La Saison à Baia/Texte entier

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L. Borel (p. Dédic.-148).


À GEORGE EEKHOUD




Avant-Propos



Ce petit livre, œuvre d’un parasite romain qui courait de maison en maison mendier un souper, et, par suite, connut assez bien la vie patricienne, fut écrit ou du moins vendu quelques années après les évènements qu’il nous retrace. Le papyrus, d’où nous l’avons traduit, porte sur son rouleau d’ivoire le nom du libraire Silanus, et nous savons, par des tablettes retrouvées à Herculanum, que Silanus installa sa librairie dans une boutique appartenant à un certain Lacon, la seconde année du règne de Vespasien. L’auteur, par prudence sans doute, attendit la mort de Néron et laissa passer les dictatures militaires avant de publier un écrit qui aurait pu, à une époque antérieure, lui valoir de sérieux désagréments.

Son récit a surtout l’intérêt d’un document exact. Par exemple, sur l’arrivée de saint Paul en Italie, il nous donne des détails caractéristiques qu’ont négligés les Épîtres et les Actes des Apôtres. On regrettera seulement de ne pas y trouver ces professions de foi sublimes, ces causeries éloquentes des premiers chrétiens que M. Sienkiewicz, dans son beau livre : Quo Vadis nous a rapportées avec tant d’à-propos. Notre parasite, en présence d’un homme mal vêtu, dont une mimique bizarre et des gestes exagérés étaient toute l’éloquence, ne s’avisa pas qu’il était devant un saint. À dire vrai, on n’en connaissait pas encore. La civilisation antique était plus attachée aux finesses du discours et aux agréments de la personne, que sensible aux inspirations divines. Il lui eût fallu une sagesse moins terre à terre pour reconnaître, dans un être d’extérieur si inélégant, les vertus géniales de seconde vue et penser, avec un grand écrivain contemporain, que «ce fou allait sauver le monde ».

Aujourd’hui le sourire impie de notre auteur nous semble plus que déplacé. Les mœurs qu’il nous décrit avec une complaisance si incongrue ne sont plus possibles. Ce prophète méprisé, traité comme un charlatan vulgaire, a réellement changé les hommes et hâté le règne du Bien. L’envie, l’avarice servile, les trahisons criminelles, les basses complaisances pour le pouvoir, les désirs effrénés des sens, rien de tout cela n’a survécu, que je sache, au paganisme. Ce sont, pour ainsi dire, des vices archéologiques dont nous sommes si loin que la peinture même en paraît extraordinaire.

En même temps que les mœurs se sont purifiées, l’intelligence a reçu des clartés nouvelles. Personne à notre époque — et je parle des plus incultes — n’oserait traiter de jargon et de bégaiement la haute morale des Épîtres. Les docteurs éminents de toutes les sectes ont commenté à l’envi ces œuvres sublimes ; et il ne se passe point de jour que quelque vénérable pasteur, voire quelque historien sans religion, qui cherche la vérité pour son compte, ne se demande avec angoisse devant tel verset : « Qu’a voulu dire le saint ? » humiliant ainsi devant le souvenir de cet homme sans lettres, l’orgueil d’un excellent philologue, d’un humaniste distingué, membre de l’Institut, professeur à Bonn ou à Oxford.

Triomphe touchant des simples ! Avec son langage rude et obscur, Paul s’est fait plus d’admirateurs que s’il se fût exprimé clairement. Tout le monde s’est piqué de connaître une vertu si abrupte, et les plus belles intelligences des siècles ont pris, pour collaborer à leurs doctes fantaisies, un saint d’un crédit si général qu’il n’est personne qui ne lui prête.

C’est réellement un don admirable que possède l’humanité moderne de découvrir, dans les paroles et les actes à première vue insensés, les vertus secrètes dont elle a besoin. Même racontée par un païen sceptique et libertin qui préfère aux maximes profondes d’impures images, la vie de Paul est féconde en enseignements. C’est pourquoi nous remercions les aimables savants de la Bibliothèque et du Musée de Naples, qui ont bien voulu mettre à notre disposition le précieux papyrus et nous aider de leurs lumières pour mener à bonne fin cette traduction. La seule interpolation que nous nous soyons permise, n’a pour but que de rendre la lecture de ce récit plus facile : elle rétablit un passage que le déroulement du papyrus avait quelque peu endommagé ; partout ailleurs nous nous serions fait scrupule de rien changer au texte. L’humanité a le devoir de regarder intégralement ses origines. Loin de l’humilier, ce tableau d’une société sans principes lui permet de songer avec orgueil à l’avenir. Depuis le jour où l’on pouvait demander au pauvre juif chrétien : « Où vas-tu ? » quel chemin il a fait avec sa doctrine ! Le monde progresse de lui-même et d’un pas si hardi, que saint Paul, s’il revenait parmi nous, n’aurait plus à le convertir, bien au contraire : il lui faudrait se mettre au courant de la morale nouvelle, peut-être renvoyer Lydia, et apprendre de ses biographes ce qu’il a réellement pensé.



Martius Festus à Caius Cominius

La Saison à Baia

’Αγαθὸς άνὴρ λέγοιτ’ ἄν ὸ φέρων τάγαθά

I

RATS ET SOURIS D’IMPORTANCE

I

RATS ET SOURIS D’IMPORTANCE

Tu veux des nouvelles de Baia ; et je ne t’en donne point. Je ne puis te dire qu’un mot : Cythéris ne s’y trouve pas. Que t’importent alors les larges ou délicates poitrines qui viennent cette année se faire caresser par les vagues amoureuses, et étreindre dans le flot des passions trop ardentes ? Cythéris veut brûler encore, et elle ne tient pas à ce que tu connaisses son refuge.

Console-toi, très cher. Comme je te sais mauvais buveur et incapable de trahir pour d’autres enfants ton infidèle, j’essaie de te consoler moi-même en te racontant ce qui se passe dans notre villa. Pour être loin de Rome, on n’y dort point trop lourdement et les aventures du jour vous font d’aimables rêves.

Ce n’était pas sans terreur que j’accompagnais à Baia ce gros Flavius Scévinus, dont les yeux ne se lèvent pas de terre, qui ne dit pas trois mots par heure, et qu’on s’attend, à tout instant, à voir crever dans sa graisse. Que veux-tu ? notre père ne fut pas concussionnaire, et il faut vivre. Mais si Scévinus est un être insupportable, sa maison est charmante. Bien exposée, dominant le golfe, fraîche et en belle lumière, elle renferme des cuisines, une cave, des esclaves, comme je n’en avais pas encore rencontré. Enfin trois êtres, qui ne sont pourtant pas les Grâces, forment à cet illustre imbécile un cortège enchanteur. C’est Cadicia, une vieille juive qu’on appelle Pétronia, et ce Vatinius, tu sais, dont le père a gagné gros dans le commerce des gladiateurs, sans que ces richesses profitent beaucoup à son fils, qui en est réduit à présent à écornifler toute la ville. Aujourd’hui il ronge Scévinus, qui se laisse faire parce que, pour chasser l’ardélion, il faudrait avoir un moment d’énergie, et ce courage coûte à Scévinus, plus que l’or qu’il laisse fuir de ses coffres.

Tu ne connais pas Cadicia ? Je vais te la présenter : une petite affranchie dont les grands yeux étonnés et les dents riantes vous tiennent en bonne humeur. Elle est fraîche comme le matin. Dans ma vie j’ai soulevé des toges. Eh bien ! tu ne croiras pas mon vieux vice : je me sens près d’elle un adolescent. Elle est hargneuse comme un chien corse, joueuse comme une chatte, voluptueuse comme une chèvre ; à toutes ces qualités animales, elle joint l’avidité d’un usurier et la rapacité d’un marchand d’esclaves, et, malgré tout, c’est une candeur. J’ajouterai même qu’elle ne manque pas de dignité quand elle daigne y songer. Notre philosophe — car nous avons un philosophe parmi nous : le célèbre Démétrius — notre philosophe, avec toute son expérience du monde, l’a prise longtemps pour une matrone. Ce n’est que l’autre soir qu’il s’est avisé d’avoir des doutes sur sa vertu romaine. À table, sur le lit, la voici qui se penche vers mon sage, et à l’oreille : « Mon âme, j’ai une méchante puce qui me mange l’épaule, soulève un peu ma robe, et cherche-la dans mon dos. Je t’aimerai. » Il a obéi avec une conscience et une insensibilité dignes des meilleurs stoïciens, tandis que Cadicia étouffait de rire.

Pétronia est la servante, quelques-uns disent la nourrice de l’enfant. Elle l’habille, la coiffe elle-même, lui donne médecine lorsqu’elle est malade, ramasse et compte son argent, lave, détache et parfume ses robes, fabrique des enchantements, recherche pour elle, sur la plage, des pierres qui portent chance, l’instruit de la religion des siens, lui enseigne des recettes pour retenir ses amants et les moyens d’être immortelle. Cadicia l’aime, dit-elle, comme sa cuisse gauche ; Pétronia voit dans sa maîtresse sa fille, sa bienfaitrice et la banque dont elle tire sa subsistance.

Elles ne se séparent jamais.

Pétronia a le teint et l’aspect d’une tomate qui aurait longtemps mariné dans de la saumure. Ajoute à ces avantages, qu’elle porte des manteaux à fleurs et des socques de bois très épais de peur d’être piquée par les serpents. Quand elle marche, tout Baia en est averti.

La première fois qu’elles vinrent à la villa, Scévinus fut effaré. À la vue de la vieille Juive collée au dos de sa maîtresse, il dit à Cadicia :

« Par Pollux ! est-ce ta jumelle ?

— Oui, mon cœur, répondit l’enfant. Qui a l’une de nous a l’autre. Si tu ne veux pas de Pétronia, Cadicia te laissera le soin de fourbir toi-même ta dernière jeunesse. »

Scévinus arrêta sur elle ses yeux ternes, puis secoua la tête, haussa les épaules, jeta à terre une coupe de verre fin, cracha par trois fois, et eut un éternuement plus fort qu’un appel de trompettes.

« Par Pollux ! entrez toutes deux, puisque… puisque je ne sais plus ce que je voulais dire. »

Les yeux et les dents de cette petite chienne de Cadicia vous font douter si elle veut mordre ou sourire. Scévinus en a peur, sans quoi, il y a beau temps qu’elle ne serait plus ici. Le plaisir ne peut l’attacher à une maîtresse qu’il ne regarde jamais et dont il scande le babil — chaque fois qu’elle se met à ouvrir la bouche — par de formidables bâillements. Notre hôte, d’ailleurs, s’intéresse plus à sa santé qu’à ses voluptés ; ses repas lui sont de suffisants labeurs, il n’en sort pas toujours victorieux. Avant-hier, les esclaves ont dû l’emporter tandis qu’on servait un plat de calamares napolitains dont la gloutonne Cadicia s’est léché les doigts et a eu grand’peine à nous laisser une part.

Mange, mon enfant ; prends de la table et de l’or de Scévinus tout ce que tu pourras, car ta fortune n’est pas solide. Oui, très cher, il y a des émeutes au palais, et on ne sait qui demain sera le favori. Mais j’ai trop soupé ce soir. Attends que j’aie la tête plus libre pour t’écrire encore.

Vatinius est venu me trouver, ce matin, tandis que je dormais. Il s’est assis sur mon lit. À peine avais-je ouvert les yeux, que le maroufle s’est mis à sangloter. Quel réveil, et a-t-on idée d’un parasite aussi canulant ! Qu’il remercie les dieux d’avoir trouvé un Scévinus ; si j’étais à la place de notre hôte, il y a longtemps que le cher ami aurait fait un joli plongeon dans les eaux du golfe, comme par hasard.

« Elle ne m’aime plus ! s’est-il écrié. D’ordinaire elle jouait avec moi. Certes j’avais des bourrades plus que des caresses. N’importe ! je l’amusais. À présent elle ne peut me sentir.

— Et que veux-tu que cela me fasse, animal ?

