La Sardaigne en 1842/01

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LA SARDAIGNE
EN 1842.

Vers la fin du mois de janvier 1841, une escadre de cinq vaisseaux, sortie de Toulon pour se rendre aux îles d’Hyères, fut dispersée par un violent coup de vent, et forcée de chercher un refuge dans les ports de la Sardaigne. Bien qu’à proximité des possessions françaises, cette île avait été jusqu’alors négligée par notre marine, et nos cartes n’en donnaient qu’une idée très imparfaite. L’accident qui nous y conduisit fit sentir la nécessité de la mieux connaître. Le gouvernement français obtint donc de la cour de Turin l’autorisation de faire lever par un de nos bâtimens les plans des ports de la Sardaigne. Le brick la Comète fut désigné pour remplir cette mission. Au mois de mai 1841, nous quittions Toulon, faisant voile pour Cagliari.

Les circonstances étaient alors très favorables pour une exploration définitive de cette région intéressante. M. le général de La Marmora, directeur de l’école de marine à Gênes, venait d’achever, avec le concours de M. le chevalier de Candia, la rédaction d’une carte générale de l’île. Leur travail consciencieux, relié à la grande triangulation de la Corse, venait d’être publié. C’était un précieux avantage que de pouvoir s’appuyer sur une pareille base, au lieu de se borner à des déterminations astronomiques, comme l’avaient dû faire les hydrographes qui nous avaient précédés. Notre entreprise devait encore être facilitée par l’hospitalité empressée, les recommandations, les renseignemens de plusieurs personnages aussi bienveillans qu’éclairés.

Dès notre arrivée à Cagliari, notre aimable consul, M. Cottard, se chargea de nous présenter à son excellence le vice-roi. On nous fit attendre quelque temps dans une vaste salle où se trouvent appendus, à une haute muraille grise, les portraits de tous les vice-rois qui ont gouverné l’île depuis sa réunion à la couronne d’Aragon. Rien ne semblait moins encourageant que la contenance rébarbative de toutes ces excellences bardées de fer, qui nous jetaient un fier regard du haut de leurs cadres vermoulus. Nous nous trouvâmes plus à l’aise avec leur successeur. M. le comte dell’Assarte nous reçut de la façon la plus gracieuse, et cet accueil nous parut d’un heureux augure pour l’avenir de notre expédition. C’est en effet à l’intérêt constant que M. le comte dell’Assarte voulut bien nous témoigner que nous dûmes de rencontrer partout un dévouement affectueux. Outre les recommandations qu’il prit la peine d’expédier de tous côtés, il eut encore la bonté de nous faire remettre une espèce de firman, revêtu de ses armes, dans lequel il intimait l’ordre aux autorités de la côte et de l’intérieur de nous venir en aide en toute occasion. Au moyen de ce talisman, les difficultés que nous aurions pu rencontrer dans le mauvais vouloir des habitans s’aplanirent devant nous. Deux campagnes nous suffirent pour explorer minutieusement les côtes méridionales de la Sardaigne, depuis la baie de Saint-Pierre jusqu’au cap Ferrato.

De tous les pays que j’ai visités, je ne sais pourquoi la Sardaigne seule m’a laissé une secrète sympathie. Peut-être l’obscurité dans laquelle elle a vécu jusqu’ici, et qui l’a préservée de l’invasion des touristes, est-elle un grand charme à mes yeux ; car j’ai pour les pays que j’aime une sorte d’affection jalouse qui n’admet pas volontiers de partage. Il semble que trop de regards profaneraient les sites qui m’enchantent, et qu’ils cesseraient de me plaire, si chacun pouvait les admirer. Le secret de ma prédilection pour la Sardaigne n’est point cependant tout entier, je l’espère, dans cette jouissance ombrageuse, dans ce besoin envieux de possession exclusive dont je m’accuse sans détour. Il doit s’y mêler, si je ne suis pas un ingrat, quelque souvenir des bontés dont j’ai été l’objet pendant mon séjour dans cette île.

Une expédition entreprise dans un but scientifique devait nous présenter un attrait que nous n’avions pas espéré, et qui tient au singulier oubli dans lequel a été laissé, depuis des siècles, le pays que nous visitions. La Sardaigne était à peu près inconnue, il y a quelques années. L’étroite ceinture des flots bleus de la mer Tyrrhénienne avait mis plus de distance entre cette île et le continent européen que l’immensité de l’Océan n’en met aujourd’hui entre l’Australie et la Grande-Bretagne. La marine sarde, n’ayant rien à exporter d’une terre appauvrie, se bornait à un petit commerce de cabotage sans cesse menacé par les Barbaresques. Le commerce d’importation était éloigné par des droits excessifs et des prohibitions sans but ; les curieux, ne trouvant point de communications régulièrement établies, reculaient devant des traversées qu’il eût fallu tenter la plupart du temps sur des bateaux peu sûrs. Aussi, après avoir partagé avec la Sicile l’honneur de nourrir le peuple romain, et servi de théâtre aux querelles des républiques italiennes pendant le moyen-âge, cette île était depuis plus de trois cents ans retombée dans un oubli à peu près général, malgré quelques estimables tentatives pour la signaler à l’attention de l’Europe.

En 1798, un écrivain né en Sardaigne, Azuni, jurisconsulte habile accueilli en France sous le directoire, fit paraître sur son pays un essai qui, bien que composé à la hâte, méritait cependant plus de succès qu’il n’en obtint. En 1819, trois autres ouvrages furent publiés sur la Sardaigne, l’Histoire ancienne et moderne de l’île, par M. Mimaut, consul de France à Cagliari, et deux descriptions complètes du pays, l’une par M. William Smyth, capitaine de la marine anglaise, l’autre par M. le comte de La Marmora, qui n’était alors que capitaine d’état-major. De ces trois publications, l’ouvrage de M. le comte de La Marmora, dont la seconde édition a paru en 1839, est sans contredit la plus remarquable. Cet écrivain distingué a su appliquer à l’étude d’un pays où tout était nouveau, où tout était à écrire, des connaissances très étendues et très variées, un jugement plein de netteté, et de profondeur. Mais pendant que ces observateurs étudiaient avec étonnement cette civilisation du XIVe siècle, restée enfouie sous la lave du moyen-âge, il se passait une chose qui allait lui ravir bientôt le charme de son originalité et de sa mystérieuse existence. Un jour, les Sardes aperçurent de leurs rivages une colonne de noire fumée qui s’avançait vers leurs ports. C’était l’Europe qui venait à eux. Un service régulier de bateaux à vapeur avait été organisé par les soins du roi Charles-Albert entre Gênes et les deux extrémités de la Sardaigne, et le premier paquebot se dirigea sur Cagliari.

Ces bateaux à vapeur sont de singuliers agens de propagande. Leur course infatigable efface les distances, sans cesse ils transvasent les populations d’une rive à l’autre, et les assimilent en les mêlant. Un peuple qui communique tous les quinze jours avec le continent ne peut rester long-temps étranger à ses mœurs et à ses institutions. Devenue accessible aux voyageurs les moins entreprenans, la Sardaigne ne tardera pas à perdre le genre d’intérêt qu’elle excite encore. Si l’on veut conserver le souvenir d’une physionomie que les influences extérieures auront altérée avant peu, il y a en quelque sorte urgence d’en prendre une dernière empreinte : c’est là ce qui m’a déterminé à reproduire ici les impressions et les notes que j’ai recueillies en Sardaigne, pendant un séjour de deux années.

I.

La Sardaigne, dont la longueur du nord au sud est de cent quarante-quatre milles géographiques, et la largeur moyenne d’environ soixante milles, n’est séparée de la Corse que par un étroit canal de six milles et demi. Par le nord, elle est à cinquante-trois lieues de Toulon, par le sud, à quarante-deux lieues de Bone et quatre-vingt-quinze d’Alger. Pour constater en peu de mots l’intérêt qui s’attache à la position maritime de la Sardaigne, il suffit de rappeler que cette île commande le plus important des bassins formés par la Méditerranée ; qu’également menaçante sur ses quatre faces, elle semble s’élever entre l’Italie, l’Espagne et l’Afrique, ainsi qu’une immense forteresse, présentant à chaque angle un port comme bastion, obligeant Marseille et Livourne à passer sous ses glacis, et dominant en même temps la grande route commerciale qui vient de Gibraltar et se bifurque à l’entrée du canal de Malte pour aller aboutir à Constantinople et à Alexandrie.

Un hydrographe de l’antiquité classait ainsi les îles de la Méditerranée, d’après leur étendue. « La Sardaigne, disait-il, est la plus considérable, la Sicile vient ensuite. Après elle il faut placer la Crète, Chypre, l’Eubée, la Corse et Lesbos. » La Sardaigne en effet, d’après les calculs du capitaine Smyth, quoique moins riche et moins peuplée que la Sicile, l’emporterait sur elle par son étendue[1]. La superficie de la Sardaigne, en y comprenant celle des petites îles adjacentes, est de près de sept mille milles géographiques carrés, ou environ deux cent trente-neuf myriamètres ; mais ce qui lui mériterait le premier rang entre les îles méditerranéennes, ce n’est pas sa superficie, ce n’est pas même la fertilité de son sol : c’est sa ceinture de ports ; ce sont ces dix mouillages qui, sur un périmètre de plus de deux cents lieues, forment autant d’étapes pour le commerce ou pour la guerre.

Si nous commençons l’exploration de ce littoral, qui s’enfonce à chaque pas en des golfes profonds ou se découpe en archipels tutélaires, par l’extrémité nord-est de la Sardaigne, nous voyons d’abord le groupe des îles de la Madeleine abriter les baies d’Arsachena et d’Azincourt, où Nelson venait se réfugier pendant ses longues croisières devant Toulon. À quinze lieues de là, l’île d’Asinara, qui touche à la Sardaigne et forme son extrémité nord-ouest, présente sur sa côte orientale les mouillages de la Reale et des Fornelli, excellens abris auxquels peut se confier une frégate, et qui servent pour ainsi dire de rade à la darse insuffisante de Porto-Torrès. Tournant la pointe d’Asinara, nous n’avons pas fait onze lieues vers le sud que nous rencontrons un autre port. C’est Porto-Conte, près de la ville d’Alghero, le plus sûr et le plus abrité des ports de la Sardaigne. Seize lieues plus bas, sous le cap de la Frasca, à la pointe sud du golfe d’Oristano, une frégate peut mouiller en toute sécurité. Après Oristano, à douze lieues plus loin, commence enfin, dans le sud, la magnifique série des vastes bassins creusés par la nature. Cette partie du littoral comprend dans son développement la baie de Saint-Pierre, formée par l’île de ce nom ; celle de Palmas, entre le continent sarde et l’île de Saint-Antioche, celle de l’île Rousse, vers le cap Teulada, et enfin le grand golfe de Cagliari, dont l’entrée, de Pula à Carbonara, a vingt-quatre milles d’ouverture. La côte orientale, est moins bien dotée que les autres. L’abri de la petite île de Tortoli, à dix-sept lieues du cap Carbonara, ne saurait donner de sécurité qu’à des bricks, et il faut remonter jusqu’aux golfes de Terra-Nova et de Congianus, situés à trente-six lieues de Carbonara et à huit lieues environ des îles de la Madeleine, notre point de départ, pour renouer cette riche et forte chaîne de baies spacieuses, de ports faciles à défendre.

