mythologie du Nord, et surtout le Heimskringla (orbis terrarum) dans lequel, sous forme de biographies de rois, il développe toute l’histoire du peuple norvégien jusqu’en 1177.
  8. « Les expressions métaphoriques (kenningar), après avoir été des créations spontanées, deviennent des formules banales et de commande, si bien que la part d’originalité et d’imagination du poète devient minime. Tous les noms, sans exception, ont été travaillés par les scaldes, qui ont rendu ces périphrases obligatoires et ont ainsi transformé la langue poétique en une sorte d’argot à l’usage des poètes factices. Ce style ampoulé rappelle les conceptos de Gongora, les concetti de Marini et le langage maniéré des « Précieuses ridicules ». Pour être poète, il faut maintenant connaître le kenning et même les kenningar variés de chaque chose ; il y a des vocabulaires et des questionnaires, sortes de Gradus ad Parnassum à l’usage des novices. En présence de ces difficultés, les poètes amateurs (thulir) finissent par disparaître, et les scaldes restent seuls en possession de l’art poétique. Le moment est venu où des poétasses diront dans leurs préambules : « J’écris pour des gens intelligents ! » Ils n’aiment pas le vulgum pecus qui, du reste, le leur rend bien et qui se vengera en les laissant dans l’oubli : puisqu’il ne plaît pas au poète de se faire comprendre, il ne plaira pas non plus au peuple de l’acclamer. C’est la fin de la vraie poésie, et les scaldes peuvent se vanter de lui avoir donné le coup de grâce. » (D’après les leçons faites à l’Université de Liège par Godefroid Kurth.)