La Salle d’armes/II — Murat/02

La bibliothèque libre.


II

LA CORSE.


C’est encore sur cette même plage de Bonette, dans cette même baie où nous l’avons vu attendre inutilement le canot de son brick, que, toujours accompagné de son hôte fidèle, nous allons retrouver Murat le 22 août de la même année. Ce n’était plus alors par Napoléon qu’il était menacé, c’est par Louis XVIII qu’il était proscrit : ce n’était plus la loyauté militaire de Brune qui venait, les larmes aux yeux, lui signifier les ordres qu’il avait reçus, c’était l’ingratitude haineuse de M. de Rivière, qui mettait à prix[1] la tête de celui qui avait sauvé la sienne[2]. M. de Rivière avait bien écrit à l’ex-roi de Naples de s’abandonner à la bonne foi et à l’humanité du roi de France, mais cette vague invitation n’avait point paru au proscrit une garantie suffisante, surtout de la part d’un homme qui venait de laisser égorger, presque sous ses yeux, un maréchal de France porteur d’un sauf-conduit signe de sa main. Murat savait le massacre des Mameluks à Marseille, l’assassinat de Brune à Avignon ; il avait été prévenu la veille par le commissaire de police de Toulon[3] que l’ordre formel avait été donné de l’arrêter : il n’y avait donc pas moyen de rester plus long-temps en France. La Corse, avec ses villes hospitalières, ses montagnes amies et ses forêts impénétrables, était à cinquante lieues à peine ; il fallait gagner la Corse, et attendre dans ses villes, dans ses montagnes ou dans ses forêts, ce que les rois décideraient relativement au sort de celui qu’ils avaient appelé sept ans leur frère.

À dix heures du soir, le roi descendit sur la plage. Le bateau qui devait l’emporter n’était pas encore au rendez-vous ; mais, cette fois, il n’y avait aucune crainte qu’il y manquât ; la baie avait été reconnue, pendant la journée, par trois amis dévoués à la fortune adverse : c’étaient MM. Blancard, Langlade et Donadieu, tous trois officiers de marine, hommes de tête et de cœur, qui s’étaient engagés sur leur vie à conduire Murat en Corse, et qui en effet allaient exposer leur vie pour accomplir leur promesse. Murat vit donc sans inquiétude la plage déserte : ce retard, au contraire, lui donnait quelques instans de joie filiale. Sur ce bout de terrain, sur cette langue de sable, le malheureux proscrit se cramponnait encore à la France, sa mère, tandis qu’une fois le pied posé sur ce bâtiment, qui allait l’emporter, la séparation devait être longue, sinon éternelle.

Au milieu de ces pensées, il tressaillit tout-à-coup et poussa un soupir : il venait d’apercevoir, dans l’obscurité transparente de la nuit méridionale, une voile glissant sur les vagues comme un fantôme. Bientôt un chant de marin se fit entendre ; Murat reconnut le signal convenu, il y répondit en brûlant l’amorce d’un pistolet, et aussitôt la barque se dirigea vers la terre ; mais, comme elle tirait trois pieds d’eau, elle fut forcée de s’arrêter à dix ou douze pas de la plage ; deux hommes se jetèrent aussitôt à la mer et gagnèrent le bord, le troisième resta enveloppé dans son manteau et couché près du gouvernail.

— Eh bien, mes braves amis, dit le roi en allant au-devant de Blancard et de Langlade jusqu’à ce qu’il sentit la vague mouiller ses pieds, le moment est arrivé, n’est-ce pas ? Le vent est bon, la mer calme ; il faut partir.

— Oui, répondit Langlade, oui, sire, il faut partir, et peut-être cependant serait-il plus sage de remettre la chose à demain.

— Pourquoi, reprit Murat ?

Langlade ne répondit point, mais, se tournant vers le couchant, il leva la main, et, selon l’habitude des marins, il siffla pour appeler le vent.

— C’est inutile, dit Donadieu, qui était resté dans la barque, voici les premières bouffées qui arrivent, et bientôt tu en auras à n’en savoir que faire… Prends garde, Langlade, prends garde, parfois en appelant le vent on éveille la tempête. — Murat tressaillit, car il semblait que cet avis, qui s’élevait de la mer, lui était donné par l’esprit des eaux ; mais l’impression fut courte, et il se remit à l’instant.