L’aspect général de la Sardaigne est celui d’une contrée montagneuse et accidentée. Toutefois, ses montagnes, comparées à celles de la Corse, n’ont qu’une médiocre élévation, et semblent la continuation affaiblie des croupes gigantesques du Monte-Rotondo et du Monte-Cinto. En effet, une chaîne granitique dirigée du nord au sud, prenant naissance au nord de la Corse et venant mourir au cap Carbonara, à l’extrémité méridionale de la Sardaigne, forme le noyau de terrain primitif dont paraît avoir été composée, dans les premiers âges géologiques, cette portion de continent aujourd’hui divisée en deux îles, la Corse et la Sardaigne. Cette chaîne centrale, prolongée transversalement par des ramifications secondaires, souvent interrompue par de profondes coupures ou par de larges plateaux, bouleversée par des perturbations qui ont couvert le sol de grandes nappes de roches d’éruption, atteint, vers le centre de l’île, sous le nom de Gennargentù, la hauteur de 1,917 mètres. Celle du Monte-Rotondo, en Corse, est de 2,672 mètres.

L’aridité de ces montagnes n’en détruit cependant pas la majesté, à en juger du moins par l’aspect de la région méridionale, que nous avons particulièrement explorée. Le chaînon qui se ramifie vers le sud-est, en poussant jusqu’à la mer la pointe de Carbonara, est un entassement de blocs granitiques qui affectent des formes tourmentées et bizarres, comme pour conserver le souvenir d’un gigantesque bouleversement. Des tableaux encore plus saisissans s’offrirent à nous pendant les laborieuses journées que nous employâmes à sonder la rade de Saint-Pierre. Vers une heure, quand le soleil de juin devenait intolérable, et que la faim nous pressait, nous cherchions à terre un abri pour quelques instans. Tantôt nous trouvions l’ombre et la fraîcheur dans les fractures d’un terrain bouleversé ; tantôt une falaise qui semblait avoir été tranchée d’un seul coup, tant elle était lisse et inaccessible, se dressait bariolée par de larges stries d’ocre jaune et rouge. D’autres fois, c’était un promontoire de trachyte bleuâtre qui surgissait à nos yeux, et ses colonnes juxta-posées, avec leurs découpures bizarres et leur merveilleuse efflorescence, nous donnaient l’idée d’un château gothique sorti par magie du sein des eaux. Des falaises de porphyre, d’un rouge brun luisant, nous ont parfois offert des asiles splendides. Une étroite fracture qui se prolongeait jusqu’au haut de la falaise, et qui laissait à peine passage à notre canot, nous introduisait dans un vaste bassin rempli d’une eau limpide et profonde. Les massifs rochers, inclinés l’un vers l’autre, pressaient entre eux, au sommet du dôme qu’ils formaient sur nos têtes, une gigantesque clé de voûte mal attachée, menaçante, et qu’on eût dit devoir s’abattre à la moindre vibration de l’air. Néanmoins, fascinés par la magnificence du spectacle, nous prenions possession de ce palais de fées en poussant notre canot jusqu’au centre du bassin. Au dehors, la mer venait en mugissant se briser sur les roches mais elle semblait respecter notre asile enchanté, et, à l’intérieur sa surface restait calme et transparente.

Les plaines les plus étendues comprises entre les contreforts des différentes chaînes de montagnes sont arrosées par de nombreux ruisseaux, mais aucun grand cours d’eau ne les traverse : la constitution géologique de la Sardaigne s’y oppose ; le sol y est trop tourmenté pour permettre à une rivière un peu considérable de développer son cours. Les principaux ruisseaux sont en été de maigres filets d’eau que l’hiver transforme en torrens. Alors, grossis par des pluies diluviennes, ils descendent des montagnes, entraînant les terres sur leur passage, franchissant les ravins et les précipices, et sortant de leur lit mal encaissé pour se répandre dans de vastes plaines qu’ils changent, pendant la moitié de l’année, en marécages.

La Sardaigne réunit aux avantages attachés à l’admirable position qu’elle occupe dans la Méditerranée celui de posséder un sol fertile et propre aux plus riches cultures. Sa population n’est cependant que d’environ 515,000 ames, un peu plus de 21 habitans par kilomètre carré. Les calculs qu’on a faits sur la population spécifique de la Corse ont donné peu près les mêmes résultats. C’est rester bien loin des 181 habitans qui représentent la densité de la population dans le département du Nord, et même des 63 qui expriment en moyenne celle de la France. Des 515,000 habitans de la Sardaigne, 94,000 résident dans les villes de Cagliari, Sassari, Alghero, Castel-Sardo, Templo, Ozieri, Nuoro, Oristano et Iglesias ; les autres sont répandus dans les 368 communes de l’île.

Cagliari renferme près de 26,000 ames. C’est en vain que Sassari, chef-lieu de la partie septentrionale, prétend lui disputer le premier rang. La prépondérance de Cagliari, ville maritime et place de guerre, est suffisamment justifiée. Élevée en amphithéâtre au fond du golfe auquel elle donne son nom, sur une colline calcaire dont le sommet est à une centaine de mètres au-dessus du niveau de la mer, cette antique cité présente de loin l’aspect d’une colline blanchâtre, isolée au milieu d’étangs et de salines. Dans le nord seulement, cette colline se relie par une vallée à la hauteur sur laquelle est bâti le château ruiné de Saint-Michel, élevé de cent soixante mètres au-dessus du niveau de la mer. La ville se compose de quatre parties bien distinctes : la cité proprement dite, qui comprend dans son enceinte bastionnée le faubourg de la Marine ; en dehors de cette enceinte, deux autres faubourgs, à l’est celui de Villa-Nova, qui fait face à la baie de Quartù ; à l’ouest, celui de Stampace, qui conserve encore des vestiges de l’antique cité fondée par les Athéniens sous les Ordres d’Iolas, et enfin le Château, ou Castello, qui couronne la colline sur laquelle est bâtie Cagliari, et forme une acropole entourée d’une seconde enceinte qu’habitent les autorités et la noblesse.

La tour pisane de Saint-Pancrace s’élève au sommet de cette acropole ; celle de l’Éléphant en défend les approches. Ces constructions remontent à l’année 1307. Combien de fois je me suis arrêté à contempler ces tours massives que ne se lassait pas d’admirer Charles-Quint ! Combien de fois ai-je pris plaisir à repasser sous ces guichets qui gardent encore suspendue la herse aux lourds barreaux de fer à travers lesquels volaient les traits des arbalétriers ! Dans la vue de cette herse gothique endormie sur les deux poteaux qu’on a encastrés dans les rainures de pierre, dans la vue de cette herse rouillée et levée aujourd’hui pour toujours, il y avait encore pour moi tous les souvenirs d’un assaut de guelfes et de gibelins. C’est ainsi qu’à chaque pas on retrouve en Sardaigne quelque débris du moyen-âge laissé là par mégarde, et qu’on a oublié de détruire.

La colline de Cagliari est une de ces positions que recherchaient les anciens pour y asseoir leurs citadelles. Elle n’est accessible que par le faubourg de la Marine : sur ses trois autres faces, elle présente de formidables escarpemens qui défient l’escalade. Les fortifications de Cagliari sont du reste assez négligées. Le bastion de Sainte-Catherine, au sud-est de la ville, a été converti en promenade d’hiver. L’enceinte du château est fort dégradée et en partie désarmée ; elle ne figure plus dans le système de défense de la ville, qui paraît se concentrer du côté de la mer. J’ignore pourquoi, avec une pareille préoccupation, on a renoncé à entretenir les ouvrages qui défendaient les hauteurs de Saint-Élie et du mont Urpino.

À la distance de quelques milles, l’aspect de Cagliari, vue de la mer, est assez imposant ; mais, en approchant, on remarque je ne sais quel air de négligence et de dégradation répandu sur toute cette façade grisâtre. Les dômes des églises sont mesquins et écrasés, les clochers sans hardiesse, les maisons couvertes d’un badigeon qui a bavé partout. À part les souvenirs qu’ont laissés Pise et l’Espagne dans ces bastions bien assis, dans ces tours luisantes au soleil, il y a peu de monumens qui méritent d’être cités. Le palais du vice-roi, grand édifice sans caractère, a toute l’apparence d’une caserne. La cathédrale, commencée par les Pisans, restaurée et modifiée par les Espagnols qui l’ont gâtée, se présente aujourd’hui grossièrement revêtue de plaques de marbre d’un effet assez médiocre. L’université est un monument d’une architecture simple qui ne manque pas de grandeur toutefois, ses principaux titres à l’attention du voyageur sont un musée et une bibliothèque de dix-sept mille volumes où dominent, comme d’ordinaire, la vieille jurisprudence et la théologie, plus vieillie encore.

Le principal attrait du musée consiste dans une collection d’antiquités phéniciennes et carthaginoises. Plusieurs sarcophages et bas-reliefs y ont été apportés des diverses parties de la Sardaigne. On y a réuni tout ce qu’on a pu recueillir des antiquités de l’île : de petites figurines de bronze, retrouvées dans l’Ogliastra, qui ont été reconnues pour des idoles phéniciennes, et dont quelques-unes présentent le grotesque et curieux emblème d’une hideuse trinité ; une armure presque complète, provenant des fouilles faites à Saint-Antioche ; de lourdes épées, des boucliers, des socs de charrue, des clés, des serrures, mille objets en bronze, pour lesquels on ignorait encore l’emploi du fer. À tout cela joignez des congés romains gravés sur d’étroites plaques d’airain, de nombreuses inscriptions phéniciennes, grecques et latines, des talismans juifs ou arabes, des médailles et des monnaies de tous les âges, de petites statuettes délicieuses, et enfin des vases romains en verre, remarquables par leurs nuances nacrées, et vous aurez une idée des richesses du musée d’antiquités de Cagliari.

En résumé, la capitale de la Sardaigne gagne peu à être vue de près. Les rues sont pavées d’un cailloutis qui n’a son pareil qu’à Lyon. Ce pavé de galets, avec les rampes qu’il faut gravir pour arriver jusqu’au château, invite peu à parcourir la ville et prédispose le voyageur aux injustes préventions. Quoique mal bâties pour la plupart, les maisons ne manquent pas d’une certaine apparence. De larges balcons de fer capricieusement contournés en corbeilles et d’un effet pittoresque rappellent, avec plus d’élégance encore, les miradors de Cadix ; mais qu’il est regrettable qu’on ne trouve pas également à Cagliari la propreté du midi de l’Espagne ! Hélas ! dès qu’on pénètre dans une de ces vastes maisons, sous ces arceaux mauresques que supportent de massifs escaliers de pierre, il est rare qu’on ne rencontre pas, au pied même de l’escalier, un bourbier infect qu’on y laisse accumuler pendant plusieurs jours. Cette négligence n’est pas générale, je m’empresse de le reconnaître, mais elle ne manqua pas de frapper, comme nous, le capitaine Smyth, pendant le séjour qu’il fit à Cagliari. Une autre habitude bizarre donne à la ville un singulier air de fête : des bannières flottent dans toutes les rues ; d’un côté à l’autre, des cordes sont tendues pour les recevoir ; on se croirait à l’entrée d’Henri IV à Paris : c’est tout simplement qu’à Cagliari chacun lave son linge sale en famille et le fait sécher en public.