— Ah ! tu en parles à ton aise, toi qui es installé dans la villa comme si elle t’appartenait. Que tu sois beau, bien vêtu, que tu exhales des parfums agréables, on ne te demande pas autre chose. Mais moi, songe à l’industrie, à la ruse, à l’intelligence dont je dois faire preuve à toute heure du jour pour me maintenir ici. Égayer un homme qui s’ennuie de tout, distraire une femme qui change de caprice à chaque bouffée d’air qu’elle respire ; encore faut-il divertir la Juive, avoir l’air de croire à ses superstitions, causer avec le philosophe de systèmes auxquels je n’entends goutte, flatter les esclaves qui peuvent me desservir… Je te le dis : il n’y a pas d’homme plus occupé sur la terre ! Et quand je me dépense ainsi, quand je sue à faire plaisir à tout le monde, voici la récompense que j’obtiens : des injures. Et puis, toi, pour me consoler, tu me dis : « Que veux-tu que cela me fasse, animal ? » C’est ainsi que tu compatis à mes misères !

— Est-ce que tu t’occupes des miennes ?

— Tu n’en as pas. Tu es toujours frais et souriant à l’existence. On dirait que le chagrin a horreur de toi. Moi, ça me dépasse, des existences comme la tienne !

— Tu voudrais me voir souffrir ?

— Un peu, oui. Je voudrais que tu eusses ta part, comme les camarades.

— Donne-moi donc la tienne. Nous allons essayer de partager.

— Ris, mais il se pourrait bien que tu eusses toi-même à souffrir de ce qui m’arrive.

— Qu’est-ce qui se passe donc ?

— La villa est en révolution. Il s’agit de savoir qui, de Cadicia ou de moi, va s’en aller. Je ne te cacherai pas que tu avais en moi un protecteur…

— Je t’en suis bien reconnaissant.

— Si je m’en vais, tu ignores les sentiments de mon successeur. Il te haïra peut-être.

— C’est très possible.

— Il te fera partir, c’est sûr ! Tu vois, tu as intérêt à être avec moi. Tu es trop fat pour plaire à Cadicia, et qui n’est pas avec une femme est contre elle. Vous viviez en bonne indifférence ; cela ne vous coûte pas de faire un pas de plus et d’être de francs ennemis.

— Comme tu y vas !

— Oui. Il me faut ton aide ; écoute :

« Ce matin, Scévinus dormait encore ; Cadicia me demande. Je vais la trouver ; elle était couchée ; je m’assois sur son lit. Elle dit : « C’est gentil, la mer, n’est-ce pas ? Seulement moi, je m’embête. Je ne sais pas si c’est le grand air, mais j’ai des envies… Enfin, trêve de bavardage, j’ai une envie folle de lui en faire porter, à cette espèce de Scévinus. Tiens, regarde mon ventre, il est joli, n’est-ce pas ? — Mon âme, lui ai-je répondu, s’il venait ?

— Non, non, il ne se lèvera pas. Viens vite ! » Le malheur, c’est que, pour un homme de mon âge, cette femme était trop pressée. J’ai eu beau lui rappeler ce que j’étais pour sa mère. « Laisse ma mère en repos, a-t-elle répliqué ; ma mère et moi, cela fait deux. D’ailleurs elle était bien moins jolie que moi, et si tu l’avais aimée comme tu le dis, tu m’aimerais encore davantage. Va-t’en ! Tu me dégoûtes. » Il n’y a pas eu moyen de l’apaiser. J’ai vu que j’étais perdu, car Cadicia enrage de n’avoir pas d’homme sous la main. Mais elle en trouvera, je n’en doute pas ; or, comme elle me déteste, son ami deviendra nécessairement mon ennemi. C’en est fait de ma faveur. Je ne serai plus le petit pâtissier qui donne aux lèvres de la maîtresse de délicates friandises d’amour ; je ne serai plus le gros bouffon qui met en liesse les faces les plus renfrognées ; on ne dansera plus, on ne rira plus avec moi. Si on ne me jette pas dehors tout de suite, ce sera pour m’oublier dans un coin, comme une poupée sans tête. »

Vatinius reprit, après un soupir :

« J’ai essayé de perdre Cadicia. Je suis allé trouver sa Juive. Avec toute mon éloquence, j’ai voulu lui montrer que le meilleur moyen de conserver sa faveur auprès de Scévinus, c’était d’accuser la jeune femme. Elle commençait, lui ai-je dit, à ne plus être dans ses bonnes grâces. Il fallait achever de la ruiner auprès du maître, lui laisser entendre qu’elle s’abandonnait à d’extrêmes débauches, qu’elle était peut-être malade. « Sois, ai-je conclu, avec l’astre qui se lève. Scévinus aura bientôt une amie nouvelle. » Mais je ne connaissais point la vieille. Je me suis perdu en me posant en ennemi de Cadicia. « Monstre, s’est écriée la Juive, jamais ma chère enfant ne sortira d’ici, entends-tu, ou je sortirai moi-même ! Tu mens comme un esclave qui craint le supplice ; mais tu as beau faire, tu ne le manqueras pas, car Cadicia va parler au maître, et il saura tout de tes renardises. Sache que jamais Scévinus n’a plus aimé ma petite : ce matin même, il se prépare à orner son cou d’un collier qui vaut une province. Et il a raison, car jamais fille n’a été plus belle, meilleure amoureuse, et n’a eu aussi, la chère mignonne, une âme plus religieuse. Déguerpis donc au plus vite, ou crains, gratteur de plats, la colère de ton hôte ! »

— Tu as été maladroit, mon bon Vatinius, lui dis-je : il ne fallait pas te fier à cette vieille entremetteuse, et je crois maintenant que tu n’as qu’à suivre son avis et à t’en aller.

— Jamais. Oublies-tu qu’elle m’a appelé gratteur de plats ? Il faut que je me venge.

— Laisse là ta vengeance : ce sera plus sage.

— Ma vengeance ! Je n’y tiendrais pas encore, mais mon bien-être, je ne me résigne pas à le perdre. Je me suis fait à Scévinus ; j’ai épousé ses habitudes, ses manies, jusqu’à ses vices. Enfin je me trouve bien dans sa maison, et je ne veux pas en sortir, quand l’orage devrait tomber sur ma tête !

— C’est-à-dire que tu aimerais mieux mourir chez Scévinus que de t’en aller vivre ailleurs.

— Tu as deviné juste. Seulement je ne passe point le Styx. Ce sera pour une autre fois.

— Mais que vas-tu faire ?

— Je vais chasser Cadicia, malgré la vieille. Un amant me supplanterait, mais une amante va servir mes projets. Cadicia a connu autrefois une petite femme vive, amoureuse, qui a des tendresses à revendre et à donner. Elle s’appelle Statilia, et j’ai su qu’elle était ici. Il faut que je refasse se becqueter mes colombes. Mais, pour cela, ton concours m’est nécessaire, et sans retard. Cadicia a une fantaisie tellement inconstante qu’elle ne songe peut-être plus à Statilia. Il faut que tu intéresses sa vanité, son cœur et ses sens à son amie ancienne, aujourd’hui oubliée. Moi, je ne puis plus lui rien dire ; elle m’enverrait promener ; toi, au contraire, tu seras entendu.

— À quoi tout cela servira-t-il ?

— Tu me le demandes ? Mais tu ne comprends donc rien ! Une fois les femmes raccordées, elles se moqueront si bien de Scévinus à son nez et à sa barbe ; leurs babils, leurs caresses, leurs baisers seront si scandaleux et si insolents, que notre hôte, tout indulgent qu’il est, finira par chasser de sa villa les jolis oiseaux. Voici mon plan. Aujourd’hui, j’accuse Cadicia et je sème mes premières calomnies. Aujourd’hui également, tu provoques la rencontre des deux amies, après les avoir prévenues l’une et l’autre ; moi, de mon côté, dès demain, je les fais surprendre. Dans trois jours au plus, elles auront quitté la villa.

— Tu es un politique remarquable. Mais par qui sera remplacée Cadicia ?

— Ah ! voilà ! Il faudra d’abord interroger le médecin de notre hôte.

— Le médecin de notre hôte ?

— Oui. Cela t’étonne, c’est pourtant bien simple. Scévinus a peut-être besoin de prendre sa retraite ; peut-être au contraire, ne lui faut-il que changer de plaisirs. S’il est seulement dégoûté de ses amours actuelles, convient-il de le traiter comme un bonhomme affaibli et n’ayant plus de sens ? Si, au contraire, tout espoir est perdu pour lui de retrouver ses forces amoureuses, il est nécessaire de le consoler. J’ai un remède pour les deux cas ; mais d’abord, je dois consulter son médecin grec Amérimnus.

— Ton audace est voisine de la folie. Que comptes-tu entreprendre sur un homme qui, selon toute apparence, n’a plus que des habitudes et qui demande sa maîtresse comme l’enfant crie vers son berceau ?

— Très cher, les Dieux nous protègent !

— Laisse les Dieux tranquilles. Ils ont assez de leurs affaires sans fourrer leur nez dans les nôtres. Elles ne fleurent pas pour eux assez bon.

— Je te certifie qu’ils ont parfois pour les hommes des attentions fort délicates. Ainsi, comme je sortais, ce matin, j’ai rencontré un étranger qui vient, dirait-on, tout exprès à notre secours. Tu connais le vieux Cornélius Flaccus ?

— Le questeur qui vola en Bithynie ?

— Ce n’est pas lui, mais son portrait. Comme Flaccus, une tête sévère, dure, un peu ravagée, où le barbier a oublié de passer le rasoir. Poilu comme une peau d’ours, il pue le bouc à cent pas. Une belle mine d’austérité.

— Tu me donnes envie de le connaître.

— Attends. Je ne t’ai pas dit ses qualités. Il parle grec aussi purement qu’une entremetteuse de Corinthe.

— Heureusement que je ne suis plus en âge d’être séduit !

— Attends donc ! Avec sa face orageuse, ses yeux à allumer des incendies, des bras à mettre en croix, c’est un homme d’excellente compagnie ; ses paroles, quand on ne veut pas trop faire attention à son accent, ne sont que baume et pommade. Il arrange tout le monde. Il est venu hier de Pouzzoles et il arrive de Grèce, d’Asie, de je ne sais plus où. Il va dans le quartier juif, chez les marchands, et leur dit : « Je suis votre frère. » Mais l’un d’eux, qui ne le comprenait pas, l’ayant menacé, il s’est écrié tout à coup : « Ne me touche pas, malheureux, je suis citoyen romain ! » Une escorte de soldats veille sur lui. Il vient, paraît-il, appeler devant César d’un jugement rendu contre sa personne. Il se nomme Paulus, Saulus : on ignore exactement. Mais l’important, c’est qu’il est thaumaturge. Il fait des prodiges.

— Tu en as été témoin ?

— Non, il me les a seulement racontés. Il affirme qu’étant aveugle il a, par sa puissance et la volonté des dieux, recouvré la vue. Il parle d’une façon obscure et merveilleuse. Il répète sans cesse qu’il ne faut pas aimer avec ses sens pour pouvoir aimer après la mort avec son esprit.

— Passons-lui cette fantaisie ; mais quel service attends-tu de cet insensé ?

— Ne vois-tu pas en lui un beau conseiller pour notre hôte ? Démétrius est un philosophe de la dernière espèce, une distraction de sophistes, tandis que ce Juif hirsute ne manque pas d’intérêt pour un amateur de curiosités, pour un voluptueux qui ne peut plus se divertir avec ses sens. Scévinus, épuisé de corps, va cultiver son intelligence et s’essayer à la philosophie. C’est une fin honorable lorsque l’on n’est plus homme. Et quelle sécurité pour sa maison ! On a tout à craindre des caprices d’une maîtresse, mais qui pourrait s’inquiéter de ce thaumaturge ? Il divertira un instant Scévinus, mais il ne songera pas à dévorer ses biens ; ce sera un jouet, voilà tout !

— Scévinus, dis-je, peut bien encore ne pas cracher sur les biens qu’il a chéris et recherchés tout le cours de sa vie. Alors que deviens-tu, embarrassé de ton prophète ?

— Par Jupiter ! Nous ne sommes pas liés l’un à l’autre, ni par une membrane, ni par de la colle. Et que Scévinus veuille rire encore, je lui donne ce qu’il désire secrètement, ce qu’il redoute et ce qu’il n’osera refuser, la fleur de toutes les jeunesses, Quirinalis ! De cet enfant, rien à craindre. Qu’il montre de la révolte ou de l’ingratitude, je le livre à son ancienne maîtresse, qui voulait le tuer pour ses vols et ses impudicités, et dont j’ai, à grand’peine, obtenu le pardon. À présent que je t’ai tout dit, te décides-tu ?