— Tant mieux, dit-il, plus nous aurons de vent, plus vite nous marcherons.

— Oui, répondit Langlade, seulement Dieu sait où il nous conduira, s’il continue à tourner ainsi.

— Ne partez pas cette nuit, sire, dit Blancard, joignant son avis à celui de ses deux compagnons.

— Mais enfin pourquoi cela ?

— Parce que, vous voyez cette ligne noire, n’est-ce pas ? eh bien, au coucher du soleil elle était à peine visible, la voilà maintenant qui couvre une partie de l’horizon ; dans une heure il n’y aura plus une étoile au ciel.

— Avez-vous peur ? dit Murat.

— Peur ? répondit Langlade, et de quoi ? de l’orage ? Il haussa les épaules. C’est à peu près comme si je demandais à votre majesté si elle a peur d’un boulet de canon… Ce que nous en disons, c’est pour vous, sire ; mais que voulez-vous que fasse l’orage à des chiens de mer comme nous ?

— Partons donc ! s’écria Murat en poussant un soupir. Adieu, Marouin… Dieu seul peut vous récompenser de ce que vous avez fait pour moi. e suis à vos ordres, messieurs.

À ces mots, les deux marins saisirent le roi chacun par une cuisse, et l’élevant sur leurs épaules, ils entrèrent aussitôt dans la mer ; en un instant il fut à bord, Langlade et Blancard montèrent derrière lui, Donadieu resta au gouvernail, les deux autres officiers se chargèrent de la manœuvre et commencèrent leur service en déployant les voiles. Aussitôt, comme un cheval qui sent l’éperon, la petite barque sembla s’animer ; les marins jetèrent un coup d’œil insoucieux vers la terre, et Murat, sentant qu’il s’éloignait, se retourna du côté de son hôte et lui cria une dernière fois :

— Vous avez votre itinéraire jusqu’à Trieste… n’oubliez pas ma femme !… Adieu !… Adieu !…

— Dieu vous garde, sire, murmura Marouin ; — et quelque temps encore, grâce à la voile blanche qui se dessinait dans l’ombre, il put suivre des yeux la barque qui s’éloignait rapidement ; enfin elle disparut. Marouin resta encore quelque temps sur le rivage, quoiqu’il ne vit plus rien et n’entendit plus rien ; alors un cri affaibli par la distance parvint encore jusqu’à lui : ce cri était le dernier adieu de Murat à la France.

Lorsque M. Marouin me raconta un soir, au lieu même où la chose s’était passée, les détails que je viens de décrire, ils lui étaient si présens, quoique vingt ans se fussent écoulés depuis lors, qu’il se rappelait jusqu’aux moindres accidens de cet embarquement nocturne. De ce moment il m’assura qu’un pressentiment de malheur l’avait saisi, qu’il ne pouvait s’arracher de cette plage, et que plusieurs fois l’envie lui prit de rappeler le roi ; mais, pareil à un homme qui rêve, sa bouche s’ouvrait sans laisser échapper aucun son. Il craignait de paraître insensé ; et ce ne fut qu’à une heure du matin, c’est-à-dire deux heures et demie après le départ de la barque, qu’il rentra chez lui avec une tristesse mortelle dans le cœur.

Quant aux aventureux navigateurs, ils s’étaient engagés dans cette large ornière marine qui mène de Toulon à Bastia, et d’abord l’événement parut, aux yeux du roi, démentir la prédiction de nos marins : le vent, au lieu de s’augmenter, tomba peu à peu, et deux heures après le départ la barque se balançait sans reculer ni avancer sur des vagues qui de minute en minute allaient s’aplanissant. Murat regardait tristement s’éteindre, sur cette mer, où il se croyait enchaîné, le sillon phosphorescent que le petit bâtiment traînait après lui : il avait amassé du courage contre la tempête, mais non contre le calme ; et, sans même interroger ses compagnons de voyage, à l’inquiétude desquels il se méprenait, il se coucha au fond du bateau, s’enveloppa de son manteau, et, fermant les yeux comme s’il dormait, il s’abandonna au flot de ses pensées, bien autrement tumultueux et agité que celui de la mer. Bientôt les deux marins, croyant à son sommeil, se réunirent au pilote, et, s’asseyant près du gouvernail, commencèrent à tenir conseil.

