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La Salle d’armes/II — Pascal Bruno/12

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Dumont (2p. 335-350).


XII


Le ciel était magnifique, l’air limpide et transparent ; Palerme se réveillait comme pour une fête : on avait donné congé aux collèges et aux séminaires, et la population tout entière semblait réunie dans la rue de Tolède, que le condamné devait parcourir dans toute sa longueur pour se rendre de l’église de Saint-François-de-Salles, où il avait passé la nuit, à la place de la Marine, où devait avoir lieu l’exécution. Les fenêtres des premiers étages étaient garnies de femmes que la curiosité avait tirées de leur lit à l’heure où ordinairement elles y sommeillaient encore ; l’on voyait comme des ombres s’agiter dans leurs galeries grillées[1] les religieuses des différens couvens de Palerme et de ses environs, et sur les toits plats de la ville une dernière population aérienne ondoyait comme un champ de blé. À la porte de l’église, le condamné trouva la charrette conduite par des mules ; elle était précédée par la confrérie des pénitens blancs, dont le premier portait la croix et les quatre derniers la bière, et suivie par le bourreau à cheval et tenant un drapeau rouge ; derrière le bourreau ses deux aides venaient à pied ; puis enfin, derrière les aides, une autre confrérie de pénitens noirs fermait le cortège, qui s’avançait entre une double haie de miliciens et de soldats, tandis que sur les flancs, au milieu de la foule, couraient des hommes revêtus d’une longue robe grise, la tête couverte d’un capuchon troué aux yeux et à la bouche, tenant d’une main une clochette, de l’autre une escarcelle, et faisant la quête pour délivrer du purgatoire l’âme du criminel encore vivant. Le bruit, au reste, s’était répandu parmi toute cette foule que le condamné n’avait pas voulu se confesser, et cette réaction contre toutes les idées religieuses adoptées donnait plus de poids encore à ces rumeurs d’un pacte infernal conclu entre Bruno et l’ennemi du genre humain, qui s’étaient répandues dès le commencement de son entrée dans la carrière qu’il avait si promptement et si largement parcourue : un sentiment de terreur planait donc sur toute cette population curieuse mais muette, et aucune vocifération, aucun cri, aucun murmure ne troublaient les chants de mort que faisaient entendre les pénitens blancs qui formaient la tête du cortège, et les pénitens noirs qui en étaient la queue : derrière ces derniers, et à mesure que le condamné s’avançait dans la rue de Tolède, les curieux se joignaient au cortège et l’accompagnaient vers la place de la Marine : quant à Pascal, il était le seul qui parût parfaitement calme au milieu de cette population agitée, et il regardait la foule qui l’entourait sans humilité comme sans ostentation, et en homme qui, connaissant les devoirs des individus envers la société, et les droits de la société contre les individus, ne se repent pas d’avoir oublié les uns, et ne se plaint pas qu’elle venge les autres.

Le cortège s’arrêta un instant à la place des Quatre-Cantons, qui forme le centre de la ville, car une telle foule s’était pressée des deux côtés de la rue de Cassero, qu’elle avait rompu la ligne de troupes, et que, le milieu du chemin se trouvant encombré, les pénitens ne purent se faire jour. Pascal profita de ce moment de repos pour se lever tout debout dans sa charrette, et regarda autour de lui comme s’il cherchait quelqu’un à qui il eût un dernier ordre à donner, un dernier signe à faire ; mais, après un long examen, n’apercevant pas celui qu’il cherchait, il retomba sur la botte de paille qui lui servait de siége, et sa figure prit une expression sombre qui alla croissant jusqu’au moment où le cortège arriva place de la Marine. Là un nouvel encombrement avait lieu, qui nécessita une nouvelle halte. Pascal se leva une seconde fois, jeta d’abord un coup d’œil indifférent sur l’extrémité opposée de la place où était la potence, puis, parcourant tout le cercle immense de cette place, qui semblait pavée et bâtie de têtes, à l’exception de la terrasse du prince de Buttera qui était complètement déserte, il arrêta ses yeux sur un riche balcon tendu de damas à fleurs d’or et abrité par une tente de pourpre. Là, sur une espèce d’estrade entourée des plus jolies femmes et des plus nobles seigneurs de Palerme, était la belle Gemma de Castelnuovo, qui, n’ayant pas voulu perdre une minute de l’agonie de son ennemi, avait fait dresser son trône en face de son échafaud. Le regard de Pascal Bruno et le sien se rencontrèrent, et leurs rayons se croisèrent comme deux éclairs de vengeance et de haine. Ils ne s’étaient point encore détachés l’un de l’autre, lorsqu’un cri étrange partit de la foule qui entourait la charrette : Pascal tressaillit, se retourna vivement vers le point d’où venait ce cri, et sa figure reprit aussitôt, non seulement son ancienne expression de calme, mais encore une nouvelle apparence de joie. En ce moment le cortège fit un pas pour se remettre en route ; mais d’une voix forte Bruno cria : Arrêtez !