— Je veux réfléchir.

— Hâte-toi ; le temps presse. Si les deux femmes ne se sont pas rencontrées aujourd’hui, j’aurai perdu la partie. Je m’en irai dès ce soir. Mais tu t’en repentiras ; Vatinius n’est pas un homme dont on se joue.

— Allons ! Allons ! dis-je, ne te fâche pas. »

Ce singulier bouffon m’a persuadé. Sans grand effort, je l’avoue. J’aime les aventures, et je n’en trouvais pas assez depuis mon arrivée à Baia. Et puis, lorsque je ne suis pas amant, j’adore être entremetteur. C’est encore posséder une femme que de conduire ses amours.



II

LA SAGESSE HABITE LES SEINS
EN FLEUR

II

LA SAGESSE HABITE LES SEINS
EN FLEUR

J’allai trouver la petite Cadicia. Elle était entourée d’esclaves — une véritable armée — pour la coiffer, la friser, lui mettre son fard, lui passer sa robe, voir si son écharpe tombait bien, poser ses bijoux ici et là afin d’attirer le regard sur une ligne charmante, quelque grâce voilée de son corps. La vieille Juive, les mains aux hanches, bouche ouverte, avec deux dents en sentinelles avancées, surveillait la troupe. Cadicia criait, s’emportait, frappait de la paume ou du talon, mais ses colères étaient passagères, les femmes ne craignaient que la Juive, qui ne souffrait pas qu’on servit mal son enfant ; parfois elle détachait la grosse ceinture de cuir qui soutenait sa poitrine et en cinglait les maladroites, dont on entendait les cris.

« Je ne veux pas que tu entres, cria Cadicia en m’apercevant. Chassez-le, vous autres. Allons ! avez-vous peur d’un homme ? »

Mais sans me soucier de sa défense, des efforts timides des esclaves pour m’empêcher de pénétrer dans la chambre, je m’approchai de la jeune femme :

« Tu ne voudrais pas me chasser, si tu savais quelle bonne nouvelle je viens t’annoncer. Statilia, ton amie, est arrivée à Baia. »

Elle était si occupée de sa toilette qu’elle ne fit pas d’abord attention à mes paroles. J’insistai :

« Ta bouche ne se souvient plus ? »

Je n’eus pas besoin de beaucoup d’éloquence pour réveiller sa mémoire.

« Statilia est là, bien sûr ? me demanda-t-elle. C’est vrai ? Tu ne mens pas ? Oh ! comme je suis contente ! Entends-tu, maman, Statilia est là ! »

Elle sautillait de joie, commençait à danser.

« Mais où est-elle, dis-moi, dis-moi vite ! »

Et comme je ne répondais pas :

« Ah ! tu vois bien, tu me trompais, méchant !

— Je l’ai vue, repris-je, mais j’ignore encore sa demeure.

— Eh bien, nous allons à sa recherche. Baia n’est pas si grande.

— Maîtresse, dit Pétronia, prends ton voile, le vent de mer est si froid ! »

Nous montions et descendions les petites rues de Baia. Des servantes, des courtisanes pauvres ou avares, sur le seuil de leur porte, enveloppées de vieilles étoffes à fleurs de nuance passée et souillées, interpellaient les marchandes de poisson.

« Deux as, tes calamares !

— Tu plaisantes ! Des calamares pêchés sous les yeux de Cornélius Flaccus !

— Crois-tu que ses yeux les ont rendus meilleurs ? Tiens, je n’en veux pas : ils empestent !

— N’écoute pas cette vieille puanteur d’esclave. Dans toute la ville on ne trouverait pas une menteuse pareille. Juge, maîtresse, par toi-même, s’ils ne sentent pas bon. On dirait que tu les as mis dans ton sein ; ils embaument la rose comme ta chair.

— Ah ! la flatteuse ! Enfin, à combien me les laisses-tu ?

— Quatre as ; à une autre je les vendrais le double. Allons, décide-toi. Tu ne devrais pas regarder à me donner mon pain, moi qu’on habilla d’or autrefois, moi qu’on n’appelait que la Belle Pomponia. Ah ! la Fortune tourne !

— Donne-moi tes calamares pour deux as !

— Prends-les ! Mais il faut que tu sois jolie et que je t’aime bien pour te les laisser à ce prix. »

Cadicia, en chemin, rencontra Drusilla, qui s’en allait vers la mer, couverte d’un manteau teint de pourpre, à peine fermé, sous lequel on voyait à chaque pas resplendir sa peau, blanche comme le lait. Cette jeune femme vient, dit-on, de Germanie, et fut aimée de Cécilius Balbus, le prêteur, qui l’a ramenée à Rome. On ne sait à quels marchands de fards elle s’adresse pour conserver ainsi, sous notre rude soleil, l’éclat de son corps. Cadicia lui demanda si elle avait vu sa petite amie.

« Tu t’adresses bien ! fit-elle. Justement nous demeurons porte à porte. Prends la voie à ta gauche, puis la petite ruelle qui la traverse, à gauche encore : c’est la troisième maison. Il y a des couronnes de roses à l’entrée. »

Mais Cadicia, au lieu de se réjouir de la rencontre et du renseignement, s’est écriée :

« Comment ! tu habites près d’elle, et tu n’es pas venue me le dire, sotte, bête que tu fais. Mais tu ne penses donc à rien ? Mais tu es donc de neige et de glace comme ton pays ? »

Drusilla, sans se fâcher, nous a tous regardés en nous montrant, dans un joli rire, ses dents brillantes comme des perles ; puis elle a repris sa course vers la mer, accompagnée de deux petites esclaves.

Nous suivîmes la route qu’on nous avait indiquée. Déjà nous approchions, quand un chant a rempli la ruelle.

Mon mignon est endormi :
Dors, ma colombe !

Et vous, piailleuses de pies,
Il faudra donc vous tordre le bec ?
Mon mignon est endormi :
Dors, mon petit.

Aimes-tu mon sein, est-il bien tiède ?
Approche ta bouchette adorée.
Mon mignon est endormi :
Dors, ma colombe !

Cadicia écoutait, la bouche ouverte aux sons. Elle dit tout à coup :

« C’est elle, c’est elle ! Chante-t-elle bien ! »

À ce moment, un âne qui était attaché non loin de là se mit à braire d’une façon immodérée, en agitant son collier de clochettes ; aussitôt une jeune femme, sortant d’une maison basse, se précipita avec une branche de feuillage, et, ayant détaché l’animal, elle se mit à le cingler de toute sa force. L’âne détala vers nous, tout confus de sa musique, puis trottina au hasard. Cadicia avait reconnu, dans la jeune femme, son amie. Elles se saluèrent.

« Bonjour, mon cœur.

— Bonjour, mon petit œil.

— Qu’étais-tu devenue, qu’on ne te voyait plus danser ?

— Tu es bonne de t’occuper de moi.

— C’est que je t’aime, Statilia, et les autres femmes aussi t’aimaient. Tu danses avec tant de grâce. Où étais-tu ?

— Mon œil, j’ai eu un petit gosse. Oui, tu as une maman devant toi. C’est que je suis devenue sérieuse à présent !

— Un gosse ? Oh ! montre-le-moi, dis ! Il doit être beau.

— Oh, oui, il est beau ! Je vais vous le montrer. Seulement ne parlez pas si haut, vous le réveilleriez ! »

Statilia nous fît entrer dans une cour étroite qu’ombrageait un pan de voile, et où une eau jaillissante chantait dans une vasque. À l’un des piliers de la galerie était suspendue une corbeille d’osier couverte d’une soie légère ; Statilia s’approcha sur la pointe du pied, souleva la soie et nous découvrit, toute enveloppée de toiles fines, une chair arrondie dont les traits étaient à peine dessinés. Mais les femmes, qui sont un peu devineresses, lurent très bien dans le visage de l’enfant qu’il serait beau un jour.

« C’est Antinoüs, dit Cadicia.

— L’Amour ! ajouta une esclave.

— Jésus ! conclut Pétronia. »

Statilia jouissait de cette admiration. Sous ses longs cils noirs, son regard devenait humide d’attendrissement.

« N’est-ce pas qu’il est beau ? fit-elle. Ah ! c’est un grand plaisir, je t’assure, d’avoir ce gosse-là. Quand je me réveille triste le matin, je pense à lui, et ça me fait tout supporter avec courage. Ainsi, tu ne l’aurais pas cru, je n’ai pas versé une larme au départ de mon amant le questeur ! »

Cadicia, toute heureuse d’abord à la joie de son amie, faisait maintenant la moue. Elle semblait choquée que Statilia lui préférât cette petite graine. Mais ce ne fut qu’un nuage : avec une tendre vivacité, elle prit la taille de Statilia.

« Dis-moi, mon cœur, tu viendras me voir, n’est-ce pas ? Si tu savais la jolie maison que j’habite devant la mer ! C’est d’un luxe inouï ! Mon amant est riche, riche ; tu ne t’en fais pas idée !

— C’est impossible, répliqua Statilia. Je ne puis pas confier mon fils aux esclaves : ces gens-là ne sont pas sûrs ; je ne le quitte pas des yeux.

— Eh bien, fit Cadicia, ma vieille nourrice te remplacera. Tu peux avoir confiance en elle, n’est-ce pas, Pétronia ?

— Je me ferais couper la cuisse gauche pour vous rendre service à toi et à tes amies, dit la vieille Juive. »

Là-dessus elle jugea bon de montrer tout de suite son zèle.

« Maîtresse, dit-elle à Statilia, veux-tu que je t’enseigne un moyen de sauver ton fils ?

— Le sauver de quoi ?

— De la mort.

— De la mort ? Que dis-tu ? Est-ce qu’il est malade ? Voyons, parle, es-tu folle ?

— Il n’est pas malade, répliqua Pétronia d’un ton solennel, mais il le sera un jour. Qu’est-ce que soixante, quatre-vingts ans ? C’est bientôt passé, va !

— Oh ! je n’en demande pas tant, moi ; je ne regarde pas si loin.

— Parce que tu as l’esprit léger. Si tu réfléchissais comme moi ! Attends à avoir les cheveux blancs : tu verras. Tiens, voilà le thaumaturge qui passe avec un centurion ; veux-tu que je l’appelle ?

— Tu parles de ce vieux barbu-là. Il n’a pas l’air commode. Que veux-tu lui demander ?

— Des grâces pour ton enfant. »

C’était Paulus, l’homme dont m’avait déjà parlé notre parasite. Après le portrait qu’il m’en avait fait, je le reconnus de suite. Son visage de bronze était encadré d’une barbe qui ressemblait à un balai d’épines, et de cheveux longs, humides de sueur, plaqués sur la peau, pareils à des cheveux de noyé. Ses yeux s’éveillaient, viraient, s’agitaient, puis se terraient sous d’énormes sourcils comme une belette dans son trou. Il avait l’air de dormir, ou de rêver tout éveillé, ou, encore, de comploter quelque projet terrible. Un masque, te dis-je ! figure-toi le masque d’Ambivius Turpio, lorsqu’il joue le soldat fanfaron, mais un masque porté par des épaules d’Atlas et surmontant un long manteau, roussâtre, brunâtre, jaunâtre : ça n’a plus de couleur tant c’est âgé. On dirait qu’un pécheur généreux a donné à Paulus, pour le vêtir, un morceau d’une voile déchirée. Mais Paulus, dans ce bel appareil, est plus fier qu’Emilius Mamercus quand il lance une nouvelle mode aux côtés de sa jeune maîtresse. Il se promène du matin au soir, paraît-il, toujours accompagné d’un petit centurion à qui on a confié sa garde et qui est hors d’haleine d’escorter un pareil homme ; le malheureux officier suit notre prophète à dix pas, le front dégouttant de sueur, et en traînant la jambe. À chaque instant il semble demander grâce : « Porte-moi donc, homme de fer : je vais rendre l’âme. »

Pétronia fit un signe à Paulus. Ils s’étaient déjà parlé la veille. Le prophète la reconnut et s’avança vers la maison. Cadicia et Statilia, qui étaient habituées à voir des hommes bien vêtus, le considéraient de la tête aux pieds avec surprise et un peu de dédain.