— Vous avez eu tort, Langlade, dit Donadieu, de prendre une barque ou si petite ou si grande : sans pont nous ne pouvons résister à la tempête, et sans rames nous ne pouvons avancer dans le calme.

— Sur Dieu ! je n’avais pas le choix. J’ai été obligé de prendre ce que j’ai rencontré ; et si ce n’était pas l’époque des madragues[4], je n’aurais pas même trouvé cette mauvaise péniche, ou bien il me l’aurait fallu aller chercher dans le port, et la surveillance est telle que j’y serais bien entré, mais que je n’aurais probablement pas pu en sortir.

— Est-elle solide au moins ? dit Blancard.

— Pardieu ! tu sais bien ce que c’est que des planches et des clous qui trempent depuis dix ans dans l’eau salée. Dans les occasions ordinaires on n’en voudrait pas pour aller de Marseille au château d’If ; dans une circonstance comme la nôtre on ferait le tour du monde dans une coquille de noix.

— Chut ! dit Donadieu. Les marins écoutèrent : un grondement lointain se fit entendre, mais si faible qu’il fallait l’oreille exercée d’un enfant de la mer pour le distinguer.

— Oui, oui, dit Langlade ; c’est un avertissement pour ceux qui ont des jambes ou des ailes de regagner le nid qu’ils n’auraient pas dû quitter.

— Sommes-nous loin des lies ? dit vivement Donadieu.

— À une lieue environ.

— Mettez le cap sur elles.

— Et pourquoi faire ? dit Murat en se soulevant.

— Pour y relâcher, sire, si nous le pouvons…

— Non, non, s’écria Murat, je ne veux plus remettre le pied à terre qu’en Corse ; je ne veux pas quitter encore une fois la France. D’ailleurs la mer est calme, et voilà le vent qui nous revient…

— Tout à bas ! cria Donadieu.

Aussitôt Langlade et Blancard se précipitèrent pour exécuter la manœuvre. La voile glissa le long du mât, et s’abattit au fond du bâtiment.

— Que faites vous ? cria Murat ; oubliez-vous que je suis roi et que j’ordonne ?

— Sire, dit Donadieu, il y a un roi plus puissant que vous ici, c’est Dieu ; il y a une voix qui couvre la vôtre, c’est celle de la tempête… Laissez-nous sauver votre majesté, si la chose est possible, et n’exigez rien de plus…

En ce moment un éclair sillonna l’horizon, un coup de tonnerre, plus rapproché que le premier, se fit entendra, une légère écume monta à la surface de l’eau, la barque frissonna comme un être animé. Murat commença à comprendre que le danger venait ; alors il se leva en souriant, jeta derrière lui son chapeau, secoua ses longs cheveux, aspira l’orage comme il aspirait la fumée ; le soldat était prêt à combattre.

— Sire, dit Donadieu, vous avez bien vu des batailles ; mais peut-être n’avez-vous point vu une tempête ; si vous êtes curieux de ce spectacle, cramponnez-vous au mât et regardez, car en voilà une qui se présente bien.

— Que faut-il que je fasse ? dit Murat ; ne puis-je vous aider en rien ?

— Non ! pas pour le moment, sire ; plus tard nous vous emploierons aux pompes…

Pendant ce dialogue, l’orage avait fait des progrès, il arrivait sur les voyageurs comme un cheval de course, soufflant le vent et le feu par ses naseaux, hennissant le tonnerre et faisant voler l’écume des vagues sous ses pieds. Donadieu pressa le gouvernail, la barque céda comme si elle comprenait la nécessité d’une prompte obéissance, et présenta sa poupe au choc du vent ; alors la bourrasque passa, laissant derrière elle la mer tremblante, et tout parut rentrer dans le repos. La tempête reprenait haleine.

— En sommes-nous donc quittes pour cette rafale ? dit Murat.

— Non, votre majesté, dit Donadieu, ceci n’est qu’une affaire d’avant-garde ; tout-à-l’heure le corps d’armée va donner.

— Et ne faisons-nous pas quelques préparatifs pour le recevoir ? répondit gaiement le roi ?