Cette parole eut un effet magique : toute cette foule sembla clouée à l’instant même à la terre ; toutes les têtes se retournèrent vers le condamné, et des milliers de regards ardens se fixèrent sur lui.

— Que veux-tu ? répondit le bourreau.

— Me confesser, dit Pascal.

— Le prêtre n’est plus là, tu l’as renvoyé.

— Mon confesseur habituel est ce moine qui est ici à ma gauche dans la foule ; je n’en ai pas voulu d’autre, mais je veux celui-là.

Le bourreau fit un geste d’impatience et de refus ; mais à l’instant même le peuple, qui avait entendu la demande du condamné, cria : Le confesseur ! le confesseur ! Le bourreau fut obligé d’obéir, on s’écarta devant le moine : c’était un grand jeune homme, au teint brun, qui semblait maigri par les austérités du cloître : il s’avança vers la charrette et monta dedans. Au même instant, Bruno tomba à genoux. Ce fut un signal général : sur le pavé de la rue, aux balcons des fenêtres, sur le toit des maisons, tout le monde s’agenouilla ; il n’y eut que le bourreau qui resta à cheval et ses aides qui demeurèrent debout, comme si ces hommes maudits étaient exceptés de la rémission générale. En même temps les pénitens se mirent à chanter les prières des agonisans pour couvrir de leurs voix le bruit de la confession.

— Je t’ai cherché long-temps, dit Bruno.

— Je t’attendais ici, répondit Ali.

— J’avais peur qu’ils ne tinssent pas la promesse qu’ils m’avaient faite.

— Ils l’ont tenue : je suis libre.

— Écoute bien.

— J’écoute.

— Ici, à ma droite. — Bruno se tourna de côté, car, ses mains étant liées, il ne pouvait indiquer autrement. — Sur ce balcon tendu d’étoffes d’or…

— Oui.

— Est une femme jeune, belle, ayant des fleurs dans les cheveux.

— Je la vois. Elle est à genoux et prie comme les autres.

— Cette femme, c’est la comtesse Gemma de Castelnuovo.

— Au bas de la fenêtre de laquelle je t’attendais lorsque tu fus blessé à l’épaule.

— Cette femme, c’est elle qui est cause de tous mes malheurs, c’est elle qui m’a fait commettre mon premier crime, c’est elle qui me conduit ici.

— Bien !

— Je ne mourrais pas tranquille si je croyais qu’elle dût me survivre heureuse et honorée, continua Bruno.

— Meurs tranquille, répondit l’enfant.

— Merci, Ali !

— Laisse-moi t’embrasser, père.

— Adieu !

— Adieu !

Le jeune moine embrassa le condamné, comme le prêtre a l’habitude de faire lorsqu’il donne l’absolution au coupable, puis il descendit de la charrette et se perdit dans la foule.

— Marchons, dit Bruno ; et le cortège obéit de nouveau, comme si celui qui parlait avait le droit de commander.

Tout le monde se releva : Gemma se rassit, souriante ; le cortège continua sa marche vers l’échafaud.

Arrivé au pied de la potence, le bourreau descendit de cheval, monta sur l’échafaud, grimpa contre l’échelle, planta sur la poutre transversale[2] l’étendard couleur de sang, s’assura que la corde était bien attachée, et jeta son habit pour avoir plus de liberté dans les mouvemens. Aussitôt Pascal sauta en bas de la charrette, écarta d’un double mouvement d’épaules les valets qui voulaient l’aider, monta rapidement sur l’échafaud, et alla s’appuyer de lui-même à l’échelle qu’il devait gravir à reculons. Au même moment le pénitent qui portait la croix la planta en face de Pascal, de manière à ce qu’il pût la voir pendant toute son agonie. Les pénitens qui portaient la bière s’assirent dessus, et un cercle de troupes se forma tout autour de l’échafaud, ne laissant dans son centre que les deux confréries de pénitens, le bourreau, ses valets et le patient.

Pascal monta l’échelle sans souffrir qu’on le soutint, avec autant de calme qu’il en avait montré jusque là, et, comme le balcon de Gemma était en face de lui, on remarqua même qu’il jeta les yeux de ce côté avec un sourire. Au même moment le bourreau lui passa la corde autour du cou, le prit par le milieu du corps et le jeta au bas de l’échelle. Aussitôt il glissa le long de la corde, et se laissa peser de tout son poids sur les épaules du patient, tandis que les valets, s’accrochant à ses jambes, pesaient à la partie inférieure du corps ; mais tout-à-coup la corde, qui n’était pas assez forte pour porter ce quadruple poids, se rompit, et tout ce groupe infâme, composé du bourreau, des valets et de la victime, roula sur l’échafaud. Cependant un homme se releva le premier : c’était Pascal Bruno, dont les mains s’étaient déliées pendant l’exécution, et qui se redressait au milieu du silence, ayant dans le côté droit de la poitrine le couteau que le bourreau venait d’y plonger de toute la longueur de sa lame.