« Salut, ma sœur ! fit-il en poussant un soupir. (Cette maison fraîche le charmait après les routes ardentes qu’il venait d’affronter.) Ah ! qu’on est bien ici,… c’est la demeure de votre mari, sans doute ?

— Hélas, non ! dit Pétronia, mon mari est mort. C’est la maison de la maîtresse… »

Et d’un clin d’œil elle désigna Statilia, que Paulus honora d’un salut. La Juive dit alors à voix basse à la jeune mère :

« Montre-lui donc ton fils.

— Mais cela va le réveiller !

— Tant pis, c’est pour son bien ! »

Statilia, sans beaucoup d’empressement, conduisit le thaumaturge devant le berceau.

« Bienheureux, dit Paulus, d’appartenir à la race des enfants de Dieu, qui ont reçu sa gloire, sa loi et ses promesses ! »

La Juive dit alors à Statilia :

« Il faudrait faire circoncire ton enfant. »

Et elle demanda conseil à Paulus qui, voyant l’irritation de la jeune femme, laissa entendre que non seulement les Circoncis et les Juifs, mais les Incirconcis et les Romains pouvaient avoir part aux bonnes grâces de son Dieu.

À ce moment, l’enfant se réveilla et se mit à pousser des cris perçants comme si on l’écorchait. Statilia contenait avec peine sa colère et regardait Paulus, en femme qui aurait bien voulu lui arracher les yeux. Vainement Pétronia, de la main, l’avertissait de prendre patience.

Cependant le prophète, immobile, gardait une contenance assez embarrassée.

Enfin, sur un mot que la Juive lui coula dans l’oreille, il se fit apporter de l’eau, y trempa ses doigts, traça un signe sur la petite chair et prononça quelques paroles.

La fraîcheur des gouttes qui lui tombaient sur le front calmèrent l’enfant, qui sourit au milieu de ses larmes et amena ainsi un sourire sur les lèvres de sa mère.

« Qu’est-ce qu’il a dit, le devin ? demanda-t-elle.

— Ah ! maîtresse, répliqua la Juive, moi, je n’ai pas d’instruction ; alors je ne comprends pas toutes ses paroles, mais pour un homme savant, c’en est un : il n’y a qu’à le regarder. »

De fait, il parle le grec de Corinthe, et Pétronia ne comprend guère que celui des gens du port.

Après cet arrêt devant l’enfant, notre thaumaturge, ne sachant plus que faire dans une maison où on ne l’entendait point, s’est décidé à partir ; mais, avant de nous quitter, il s’est adressé à nous, tant bien que mal, dans notre langue :

« Mes sœurs et vous, mon frère, j’ai l’espoir que vous penserez à celui qui va visiter ses frères en Christus et ranimer leur foi. Le laboureur vit du grain qu’il ensemence, et moi, je dois vivre aussi des paroles que je porte à vos cœurs. Donnez donc : le juste doit distribuer son bien. »

Statilia, émue de pitié, lui remit une pièce d’or, et Cadicia fit de même pour imiter son amie ; la Juive et moi nous nous contentâmes de lui offrir un denier. Il fut ravi de sa collecte ; je crois qu’un peu plus, il nous embrassait tous.

« Ç’a dû être un bel homme autrefois, dit Cadicia après son départ.

— As-tu vu, maîtresse, s’écria Pétronia, très fière de connaître un tel prophète, as-tu vu comme il a fait tout de suite sourire ton enfant, rien qu’à lui parler et à lui jeter quelques gouttes d’eau sur le visage ?

— Maintenant tu peux venir avec moi, reprit Cadicia, il n’arrivera pas malheur à ton gosse. D’ailleurs Pétronia le garde.

— Au moins laisse moi l’embrasser encore. »

La jeune femme courut au berceau, fit un baiser bien long pardessus les voiles, puis elle revint vers nous et nous partîmes ensemble.

Laissant les deux amies à leurs confidences, je suis rentré chez Scévinus. Tu ne devinerais jamais, très cher, qui j’ai trouvé dans l’atrium ? Épicharis, notre aimable Épicharis, mais une Épicharis vieillie et matronisée, solennisée par la graisse et la richesse, et devenue, avec l’âge, plus pudique qu’une vestale. Il faut la voir lorsqu’elle laisse tomber un regard dédaigneux et étranger sur des hommes dont ses lèvres n’ont rien ignoré jadis. On la peindrait ! Elle exhale toujours son ancienne odeur d’herbe sauvage que nous lui pardonnions avant l’atteinte des années, mais qui est aujourd’hui insupportable.

En vérité j’eusse souhaité meilleure compagnie, par malheur je n’avais pas le choix ; et je pensai qu’une mémoire complaisante pouvait encore embellir celle-ci. Elle quittait Scévinus. Je ne lui parlai qu’un instant ; toutefois j’éprouvai, à la revoir, assez de plaisir pour désirer lui parler de nouveau. Dérouler avec une imagination mûre et experte de belles années passées, cela ne vaut-il pas autant que d’en vivre de nouvelles avec de jeunes et maladroites écervelées ?

Mais il s’agissait bien d’ennui ou de plaisir ! Avec Épicharis, c’est toute mon existence — rien que cela ! — qui était en jeu.

Cela t’étonne ? c’est la vérité. Voici ce qu’on m’a raconté dans Baia :

Épicharis ne pouvant plus être maîtresse et refusant d’être entremetteuse, emploie désormais ses loisirs à conspirer contre César. Un vieux sénateur, disgracié et perdu de dettes, qui autrefois lui a fait du bien, et dont sa bouche avait soif comme d’un jeune galantin, lui a donné ces belles idées de complot. C’est un moyen de ramener autour d’elle ses anciens amants. Invoquant l’amour de la patrie, faute de pouvoir inspirer d’autres sentiments, elle s’adresse à la vertu des citoyens comme elle provoquait jadis leur virilité. Elle apporte à ce métier de conspiratrice tout ce qui lui reste d’ardeur. Remercions les Dieux qu’elle n’en ait pas davantage : elle embraserait le monde !

Il paraît que mon Scévinus est ravi de comploter avec elle. Pourquoi ? Va le lui demander. L’ennui d’être heureux, sans doute.

Avec cette aventure, me voici mollement couché ! Qu’une dénonciation ait lieu, et toute la maison : les hôtes de Scévinus aussi bien que ses esclaves, sans excepter ton ami, sont arrêtés. Je suis venu chercher la richesse chez Scévinus, et il m’offre, quoi ? Le plaisir d’aller au supplice en sa compagnie. Ma sollicitude pour mon hôte ne va pas jusque-là : je refuse.

 

J’ai pu trouver un messager sûr pour César. Demain il sera averti du complot. À présent, je suis plus tranquille. Ton ami, très cher, approche de la fortune !



III

L’ATTAQUE DU VIEILLARD

III

L’ATTAQUE DU VIEILLARD

Scévinus mange, boit, écroule la lourde masse de son corps au lit du festin, au lit de la terrasse, au lit de l’atrium, nous regarde avec les yeux d’une vache qui rumine, et s’endort. Seule Cadicia ose le réveiller ; il grogne, gronde, appelle son intendant, puis s’assoupit de nouveau. Je me demande où il trouve le temps et le désir de conspirer. Mes amis m’auraient-ils trompé ? Certes, je ne serais pas à mon aise. Enfin ! attendons la décision de César et occupons le plus plaisamment nos journées.

Autour de cette chair massive, les intrigues se croisent et s’enchevêtrent. Vatinius joue son renvoi ou sa faveur aujourd’hui. Il a interrogé le médecin Amérimnus.

« Il est certain, a répondu l’homme d’Esculape, que notre hôte commence à prendre de l’âge et que les longs travaux de Vénus ne sont plus faits pour lui.

— Mais ne croyez-vous pas qu’un jeune homme, gracieux et habile dans l’art d’aimer, saurait réveiller cette lourde vieillesse ?

— Cela est fort possible, a fait Amérimnus.

— À moins qu’on lui dépêche quelque sage qui lui enseigne à finir noblement son existence ?

— On pourrait essayer ce moyen », a conclu Amérimnus.

De gré ou de force, il a fallu ramener le thaumaturge.

La veille, les bâillements répétés de Scévinus devant les visages trop connus de ses hôtes, nous avaient laissé deviner son désir d’une nouvelle figure. Et où en dénicher une plus étrange que celle de ce Paulus ? Aussi n’a-t-on même pas pris soin de laver le visage, de changer le manteau rapiécé de notre prophète, et on l’a introduit bien vite, tout poudreux et déguenillé, dans la villa.

Vatinius l’a présenté comme un médecin et un sage admirable, ce qui a fait froncer le sourcil, à la fois, à Amérimnus et au philosophe.

Notre hôte, qui était couché et somnolait, s’est levé sur son séant, a ouvert l’œil, puis l’a cligné vers l’étranger.

« Eh bien, guérisseur, a-t-il demandé, guéris-tu l’ennui ? »

Scévinus ne comprenait point le grec, et le thaumaturge ignorait notre langue. De cette façon ils ne pouvaient guère s’entendre.

Je m’offris comme interprète. J’avais appris le mauvais grec des mariniers que parlait cet homme. Autrefois, en effet, précepteur d’un jeune riche, je me suis amusé à courir les sales quartiers de Corinthe.

« Je viens vers toi, fit Paulus d’une voix dure, forte, mais monotone et sans résonance, je viens en annonciateur et en suppliant, persuadé que tu es bon, charitable et éclairé.

— Trêve aux compliments, répliqua Scévinus, en quoi peux-tu m’être utile ? »

Paulus lança quelques maximes entortillées, d’un sens douteux, que je ne prendrai pas la peine de t’expliquer, ne me les étant pas encore expliquées à moi-même ; je te les répète seulement parce qu’elles peignent l’extravagance de cet homme :

« Je t’apporte, commença-t-il, la Justice qui vient non de la Loi, mais de la Foi. Si tu la connais, tu possèdes réellement la vie ; si tu l’ignores, tu n’as qu’une vie apparente, misérable, difforme…

— Par Pollux ! s’écria Scévinus…

— Difforme ! reprit le thaumaturge. Tu es dans ton corps comme un rat dans une ratière : tu voudrais bien t’en échapper. Sois tranquille. Le Seigneur vient, par ma bouche, t’offrir la délivrance et t’inviter à prendre part à son héritage. Mais, ô homme, pense que, pour obtenir cette immense faveur, tu dois d’abord délivrer tes membres du Péché et faire de ton esprit le tabernacle de la Vérité. Ainsi, plus de gourmandises, plus de fornications, plus d’adultères !

— L’adultère est contraire aux mœurs, et, de plus, périlleux, observa Scévinus.

— Oh ! je ne t’impose pas des devoirs trop difficiles à observer ! Si tu brûles pour une femme, marie-toi : c’est bien ; mais si tu ne brûles pas et que tu ne te maries pas, c’est encore bien !

— Où veux-tu en venir ? » demanda Scévinus interloqué.

Paulus, se sentant mal compris, balbutia quelques phrases plus incohérentes et plus incompréhensibles que les premières.

Puis renonçant à nous entretenir plus longuement de sa doctrine, il s’adressa d’un ton pathétique à la générosité de notre hôte.

« Mes entrailles ne sont point resserrées pour toi, dit-il ; que les tiennes ne le soient point pour moi !… Je vais à Rome et j’implore ton appui auprès de César.

« Tu es riche, tu dois être puissant auprès de lui. »

Cette réflexion amena sur nos lèvres un sourire que remarqua Paulus et qui l’encouragea.

« Mes frères, poursuivit-il, m’ont battu, m’ont fait emprisonner sans raison, quand je ne cherchais qu’à les rendre meilleurs ; alors je suis venu demander justice contre eux. Je suis citoyen romain. »

Scévinus, auquel je traduisis la supplique du thaumaturge, ne me laissa pas achever et s’écria tout à coup, après un bâillement interminable :

« Demande-lui son nom ! »

Et quand je le lui eus répété pour la troisième ou quatrième fois :

« Eh bien, très cher Paulus, tu peux te vanter d’avoir de l’éloquence. Je dormais mal, et tes paroles m’ont rendu le sommeil. Je t’appellerai toutes les fois que je souffrirai de l’insomnie. »

Là-dessus, il retomba sur les coussins, se tourna de côté, et, étendant le bras, il ferma les yeux.