— Lesquels ! dit Donadieu. Nous n’avons plus un pouce de toile où le vent puisse mordre, et tant que la barque ne fera pas eau nous flotterons comme un bouchon de liège. Tenez-vous bien, sire !…

En effet une seconde bourrasque accourait, plus rapide que la première, accompagnée de pluie et d’éclairs. Donadieu essaya de répéter la même manœuvre ; mais il ne put virer si rapidement que le vent n’enveloppât la barque ; le mât se courba comme un roseau ; le canot embarqua une vague.

— Aux pompes, cria Donadieu ! Sire, voilà le moment de nous aider…

Blancard, Langlade et Murat saisirent leurs chapeaux et se mirent à vider la barque. La position de ces quatre hommes était affreuse, elle dura trois heures. Au point du jour le vent faiblit ; cependant la mer resta grosse et tourmentée. Le besoin de manger commença à se faire sentir ; toutes les provisions avaient été atteintes par l’eau de mer, le vin seul avait été préservé du contact. Le roi prit une bouteille, en avala le premier quelques gorgées ; puis il la passa à ses compagnons, qui burent à leur tour : la nécessité avait chassé l’étiquette. Langlade avait par hasard sur lui quelques tablettes de chocolat, qu’il offrit au roi. Murat en fit quatre parts égales et força ses compagnons de manger ; puis, le repas fini, on orienta vers la Corse ; mais la barque avait tellement souffert qu’il n’y avait pas probabilité qu’elle pût gagner Bastia.

Le jour se passa tout entier sans que les voyageurs pussent faire plus de dix lieues ; ils naviguaient sous la petite voile de foque, n’osant tendre la grande voile ; et le vent était si variable, que le temps se perdait à combattre ses caprices. Le soir une voie d’eau se déclara ; elle pénétrait à travers des planches disjointes ; les mouchoirs réunis de l’équipage suffirent pour tamponner la barque, et la nuit, qui descendit triste et sombre, les enveloppa pour la seconde fois de son obscurité. Murat, écrasé de fatigue, s’endormit ; Blancard et Langlade reprirent place près de Donadieu ; et ces trois hommes, qui semblaient insensibles au sommeil et à la fatigue, veillèrent à la tranquillité de son sommeil.

La nuit fut, en apparence, assez tranquille ; cependant quelquefois des craquemens sourds se faisaient entendre. Alors les trois marins se regardaient avec une expression étrange ; puis leurs yeux se reportaient vers le roi, qui dormait au fond de ce bâtiment, dans son manteau trempé d’eau de mer, aussi profondément qu’il avait dormi dans les sables de l’Égypte et dans les neiges de la Russie, Alors l’un d’eux se levait, s’en allait à l’autre bout du canot en sifflant entre ses dents l’air d’une chanson provençale… puis, après avoir consulté le ciel, les vagues et la barque, il revenait auprès de ses camarades, et se rasseyait en murmurant : — C’est impossible ; à moins d’un miracle, nous n’arriverons jamais. — La nuit s’écoula dans ces alternatives. Au point du jour on se trouva en vue d’un bâtiment : Une voile ! s’écria Donadieu, une voile ! À ce cri, le roi se réveilla. En effet, un petit brick marchand apparaissait venant de Corse et faisant route vers Toulon. Donadieu mit le cap sur lui, Blancard hissa les voiles au point de fatiguer la barque, et Langlade courut à la proue, élevant le manteau du roi au bout d’une espèce de harpon. Bientôt les voyageurs s’aperçurent qu’ils avaient été vus ; le brick manœuvra de manière à se rapprocher d’eux ; au bout de dix minutes ils se trouvèrent à cinquante pas l’un de l’autre. Le capitaine parut sur l’avant. Alors le roi le héla, lui offrant une forte récompense s’il voulait le recevoir à bord avec ses trois compagnons et les conduire en Corse. Le capitaine écouta la proposition ; puis aussitôt se tournant vers l’équipage, il donna à demi-voix un ordre que Donadieu ne put entendre, mais qu’il saisit probablement par le geste, car aussitôt il commanda à Langlade et à Blancard une manœuvre qui avait pour but de s’éloigner du bâtiment. Ceux-ci obéirent avec la promptitude passive des marins ; mais le roi frappa du pied :

— Que faites-vous, Donadieu ? que faites-vous ? s’écria-t-il ; ne voyez-vous pas qu’il vient à nous ?