Ce qu’il y a peut-être de plus remarquable dans la capitale de la Sardaigne, c’est la magnifique promenade créée récemment dans l’enceinte même de la ville, au pied des escarpemens qui terminent le château à l’est. Chaque soir, pendant l’été, quand le soleil commence à disparaître derrière les crêtes du monte Arcusosù, qui domine le village de Capo-Terra, on est certain de trouver réunie sur cette promenade toute la société de Cagliari. Là, du même coup d’œil, vous pouvez embrasser et la population et le pays sous leurs divers aspects. Dans la foule, où brillent ces yeux noirs pleins de feu qui se cachent à demi sous le voile de blonde ou la cape catalane, vous reconnaissez, mêlés aux gracieux uniformes des carabiniers ou des chasseurs-gardes, le collettù de cuir des bouchers de Cagliari, les bas violets des chanoines et le froc des capucins ; en même temps, vous voyez s’étendre devant vous le vaste golfe qui s’ouvre de Pula à Carbonara. À vos pieds, l’industrieux faubourg de Villa-Nova résonne encore du bruit des marteaux et des enclumes, et dans les champs fertiles qui forment le Campidano de Cagliari, huit clochers signalent les gracieux villages qui enrichissent la plaine, depuis l’étang de Molentargiù jusqu’au pied des montagnes granitiques de Sarpeddi.

Plus d’une fois nous eûmes occasion d’admirer cette belle plaine de Cagliari, plantée d’oliviers et de vignes, couverte de splendides moissons, et découpée en nombreux enclos par des haies de cactus opuntia. Cette plaine vivace, qui étend ses grands bras épineux à cinq ou six pieds de distance du tronc principal, forme la meilleure de toutes les clôtures. Originaire de l’Afrique, et se propageant avec une activité merveilleuse dans tous les lieux où le climat la favorise, elle donne aux campagnes de la Sardaigne une physionomie toute moresque, qui les ferait aisément confondre avec les environs de Tunis ou d’Alger. Ses fruits, appelés figues de Barbarie, quoiqu’un peu secs et filandreux, sont d’un goût agréable ; ses feuilles épaisses et charnues servent, pendant une partie de l’automne, de nourriture aux bestiaux. Mais ce serait payer bien cher les avantages que procure cette plante, s’il était vrai que ses débris, amoncelés dans les fossés, devinssent une cause active d’épidémie.

Autour de la Sardaigne sont semés, comme autant de postes avancés, plusieurs îlots, blocs de granit qui semblent avoir été entassés par la main des cyclopes, et rivés à jamais au fond des mers. Nos travaux nous obligèrent précisément à visiter les deux plus remarquables de ces petites îles, celles de Saint-Pierre et de Saint-Antioche qui dessinent au sud-ouest du continent sarde la magnifique baie dite de Saint-Pierre, et le golfe plus spacieux encore de Palmas. Envoyés à la recherche d’un danger signalé par les navigateurs, à quinze milles environ du cap Teulada, nous quittâmes Cagliari au commencement de juin 1841, munis des utiles documens que nous donnèrent, avec une grace et un empressement que nous n’avons pas oubliés, M. le comte de Bellegarde, commandant de la marine à Cagliari, et M. le chevalier de Candia, collaborateur très distingué de M. le général de La Marmora.

L’île de Saint-Pierre, dont tout révèle l’origine volcanique, est peu élevée. De loin, ses collines noirâtres sont écrasées par le voisinage des pics plus audacieux qui forment en cet endroit la côte de Sardaigne. Ce n’est qu’à la distance de six à sept milles qu’on peut observer les falaises de Saint-Pierre. La côte du nord, battue par le mistral, est à peu près inabordable ; la côte méridionale n’est guère moins abrupte. Ces deux faces de l’île, également sinistres et désolées, se distinguent cependant par leurs teintes : au nord, c’est un trachyte bleuâtre ; au sud, un porphyre brun. Au moment d’entrer dans la baie, on range d’assez près une haute colonne à pans carrés, détachée de quelques mètres du rivage, et sur le sommet de laquelle une aigle pygargue a grossièrement étalé son nid. Cette aiguille a valu à ce lieu le nom de cap Colonne. Le coup d’œil de la baie n’a rien d’attrayant. Sur un rivage peu élevé qui court tout droit vers le nord, s’élève une tour grise et sombre destinée à couvrir les approches de Carlo-Forte : tel est le nom du chef-lieu de l’île. Cette petite ville flotte dans son enceinte pentagone garnie de tours, qui contiendrait aisément une ville trois fois plus considérable. Ses maisonnettes blanches s’étalent à leur aise au soleil ; un petit clocheton les domine, et la statue de Charles-Emmanuel, bienfaiteur de Carlo-Forte, se dresse sur son piédestal au bord du quai.

La population de Saint-Pierre tire son origine de quelques familles de corailleurs génois qui s’étaient établis sur l’île de Tabarque, située à la limite des régences d’Alger et de Tunis. En 1737, plusieurs de ces familles quittèrent Tabarque et vinrent s’installer dans l’île entièrement inhabitée de Saint-Pierre, qui était alors un fief du marquis de la Guardia. Quatre ou cinq jours plus tard, Charles-Emmanuel réunit à ces premières familles cent-vingt captifs de même origine qui avaient été emmenés en esclavage par les Tunisiens, et qu’il racheta. Il obtint en même temps du marquis de la Guardia la cession de tous ses droits, et fit élever un fort, aujourd’hui ruiné, qui devint le centre de Carlo-Forte. L’industrieuse population de cette petite ville atteint presque le chiffre de trois mille ames. Fidèle à sa nationalité tabarquine, elle n’a rien de commun avec les farouches habitans de la Sardaigne, dont tout la sépare, son langage, la douceur de ses mœurs, ses habitudes civilisées et son amour pour le travail. La pêche du thon qu’exploitent quatre madragues établies sur la côte occidentale de la Sardaigne, est pour elle une source d’occupations et de profits pendant trois mois de l’année. Mais, après tout, le Tabarquin n’est jamais embarrassé de son temps. Quand la pêche ne l’emploie pas, il fait un petit cabotage, il s’aventure même en été jusqu’aux côtes de l’Algérie ; dans ses momens perdus, il bêche un coin de terre. Ce n’est point là un hardi pêcheur comme le corailleur sicilien qu’on voit quitter Marsala ou Drapani dès le mois d’avril pour aller affronter dans son bateau ponté les orages du canal de Malte. Le Tabarquin n’est pas si entreprenant : il n’a rien d’aventureux dans son caractère, et, à tout prendre, je ne le crois pas un grand marin, mais il est patient, sobre, laborieux, de mœurs douces et honnêtes : s’il se refuse à courir de grands risques, c’est qu’il se trouve trop heureux pour cela. La ville de Carlo-Forte a un aspect de propreté qui charme ; les enfans y ont l’air sain et vigoureux, les femmes y sont gracieuses, et bien faites ; les hommes, généralement grands et robustes, ont une physionomie bienveillante, qui inspire la confiance. Les tribunaux ont peu à faire à Carlo-Forte.

Nous réservâmes, pour notre seconde campagne, l’exploration du golfe de Palmas. L’île de Saint-Antioche, qui en forme la partie occidentale, est très fertile. Elle est jointe au continent sarde par deux étroites langues de terre qui encadrent de vastes étangs, avantageusement exploités comme pêcheries. Au point de jonction s’élève un petit fortin qui protége le pont sur lequel passe la route d’Iglesias à Saint-Antioche. Sous les arches de ce pont, un canal presqu’à sec unit par un mince filet d’eau le golfe de Palmas et celui de Saint-Pierre. Cette communication d’un si grand intérêt et si facile à entretenir est tellement négligée cependant, que, pour passer d’un golfe à l’autre, il faut traîner les plus légers bateaux plats sur le sable et leur faire franchir à force de bras un espace de trois à quatre cents mètres. Nos pauvres canotiers, forcés de traîner ainsi presque tous les jours nos lourdes embarcations, faisaient comprendre le miracle opéré par Mahomet II, qui fit traverser une vallée à sa flotte pendant le siége de Constantinople. Tout n’était pas fini quand le pont était passé : le canal était si étroit, si tortueux pendant plusieurs milles, que, s’il nous arrivait de nous laisser surprendre en route par la nuit, nous tombions dans des difficultés inextricables. Nous étions arrêtés à chaque pas par des bancs d’herbe ou de sable. Notre position ne faisait que s’aggraver par des infructueuses tentatives. Il nous est arrivé de passer des heures entières dans ces perplexités, nous demandant de quelle incurie on avait ainsi laissé se combler un canal qui conduisait autrefois les galères de Rome aux quais de Sulcis.

Ces quais, dont les débris bordent encore la côte, indiqueraient à eux seuls l’existence d’une grande ville sur l’emplacement même ou s’élève le village de Saint-Antioche. Sulcis était en effet si riche à l’époque de la ruineuse visite que César rendit à la Sardaigne, qu’elle put être condamnée à payer, outre une forte contribution en blé, la somme de cent mille sesterces, en expiation de l’attachement qu’elle avait montré au parti de Pompée. Des médailles et des vases sont fréquemment trouvés au milieu de ses ruines. Nous fûmes même témoins des fouilles exécutées devant le vice-roi. Au pied d’un rocher de porphyre, on découvrit toute une nécropole d’urnes funéraires juxtaposées, et contenant des cendres et des os à demi-consumés. Cette violation des tombeaux séculaires fut peu profitable : on trouva bien quelques bas-reliefs de médiocre valeur, mais les urnes funéraires ne contenaient ni médailles ni anneaux d’or ou d’argent Elles ne renfermaient que de tristes restes de l’espèce humaine, réduits à leur plus simple expression. Il y a une sorte de prescription pour le respect qu’on accorde aux morts. Tous ces paysans, qui eussent cru commettre un sacrilége s’ils avaient seulement marché sur une tombe fermée depuis vingt ans, piochaient sans remords parmi ces sépultures antiques, et jetaient au vent les cendres romaines ou carthaginoises qui y avaient reposé pendant tant de siècles.

En considérant l’importance de la Sardaigne, comme position stratégique, on s’étonne de la trouver à peu près désarmée. Cagliari mérite seule aujourd’hui le nom de place de guerre. Deux autres villes, jadis fortes et respectées, Alghero et Castel-Sardo, ont perdu leur prestige depuis que l’artillerie est devenue le principal moyen d’attaque et de défense. Après avoir joué un grand rôle du xiie au XIVe siècle, d’abord sous le nom de Castel-Genovese, quand elle était au pouvoir des Doria, ses fondateurs, puis sous celui de Castel-Aragonès, qu’elle prit en passant sous la domination des rois d’Aragon, Castel-Sardo reçut son dernier nom en 1769, de la dynastie qui règne encore. Alghero, fondée aussi par les Dorias, au commencement du XIIe siècle, tomba au pouvoir des Aragonais en 1354. Bâtie sur une pointe de roches qui surgit du milieu d’une plage de sable, cette ville a la forme d’un parallélogramme, et est entourée de murs très épais flanqués de bastions et de tours. Ces fortifications sont encore assez bien entretenues, mais, comme celles de Castel-Sardo, elles sont dominées par deux hauteurs voisines.