Je confiai le jugement de notre hôte au thaumaturge. Il en parut très flatté.

« Évidemment, dit-il en relevant la tête, Scévinus n’a point l’esprit corrompu par les faux sages, et ses yeux sont prêts à reconnaître la divine lumière. Je vois bien que mes discours ont produit sur son cœur une impression excellente. Je reviendrai. »

Et il se tourna vers le centurion chargé de sa garde et qui l’attendait dans la cour en s’essuyant le front.

« Allons ! » fit Paulus en le précédant de son pas large, fier, sonore, qui écrasait les cailloux d’un bruit sec, comme une meule.

Vatinius le regarda s’éloigner en hochant la tête :

« Ah ! me dit-il à demi-voix, celui-là ne nous servira guère. Allons voir plutôt le jeune homme ! »

Vers le soir, Vatinius et moi sommes descendus du côté du port, aux bains des Néréides, dans une longue galerie sombre où nous vint une odeur lourde de peaux parfumées. Aux dernières marches de l’escalier obscur, le bassin nous apparut immense et illuminé, scintillant ici de feux rouges, là de feux d’émeraudes, là de nappes d’or, avec des vagues roulant des têtes de jeunes hommes, lascives et souriantes, qui nageaient par rangs pressés. De chaque côté du bassin, qui s’enfonçait à perte de vue, des grottes ou des arcades laissaient voir dans une pénombre des statues de dieux, de héros, d’amoureuses, des groupes de marbre, représentant les jouissances humaines au milieu de groupes vivants agités et joyeux. Des baigneurs venaient de sortir de l’eau, ruisselants de lumières ; et les spectateurs se mêlaient aux jeux du bassin par leurs cris, leurs appels ou les gerbes de fruits, de fleurs, de feuillages qu’ils lançaient. Les bains des femmes sont à côté, séparés seulement des nôtres par une passerelle. Des courtisanes, conduisant à toutes rames une barque légère, se divertirent à faire irruption parmi nous ; puis, dans le glissement de la nacelle, à narguer de leurs reins tendus et des bruits indécents de leurs lèvres, les accouplements qui se préparaient pour la nuit. Mais on s’élança sur elles ; elles chavirèrent, et ce fut un combat dans l’écume d’où sortirent des épaules égratignées, des croupes rougies, et des cris exagérés à plaisir, et des rires éclatants, sonores ou perlés, s’égouttant avec douceur sous les chevelures dénouées, tandis que surgissaient de l’onde de fières épaules, ou que des bras allongés glissaient parmi les roses flottantes et sous des torses verdâtres, — divinités marines, étonnant tout à coup de leur sortie éblouissante, de leur peau nacrée, de la couleur séduisante de sang répandue sur leur chair ; laissant la clarté glauque des eaux comme un linceul, et revenant à la vie humaine, le corps épanoui, gonflé d’une sève glorieuse.

Cependant nous découvrîmes Quirinalis devant le bassin. Il s’amusait, sous l’eau étincelante, à suivre, de ses yeux paresseux et indécis, la lutte qu’avaient engagée en son honneur deux jeunes gens : Cnéius Furnius et Terentius Lentulus.

Dès qu’il nous aperçut, il vint à nous, d’une marche un peu lente. Sans être grand, il avait la taille élancée et des jambes assez hautes ; le dessin de la poitrine, les courbes délicates des reins, le feu tranquille du regard sous les cheveux noirs et bouclés, tout enchantait en lui. Une couronne rompue tenait à ses cheveux emmêlés.

« Que veux-tu ? demanda-t-il d’une voix traînante d’enfant gâté, qu’on devinait encore repu de caresses et chargé d’or.

— Te faire une offre, répondit Vatinius.

— Mais Terentius Lentulus me veut, et Cnéius Furnius m’a offert mille sesterces. Il n’est pas jusqu’à cette vieille louve d’Antonia qui ne me poursuive de ses brûlantes prières.

— Peu m’importe, dit Vatinius, j’ai le droit de t’avoir. Rappelle-toi !… »

Et, comme le jeune garçon, à des souvenirs importuns, tremblait sous le regard menaçant de l’entremetteur :

« J’ai le droit de t’avoir, reprit-il, et d’ailleurs je ne cherche que ta fortune ! »

Quirinalis se laissa entraîner presque docilement, sans force pour refuser.

Comme pour saluer son départ, une gerbe d’écume s’éleva du bassin sous la chute de Cnéius Furnius, que son adversaire, avec des cris de triomphe, venait de faire tomber dans l’eau, sans songer qu’à ce moment même lui échappait sa victoire.

En sortant, Quirinalis appela un africain qui se tenait accroupi devant le portique de l’entrée. L’esclave, se levant aussitôt, vint lui jeter sur les épaules un manteau de pourpre resplendissant de gemmes ; et l’adolescent s’avança entre nous, tout nu sous les plis amples qui battaient et caressaient sa marche.

Nous n’étions pas plutôt rentrés à la villa, que quelqu’un appela Vatinius.

« Maître, chuchota une voix d’enfant, elles sont ensemble ! »

Vatinius poussa un soupir, puis me regarda, montrant ses vieilles dents jaunes, jetées les unes contre les autres comme des danseuses ivres.

« Il est temps de l’avertir, dit-il, nous touchons au moment décisif. »

Puis, se tournant vers l’adolescent :

« Attends-nous ici ! »

Et il se dirigea vers la chambre de notre hôte.

Scévinus s’assoupissait le jour, mais dormait la nuit. Il avait une telle religion de son repos nocturne qu’une fois il fit déchirer, à coups de lanières, un esclave maladroit qui, laissant choir des plats bruyamment, avait commis le crime de le réveiller. Il fallait avoir l’audace de Vatinius pour ne pas craindre de l’enlever à ses rêves.

L’ardélion osa lui corner à l’oreille avec la trompe dont se servait l’intendant pour appeler au travail. Scévinus se tourna et se retourna, pareil à un taureau qui cherche à éviter une mouche blessante ; il se mit sur le ventre, sur le côté, sur le dos ; il s’offrit dans les attitudes les plus risibles ; mais il fallut bien qu’il ouvrît les yeux.

Il commença par lancer du côté de Vatinius tout ce que sa main rencontrait : une coupe, une buire pleine qui alla souiller les tentures, des brodequins dont l’un vint souffleter rudement Vatinius à la joue ; et, au milieu de cette fureur, il criait de toutes ses forces :

« Fouaillé, chair à claques, brute impure, vas-tu me laisser, veux-tu que je t’écorche ? »

Mais le parasite, avec sa tranquillité ordinaire :

« C’est ainsi que tu me parles, Scévinus, à moi, ton ami ! »

Le dormeur, réveillé enfin et surpris, dit d’une voix pâteuse, chagrine :

« Pourquoi troubles-tu mon sommeil ?

— Je veux te montrer un joli spectacle. Lève-toi et viens. »

Scévinus avait des besoins d’obéissance ; le ton impérieux de Vatinius le décida ; il se leva en s’appuyant sur l’épaule qu’on lui offrait, et les deux hommes, étouffant le bruit de leurs pas, s’approchèrent de l’appartement des femmes. Je les suivis de près avec Quirinalis.

La cour était blanche de lune et déserte ; un bruit de causerie s’élevait de la chambre de Cadicia, dont nous séparait seulement une tenture mal jointe, que la lampe de l’intérieur encadrait d’une clarté rouge.

Nous entendîmes des bouches se baiser, puis la voix de Cadicia, câline et susurrante, qui disait :

« N’est-ce pas, mon petit fruit rose, ton gosse ne te prendra pas tout ton cœur ?… Et puis, ton questeur, sais-tu ? tu devrais le lâcher tout à fait ! Il me gêne, cet imbécile, il me vole ma mignonne. Dis que tu l’abandonneras !

— Plus tard, oui, je tâcherai !

— Plus tard, plus tard, il ne s’agit pas de plus tard. C’est tout de suite que tu dois le congédier. Tu ne m’aimes donc pas ?

— Mais si. Seulement…

— Seulement quoi ?

— Il est généreux, tu sais, et je ne puis pas, comme cela, du jour au lendemain, l’abandonner. D’ailleurs, toi, est-ce que tu ne restes pas avec Scévinus ?

— Ah ! si tu es jalouse de celui-là, par exemple !… Mais c’est ma banque, ma chère, rien de plus. Tu ne voudrais pas me voir aimer ce vieillard répugnant qui ne sait pas même déguiser son âge sous des façons élégantes, attentionnées. Quand je le vois, c’est la vérité, tiens ! j’ai envie de vomir. »

À ces paroles, le parasite se tourna vers Scévinus.

« Tu entends comme elle te flatte ? »

Scévinus dit doucement, sans s’émouvoir :

« Ce sont de petites enfants qui s’amusent. »

Et, curieux de contempler leurs ébats, il souleva la tenture.

Nous vîmes une arcade de chair, belle comme du Paros au soleil couchant, s’écrouler tout à coup ; il y eut un remuement de jambes et d’épaules éblouissantes, des chevelures secouées qui s’étalèrent ; puis deux paires d’yeux inquiets, effarés, se tournèrent vers la tenture que Scévinus laissa presque aussitôt retomber.

« Allons nous coucher », fit-il, après nous avoir un instant regardés en souriant.

Vatinius haussa les épaules, cracha vers la terre, se mordit le poing.

« La foudre tomberait sur cet éléphant, dit-il, qu’il n’en serait pas touché. Une telle insouciance me pétrifie. Que faire ? J’ai l’esprit en marmelade.

— Eh bien ? eh bien ? demanda le jeune Quirinalis qui nous attendait, et que l’air de la mer faisait frissonner sous son manteau mal fermé.

— Eh bien, c’est pour demain !

— Pour demain ! Et Lentulus qui m’offrait neuf cents sesterces ! Et Furnius qui m’en offrait mille ! Voilà ma nuit perdue !

— Ne t’inquiète pas ! Tu la retrouveras.

— Ah ! fit Quirinalis en s’éloignant, voilà de la belle ouvrage, en vérité, de la belle ouvrage ! »

Et il s’en allait en se tapotant le derrière d’une main indolente, comme s’il n’eût su que faire de cette partie de sa personne.

Vatinius le suivit quelques instants du regard, puis se tourna vers moi en haussant les épaules.

« Quand on pense, répétait il, quand on pense que cet efflanqué, que cette femmelette descend d’un homme, d’un homme, paraît-il, qui a sauvé la République.

— Qui était-ce ?

— Je ne m’en souviens pas. Il y en a eu tant, tu sais. Enfin, c’est un fils de héros. Ah ! nos pères ! nos pères !… À propos, tu as vu quel regard bienveillant Scévinus a laissé tomber sur le couple d’amoureuses. Une idée me vient : il faut combattre la femme par la femme. Statilia me paraît être une âme tendre et douce à conduire. C’est tout à fait le sein dont a besoin notre hôte pour pleurer sa jeunesse. Elle remplacera, à merveille, ce monstre de Cadicia.

— Et que fais-tu de ton adolescent ?

— Je le laisse à ses infamies. Au surplus, ce garçon me dégoûtait et je ne suis pas fâché de pouvoir m’en passer… Ah ! je suis un homme habile, tu verras ! »

Pétronia, puis toute la villa connurent, dès le matin, que Scévinus avait surpris sa maîtresse aux bras d’une autre femme, et le bruit d’une disgrâce prochaine souleva la terreur ou l’hilarité des esclaves. La vieille Juive fut la plus troublée. Au premier moment, il lui sembla que la statue de la Fortune allait se renverser sur elle et l’écraser. Cependant le courage lui revint, et aussi l’espoir d’empêcher un pareil malheur. Elle entra dans la chambre des caresses. Les amies étaient enlacées ; elles s’étreignaient avec tout l’élan et la force d’un jeune amour. Tu vois d’ici le couple : les tremblements de plaisir, l’audace, l’activité luxurieuse des mains, les fesses qui se serrent, avares de jouissance, ou qui s’offrent plus larges, comme insolentes et repues. Devant ces jeux imprudents, si tristes pour l’âge mûr, Pétronia ne sut pas demeurer insensible : elle eut un geste de dégoût et sortit à la hâte. Mais elle revint au moment de la toilette, bien résolue à affronter le spectacle d’un œil calme et à séparer les insatiables de gré ou de force, et dût-elle jouer des paumes sur leurs tendres chairs. Cette fois, elle ne trouva plus que Cadicia qui dormait d’un sommeil lourd, brisée de sa nuit amoureuse.