— Misérable ! dit le bandit s’adressant à l’exécuteur : misérable ! tu n’es digne ni d’être bourreau ni d’être bandit ; tu ne sais ni pendre ni assassiner !

À ces mots, il arracha le couteau du côté droit, le plongea dans le côté gauche et tomba mort.

Alors il y eut un grand cri et un grand tumulte dans cette foule : les uns se sauvèrent loin de la place, les autres se ruèrent sur l’échafaud. Le condamné fut emporté par les pénitens, et le bourreau mis en pièces par le peuple.

Le soir qui suivit cette exécution, le prince de Carini dîna chez l’archevêque de Montreal, pendant que Gemma, qui ne pouvait être reçue dans la sainte société du prélat, restait à la villa Carini. La soirée était magnifique comme l’avait été la matinée. De l’une des fenêtres de la chambre, tendue en satin bleu, dans laquelle nous avons ouvert la première scène de notre histoire, on distinguait parfaitement Alicudi, et derrière elle, comme une vapeur flottante sur la mer, les îles de Filicudi et de Salina. De l’autre croisée on dominait le parc, tout planté d’orangers, de grenadiers et de pins ; on distinguait à droite, depuis sa base jusqu’à son sommet le mont Pellegrino, et la vue pouvait s’étendre à gauche jusqu’à Montreal. C’est à cette fenêtre que resta longtemps la belle comtesse Gemma de Castelnuovo, les yeux fixés sur l’ancienne résidence des rois normands, et cherchant à reconnaître dans chaque voiture qu’elle voyait descendre vers Palerme l’équipage du vice-roi. Mais enfin la nuit s’était répandue plus épaisse, et, les objets éloignés s’étant effacés peu à peu, elle rentra dans la chambre, sonna sa camérière, et, fatiguée qu’elle était des émotions de la journée, elle se mit au lit, puis elle fit fermer la fenêtre qui donnait sur les îles, de peur que la brise de la mer ne l’atteignit pendant son sommeil, et ordonna de laisser entrebâillée celle qui s’ouvrait sur le parc, et par laquelle pénétrait dans sa chambre un air tout chargé du parfum des jasmins et des orangers.

Quant au prince, ce ne fut que bien tard qu’il put se dérober à la vigilance gracieuse de son hôte ; et onze heures sonnaient à la cathédrale bâtie par Guillaume-le-Bon lorsque la voiture du vice-roi l’emporta au galop de ses quatre meilleurs chevaux. Une demi-heure lui suffit pour arriver à Palerme, et en cinq minutes il franchit l’espace qui s’étend entre la ville et la villa. Il demanda à la camérière où était Gemma, et celle-ci lui répondit que la comtesse, s’étant trouvée fatiguée, s’était couchée vers les dix heures.

Le prince monta vivement à la chambre de sa maîtresse et voulut ouvrir la porte d’entrée, mais elle était fermée en dedans : alors il alla à la porte dérobée, qui donnait de l’autre côté du lit, dans l’alcôve de Gemma, ouvrit doucement cette porte, afin de ne pas réveiller la charmante dormeuse, et s’arrêta un instant pour la regarder dans ce désordre du sommeil, si doux et si gracieux à voir. Une lampe d’albâtre, suspendue au plafond par trois cordons de perles, éclairait seule l’appartement, et sa lueur était ménagée de manière à ne pas blesser les yeux pendant le sommeil. Le prince se pencha donc sur le lit pour mieux voir. Gemma était couchée la poitrine presque entière hors de la couverture, autour de son cou était roulé le boa qui, par sa couleur foncée, contrastait admirablement avec la blancheur de sa peau. Le prince regarda un instant cette ravissante statue, mais bientôt son immobilité l’étonna : il se pencha davantage, et vit que le visage était d’une pâleur étrange ; il approcha son oreille et n’entendit aucune respiration ; il saisit la main et la sentit froide ; alors il passa son bras sous ce corps bien aimé pour le rapprocher de lui et le réchauffer contre sa poitrine, mais aussitôt il le laissa retomber en poussant un cri de terreur affreux : la tête de Gemma venait de se détacher de ses épaules et de rouler sur le parquet.

Le lendemain on retrouva au bas de la fenêtre le yatagan d’Ali.


  1. À Palerme les religieuses, qui ne peuvent pas se mêler aux fêtes mondaines, y prennent part cependant par la vue. Tout couvent un peu riche possède en location un étage donnant ordinairement sur la rue de Tolède : c’est de ces fenêtres grillées, où elles se rendent par des routes souterraines qui ont quelquefois un quart de lieue de longueur et qui communiquent du couvent à la maison louée, que les saintes recluses regardent les fêtes sacrées et profanes.
  2. La potence italienne offre avec la nôtre une différence notable : la nôtre a la forme d’un F ; l’autre, celle d’un H dont on aurait haussé la traverse jusqu’au bout des deux portans.