Outre ces places, fort peu redoutables malgré leur aspect menaçant, il existe sur tout le littoral des tours de défense établies par les vice-rois espagnols, dans le but de protéger l’île contre les descentes des Barbaresques. Ces tours étaient au nombre de quatre-vingt-quatorze. On n’en compte plus que soixante-sept qui soient encore habitables. Elles défendaient autrefois les seuls endroits abordables de la côte, et, communiquant entre elles par des signaux et des feux, avertissaient les populations des villages voisins de l’approche de l’ennemi et de la nécessité de s’enfuir dans les montagnes, à moins qu’on ne fût en force pour le repousser. Si délabrées quelles soient aujourd’hui, elles suffisent à faire observer les réglemens de l’intendance sanitaire et de la douane. Leur personnel ne se compose ordinairement que de trois ou quatre miliciens appelés torrari, et d’un gardien, désigné sous le nom d’alcaïde. Ces édifices, toujours assis comme des nids d’aigles, en des lieux escarpés et agrestes, projettent autour d’eux je ne sais quel reflet romantique qui saisit l’imagination et la transporte dans un autre âge. J’aime à me représenter encore la vieille tour du cap Teulada, et les torrari appuyés sur le parapet ruiné, retirant, à notre approche, l’échelle de corde qui seule peut donner accès à l’intérieur. Leur canon sans affût, et soulevé sur deux pierres, était présenté tout chargé à une des embrasures : le seul fusil de rempart qui fût en état reposait aussi sur sa fourche, prêt à faire feu. Ainsi préparés, ils attendaient de pied ferme les Barbaresques, et bien que l’un d’eux fût boiteux et que l’autre n’eût qu’un œil, ils eussent fait au besoin une énergique résistance. Ce ne fut pas avec une force plus considérable que l’alcaïde Sébastien Milis repoussa les Turcs qui vinrent l’attaquer, en 1812, dans la tour de saint-Jean de Salara, sur la côte de l’est. Il n’avait avec lui que son fils et un simple canonnier. Son fils tomba mort près de lui, son compagnon fut grièvement blessé. Atteint lui-même par le feu de l’ennemi, il n’en continua pas moins à combattre. Au bout de dix heures seulement, l’arrivée des habitans des villages voisins vint mettre fin à cette lutte inégale.

La garnison de Teulada, j’aime à le croire, malgré son aspect misérable, aurait eu aussi son Mazagran, si les Turcs l’avaient mise à l’épreuve. Ce n’était pas votre faute, vaillans torrari, si l’affût de votre unique canon n’existait plus. Tout ce qu’on pouvait faire, vous le faisiez. Une barque n’approchait pas sans que vous fissiez retentir, pour l’interroger, votre énorme porte-voix en ferblanc. S’il arrivait que cette barque, forcée de chercher un refuge contre le mauvais temps, ne fût pas un bateau de pêche, exempt pour cela seul de tout droit, il fallait qu’elle fût bien habile pour se dérober au paiement des droits d’ancrage. Vous n’hésitiez pas au besoin à risquer une sortie ; quand c’était à un brick ou à un trois-mâts que vous aviez affaire, après les trois sommations au porte-voix, venait un coup de canon poudre ; puis un boulet suivait, atteignant Dieu sait où ! Les Napolitains, les Génois, se laissaient quelquefois intimider, et se rendaient à terre afin d’acquitter le tribut dont une partie entrait pour beaucoup dans les émolumens de vos nobles fonctions ; quant aux Grecs, je le dis à regret, ils se moquaient de vous, les maudits, et vous eussiez épuisé vos munitions avant de les décider à sortir un talari de leur escarcelle.

Rien ne prouve mieux la terreur qu’inspirèrent long-temps les pirates que la présence de ces tours sur toutes les côtes exposées à leurs incursions. Les traces laissées en Sardaigne par les dernières apparitions des Maures sont encore saignantes. En 1798, six bâtimens tunisiens mouillèrent pendant la nuit dans la baie de Saint-Pierre ; au point du jour, ils débarquèrent sur la plage environ deux mille hommes. La tour Vittorio fut prise sans coup férir, et la ville livrée au pillage. Une partie des habitans s’enfuit dans les montagnes. Huit cent cinquante personnes, hommes, femmes et enfans, furent emmenées à Tunis, et y restèrent jusqu’en 1815. Le gouvernement sarde parvint alors à traiter de leur rançon. Un dernier coup de main fut tenté en 1816, avec un égal succès. Les Tunisiens débarquèrent dans le golfe de Palmas, enlevèrent le château de Saint-Antioche, saccagèrent le village, et entraînèrent comme esclaves une partie des habitans.

Il faut oser l’avouer : une destinée fatale, que l’énergie humaine ne parviendra peut-être jamais à conjurer, semble un obstacle à la régénération de la Sardaigne ; c’est l’insalubrité de l’île, déjà proverbiale dès l’époque romaine, malgré les grands développemens qu’avait alors reçus l’agriculture. Si l’on en jugeait par la moyenne de la température, la Sardaigne serait une terre favorisée : cette moyenne est, suivant de nombreuses observations, de seize degrés centigrades dans la ville de Cagliari, un degré de moins que la température moyenne de Naples ; mais les variations atmosphériques qu’on y subit sont fréquentes et perfides. J’ai pris date, par exemple, d’une de ces journées de février qui, délicieusement attiédies par le premier souffle printanier, et se confondant avec les sécheresses de janvier, le secche di gennaro, font de la fin de l’hiver la plus belle saison dans le midi de l’Europe. Le soleil était resplendissant et doux. Le ciel ne formait qu’une vaste coupole d’azur, et le sein de la mer, mollement soulevé, trahissait à peine une émotion secrète. Les plongeons, dans leurs nids grossiers semés sur de petits îlots, couvaient les œufs en toute sécurité ; les amandiers se paraient prématurément de fleurs. Qui ne s’y fût trompé ? Pour moi, je m’y laissais prendre avec la nature entière. Je croyais l’hiver refoulé au-delà de Paris, et je m’applaudissais d’en avoir fini si tôt avec le vent, avec la pluie, avec les gros nuages chargés de toutes les colères du ciel ; mais pendant ce beau rêve, de petits nuages aux formes indécises, aux contours mous et floconneux, s’élevaient de l’horizon, et, se succédant rapidement, allaient s’arrêter et se grouper au sommet des montagnes. À l’ondulation légère de la mer se joignait par intervalles une lame plus creuse et plus brusque que les autres ; puis toutes les pointes, tous les écueils blanchissaient graduellement ; la houle s’animait de plus en plus, et cependant on ne sentait encore aucune brise, si ce n’est une folle bouffée de vent, rapide et fugitive, qui s’éteignait avant qu’on eût pu en reconnaître la direction.

Suffisamment avertis par ces indices, nous abrégeâmes notre course. Notre canot, armé de six avirons maniés par de vigoureux gabiers, était guidé par un excellent pilote. Nous eûmes le temps de gagner le rivage et de nous rendre à Carbonara, pour y recevoir l’ouragan dans notre lit, les portes et les fenêtres bien closes. Vers quatre ou cinq heures du matin, nous fûmes réveillés par le bruit du vent. C’était le sud-est, le sirocco, qui commençait, accompagné de grains de pluie qui se succédèrent sans interruption. Vers midi, il abandonna la partie, et fut remplacé par le libeccio ou sud-ouest, qui souffla plus violemment et plus constamment. Ce n’était rien encore. Pendant la seconde nuit, le mistral vint chasser tous ces vents qui se combattaient. Le fougueux aquilon parla réellement en maître. La maison semblait tressaillir, on eût dit qu’elle allait s’écrouler. Le mistral continua ainsi, toujours pluvieux, toujours renforcé par des grains plus terribles les uns que les autres. Un instant, dans la journée, il parut s’apaiser : c’était pour reprendre bientôt avec une nouvelle furie, dont nous avions à peine l’idée. Armé d’un petit marteau géologique, je courais partout, assurant les portes et les fenêtres ; les clous ébranlés cédaient et s’arrachaient. Nous voyions pleuvoir les débris du plafond. Ce n’était pas un coup de vent, c’était un terre-moto, comme disait notre digne hôte, tremblant pour son village menacé d’être emporté tout d’une pièce à la mer.

Plus tard, quand les chaleurs de juillet et d’août succédèrent à la température plus modérée du mois de juin, il y eut pour nos marins des journées où l’ardeur du soleil devint vraiment insupportable : c’étaient celles où régnait ce calme lourd qui précède le vent venu d’Afrique, plumbeus Auster. Elles étaient annoncées dès le matin par la sécheresse de l’atmosphère, la netteté avec laquelle les contours des montagnes, dégagés de toute vapeur, s’accusaient dans le ciel, les teintes pâles du lever du soleil, et quelques nuages maigres et effilés répandus vers l’est. Le calme durait souvent jusqu’au soir ; le lendemain, la mer était unie comme un miroir et sans aucune vibration à la surface. Le soleil, qui produisait un capricieux mirage, avait toute l’intensité d’un soleil tropical. Vers le soir, il se couchait au milieu d’une bande de vapeurs que les pêcheurs du pays appelaient la cargadura del sirocco. Le vent du sud-est, qui suivait de près ces chaleurs insolites, durait deux ou trois jours : le troisième jour, presque infailliblement, le nord-ouest, ce maître inquiet de la Méditerranée, ripostait avec une subite violence. Il parcourait aussi sa carrière de trois jours, et quelques belles journées de brises solaires nous étaient alors acquises.

Ces soudaines variations ne peuvent manquer d’exercer une fâcheuse influence sur l’état sanitaire de la Sardaigne ; mais elles ne sauraient suffire à expliquer l’insalubrité du pays. Au moyen-âge, Dante confondait dans la même fosse les fièvres de la Sardaigne et celles des maremmes. Il y a en effet de grands rapports entre les fièvres pernicieuses qui désolent la Sardaigne depuis la fin de juin jusqu’au mois de décembre, et la malaria, qui exerce ses ravages dans les campagnes de Rome et de la Sicile. On retrouve dans ces fièvres, nommées par les Sardes intempérie, de même que dans la malaria, les caractères généraux des fièvres miasmatiques communes à tous les pays marécageux et produites par les gaz délétères qui s’exhalent des eaux stagnantes. En Sardaigne, où la constitution volcanique du pays, les nombreuses dépressions de terrain qui en sont la suite, et le peu de perméabilité d’un sol argileux, retiennent les eaux à la surface, on peut prévoir les effets d’un soleil ardent sur les mares croupissantes qui se forment de toutes parts dans de vastes plaines en partie inondées pendant l’hiver.

Ce qui distingue l’intempérie sarde de toutes les fièvres de même origine, c’est la rapidité de ses ravages ; elle est presque toujours mortelle. Parfois, l’invasion en est lente et sournoise ; elle ne se manifeste d’abord que par un état de malaise auquel il faut se hâter de porter un prompt remède ; dans la plupart des cas, elle est tellement foudroyante, qu’elle ressemble à un empoisonnement. L’inflammation gastro-entérite, qui est la condition morbide la plus remarquable de cette maladie, révèle alors à l’autopsie les plus affreuses lésions dans les intestins. Quand ces terribles fièvres ne vous enlèvent pas ainsi soudainement, elles deviennent chroniques ou laissent après elles des obstructions du foie ou de la rate.

L’intempérie épargne d’ordinaire les habitans des localités où elle sévit ; ils sont généralement acclimatés et respirent sans danger cet air empoisonné. Cependant la population qui habite la mortelle plaine de Pula, celle qui vit au milieu des cloaques qui couvrent le littoral de la province de Sulcis, depuis Porto-Paglia jusqu’aux marécages de Teulada, témoignent toutes deux, par leur teint jaune et leur aspect maladif, que ce n’est pas avec une entière impunité qu’ils subissent l’influence d’une atmosphère viciée. Rien n’est plus misérable surtout que l’apparence de ces enfans demi-nus, à la face pâle, aux jambes grêles et au ventre balonné, qu’on voit grelotter en hiver sur le seuil de chaque maison. Par une exception inexplicable, le village de Cabras, près d’Oristano, situé au centre des marais qui font de ce golfe le lieu le plus redouté de la Sardaigne, semble, par la beauté extraordinaire et la longévité de ses habitans, donner un éclatant démenti à cette inévitable influence des miasmes délétères.