« À bientôt, sale petite truie, dit la Juive, à bientôt ! »

Et, ravalant sa semonce toute prête, elle courut d’un trait chez Statilia où elle arriva, haletante de colère. Retrouvant la sagesse avec son logis, la courtisane s’occupait à une sérieuse lessive et purifiait ses mains en même temps que les langes de son enfant. Mais ce retour à la Vertu ne désarma point la Juive.

« Éhontée, s’écria-t-elle sur le seuil, tu n’es pas digne d’être mère. Heureusement que ton môme est trop jeune pour savoir, il rougirait de toi, il refuserait ton lait ! »

Et comme Statilia, au lieu de se fâcher, baissait la tête sous l’orage, la Juive se sentit plus de hardiesse et l’étourdit d’invectives :

« Cela ne te suffit donc point, coureuse, d’avoir dépouillé les hommes ! Il faut encore que tu pilles tes semblables, de pauvres femmes comme toi… Il faut que tu voles tes anciennes amies, jusqu’à cette malheureuse Cadicia…

— Mais c’est uniquement par tendresse pour elle…

— Par jalousie, tu veux dire ! Oui, tu enviais ses richesses, tu voulais la faire rompre avec son amant. Ah ! mauvaise bête, ça ne te portera pas bonheur, ni à toi, ni à ta progéniture ! »

De la porte j’assistais à la scène, prêt, au besoin, à secourir Statilia si la vieille, dans sa colère, avait voulu se jeter sur elle. Pétronia se contentait, pour l’instant, de lui cracher toutes les ordures qu’elle avait dans la mémoire. Elle eût longtemps continué sur le même ton, si Vatinius n’était venu, fort à propos, l’interrompre. Dès qu’il arriva, la vieille sortit en faisant une horrible grimace, affectant de ne pas le regarder, de le traiter comme un animal impur.

Vatinius trouva la pauvre Statilia en larmes et toute tourmentée des menaces de la Juive.

« Aimes-tu beaucoup Cadicia ? lui demanda notre maître intrigant.

— J’aurais voulu ne jamais la connaître, repartit la jeune femme au milieu de sanglots.

— Est-ce que cela te ferait plaisir, continua Vatinius, de remplacer Cadicia auprès de son amant ? »

Statilia eut un sourire, regarda l’enfant qui dormait dans son berceau, puis leva sur Vatinius un regard interrogateur. Elle craignait une plaisanterie.

« Je n’ai en vue que ta fortune, ajouta le parasite pour la décider.

— Oui, fit-elle ; mais la Juive, Cadicia se vengeront. Elles sont capables de me tuer mon enfant. »

Mais Vatinius la rassura.

« N’aie pas peur. Nous les éloignerons. Viens à la villa de Scévinus, ce soir, au souper. »



IV

UNE COURTISANE ET UN COURRIER

IV

UNE COURTISANE ET UN COURRIER

Je ne fus pas peu surpris, en rentrant, de rencontrer dans la première cour Scévinus debout, revêtu d’une toge brodée, alerte, souriant, loquace, faisant des grâces entre deux femmes, dont l’une était une toute jeune fille, et l’autre, notre Épicharis. Peinte et ridée, la vieille courtisane ressemblait à ces statues de bois qui décorent les proues des navires, que l’on répare tant bien que mal avec un peu de minium et de céruse, mais qui laissent voir, ici et là, des fentes et des crevasses. En dépit de son visage, Épicharis n’en avait pas moins l’air svelte et évaporée dans sa robe à fleurs jaunes. La jeune fille qui était près d’elle, à la toilette modeste, aux yeux baissés, ne figurait pas mal une image de la Pudeur ou de la Virginité ; seulement une ou deux fois elle leva les yeux, et nous y découvrîmes une flamme que ne combattait point la malice ardente de son sourire, mais qui étonnait, qui effrayait au milieu de ses affectations d’innocence, comme un incendie dont on ne voit pas le foyer.

« Enfin, très cher, disait Épicharis, aujourd’hui toutes les matrones lèvent leur voiles et troussent leurs robes ; leur vertu est une fable qui était déjà vieille au temps de ta naissance ; si par hasard tu rencontrais la perle que tu souhaites, crois-tu qu’elle voudrait d’un libertin comme toi ? Moi je t’amène une jeune fille sage ; je ne suis pas une inconnue…

— Certes, non, dit Scévinus.

— Je suis affranchie ! et ma fille est de sang patricien, j’en réponds ! Tu n’as qu’à la voir marcher : elle a l’allure d’une impératrice. Elle est sage, je te le répète, et pourtant elle sait… tout. Je lui ai donné des leçons. C’est un avantage, cela, quand on n’est plus jeune, — car tu n’es plus jeune, mon cher !

— Ne le dis pas trop devant cette enfant.

— Ah ! s’écria Épicharis triomphante. Enfin ! je te vois de l’amour-propre. Tu te rappelles qu’il faut paraître beau, paraître jeune devant une femme. Veux-tu que je te dise, Scévinus, ma fille t’a ressuscité. »

Comment ! fis-je en moi-même, on m’avait annoncé qu’entre Épicharis et Scévinus il s’agissait d’un complot, et il n’était question que d’un mariage. Quelles stupides informations m’avait-on données ! Et que va dire César si on fait une enquête ? Tant pis ! Attendons.

Cependant Épicharis et la jeune fille, au milieu d’un flux de paroles, venaient de quitter la villa, lorsqu’un lieutenant de légion pénétra dans la première cour.

« Flavius Scévinus ? » demanda-t-il.

Notre hôte, ne sachant ce qu’on lui voulait, et surpris de la brutalité de l’appel, s’avança d’un air furieux. L’officier lui redemanda s’il était bien Flavius Scévinus et, sans remarquer l’irritation, sans attendre la réponse de l’intéressé, il lui remit des tablettes fermées du sceau impérial.

Ensuite le lieutenant appela mon nom, et, comme je me présentais, il me tendit un rouleau et s’éloigna. Ce rouleau contenait un ordre de César de me laisser passer.

J’étais en proie à une joie un peu inquiète, quand Scévinus, qui était sorti de la cour avec le message, reparut sans toge, le regard noyé de larmes, le ventre secoué de sanglots, fléchissant sur ses genoux, se bourrant de temps à autre les yeux de son poing, et poussant de petits grognements d’animal en cage.

Pétronia n’avait pas vu entrer le courrier ; elle fut touchée, plus qu’aucune autre, de l’extrême douleur de Scévinus. Pour elle, l’unique cause de ces pleurs était l’infidélité trop évidente de cette peste de Cadicia. Cette faute la blessait dans son orgueil comme si Cadicia eût été sa fille.

Elle s’approcha de Scévinus qui poussait toujours de petits cris en se frottant les yeux, pareil à un écolier qui vient de recevoir la férule. Il s’était assis dans la cour, sur une pierre basse ; rien, à présent, ne voilait aux yeux son monstrueux embonpoint. Sa poitrine et son ventre formaient deux énormes bourrelets de chair jaune, comme s’il s’était couvert de safran, et les larmes qui coulaient en abondance de ses yeux, crevaient dans ses joues flasques, aussi délicatement rosées que des côtelettes de porc. Cette ressemblance n’effraya point notre Juive ; elle vint si près de lui qu’il sembla qu’au mépris de sa loi elle voulait le manger, comme cela, tout cru et sans sel.

« Maître ! » dit-elle.

Il ne tourna pas les yeux. Il paraissait se complaire à pleurer tandis que le beau soleil couchant caressait les plus hautes fresques des murailles et la terrasse toute fleurie. Sans prendre garde qu’on ne s’apercevait pas seulement de sa présence, Pétronia dévidait avec volubilité ses consolations :

« Cadicia t’a manqué, mais elle ne recommencera plus, je te le promets, quand je devrais faire de sa peau une charpie à force de la battre. Car enfin je suis sa mère, sa mère d’adoption, si tu veux : cela revient au même. »

Elle reprit :

« C’est une poison, cette fille là, mais elle n’a pas mauvais cœur. Il faut savoir lui parler, et je m’en charge. Elle viendra te demander pardon — à genoux ! Et si l’envie lui reprenait de te tromper, moi je suis là. Je ne la quitte plus. Il faut surveiller ses fantaisies. Compte sur ta servante, maître. Tu peux être sûr de Cadicia comme si tu avais la main à son mauvais endroit. »

Scévinus ne cessait pas de sangloter. Assourdi par tout ce bavardage, il finit par se lever et se dirigea lentement vers la seconde cour où se trouvent les bains. Comme il n’était pas d’ordinaire très expansif, Pétronia, prompte à se tromper elle-même, s’imagina qu’elle avait endormi la peine de son maître.





V

REVUE AVANT LA BATAILLE

V

REVUE AVANT LA BATAILLE

Déjà le souper était prêt ; on l’avait servi sur la terrasse, et nous attendions l’hôte et sa maîtresse. Statilia se précipita haletante, toute parée et parfumée, craignant d’être en retard. Puis Cadicia parut, sans Scévinus, un peu fière, enflant les narines au plaisir de se sentir belle ; elle semblait avoir dévalisé tous les joailliers de Baia tant elle était couverte d’or, d’émeraudes et de perles. Mais la vieille Juive, sans se laisser émouvoir par cet étalage, l’apostropha d’une voix de cardeuse de laine :

« Tu n’as pas honte de te pavaner ainsi un jour comme ce jourd’hui ?

— Qu’est-ce qu’il a ce jourd’hui, répliqua la jeune femme qui semblait ne pas reconnaître sa Pétronia ; il ne fait pas assez beau pour toi, peut-être ? Vieille chouette ! Tu n’as donc pas vu le soleil ?

— Malheureusement si, je l’ai vu, et j’ai vu aussi ce qu’il a éclairé. C’était du propre ! J’en ai rougi.

— Je ne croyais pas que tu avais des couleurs, comme ça, à ta disposition.

— Impudique, va, je fermerai ton bec.

— Impudique toi-même ! Vieux bassin ébréché !

— Oses-tu bien !… s’écria Pétronia suffoquée.

— Oui, oui, oui ! J’ose ! Et si tu n’en as pas assez, je continue, paillasse pourrie pour les esclaves, torchon crotté de lupanar !

— Vous l’entendez tous, reprit Pétronia en se tournant vers les convives. Une femme de mon âge doit-elle tolérer qu’une morveuse de cette taille me parle avec une telle incontinence ?

— Non, c’est dégoûtant, dit Statilia devenue accusatrice de son amie du matin, ma mère ne m’aurait jamais laissé tenir un pareil langage, et elle eût bien fait.

— Attends, tu vas voir ! » s’écria Pétronia.

Elle s’élança sur Cadicia et la secoua comme un arbre à fruits. Toute la joaillerie de la révoltée en résonna. Puis voyant que Cadicia, encore insoumise, se débattait entre ses bras, prête à mordre, prête à ruer, elle la claqua convenablement sur la joue gauche et sur la joue droite. Du coup, l’arrogance de la mignonne creva, pareille à une outre trop gonflée. Sous l’outrage, elle s’aplatit contre la table, la tête dans les mains et tendant les coudes, devenue une toute petite enfant. Ses bras formaient maintenant les anses de son joli corps, par lesquelles ses voisines, au milieu de grands rires. la secouaient inutilement pour l’apaiser ; mais elles ne faisaient que l’irriter davantage et provoquer de longs gémissements, qui éclataient dans son nez et allaient finir dans les arrière-profondeurs de son aimable personne.

Vatinius se pencha vers Statilia et lui dit :

« Cette vieille sotte vient, sans le savoir, d’incliner la Fortune vers toi. Tiens, regarde la belle. »

Cadicia, à la façon d’une tortue qui sort de sa carapace, allongeait une tête rouge, rechignée, toute luisante. Une grimace lui mettait un pli à la bouche, creusait autour des joues une gerbe de rides. Le fard, mêlé aux larmes et déplacé par les doigts, coulait en rigoles noires et roses, et barbouillait la bouche d’un jus de mûres écrasées. Elle promena un regard effaré sur l’assistance et, vite, recacha sa figure.