— Oui, sur mon âme, je le vois… Obéissez, Langlade ; alerte, Blancard. Oui, il vient sur nous, et peut-être m’en suis-je aperçu trop tard. C’est bien, c’est bien ; à moi maintenant. Alors il se coucha sur le gouvernail, et lui imprima un mouvement si subit et si violent, que la barque, forcée de changer immédiatement de direction, sembla se raidir contre lui, comme ferait un cheval contre le frein ; enfin elle obéit. Une vague énorme, soulevée par le géant qui venait sur elle, l’emporta avec elle comme une feuille ; le brick passa à quelques pieds de sa poupe.

— Ah ! traître ! s’écria le roi, qui commença seulement à s’apercevoir de l’intention du capitaine ; en même temps il tira un pistolet de sa ceinture, en criant : À l’abordage, à l’abordage, et essaya de faire feu sur le brick ; mais la poudra était mouillée et ne s’enflamma point. Le roi était furieux, et ne cessait de crier : À l’abordage, à l’abordage.

— Oui, oui, le misérable, ou plutôt l’imbécile, dit Donadieu, il nous a pris pour des forbans, et il a voulu nous couler, comme si nous avions besoin de lui pour cela.

En effet, en jetant les yeux sur le canot il était facile de s’apercevoir qu’il commençait à faire eau. La tentative de salut que venait de risquer Donadieu avait effroyablement fatigué la barque, et la mer entrait par plusieurs écartemens de planches ; il fallut se mettre à puiser de l’eau avec les chapeaux ; ce travail dura dix heures. Enfin Donadieu fit, pour la seconde fois, entendre le cri sauveur : — Une voile ! une voile !…

Le roi et ses deux compagnons cessèrent aussitôt leur travail ; on hissa de nouveau les voiles, on mit le cap sur le bâtiment qui s’avançait et l’on cessa de s’occuper de l’eau, qui, n’étant plus combattue, gagna rapidement.

Désormais c’était une question de temps, de minutes, de secondes, voilà tout ; il s’agissait d’arriver au bâtiment avant de couler bas. Le bâtiment, de son côté, semblait comprendre la position désespérée de ceux qui imploraient son secours ; il venait au pas de course. Langlade le reconnut le premier, c’était une balancelle du gouvernement, un bateau de poste qui faisait le service entre Toulon et Bastia. Langlade était l’ami du capitaine, il l’appela par son nom avec cette voix puissante de l’agonie, et il fut entendu. Il était temps, l’eau gagnait toujours ; le roi et ses compagnons étaient déjà dans la mer jusqu’aux genoux ; le canot gémissait comme un mourant qui râle ; il n’avançait plus et commençait à tourner sur lui-même. En ce moment, deux ou trois câbles, jetés de la balancelle, tombèrent dans la barque ; le roi en saisit un, s’élança et saisit l’échelle de corde : il était sauvé. Blancard et Langlade en firent autant presque aussitôt ; Donadieu resta le dernier, comme c’était son devoir de le faire, et au moment où il mettait un pied sur l’échelle du bord, il sentit sous l’autre s’enfoncer la barque qu’il quittait ; il se retourna avec la tranquillité d’un marin, vit le gouffre ouvrir sa vaste gueule au-dessous de lui, et aussitôt la barque dévorée tournoya et disparut. Cinq secondes encore, et ces quatre hommes, qui maintenant étaient sauvés, étaient à tout jamais perdus[5] !…