La terreur qu’inspire l’intempérie est générale en Sardaigne. On évite avec soin d’approcher des lieux mal famés pendant la mauvaise saison. La population de Cagliari reste tout entière confinée dans l’étroite enceinte de la ville ; ceux qui s’aventurent pendant quelques heures au dehors ne le font qu’avec un luxe de précautions qui trahit leurs inquiétudes. L’île vit pour ainsi dire dans une espèce de quarantaine pendant six mois de l’année. Si un étranger arrive à cette époque redoutée, il ne peut manquer d’être frappé de cette préoccupation universelle. De bienveillantes recommandations le mettent en garde contre les dangers du climat ; on s’alarme pour lui, on lui demande ce qu’il vient faire dans une pareille saison ; on l’engage à fuir, à revenir dans des temps meilleurs. L’intempérie est dans toutes les bouches ; les noms d’Oristano, de Pula, de Terra-Nova, bien d’autres encore, traînent toujours avec eux un cortége de lamentables histoires. On est tellement ému de la violence de l’intempérie, qu’on se refuse généralement en Sardaigne à lui reconnaître avec les fièvres miasmatiques des autres pays une commune origine. Parmi les personnes qui veulent en trouver l’explication dans l’intervention d’agens plus énergiques que les exhalaisons ordinaires des terrains marécageux, les unes attribuent cette action délétère à la décomposition de certaines plantes de la famille des iridées, propres aux marais de la Sardaigne, d’autres admettent l’existence de gaz souterrains que la terre laisserait échapper en se fendillant pendant les grandes chaleurs ; mais les hommes spéciaux ont tous résolu la question dans le même sens : l’intempérie n’est qu’une fièvre miasmatique ; des travaux de culture et de dessèchement dirigés avec intelligence contribueraient à en délivrer la Sardaigne.

Il est heureusement plus facile qu’on ne le croirait de se soustraire à l’influence de ces miasmes pernicieux. La sphère où ils règnent paraît fort bornée. Cagliari, dont la colline s’élève au milieu d’étangs et de marais, est un lieu de sûreté pendant la mauvaise saison. L’île de Saint-Pierre, située en face des marais de Porto-Senso, ne connaît pas l’intempérie, et les bâtimens qui séjournent dans le golfe de Palmas, entre la plaine marécageuse de Villarios et la vallée si malsaine de Maladrossia, n’ont rien à redouter de cette maladie, pourvu qu’ils évitent de laisser leurs marins descendre à terre. Sans ce droit d’asile octroyé à certains lieux, la Sardaigne ne serait pas habitable. Quiconque n’aurait point été acclimaté dès l’enfance n’y pourrait séjourner pendant la moitié de l’année. On comprend sans peine que des Piémontais, des soldats du comté de Nice ou de la Savoie n’abandonnent pas sans répugnance un pays sain, des villes heureuses, de riantes campagnes pour venir affronter ces champs fétides et pestilentiels. Leurs regrets les rendent même souvent injustes envers cette Sardaigne qu’ils traitent peut-être avec trop de dédain et d’amertume. Il est à regretter surtout que ce dégoût, partagé par les Piémontais qui occupent en grande partie les emplois de l’île, soit souvent exprimé sans ménagement et une rudesse qui ne peut manquer de blesser le sentiment national. Et cependant on se sent disposé à excuser l’emportement de ces discours. Peut-on juger de sang-froid cette nouvelle Tauride dont on ne touche point le funeste rivage sans inquiétude ? Tout ne sépare-t-il pas en Sardaigne le peuple acclimaté de celui qui ne saurait jamais l’être ? Il faut bien en convenir, la fusion est impossible entre gens qui ne peuvent respirer le même air

II.

Par quelle raillerie du sort se trouve-t-il qu’une terre si souvent désolée soit d’une merveilleuse fécondité ? Convenablement cultivée, la Sardaigne, à peu près dépeuplée aujourd’hui, pourrait nourrir la population la plus compacte, et s’enrichir par l’exportation de ses produits naturels. Son sol argileux est particulièrement favorable à la culture des céréales. Sous l’empire romain, non-seulement elle alimentait une population trois fois plus nombreuse que de nos jours, puisqu’elle atteignait le chiffre de douze à quinze cent mille ames ; mais elle fournissait une exportation tellement considérable, que, payant ses impôts en froment, le dixième de ses produits suffisait, avec le contingent de la Sicile, pour remplir les greniers de Rome. Aujourd’hui, le tiers environ de la surface de l’île est occupé par les étangs, les marais, les salines, et par les terres arides et sablonneuses impropres à la culture. Les forêts et les pâturages en comprennent à peu près autant ; le reste du sol, c’est-à-dire une superficie évaluée à sept cent quatre-vingt dix-sept mille hectares, est cultivé en vignes, oliviers, vergers et jardins. Près de quatre cent mille hectares sont consacrés à la culture du blé, qui, malgré l’imperfection des procédés agricoles, donne communément un produit de sept ou huit pour un.

Les vins sardes sont généralement capiteux ; ils se conservent bien et devraient former un des articles les plus avantageux du commerce d’exportation ; mais aucun marché ne leur est ouvert. Le droit d’introduction auquel ils sont soumis à leur entrée dans les états piémontais a été élevé à la moitié de celui qui frappe les vins étrangers, ce qui équivaut presque à une prohibition ; la culture de la vigne tend donc chaque jour à se restreindre dans l’île. Cependant cette culture conviendrait parfaitement au climat de la Sardaigne et mettrait en valeur des terrains pierreux laissés en friche, parce qu’ils sont impropres à donner d’autres produits.

Une autre culture dont la concurrence continentale tend à arrêter l’extension, c’est celle de l’olivier. Les encouragemens du gouvernement ne lui ont pas manqué. Dès le XVIIe siècle, l’assemblée des états de Sardaigne enjoignit à chaque propriétaire de greffer tous les ans dix oliviers sauvages. Celui qui possédait cinq cents pieds d’oliviers devait en outre établir un moulin à huile. La maison de Savoie de son côté, pendant son séjour dans l’île, accorda par un décret royal des titres de noblesse à tout particulier qui aurait planté et cultivé une quantité déterminée de ces arbres. Au reste, l’olivier sauvage se rencontre partout en Sardaigne : une des provinces les plus incultes de l’île, l’Ogliastra, qui n’a point d’autre port que le golfe peu sûr de Tortoli, a reçu son nom des magnifiques bois d’oliviers qui couvrent ses montagnes, et dont on dédaigne la richesse. L’oranger réussit parfaitement ; dans la vallée de Milis, près d’Oristano, il forme une véritable forêt. On cultive aussi le lin, le mûrier, le coton et le tabac ; mais à part cette dernière culture, qui donne de très beaux résultats dans le nord, les autres articles que je viens de citer ne sont jamais entrés que pour une quantité très insignifiante dans la production générale de l’île.

Des forêts considérables s’étendent sur les versans des hautes montagnes du centre, dans la Barbargia et la Gallura. Là, de vastes plateaux sont couverts de chênes séculaires, de chênes-liéges et de châtaigniers. Les montagnes du littoral sont au contraire dépouillées de toute végétation. La faute en est à la loi, qui autorise les paysans à mettre le feu aux broussailles vers la fin du mois d’août, soit pour se procurer un peu d’herbe fraîche pendant l’automne, soit pour déblayer un terrain destiné à être défriché. Il en résulte que l’incendie gagne souvent les forêts voisines et y cause d’irréparables dommages. J’ai vu quelquefois, de la rade de Saint-Pierre, d’immenses incendies, animés par un vent violent de sud-est, parcourir rapidement toute la crête des montagnes qui s’étendent vers Oristano, et ne laisser derrière eux que la roche nue et quelques tiges noircies restées debout au milieu des cendres. Ces incendies étaient défendus par les anciennes chartes de l’île jusqu’au 8 septembre, et ceux qui désiraient mettre le feu à leur terrain devaient, d’après le code, dès le 29 juin, jour de la Saint-Pierre, former autour de ce terrain un cercle dégagé d’herbes et de buissons, afin d’empêcher l’incendie de se propager. Je ne pense pas que ces sages prescriptions aient été abrogées ; mais soit défaut de surveillance, soit insuffisance, le mal qu’elles tendaient à prévenir n’en a pas moins continué de faire de désastreux progrès.

Malheureusement, dans cette île où les pâturages naturels sont si abondans, on ignore complètement l’art de se procurer des fourrages secs pour l’hiver. Dès le mois de juillet, les herbes sèchent sur pied, et c’est pour obtenir ce misérable regain, rendu indispensable par le défaut d’industrie, que le feu est mis aux herbes et aux broussailles. Le bois est devenu excessivement rare dans la plupart des districts cultivés, et surtout dans le campidano de Cagliari. Le charbon y remplace le bois, que le défaut de routes empêche de faire venir des vastes forêts du centre. L’industrie des charbonniers, qui n’est soumise à aucune surveillance, contribue beaucoup au déboisement du littoral. J’éprouvais je ne sais quel sentiment de vague tristesse en voyant les bûcherons de Carbonara tondre à leur gré la montagne, et changer en désert un site verdoyant. Comme la touffe de cheveux que le guerrier indien conserve au sommet de sa tête chauve, quelques bouquets d’arbres, sauvés de cette dévastation par leur éloignement de la mer, témoignaient encore, sur les cimes élevées, quelle vigoureuse végétation eût couvert ces rochers, sans la funeste incurie du gouvernement.

Les troupeaux de mérinos ont ruiné, dit-on, l’agriculture en Espagne. Les chèvres et les brebis qui couvrent la surface de la Sardaigne n’y ont pas été moins funestes à la prospérité agricole du pays. Long-temps, on a méconnu avec une fatale obstination la véritable richesse du sol, et on a sacrifié les cultivateurs aux bergers. Avant un décret qui ne date que de 1820, tous les terrains qui n’étaient point entourés d’une haie ou de murs étaient divisés par une ligne idéale en deux ou plusieurs régions. Une seule de ces régions était destinée chaque année à être ensemencée, l’autre restait inculte et était affectée à la pâture des troupeaux. Les terres de la région destinée à la culture étaient alors réparties entre ceux qui se présentaient pour la cultiver, ce qui s’exécutait par la voie du sort, ou par élection du propriétaire, quand elles appartenaient à des particuliers. L’année suivante, on mettait en culture la région laissée en friche, et ainsi de suite, successivement ; les terres même appartenant aux particuliers qui se trouvaient comprises dans cette étendue de terrains appelés vidazzoni, devaient subir la loi commune. Ce ne fut qu’en vertu du décret de 1820, qu’on donna aux propriétaires des terrains libres enclavés dans les vidazzoni la faculté de les clore et de les cultiver à leur gré ; depuis cette époque, les clôtures se sont beaucoup multipliées et sont même devenues quelquefois le prétexte d’empiètemens abusifs. Ne suffirait-il pas de ce seul fait pour prouver quel était encore, il y a quelques années, l’état vraiment primitif des institutions ?

La quantité de bestiaux que possède la Sardaigne est très considérable. Un document officiel, qui date, il est vrai, de plus d’un demi-siècle, portait cette quantité à près de deux millions, sur lesquels on comptait environ soixante-six mille chevaux. Les bœufs sont petits, mais vigoureux et pleins de feu. Dans plusieurs cantons, on les préfère au cheval, même comme monture. Une espèce de cheval particulière à la Sardaigne est de si petite taille, que quelques individus de cette famille lilliputienne ne sont guère plus hauts qu’un gros chien de Terre-Neuve. La race ordinaire est d’origine espagnole, vive, intelligente, sobre, et d’une grande sûreté de jambes. L’ancienne noblesse espagnole estimait ces coursiers naturalisés en Sardaigne à l’égal des plus fiers andaloux. Dans l’intérieur de l’île, les paysans vont rarement à pied. Aussi confians dans leur monture que dans leur propre adresse, rien ne les arrête : ils franchissent au galop les sentiers les plus rudes, et se lancent à corps perdu à travers les ravins et les rochers.