« Est-elle jolie ! s’écria Vatinius d’un ton gouailleur.

— Elle n’a jamais été si ridicule, répliqua Statilia. Avec tous ses bijoux, ce n’est qu’une déesse dépeinte.

— Dans quel temple la mettrons-nous ?

— Ah ! je ne sais pas quelle boutique de brocanteur en voudrait. Elle épouvanterait les clients.

— Et elle vous a perdu ces grands airs de princesse qui imposaient à tous. C’est la fin de son règne.

— Tu crois ? demanda Statilia à demi-voix.

— J’en suis sûr, répliqua Vatinius sur le même ton. Elle est laide ; elle va devenir tout à l’heure boudeuse et insupportable. Et puis elle n’osera plus conserver ces manières impérieuses dont Scévinus avait peur. Après la scène qui vient d’avoir lieu, les femmes se moqueraient d’elle. Je te le promets, notre homme va se reconquérir. Je ne serais pas étonné que, dès ce soir, il fît jeter à la porte, par ses esclaves, ma Cadicia en compagnie de sa bonne nourrice de Judée.

— Oh ! tu vas vite en besogne.

— Je connais Scévinus. Toi, ma fille, c’est le moment de montrer toute ton adresse et de jouer serré. Pas de faux mouvement. D’un seul geste vont dépendre peut-être ta puissance sur cet homme, et, ne l’oublie pas, ta richesse.

— Ah ! le pauvre enfant…

— Comme tu témoignes déjà de tendresse à ton futur amoureux !

— Oh ! ce n’est pas à lui que je pense, mais à mon petit gosse.

— Pense donc à lui, si cela te plaît, mais pas trop. À propos, tu as eu déjà des vieillards ?

— Hélas ! oui.

— Tu sais alors comment t’y prendre. Scévinus, je ne te le cache pas, est un vieillard très difficile à conduire. Ne lâche pas le marmot : il tomberait. Et maintenant, mets-toi à la place de Cadicia tout doucement. Il faut que tu sois près de ta proie. Oh ! tu l’auras. Tu es belle ce soir.

— Vraiment ?

— Admirable. Et tu seras plus belle encore quand on allumera les lampes. La lumière du jour convient moins à ta pâleur. Tu ferais même bien de voler un peu de fard à Cadicia. Scévinus aime voir des teints animés autour de lui. Cela lui donne l’idée d’une vie qu’il n’a plus lui-même. »

À ce moment Quirinalis, qui venait d’arriver, frappa sur l’épaule de Vatinius.

« Tu me trahis ? Cette femme…

— Tiens-toi tranquille, répliqua Vatinius en menant à l’écart le jeune homme. Je suis le général. Je dispose mes troupes. Peu importe le soldat qui me donnera la victoire, mais je ne serai pas ingrat au victorieux.

— Tu montres de la générosité. En vérité, je suis plein de reconnaissance. Et si moi, à mon tour, j’étais ingrat, que dirais tu ?

— Je te ferais chasser, très cher.

— Tu parles en vérité comme si tu étais quelque chose ici. Pourtant, si ton crédit ne baissait pas, serais-tu venu nous chercher ? Tu as besoin des œillades de Statilia ou de mes jeux de hanches. Seul, tu es incapable de te maintenir. Qu’as-tu pour toi ?

— Et mon esprit, n’est-ce donc rien ? Seriez-vous capables, si je n’étais là, de vous rendre utiles en quoi que ce soit ? Allez ! vous êtes des corps sans âme, des enfants, et de tout petits encore. Vous êtes bien heureux d’être dirigés par un homme tel que moi. Par exemple, toi, Quirinalis, tu crois qu’il n’y a qu’à se présenter devant notre hôte pour le conquérir ? Tu es assez fat, assez simple pour t’imaginer qu’un vieillard comme Scévinus, tout de suite, au premier coup d’œil, va te trouver beau, désirable ! Mais si le métier n’était pas plus difficile, tout le monde voudrait l’exercer.

— Enfin que faut-il faire ?

— Tu me demandes conseil ? C’est bien heureux. Écoute-moi donc. D’abord tu dois dire à Scévinus que le nom de Quirinalis n’est pas le tien, que tu appartiens à une illustre famille, que la passion, et aussi le malheur t’ont entraîné dans l’infamie.

— Ne m’humilie pas tant.

— Comme tu voudras. Je ne cherche pour le moment qu’à te rendre service. Tu dois te montrer ivre de bonheur que Scévinus t’ait retiré du cloaque où tu barbotais.

— Mais je n’ai jamais été dans un cloaque, et Scévinus ne m’a pas encore, que je sache, rendu le moindre service.

— Attends, n’aie pas d’impatience, et tu verras !… À propos, n’oublie pas certaine caresse… Mais je te dirai tout au moment convenable. C’est très important. Je connais les goûts de notre hôte. Il faut être audacieux.

— Je le serai.

— Et maintenant courage ! Songe que Scévinus est vieux, et que si nous arrivons à le faire tester en notre faveur…

— Mais Statilia ?

— Statilia n’est pas à craindre. Elle n’est ici que pour rehausser ta beauté ! Voici ce qui va se passer : Scévinus regarde Cadicia : elle lui répugne ; il tourne les yeux vers Statilia, qui le dégoûte davantage. Enfin tu te montres. Il reconnaît en toi son secret désir et il te donne la couronne… Mais que nous veut ce bonhomme ? »

Paulus, que l’entrevue de la veille n’avait point rebuté, venait de s’avancer sur la terrasse. Peut-être les esclaves, par cette tiède soirée, avaient-ils délaissé la garde des portes ; peut-être aussi Paulus était-il demeuré caché dans la chambre de la vieille Juive. Il n’avait point, cette fois, de centurion pour l’escorter.

« Salut ! fit-il, mes frères en Christus.

— Oh ! Oh ! s’écria notre parasite. Quelle élégance ! Tu as fait des frais, très cher. Veux-tu être aimé ce soir ? »

Paulus avait taillé sa barbe à l’Alcibiade, et il était enveloppé d’un manteau un peu passé de couleur, mais sans pièces ni souillure. À la main, il tenait une rose dont il semblait assez embarrassé ; sans doute Pétronia lui avait conseillé d’offrir la fleur à son enfant pour obtenir d’un coup les faveurs du maître et de la maîtresse.

« Où est Scévinus ? demanda-t-il, promenant partout les yeux autour de lui.

— On l’attend », lui répondis-je.

Alors il erra comme une ombre infortunée sur la terrasse, cherchant des compagnons. Il tira par la robe la vieille Juive qui, trop occupée de sa récente querelle, ne prit pas garde à la présence du thaumaturge ; puis il s’arrêta devant Cadicia, mais la jeune femme cachait toujours son visage, et n’offrait aux yeux que son dos et sa croupe, spectacle dont Paulus n’avait que faire.

De guerre lasse, il se rabattit sur Statilia, et lui parla dans son mauvais grec de mariniers, que j’étais à peu près le seul à comprendre. Il dit entre autres choses :

« Ma fille, je t’ai sauvé ton enfant. »

Statilia n’entendant pas, je dus encore servir d’interprète.

« Quel toupet ! fit-elle ; mon petit gosse a toujours été en bonne santé ! »

Paulus reprit :

« Je l’ai marqué pour la Résurrection. »

La jeune femme ouvrait de grands yeux. Comme elle ne réussissait pas à rien comprendre, elle haussa les épaules. Mais, se ravisant, elle vint près de moi et me dit :

« Ce vieux barbu-là doit savoir beaucoup de choses. Moi, vois-tu, je ne suis pas ici pour mon plaisir. J’ai mon gosse. Il faut que je l’élève, que je lui fasse donner de l’instruction, qu’il devienne un homme riche, élégant, tout ! Pour ça, il faut de l’argent, beaucoup d’argent, et je n’en ai pas. Alors j’en cherche. Je veux qu’on m’aime. On m’a dit que j’étais jolie, mais ça ne suffit pas. Il y a des charmes pour être aimée. J’ai essayé de plusieurs qui ne m’ont pas réussi. Seulement je n’avais pas confiance dans ceux qui me les donnaient. Ce barbu, au contraire, je ne sais pas pourquoi, je le gobe, ce garçon-là. Demande-lui donc s’il ne connaît pas les moyens véritables de s’attacher un homme. Moi, je ne te le cache pas, je voudrais que Scévinus m’aimât, mais d’un véritable amour, qu’il m’adorât, là ! qu’il fût tout le temps à mes pieds. Ah ! si le barbu me procurait l’amour de Scévinus, vois-tu, je ne sais ce que je ne lui ferais pas ! Il n’est pas joli, il n’est pas jeune, eh bien ! je serais à lui s’il le voulait. Pas la nuit — les nuits sont à mes amis — mais le jour, oui, le jour je n’aurais rien à lui refuser. »

Une telle requête, venant d’une bouche si gracieuse, ne pouvait être dédaignée. Je la transmis au vieux sorcier. Immédiatement, en homme qui peut tout promettre, il me fit répondre à Statilia :

« Oui, ma fille, tu aimeras Scévinus et Scévinus t’aimera. Vous serez heureux en Christus. Car la Grâce de Christus est en toi. Mais Paulus attend que tu implores ton puissant époux en sa faveur et en faveur des disciples de Christus malheureux ! Sois charitable, ma fille. »

Puis il pensa que c’était à cette jeune femme plutôt qu’à Cadicia indifférente qu’il devait donner sa rose, et il la lui offrit. Statilia fut plus heureuse de ce fragile présent que si elle avait reçu un collier d’émeraudes. Elle sourit tendrement au donateur, mit la fleur sur son sein et, de la tige épineuse, se déchira la peau. Des gouttelettes de sang parurent.

« Dis-lui, fit-elle, qu’il me baise là. Le sang attache, on me l’a assuré ! »

Le bonhomme s’étonna bien un peu d’abord de ce caprice, mais le sein était joli ; il songea aussi sans doute que c’était celui de sa protectrice. Sa barbe grise effleura donc un instant les belles chairs, et à son tour elle voulut lui donner ses lèvres.

Cependant la nuit vint, une nuit comme tu n’en connais pas à Rome, très cher ! Les monts s’enveloppent de vapeurs sombres et de vapeurs transparentes, d’azur et de voiles noirs. Comme un semis de pierres brillantes rayonnent du côté de Pouzzoles, des larmes claires tombent de la lune dans les vagues. La lumière est partout : ici resplendissante, là incertaine ; et partout, êtres et choses perdent leurs formes comme pour ne plus nous choquer de leurs contrastes, et se mêler dans une harmonie voluptueuse. Ces nuits-là, très cher, je deviens un sage et, si j’aime, c’est comme Platon. Mais cette fois, l’ombre, au lieu d’abriter de suaves rêveries, et de nous inspirer de beaux systèmes du monde, a couvert quelque farce tragique : écoute plutôt.

Les esclaves venaient d’allumer les lanternes, les fanaux, les torches résineuses ; et l’illumination de notre terrasse répondait à merveille aux fêtes qui avaient lieu sur l’eau. Tout le golfe sillonné de barques n’était qu’un chant et un flamboiement d’étoiles. On dit que César assistait en secret à ces réjouissances, où navires, petits et grands, rivalisaient de splendeur. Pour nous, qui attendions notre souper, nous nous désolions de ne point voir paraître notre hôte, et nous dépêchâmes vers lui le philosophe, inquiets d’un retard aussi prolongé.

Cadicia avait enfin essuyé ses larmes ; et elle écoutait avec quelque attention les remontrances de la Juive, dont n’avait pu l’éloigner qu’un mouvement de colère.

« Vois-tu, mon enfant, disait Pétronia d’un ton radouci, il faut savoir se contenir. Est-ce qu’à table, par exemple, tu dévores tous les fruits qui te semblent bons ? Non ; d’abord parce que cela ferait mal à ton petit ventre ; ensuite parce que tes voisins seraient mécontents et ne manqueraient pas de t’exprimer d’une façon malhonnête leur désagrément. En amour, tu dois te conduire de même. J’ai beau n’avoir plus seize ans, je sais ce que c’est que de se sentir pincée au cœur. Oui ! Ça vous travaille la peau, ça vous cuit comme si toute une ruche d’abeilles s’étaient mises après vous. Tant pis. On résiste. Là est le courage. Enfin, tu as un homme, il faut t’en satisfaire, sans aller chercher des femmes, ce qui est honteux.