Murat était à peine sur le pont qu’un homme vint se jeter à ses pieds : c’était un mameluk qu’il avait autrefois ramené d’Égypte, et qui s’était depuis marié à Castellamare ; des affaires de commerce l’avaient attiré à Marseille, où, par miracle, il avait échappé au massacre de ses frères ; et, malgré le déguisement qui le couvrait et les fatigues qu’il venait d’essuyer, il avait reconnu son ancien maître. Ses exclamations de joie ne permirent pas au roi de garder plus long-temps son incognito ; alors le sénateur Casabianca, le capitaine Oletta, un neveu du prince Baciocchi, un ordonnateur nommé Boërco, qui fuyaient eux-mêmes les massacres du Midi, se trouvant sur le bâtiment, le saluèrent du nom de majesté et lui improvisèrent une petite cour : le passage était brusque, il opéra un changement rapide ; ce n’était plus Murat le proscrit, c’était Joachim 1er roi de Naples. La terre de l’exil disparut avec la barque engloutie ; à sa place, Naples et son golfe magnifique apparurent à l’horizon comme un merveilleux mirage, et sans doute la première idée de la fatale expédition de Calabre prit naissance pendant ces jours d’enivrement qui suivirent les heures d’agonie. Cependant le roi, ignorant encore quel accueil l’attendait en Corse, prit le nom de comte de Campo Melle, et ce fut sous ce nom que le 25 août il prit terre à Bastia. Mais la précaution fut inutile ; trois jours après son arrivée personne n’ignorait plus sa présence dans cette ville. Des rassemblements se formèrent aussitôt, des cris de vive Joachim ! se firent entendre, et le roi, craignant de troubler la tranquillité publique, sortit le même soir de Bastia avec ses trois compagnons et son mameluk. Deux heures après il entrait à Viscovato et frappait à la porte du général Franchescetti, qui avait été à son service tout le temps de son règne, et qui, ayant quitté Naples en même temps que le roi, était revenu en Corse habiter avec sa femme la maison de M. Colona Cicaldi, son beau-père. Il était en train de souper lorsqu’on vint lui dire qu’un étranger demandait à lui parler : il sortit et trouva Murat enveloppé d’une capote militaire, la tête enfoncée dans un bonnet de marin, la barbe longue, et portant un pantalon, des guêtres et des souliers de soldat. Le général s’arrêta étonné ; Murat fixa sur lui son grand œil noir ; puis croisant les bras : Franchcscetti, lui dit-il, avez-vous à votre table une place pour votre général qui a faim ? avez-vous sous votre toit un asile pour votre roi qui est proscrit ?… Frauchesçetti jeta un cri de surprise en reconnaissant Joachim, et ne put lui répondre qu’en tombant à ses pieds et en lui baisant la main. De ce moment la maison du général fut à la disposition de Murat.

À peine le bruit de l’arrivée du roi fut-il répandu dans les environs que l’on vit accourir à Viscovato des officiers de tous grades, des vétérans qui avaient combattu sous lui, et des chasseurs corses que son caractère aventureux séduisait ; en peu de jours la maison du général fut transformée en palais, le village en résidence royale, et l’île en royaume. D’étranges bruits se répandirent sur les intentions de Murat ; une armée de neuf cents hommes contribuait à leur donner quelque consistance. C’est alors que Blancard, Langlade et Donadieu prirent congé de lui ; Murat voulut les retenir ; mais ils s’étaient voués au salut du proscrit, et non à la fortune du roi.

Nous avons dit que Murat avait rencontré à bord du bateau de poste de Bastia un de ses anciens mameluks nommé Othello, et que celui-ci l’avait suivi à Viscovato : l’ex-roi de Naples songea à se faire un agent de cet homme. Des relations de famille le rappelaient tout naturellement à Castellamare ; il lui ordonna d’y retourner, et le chargea de lettres pour les personnes sur le dévouement desquelles il comptait le plus. Othello partit, arriva heureusement chez son beau-père, et crut pouvoir lui tout dire, mais celui-ci, épouvanté, prévint la police : une descente nocturne fut faite chez Othello et sa correspondance saisie.

Le lendemain, toutes les personnes auxquelles étaient adressées les lettres furent arrêtées et reçurent l’ordre de répondre à Murat comme si elles étaient libres et de lui indiquer Salerne comme le lieu le plus propre au débarquement : cinq sur sept eurent la lâcheté d’obéir ; les deux autres, qui étaient deux frères espagnols, s’y refusèrent absolument : on les jeta dans un cachot.

Cependant, le 17 septembre, Murat quitta Viscovato, le général Franchescetti, ainsi que plusieurs officiers corses, lui servirent d’escorte ; il s’achemina vers Ajaccio par Cotone, les montagnes de Serra et Bosco, Venaco, Vivaro, les gorges de la forêt de Vezzanovo et Bogognone ; partout il fut reçu et fêté comme un roi, et à la porte des villes il reçut plusieurs députations qui le haranguèrent en le saluant du titre de majesté ; enfin le 23 septembre il arriva à Ajaccio. La population tout entière l’attendait hors des murs ; son entrée dans la ville fut un triomphe ; il fut porté jusqu’à l’auberge qui avait été désignée d’avance par les maréchaux de logis : il y avait de quoi tourner la fête à un homme moins impressionnable que Murat : quant à lui, il était dans l’ivresse ; en entrant dans l’auberge il tendit la main à Franchescetti. — Voyez, lui dit-il, à la manière dont me reçoivent les Corses, ce que feront pour moi les Napolitains. — C’était le premier mot qui lui échappait sur ses projets à venir, et dès ce jour même il ordonna de tout préparer pour son départ.