L’âne est aussi très petit en Sardaigne, mais il y rend d’importans services. Il s’y est fait meunier, et remplace très bien les moulins à vent que l’on ne connaît pas dans l’île, et les moulins à eau qu’on n’a pu y établir, parce que les cours d’eau y sont insuffisans. Chaque ménage est obligé de moudre pour sa propre consommation, et il n’y a pas une maison où l’on ne voie dans un coin de l’appartement un de ces petits ânes laborieux tourner d’un pas égal et patient la meule du moulin de famille. Il faut dire à leur honneur qu’il n’y a pas un pays au monde où le pain soit plus blanc qu’en Sardaigne. La quantité de porcs que l’on consomme dans l’île est immense, on en exporte aussi beaucoup en Corse ; mais ce sont les chèvres et les brebis qui composent en Sardaigne les troupeaux les plus considérables. Le nombre de ces animaux a été porté à plus de treize cent mille têtes par le recensement que j’ai déjà cité. L’utilité de ces troupeaux consiste surtout dans les fromages que l’on confectionne avec leur lait, car la laine des brebis est sans valeur au dehors et n’est employée que dans le pays à la fabrication d’une étoffe grossière appelée furesi, qui joue le principal rôle dans l’habillement des habitans de la campagne.

La chasse est aussi une des grandes ressources de la Sardaigne. Toutes les espèces de gibier s’y trouvent en abondance, et le marché de Cagliari ne manque jamais de venaison. Les perdrix, les lièvres, les grives, se rencontrent partout ; les pigeons ramiers n’abandonnent guère les falaises escarpées de la côte. Les étangs du littoral se couvrent aussi, vers la fin de l’été ou pendant l’automne, de flamands, de cygnes, d’oies et de canards sauvages, dont on voit les longues files déployées dans le ciel arriver sans cesse du nord et du midi et venir s’abattre sur le rivage. Les sangliers habitent les forêts du centre. Les cerfs, d’une taille médiocre il est vrai, se trouvent en grand nombre dans la province de Sulcis, la Barbargia et la Gallura. Les daims, ordinairement réunis en troupes de vingt à trente, sont assez faciles à tuer. Quant au moufflon, animal ruminant et qui se laisse difficilement approcher, il est assez commun dans les lieux escarpés, qu’il préfère.

La mer est pour la population sarde un trésor inépuisable. Tous les poissons de la Méditerranée propres à la salaison se trouvent en abondance dans les parages voisins. Pour quelques pièces de monnaie, nos matelots ornaient leur table d’un homard magnifique ou de ces beaux poissons qu’on appelle des denties, et que j’ai retrouvés au musée de Cagliari sous le nom de dentatus. Souvent une occupation lucrative devient un plaisir : telle est la pêche aux flambeaux, dont le spectacle fit diversion à nos fatigues pendant notre exploration du golfe de Palmas. Qu’on se représente dans un canal étroit et peu profond une centaine de petites barques maniées par un seul homme avec une dextérité surprenante, et voltigeant sur l’onde, pour ainsi dire, à la lueur d’un grand feu de bois résineux allumé à la proue. Sur l’avant se tient debout, attentif et silencieux, le pêcheur armé de la fouine aux cinq dents aiguës ; sa silhouette, enluminée par les reflets sataniques d’une flamme rougeâtre se détache d’une façon bizarre sur le ciel. D’une main, il dirige le rameur qui doit suivre le poisson dans ses capricieux détours ; de l’autre main, il balance son arme : son œil ne quitte pas la surface de l’eau, et tout à coup vous le voyez darder rapidement la fouine, et la retirer avec un mulet ou une sole qu’il jette fièrement au fond du bateau.

Les grandes pêcheries de la Sardaigne sont très productives ; leur exportation annuelle a été évaluée à la somme approximative de 1,800,000 francs. Les plus importantes ont pour but la pêche du thon. Elles sont en grand nombre sur la côte occidentale de la Sardaigne. La première thonnare ou madrague est celle des salines près de l’île d’Asinara. Il faut ensuite descendre vers le sud, jusqu’au-delà du golfe d’Oristano, pour trouver la thonnare de Flumentargiù, à six milles au sud du cap de la Frasca ; celle de Porto-Paglia, à vingt-cinq milles plus bas ; celle de Porto-Scuso, à l’entrée même de la baie de Saint-Pierre, et enfin celle de l’île Plane, à la pointe nord-est de l’île Saint-Pierre. Quelques autres thonnares ont été récemment abandonnées. L’établissement de ces pêcheries en Sardaigne remonte au XVIe siècle. On en fut redevable à un simple marchand nommé Pierre Porta, qui y consacra sa fortune. On prétend qu’après l’abandon des madragues de la côte d’Espagne et de Portugal, occasionné par le tremblement de terre de Lisbonne, à la suite duquel les thons parurent changer leur itinéraire, les thonnares de la Sardaigne, héritières des thonnares espagnoles et portugaises, prirent jusqu’à cinquante mille thons par année. Ce nombre a bien diminué aujourd’hui. Le chiffre de onze mille têtes environ représente la moyenne de plusieurs années ; mais les chances varient considérablement d’une année à l’autre. Plus qu’aucune autre pêche, celle des thons est une loterie : elle a ruiné bien des spéculateurs. De tous les avantages qu’elle présente, le plus certain est d’offrir à la population pauvre une lucrative occupation.

Ce fut pendant nos courses à Porto-Scuso que nous recueillîmes d’assez curieux détails sur l’industrieuse exploitation des madragues, le périodique passage des thons, et leur inconcevable stupidité. Au pied des falaises du cap Altano, un câble en sparterie, tendu perpendiculairement à la côte jusqu’à une distance de trois à quatre cents mètres, soutient un énorme filet qui traîne jusqu’au fond. De nombreuses et fortes ancres l’assujettissent des deux côtés ; des plateaux de liége le font flotter à la surface. La dernière ancre est quelquefois mouillée par une profondeur de trente ou quarante brasses. À l’extrémité de ce câble, et perpendiculaires à sa direction, se trouvent établis les filets de la madrague : ils forment plusieurs chambres dont la dernière est composée de solides mailles de chanvre.

Quand les thons, dans leurs pérégrinations périodiques, ont passé le détroit de Gibraltar, ils se divisent en deux bandes, dont l’une suit le littoral de l’Afrique et l’autre celui de l’Espagne. Cette dernière bande gagne bientôt les côtes de la Sardaigne et les descend du nord au sud en les rangeant de fort près pour trouver à se nourrir, sur le bord, de petits poissons ou de détritus végétaux. En suivant ainsi les inflexions du rivage, les thons rencontrent sur leur route l’immense filet qui leur barre le passage. Ils le suivent jusqu’à son extrémité, et là, trouvant une autre barrière, ils reviennent sur leurs pas. Arrivés près de la côte, ils n’ont pas l’idée de rebrousser chemin et de s’en retourner par où ils sont venus ; ils s’en garderaient bien, l’instinct qui les dirige ne va pas jusque-là. Ils remontent encore jusqu’à l’obstacle invincible, pour redescendre de nouveau vers la côte, et pendant trois jours quelquefois leurs nombreux bataillons continuent stoïquement ce manége. Des hommes placés dans des bateaux de garde ne les perdent pas de vue, et quand, fatigués de tourner ainsi dans un cercle constant, quelques thons s’aventurent dans l’enceinte des chambres de la madrague, les filets latéraux qu’on a laissés abaissés sont soudainement relevés, et ces ingénieux pèlerins se trouvent captifs.

Le jour de la matanza arrivé, quand quatre ou cinq cents thons sont réunis dans les filets, on les provoque doucement à passer d’une chambre dans l’autre, sans les effrayer cependant ; car, si on les effrayait, ils briseraient et entraîneraient tout. Une fois arrivés dans la dernière chambre, cette chambre de mort qui peut défier tous les efforts des thons captifs, les filets sont fermés ; d’énormes bateaux, appelés les vaisseaux de la madrague, s’en approchent ; on soulève sur les bords la chambre chargée de butin : les meurtriers sont prêts, tenant à la main des crocs emmanchés à de courts bâtons de chêne. Le signal du carnage est donné. C’est alors un combat, c’est une tempête : le sang ruisselle, l’onde jaillit ; des cris de joie animent les pêcheurs ; les thons sont jetés pêle-mêle au fond des vaisseaux, qu’ils battent convulsivement de leurs queues. De nombreuses barques portent à terre ces monstrueuses victimes, qui sont en un instant dépecées, cuites, salées et encaquées. À peine déchargées, les barques reviennent aux vaisseaux prendre un nouveau chargement. C’est une activité à faire plaisir. Les rades ne sont animées que pendant la matanza. Des bâtimens génois, marseillais, napolitains, en attendent le produit pour l’aller porter sur les marchés de la Lombardie, de la Toscane et des provinces sardes du continent : des équipages siciliens arrivent chargés de sel : c’est pour quelques instans un mouvement commercial inusité en Sardaigne.

La pêche du corail, moins abondante que sur les côtes d’Afrique, est entièrement abandonnée aux Siciliens et aux Génois. Les bancs de corail actuellement exploités sont ceux qui se trouvent à la hauteur d’Alghero, ou à quelques milles à l’ouest de l’île de Saint-Pierre. Outre les pêcheries du littoral, les étangs d’Oristano, de Cagliari et de Porto-Pino, dans le golfe de Palmas, fournissent une grande quantité de mulets, dont les œufs, salés et soumis à une forte pression, se vendent sous le nom de bottarghe, et sont une grande ressource pour le temps du carême.

III.

Avec nos habitudes d’économie rapace, avec notre instinct spéculateur, nous avons peine à comprendre qu’un pays si fécond en ressources ne devienne pas l’objet d’une exploitation active ; mais l’habitant de la Sardaigne, le campagnard surtout, satisfait de son sort et fier de lui-même, ne s’est pas encore enthousiasmé pour les sublimes doctrines du progrès matériel. C’est un homme d’un autre genre qui se présente encore à l’observateur avec une physionomie étrange remplie d’attrait et de poésie. Monté sur un cheval plein de feu, avec son long fusil sur l’arçon de sa selle, il rappelle bien plus le klephte de l’Albanie que l’industrieux laboureur de nos contrées. D’une taille moyenne, mais bien proportionnée, il a le teint brun, des yeux noirs très vifs, la bouche généralement grande et les lèvres épaisses. Inculte comme on l’a laissé, il a conservé une imagination prompte, un tour d’esprit naïvement poétique et un attachement enthousiaste pour son pays.