— Mais tu sais bien, maman, que Scévinus n’est pas un homme, c’est une bouillie.

— Eh bien, on la mange. Va, si j’étais à ta place, je saurais bien m’en arranger ; mais toi, ce n’est pas pour t’offenser, ma fille : tu n’as jamais eu de cœur à l’ouvrage. De la fantaisie par ci, de la fantaisie par là ! Ah ! oui, là-dessus, tu t’y entends. Mais le devoir, c’est une autre affaire. Sais-tu que tu offenses Christus et que tu commets un péché ?

— Qu’est-ce que c’est que ça, un péché ?

— C’est quelque chose de bien vilain, de bien dégoûtant, ma fille…

Je ne sais pas comment t’expliquer çà, moi. Paulus te le dirait… Un péché, c’est du mal qu’on fait.

— À soi ou aux autres ?

— Aux autres.

— Alors çà m’est égal de commettre des péchés, si ça ne me fait pas de mal à moi.

— Ça te fera aussi du mal à toi, à la longue, tu verras ! D’abord tu ne ressusciteras pas après ta mort, mon pauvre bijou !

— La mort, la mort, c’est loin. Moi, je me porte bien.

— Chère petite fleur de mon cœur, est-ce que quelqu’un peut dire : Je me porte bien ? Tu es bien aujourd’hui, demain tu seras malade. Et puis si on te tuait, hein, qu’est-ce que tu dirais ?

— Me tuer, on ne tue pas les gens comme ça, voyons, maman.

— On ne les tue pas ? Ah ! ma pauvre chevrette aimée, si tu avais vu disparaître autant de petites femmes que moi, tu ne dirais pas ça : on ne les tue pas ? Tiens, tu connais la Groseille rose ?

— Oui.

— Eh bien, sa sœur, sans aller plus loin, a été assassinée par son amant. Elle le trompait à jambes que veux-tu, et sur le ventre et sur le dos ; elle lui en passait sous le nez de toutes les couleurs ; des vieux bouffis d’argent qu’on était obligé de porter — si encore elle n’avait reçu que des gens comme il faut ! — mais il venait chez elle de jeunes greluchons qui n’avaient pour vivre que leur derrière ou celui de leurs amies ; j’ai vu jusqu’à des Africains qui sentaient l’huile, c’en était une honte ! Et, avec tout ça, quand l’amant grondait, elle se mettait à rire. Sais-tu ce qu’il a fait à la fin, ce vilain homme-là ? Il est allé en barque avec elle, une nuit comme celle-ci, et il lui a planté son couteau dans le sein, et puis il l’a jetée à la mer. Ce n’est que bien des jours, bien des jours après, qu’un marin, sur la plage, a retrouvé son cadavre. Mais qu’as-tu, mon âme ?

— Maman ! Maman !

— Quoi ? Quoi ?

— Je vois un homme qui se glisse de mon côté !

— Où ?

— Là !

— Tu es folle !

— Si ! Si ! il va venir m’assassiner. Il a un couteau à la main. Ah ! »

Cadicia poussa un cri de détresse, tandis que la vieille Pétronia l’entourait de ses bras et essayait de la rassurer.

« Oh ! comme tu m’as fait peur. J’ai cru que tu allais t’évanouir.

— Non, seulement j’avais vu un homme.

— Mon cœur, il n’y a rien. C’était l’esclave qui apportait le vin. D’ailleurs, si un homme te tuait, moi, ta bonne nourrice, je trouverais le moyen de te ressusciter.

— Vous me ressusciteriez, bien vrai ?

— Bien vrai ! Je connais une femme qui sait faire revenir les morts. J’irais la chercher.

— Pourquoi donc me faites-vous des peurs comme cela ?

— Parce que je veux que tu veilles à ta fortune. N’as-tu pas vu Statilia ? Elle est ici pour devenir la maîtresse de Scévinus à ta place.

— Oh !

— C’est la vérité ! Autant de femmes, autant de rivales, autant d’ennemies.

— La sale bête, elle va voir !

— Aie l’œil sur elle. Qu’arriverait-il si Scévinus te mettait à la porte, au lieu de te donner cent mille sesterces tous les mois ?

— Dame ! Cela m’ennuierait.

— Alors il ne faut pas le tromper, ni avec un homme, ni avec une femme.

— Je ne le tromperai plus.

— Tu me le promets ?

— Je te le promets.

— Alors, donne-moi ta bouche, mon cœur, que je la baise. »

À ce moment des clameurs, des sanglots, des rugissements d’esclaves et des lamentations de femmes éclatèrent sur la terrasse, du côté des bains. Statilia, Vatinius, Quirinalis se précipitèrent. Cadicia voulut suivre les autres convives, mais la vieille femme l’enlaça d’une étreinte de fer.

« N’y va pas, mon trésor !

— Laisse-moi ! fit Cadicia, féroce de curiosité, en repoussant la Juive. Je veux voir. »


VI

INJUSTICE DE LA FORTUNE

VI

INJUSTICE DE LA FORTUNE

Le philosophe vint au-devant de nous ; il pencha la tête, se croisa les bras, regarda autour de lui d’une façon triste, et dit d’une voix traînante :

« Il n’est plus ! »

Nous comprîmes qu’il s’agissait de Scévinus, et ce coup inattendu de la Fortune qui brisait une destinée si heureuse et allait livrer au hasard tant de richesses et d’existences nous fit courir, je l’avoue, un léger frisson. Pétronia, qui avait suivi Cadicia, s’arrêta, glacée de stupeur ; elle resta immobile quelques instants, puis, comme si elle ne pouvait survivre à son maître, elle poussa un grand cri et tomba la face contre terre, tandis que les femmes couraient se mêler aux esclaves qui pleuraient cette fin soudaine.

Scévinus était assis dans le bassin de marbre, le menton enfoncé dans la poitrine, les yeux d’agate grands ouverts, les mains pendantes, allongées, aux doigts écartés, pareilles à des mains de poupée, et semblant se détacher du corps. Il baignait dans un étang rouge qu’avait formé son sang. Sa face, verdâtre au milieu de ce bain de pourpre, était effrayante à la lueur des lampes, toute marbrée de taches noires par les essaims de mouches qui venaient de s’y établir.

Je sus vite ce qui s’était passé. Notre hôte avait reçu de César un ordre de comparaître devant lui pour se justifier du crime de trahison. C’était son arrêt de mort, il n’avait pas à se défendre. Il le comprit et se décida — non sans larmes — à se tuer.

Comme les sages, il s’était ouvert les veines dans son bain ; les tablettes où César avait écrit sa condamnation étaient devant lui.

J’observai que, parmi les misérables qui gémissaient autour de nous, il y avait des esclaves dont on voyait le dos troué de plaies rouges, béantes, à vif, que cherchaient les moustiques, plaies révélatrices de flagellations barbares et d’atroces châtiments. Ils ne maudissaient pourtant pas la mémoire du maître, car Scévinus, avant de mourir, les avait affranchis. À présent qu’ils n’avaient plus à le craindre, volontiers ils se l’imaginaient humain et compatissant.

Scévinus avait écrit son testament ; je pus en prendre connaissance, et j’observai que notre hôte ne manquait pas absolument de tout principe de style.

Il me laissait quelques légers souvenirs.

Cadicia, qu’il avait oubliée, maudissait l’ingratitude de son protecteur défunt, et disait à la vieille Juive qui venait de reprendre ses esprits :

« Hein, tu vois, c’était la peine de lui être fidèle !

— Mon pauvre gosse ! répétait Statilia, qui songeait à son fils et voyait toutes ses espérances détruites.

— Tu avais bien besoin de me déranger, disait Quirinalis à Vatinius.

— Est-ce que je pouvais prévoir, répliquait le parasite, que ce porc nous quitterait ainsi, sans nous prévenir ! »

Paulus, apprenant cette fin, déclara qu’il fallait se soumettre à la volonté de son Dieu. Comme il parlait de la résurrection des morts, quelques-uns, le prenant au mot, voulurent lui faire ressusciter Scévinus.

Mais le prophète se glissait dans la foule ; ils le cherchèrent en vain : il avait disparu.

J’ordonnai, comme il convenait, de placer le corps sur un lit de la grande chambre ; tandis qu’on le transportait, le philosophe Démétrius, qui est stoïcien, nous regardant d’un œil grave, a laissé tomber ces simples paroles :

« Scévinus a su mourir.

— Ce n’est pas malheureux, s’est écriée Cadicia ; jusqu’ici il n’avait rien su faire.

— Chère tendresse de mes entrailles ! pleurnichait la vieille Pétronia.

— Ressuscite-le donc, toi, dit Cadicia.

— Hélas !

— Eh bien, et ta sorcière, tu ne vas pas la chercher ? Si elle pouvait quelque chose ! Ce nigaud-là ne m’a pas seulement laissé le collier qu’il m’avait promis. »

La vieille lui répondit par des sanglots.

Statilia s’approcha ; elle ne me perdait pas de vue ; à cause de mon costume elle me croyait un ami riche du défunt, et elle était pleine d’attentions.

Après s’être penchée un instant sur le visage du mort :

« Il n’avait pas l’œil mauvais, dit-elle avec solennité. Homme infortuné ! Dire que j’aurais pu l’aimer ! »

Et tout d’un coup elle se cacha la face dans ses mains, et son ventre bondit sous la violence d’une douleur que personne ne pouvait prévoir.

Les femmes se lamentaient encore, lorsqu’un lieutenant de légion, couvert d’un manteau rouge, et un centurion, portant les aigles, pénétrèrent dans la première cour.

À leur vue, le philosophe Démétrius eut un tremblement, puis, saisi d’une inspiration soudaine, il se précipita vers le lieutenant.

« Scévinus vient de mourir, dit-il, je te transmets ses dernières volontés : Il lègue à César sa maison et ma personne.

— C’est bien », répliqua le lieutenant sans le regarder.

Il traversa la villa et s’introduisit dans la chambre mortuaire.

« Que personne ne sorte, cria-t-il en entrant. Les gens qui sont ici sont prisonniers : c’est l’ordre de César. »

Les femmes, sentant leur existence menacée, jetaient des cris de bêtes ; elles s’élancèrent vers la porte et firent des efforts violents pour s’enfuir, essayant de repousser le lieutenant et le centurion qui leur barraient le passage : mais par-dessus les épaules des officiers, elles virent étinceler sous la lune les lances des soldats qui avaient déjà envahi les cours de la villa ; alors elles n’eurent plus de courage, et, se reculant jusqu’au lit funèbre, elles se laissèrent tomber à genoux, désespérées.

Seule Cadicia resta près du lieutenant ; avec une insolence fixe et singulière, elle le regarda jusqu’à lui faire baisser les yeux ; puis elle l’écarta doucement et passa. Comme l’officier hésitait à la poursuivre et se retournait, elle revint sur ses pas et lui lança un mot à l’oreille ; il demeura dès lors tranquille sans plus s’occuper de cette impudente sortie, tandis que Cadicia s’avançait souriante à travers les rangs de lances qui s’ouvraient devant elle. Quant à moi, je ne fus pas inquiété ; je n’eus qu’à montrer la lettre et le sceau de César pour m’échapper de la villa.

Mon ennui, c’est que toutes les tavernes et jusqu’aux moindres auberges sont pleines. Je ne sais où me loger. Puissé-je rencontrer quelque jolie chercheuse d’aventures qui m’offre son lit, sa bouche et le secret de sa beauté, pour voir si le désir de mes yeux n’est point un mensonge.

Lis jusqu’au bout : la dernière ligne est la meilleure pour toi.

Je viens de rencontrer Cythéris qui montait en barque. Elle allait faire une promenade dans le golfe. Elle m’a dit : « Caïus ne m’ennuie pas trop. S’il ne veut pas être exigeant, mes lèvres lui gardent encore des baisers. Mais qu’il décide à l’accompagner la petite Flacilla. Après elle, je n’ai rien à lui refuser. »

Eh bien, très cher, Cythéris n’est-elle pas généreuse ? Réjouis-toi donc, obéis vite et rejoins-nous. Porte-toi bien.