On rassembla dix petites felouques : un Maltais nommé Barbara, ancien capitaine de frégate de la marine napolitaine, fut nommé commandant en chef de l’expédition ; deux cents cinquante hommes furent engagés et invités à se tenir prêts à partir au premier signal. Murat n’attendait plus que les réponses aux lettres d’Othello ; elles arrivèrent dans la matinée du 26 : Murat invita tous les officiers à un grand dîner et fit donner double paye et double ration à ses hommes.

Le roi était au dessert lorsqu’on lui annonça l’arrivée de M. Maceroni : c’était un envoyé des puissances étrangères qui apportait à Murat la réponse qu’il avait attendue si longtemps à Toulon. Murat se leva de table, passa dans une chambre à côté : M. Maceroni se fit reconnaître comme chargé d’une mission officielle, et remit au roi l’ultimatum de l’empereur d’Autriche. Il était conçu en ces termes :

« M. Maceroni est autorisé par les présentes à prévenir le roi Joachim que sa majesté l’empereur d’Autriche lui accordera un asile dans ses états sous les conditions suivantes :

» 1o Le roi prendra un nom privé ; la reine ayant adopté celui de Lipano, on propose au roi de prendre le même nom ;

» 2o Il sera permis au roi de choisir une ville de la Bohême, de la Moravie, ou de la Haute-Autriche, pour y fixer son séjour : il pourra même sans inconvénient habiter une campagne dans ces mêmes provinces ;

» 3o Le roi engagera sa parole d’honneur envers S. M. I. et R. qu’il n’abandonnera jamais les états autrichiens sans le consentement exprès de l’empereur, et qu’il vivra comme un particulier de distinction, mais soumis aux lois qui sont en vigueur dans les états autrichiens.

» En foi de quoi et afin qu’il en soit fait un usage convenable, le soussigné a reçu l’ordre de l’empereur de signer la présente déclaration.

» Donné à Paris le 1er septembre 1815.

» Signé le prince de Metternich. »

Murat sourit en achevant cette lecture, puis il fit signe à M. Maceroni de le suivre. Il le conduisit alors sur la terrasse de la maison, qui dominait toute la ville, et qui était dominée elle-même par sa bannière qui flottait comme sur un château royal : de là on pouvait voir Ajaccio toute joyeuse et illuminée, le port où se balançait la petite flottille et les rues, encombrées de monde, comme en un jour de fête. À peine la foule eut-elle aperçu Murat, qu’un cri partit de toutes les bouches, vive Joachim ! vive, le frère de Napoléon ! vive le roi de Naples ! Mura salua, et les cris redoublèrent, et la musique de la garnison fit entendre les airs nationaux. M. Maceroni ne savait s’il devait en croire ses yeux et ses oreilles ; lorsque le roi eut joui de son étonnement, il l’invita à descendre au salon. Son état-major y était réuni en grand uniforme : on se serait cru à Caserte ou à Capodimonte. Enfin, après un, instant d’hésitation, Maceroni se rapprocha de Murat.

— Sire, lui dit-il, quelle réponse dois-je faire à sa majesté l’empereur d’Autriche ?

— Monsieur, lui répondit Murat avec cette dignité hautaine qui allait si bien à sa belle figure, vous raconterez, à mon frère François ce que vous avez vu et ce que vous avez entendu ; et puis vous ajouterez que je pars cette nuit même pour reconquérir mon royaume de Naples.

  1. À 48,000 fr.
  2. Conspiration de Pichegru.
  3. M. Joliclerc.
  4. Pêche du thon.
  5. Ces détails sont populaires à Toulon, et m’ont été racontés vingt fois à moi-même pendant le double séjour que je fis en 1834 et 1835 dans cette ville ; quelques-uns de ceux qui me les rapportaient les tenaient de la bouche même de Langlade et de Donadieu.A. D.