Une sorte de quiétude indolente semble le caractère distinctif de la classe inférieure. Au milieu de ces terribles marais que désole l’intempérie, vous verrez souvent le berger sarde tranquillement assis et impassible sous la morsure d’un soleil dévorant. Vous retrouverez involontairement dans votre mémoire quelque souvenir de la muse antique, à l’aspect de ce Tityre sauvage qui, les joues gonflées, emplit de son souffle un triple roseau sonore. Cet instrument est la launedda, composée de trois flûtes inégales, tibiæ impares, orchestre rustique qui résonne au milieu des joncs et rappelle au troupeau les brebis éloignées. L’existence casanière de la classe moyenne est douce et monotone. Au curé de village, au modeste médecin, au petit propriétaire, il suffit d’une maisonnette bien blanche, précédée ordinairement d’une vaste cour où un lit épais de paille et de fange fait fumier. Devant le corps-de-logis, une vigne attache ses sarmens à des traverses de bois qui partent de la façade pour s’appuyer sur de lourds piliers carrés grossièrement maçonnés. La maison, couverte de tuiles rouges, n’est le plus souvent qu’un long rez-de-chaussée composé d’une chambre à coucher et d’une cuisine comprise entre l’étable et l’écurie. Pour ameublement de la chambre d’honneur, quelques chaises, une table, et un vaste lit au sommet duquel il paraît difficile d’arriver sans échelle. Dans une telle retraite, les jours coulent lentement, obscurément, semblables les uns aux autres ; le moindre incident fait époque. La plus importante affaire de la journée, c’est la sieste. Cette jouissance, incomprise dans le Nord, n’appartient qu’à ces climats généreux où le soleil, arrivé au point culminant de sa course glorieuse, verse partout une molle langueur qui provoque au sommeil le troupeau vulgaire et porte au recueillement les natures d’élite. On dîne généralement à une heure en Sardaigne, et le dîner est suivi de la sieste. C’est un moment de bien-être facile que chacun respecte chez les autres et fait respecter chez soi. On s’exposerait à une réception peu amicale, si on se présentait à cette heure à la porte d’une maison italienne.

Une de ces fêtes religieuses qui deviennent pour les populations naïves des jours de réjouissance fut pour nous une occasion unique de voir réunis les plus curieux costumes de l’île. La plupart des paysans portaient des culottes de furesi noir assez semblables à celles des gars de Tredarzec ou de Plimeur en Basse-Bretagne, et par-dessous ces larges culottes, on voyait passer un caleçon de toile laissé ouvert par le bas. Leurs jambes étaient couvertes de borzeghinos, espèce de guêtres de cuir lacées sur le mollet, ou de carzas, guêtres de furesi plus en usage chez les habitans du cap inférieur. Presque tous étaient rasés, et leurs longs cheveux, réunis en tresses étaient rassemblés en paquet sous un bonnet de laine noire, conique comme le bonnet phrygien, et dont la pointe était recourbée sur le côté : par-dessus ce bonnet, un énorme chapeau de toile cirée à larges bords servait à les garantir du soleil. Cette dernière partie de l’habillement était commune à la grande majorité des paysans. Les autres vêtemens différaient davantage, suivant les professions et les localités. Les uns portaient le collettù, justaucorps de cuir tanné, sans manches, très serré, surtout vers les hanches, et formant, en se croisant vers le bas, comme un tablier double qui descendait jusqu’aux genoux. On a cru reconnaître dans ce vêtement le colabium outhorax des anciens. Une large ceinture de cuir dans laquelle était passé un grand couteau l’ajustait contre le corps et servait également à conserver des cartouches. D’autres paysans étaient couverts d’une grosse capote appelée cabanù, qui n’est autre chose que le caban des Grecs ; mais le plus grand nombre était vêtu de la bestepeddi, sorte de pelisse rustique faite avec quatre peaux de moutons ou de chèvres dans leur état naturel, et sans manches, comme le collettù. C’est ce vêtement sauvage qui, du temps des Romains, portait le nom de nastruca, et qui valut aux Sardes, de la part de Cicéron, l’épithète de Sardi pelliti et de Sardi mastrucati.

Il y avait en général plus de richesse et d’élégance dans l’habillement des femmes. Celles qui étaient venues d’Iglesias portaient un corset en étoffe de soie, très serré à la ceinture et à manches étroites, un jupon de drap à plis très fins et très nombreux, garni dans sa partie inférieure d’une bordure de couleur tranchante, et, sur le devant, un petit tablier carré garni comme le jupon. Leurs cheveux tressés étaient renfermés dans une résille de soie attachée sur le front par deux gros rubans qui tombaient sur les côtés ; un mouchoir de mousseline brodé, lié sous le menton, cachait entièrement cette résille. Quelques jeunes filles d’Oristano se distinguaient par leur jupon rouge et un grand mouchoir carré à larges palmes qui, placé sur leur tête, retombait par derrière jusqu’à leurs talons.

La hiérarchie sociale est rigoureusement établie entre les femmes par une qualification particulière à chaque classe. La dama est une dame de haut rang ; la signora est une dame de condition moyenne ; la femme d’un médecin ou d’un avocat s’appelle nostrada ; celle d’un fermier contadina principale. L’arteggiana est l’épouse d’un artisan, et la contadina rustica celle d’un simple paysan. Dans les deux classes inférieures, les femmes sont chargées de presque tous les soins domestiques. Elles s’occupent en même temps des enfans et de la basse-cour, de la confection du pain et de celle des étoffes grossières que l’on fabrique dans l’île avec la laine des brebis. Ce sont elles aussi qui, la plupart du temps, vont chercher l’eau aux puits ou aux fontaines, souvent placés en dehors des villages. Portant sur leur tête l’amphore aux formes antiques, elles ont alors dans leur démarche une grace singulière. La tête rejetée en arrière, les reins bien cambrés, soutenant parfois d’une main le vase chancelant, elles marchent d’un pas ferme et assuré, sans répandre une goutte d’eau de l’urne remplie jusqu’au bord.

Il n’en est rien de mieux, pour conserver l’empreinte caractéristique d’un peuple, que la rareté et la difficulté des voies de communication. À cet égard, les Sardes n’avaient rien à envier aux populations les plus arriérées avant les tentatives faites en ces derniers temps. Il y a peu d’années qu’ils étaient entièrement privés de chemins praticables pour des voitures. Ce ne fut qu’en 1822 qu’une route royale de sept mètres de largeur, et de cent vingt-cinq milles de développement, fut ouverte de Cagliari à Sassari. Elle fut dirigée par Oristano, et prolongée jusqu’à Porto-Torrès. La dépense totale se monta à près de 4 millions de francs. Une diligence, établie sur cette route, fait aujourd’hui un service régulier entre les deux chefs-lieux de l’île. Quant à ce qu’on appelle les chemins de traverse, la description qu’on en pourrait faire serait applicable, en général, à n’importe quel pays de sauvages. Les moyens de transport sont d’ailleurs en harmonie avec l’état des lieux. Nous en fîmes la rude expérience dans une excursion à la recherche des haras justement renommés du baron de Teulada. Nous nous étions égarés après mille détours, lorsque nous vîmes arriver un jeune paysan sarde d’une physionomie fine et avenante. Il devina notre embarras, et, après nous avoir parlé une langue dont nous n’entendions pas un mot, il essaya l’éloquence du geste, en nous faisant signe de le suivre jusqu’à une charrette embourbée près de là. Ayant chargé sur cette charrette du bois qu’il devait précisément voiturer à Teulada, il passa dans une prairie voisine et en ramena une paire de taureaux magnifiques, au fanon tombant jusqu’aux pieds, à l’œil plein de feu. Nous le vîmes ensuite fixer par un œillet le bout des rênes à la corne extérieure de ces fougueux animaux, puis saisir les deux oreilles qui se trouvaient près du timon et serrer chacune d’elles d’un demi-tour de la rêne qu’il avait ramenée sur l’avant du joug. Cette compression de l’oreille dompte si bien les malheureux taureaux, que de semblables attelages sont conduits au grand trot ou même au galop à travers les rues des petites villes sans qu’il en résulte aucun accident. On doit seulement éviter d’approcher les bœufs de mauvaise réputation, qui portent aux cornes un brin de paille : c’est encore le fœnum habet in cornu d’Horace.

Le chariot, qui sans doute n’était pas autre chose que le plaustrum vénérable des Romains, n’excita pas moins notre curiosité. C’était une espèce d’échelle, ayant à peu près trois pieds de large dans la partie qui formait le char, mais assez étroite à son extrémité antérieure pour servir de timon. Vers le milieu de cette échelle horizontale se trouvaient pratiqués deux encastremens semi-circulaires, dans lesquels se logeait l’essieu, et c’était cet essieu même, portant à chaque extrémité une roue massive, qui tournait dans les encastremens. Les roues, composées de trois planches unies par une grande clouée en travers, étaient entourées, non par un cercle de fer, mais par d’énormes clous dont les têtes triangulaires se touchaient.

Peu encouragés par ces préparatifs, nous prîmes place en frissonnant auprès de notre cocher. Celui-ci se dirigea vers un ruisseau dont le lit formait l’enceinte de la vaste prairie où il avait été chercher son attelage. Tout d’un coup, il pique ses agiles taureaux en les animant de la voix ; les deux roues du char tombent à la fois de près de trois pieds de haut au fond du ruisseau ; nous chancelons à cette secousse inattendue ; la ferme contenance de notre guide nous rassure, et nous voilà suivant le lit inégal et raboteux de ce ruisseau, qui coulait à pleins bords entre deux haies de ronces et de rosiers sauvages. Nos coursiers avaient de l’eau jusqu’au poitrail. Le jeune paysan, attentif à les diriger, leur parlait sans cesse et les maintenait soigneusement au milieu du courant. Il y avait des endroits où nous faisions, en passant, une trouée à travers les buissons qui se rejoignaient d’un bord à l’autre du fossé. Le moins qui pût nous arriver, selon les apparences, devait être de laisser aux ronces la moitié de nos vêtemens ; quand le lit du ruisseau devenait trop étroit, la roue du char montait sur la berge, et nous inclinions tellement que nous nous crûmes vingt fois sur le point de verser. Enfin, après un quart d’heure de ce supplice, nous prîmes terre sur un sentier qui, bien que creusé par de profondes ornières, n’était que roses après le chemin d’amphibies que nous venions de parcourir. Notre cocher se retourna alors vers nous, et son sourire sembla nous demander ce que nous pensions des moyens de transport de Teulada. En vérité, nous pensions que, si les Sardes voulaient continuer à naviguer ainsi dans les fossés, ils faisaient bien de garder leur plaustrum et de repousser obstinément toutes les innovations qu’on cherche à introduire à cet égard dans leur île, car je ne connais pas de véhicule mieux approprié au genre de pérégrination dont nous avions fait l’épreuve.

Les communications maritimes ont aussi conservé quelque chose de primitif, du moins sur les côtes orientales. Le défaut de ports, dans cette région, n’admettant guère que des bateaux que l’on puisse tirer sur le rivage, on y emploie le ciù (prononcez tchiou), construction propre à la Sardaigne. C’est un grand bateau plat, pointu des deux bouts, emporté par une immense voile triangulaire, semblable à l’aile d’une bécassine, assez actif d’ailleurs, mais brutal dans son allure. Nous nous résignâmes à monter un bateau de cette famille, pour explorer le littoral désert qui s’étend du golfe de Cagliari au cap Ferrato. Il m’a toujours semblé que ce dut être sur un pareil au nôtre que Télémaque s’embarqua cette nuit où il quitta secrètement Ithaque pour se rendre à Pylos. Non pas que notre bateau naviguât souvent la nuit : oh ! non, c’était un ciù prudent qui touchait de plage en plage, se tirait à terre à la première menace du ciel, et qui relâchait ponctuellement chaque soir, ayant sans doute retenu cette sentence d’Homère transmise de ciù en ciù. : « C’est la nuit que s’élèvent les vents terribles qui perdent les navires. » Dès que le vent était contraire et la mer un peu dure, nous devions chercher l’abri le plus voisin, car, si le ciù eût résisté à la mer, à coup sûr, nous n’eussions pas résisté au ciù. Jamais bateau pareil, j’en fais serment, n’a choqué la crête de la lame ; jamais cahots de charrette sur les routes défoncées de la Brie n’ont égalé ses soubresauts, ses trépidations épileptiques : il n’y a que le charbon de Carbonara ou les fromages de Sarrabus qui puissent supporter long-temps une telle navigation.

La difficulté des communications dans la plus grande partie de l’île, l’isolement forcé de la plupart des groupes explique leur état à demi sauvage. Le seul lien qui les rattache l’un à l’autre et les rapproche quelquefois, c’est la religion. Le sentiment religieux est encore très vif en Sardaigne. Il n’est pas rare d’y rencontrer de francs et bons catholiques, pleins de foi et d’enthousiasme, emportés même un peu loin par leur imagination méridionale. On vous soutiendra fort et ferme qu’il faudrait bien se garder de ne pas aller chercher saint Effisio à Pula, le jour de sa fête, pour le transporter à Cagliari, et que le saint, si on l’oubliait, se mettrait en route tout seul. La religion est la principale occasion de rendez-vous publics. Une chapelle ruinée au bord de la route, inaperçue par le voyageur distrait, deviendra, à la fête du patron, un lieu de rassemblement et de plaisir pour les villageois du voisinage. Ce sont là des émotions naïves que nous ne connaissons plus, et dont j’ai pu me faire une idée à la fête du modeste village élevé sur les ruines de l’opulente Sulcis. Saint Antiochus, martyr sous Dioclétien, en est aujourd’hui le patron. Dans la crainte des Barbaresques, les reliques vénérées de ce saint furent jadis transportées à Iglesias ; mais, chaque année, elles sont rapportées en grande pompe à Saint-Antioche, et la population tout entière, hommes, femmes et enfans, à pied, à cheval, en charrette, se presse sur la route d’Iglesias pour saluer le saint à son passage. Cette fois, la fête fut plus brillante que jamais ; pendant tout le mois d’avril, on avait sollicité pieusement quelques journées de pluie ; après être long-temps resté sourd aux prières, le saint daigna se laisser fléchir. La population, dans sa reconnaissance, se porta d’enthousiasme à la rencontre de son patron ; qui arriva dans un carrosse attelé des deux plus beaux bœufs de la plaine dont on avait orné les cornes de magnifiques oranges. Une brillante cavalcade lui servait de cortége, un orchestre composé de trente joueurs de launedda le précédait. De nombreuses carrioles tirées par des bœufs, recouvertes d’étoffes éclatantes, et parées de branches de myrte et de lentisque, suivaient par derrière avec les familles venues d’Iglesias ou des villages voisins. Des paysans pieds nus portaient à la main des cierges allumés, d’autres, voltigeant autour du carrosse, tiraient des salves de coups de fusil. La joie la plus expansive et la plus sincère animait la pieuse solennité. Chacun avait revêtu ses plus beaux habits, et comme si le ciel eût voulu prêter son concours à cette fête, le temps, qui avait été gris et pluvieux les jours précédens, était magnifique ce jour-là. Pendant les trois jours que dura la fête, on n’eût pas reconnu le village de Saint-Antioche. Dans toutes les rues, on avait dressé des boutiques où s’étalaient des pièces d’étoffes qu’on ne voit plus en Europe depuis cinquante ans. C’étaient des damas, des lampas, des brocards qui sortaient je ne sais d’où, et qui, bien qu’un peu fanés, étaient encore d’une grande richesse. À côté des splendides étoffes, on vendait de communes rouenneries, des toiles imprimées, et toute la misérable pacotille que nous exportons en pays étranger. On était venu à cette foire de dix lieues à la ronde, et chaque maison, encombrée d’étrangers, se mettait en frais pour les recevoir dignement. Il n’y avait pas jusqu’aux pauvres gens vivant sous terre au sommet de la colline, habitans des tombeaux dont ils ont dépossédé leurs ancêtres, qui ce jour-là n’égayassent leur souterrain d’un tronçon de chère lie et d’un plat de macaroni.

N’est-il pas à regretter que les pays où cette foi naïve a maintenu une sorte de gouvernement théocratique soient précisément ceux qui fassent tache en Europe aujourd’hui ? Pourquoi dans ces contrées la terre est-elle en friche, le commerce languissant, les voies de communication détruites, le peuple en haillons, son existence politique compromise ? La foi qui conserve aux peuples leur poésie et leur gaieté exclut-elle donc les bénéfices incontestables de la civilisation ?

Une autre vertu des anciens temps que la Sardaigne a conservée sans altération, c’est l’hospitalité. Les Sardes sont pour la plupart de nature bienveillante ; leur abord est plein de cordialité, leurs offres sincères. Ils sortent de leur indolence habituelle dès qu’un hôte leur arrive, et rien ne leur coûte pour faire dignement les honneurs de leur maison. Plusieurs d’entre eux poussent même le sentiment de l’hospitalité jusqu’à l’héroïsme : ils sacrifieraient leur vie pour sauver celle de l’homme qui est venu chercher un asile sous leur toit protecteur. Autant ils se montrent fermes dans le dévouement, autant ils sont implacables dans la haine. Les a-t-on offensés ? ils ne l’oublient jamais, et poursuivent leur vengeance avec une ténacité qu’aucune considération ne saurait fléchir. Ces inimitiés se transmettent de génération en génération. La veuve d’un homme assassiné conserve la chemise ensanglantée de son mari et la déploie de temps en temps devant ses enfans pour entretenir leur haine contre ceux qui ont mangé leur père. Le fils qui manquerait à tirer vengeance d’un pareil meurtre, qui n’accepterait pas cet héritage de haine, serait méprisé dans le pays et flétri du nom de pigeon. Ce n’est pas par un franc défi qu’il peut se venger. Le duel est inconnu en Sardaigne. Il faut qu’à son tour il devienne assassin. Dès l’enfance, sa mère l’a instruit à tirer ce long fusil d’étroit calibre qui reçoit une balle dont la grosseur n’excède pas celle d’un pois ordinaire. Habitué à frapper à coup sûr une petite pièce de monnaie placée à quarante pas, il se tapit dans les buissons pendant des jours entiers, épiant le passage du meurtrier de son père. Quand sa vengeance est accomplie, il s’enfuit dans les montagnes, et va se joindre à quelque troupe de bandits.

Ce point d’honneur est le trait distinctif du caractère sarde. On peut en déplorer les suites funestes, mais il est difficile de refuser quelque sympathie à cette nature mâle et vigoureuse, qui offre à coup sûr plus de ressources pour le bien qu’un sang tiède et appauvri. Les passions farouches d’un tel peuple cachent la loyauté et l’énergie : c’est une rouille sous laquelle on découvre un acier bien trempé. On doit mettre d’ailleurs quelque différence entre les vendette de la Sardaigne et les assassinats des rues de Naples. Les vendette ont leurs embuscades et leurs surprises, mais elles débutent presque toujours par une franche déclaration de guerre ; l’escopette frappe dans l’ombre comme le stylet, mais elle ne frappe d’ordinaire qu’un homme mis sur ses gardes par une offense ou commise ou reçue. C’est une vengeance qui n’adopte pas de champ-clos, qui ne veut pas de témoins, à laquelle toute heure et tout moyen conviennent ; c’est une sombre et impitoyable vengeance qui se plaît à une férocité dont les détails font souvent frémir ; ce n’est pas un meurtre de lazzarone. Si l’on raconte qu’un homme, en Sardaigne, se tint pendant sept ans sur un arbre, plusieurs heures par jour, pour attendre son ennemi, on a vu aussi ces haines opiniâtres emprunter à l’antique chevalerie ses plus nobles inspirations.

Pendant le séjour de la cour en Sardaigne, quand de nombreuses bandes de brigands désolaient la Gallura, un des plus fameux bandits de l’île, Pierre Mamia, apprend que son ennemi juré, Pompita, est tombé entre les mains des troupes royales. Il rassemble ses partisans, et le délivre : « Tu es mon ennemi, lui dit-il, mais c’est de ma main que tu dois recevoir la mort. Voici des armes, de la poudre et du plomb ; je te donne trois jours pour retrouver les tiens. Au bout de ce temps, la trêve est rompue ; tiens-toi pour averti et prends garde à toi ! » En 1806, un autre chef de bande, Cicolo, veut tenir tête aux carabiniers envoyés contre lui. Il est battu et poursuivi. Dans sa fuite, il se livre à deux bergers qui le conduisent dans les montagnes et lui indiquent une retraite inaccessible et inconnue. Quelque temps après, ces deux bergers sont arrêtés, et, plutôt que de trahir leur hôte, ils reçoivent la mort sur l’échafaud. Certes, ce fanatisme a sa noblesse et n’appartient point à une race abâtardie. Du reste, les vendette sont bien moins fréquentes aujourd’hui qu’il y a vingt ans, et les troupes de bandits qu’elles alimentaient ne se rencontrent plus guère que sur la côte orientale de l’île, dans la province de l’Ogliastra et les environs de Terra-Nova. Celles-là ne dédaignent pas toujours de voler les bestiaux et de détrousser les voyageurs. Les montagnes de Dorgali, Galtelli, Posada, et le Monte-Santo leur offrent des refuges où les troupes n’osent les poursuivre.

Entre tous ces fameux bandits des âges héroïques de la Sardaigne, la chronique a conservé les noms de don Pietro et d’Ambrosio de Tempio, qui acquirent dans le siècle dernier une sorte de popularité par des traits d’une incroyable audace.

Don Pietro possédait des biens considérables, et un troupeau qui se montait à plus de dix mille têtes de bétail ; mais, ayant tué un homme de Chiaramonte et son fils pour se venger d’une injure qu’il avait reçue, il se fit bandit, et s’établit avec les plus déterminés de ses vassaux dans les gorges du mont Sassù. Plein d’intelligence, et ne manquant pas d’un certain honneur qu’il entendait à sa façon, il interdisait à ses affidés des larcins qui les eussent rendus odieux aux paysans. Il devint bientôt la terreur des troupes envoyées contre lui. Blessé à la main gauche, il s’habitua à poser le canon de son fusil sur l’avant-bras, et, de la sorte, il se rendit si habile, qu’il ne manquait jamais un œuf jeté en l’air devant lui. Il accordait audience à ses amis ; mais il eût été peu prudent de se présenter sans un sauf-conduit, car il y avait toujours quelques bandits bien armés et d’énormes mâtins placés en sentinelle pour prévenir les surprises. À la fin, la trahison le livra à ses ennemis. Il fut massacré avec tous ses compagnons, pendant qu’ils étaient plongés dans un profond sommeil, produit par de l’opium qu’on avait mêlé à leur vin.

Ambrosio de Tempio avait tué tant d’hommes et tenu si long-temps contre tous les efforts des autorités, que bien des gens le croyaient sous la protection particulière d’un saint. Il disparut cependant un jour, étant probablement mort dans quelque caverne des suites de ses blessures, ou par quelque autre accident. Il y a encore dans le canton où l’on a conservé son souvenir plus d’un paysan qui le croit vivant et s’attend à le voir reparaître. Le plus bel éloge qu’on puisse faire d’un fusil en Sardaigne, c’est de le comparer à la redoutable canna d’Ambrosio.

Tous ceux qu’un délit plus ou moins excusable expose aux rigueurs de la loi ne sont pas assez heureux pour aller mener dans les montagnes cette poétique vie de bandit. Les coupables que la justice peut atteindre sont condamnés aux galères quand ils évitent la peine capitale. Au reste, on est loin d’attacher dans l’île aucune idée d’ignominie à ce rigoureux châtiment des travaux forcés, quand celui qui le subit n’a commis qu’un de ces actes de violence excusés, ou, pour mieux dire, commandés impérieusement par les mœurs du pays : ce qui l’eût déshonoré aux yeux de tous, c’eût été de ne pas riposter à un premier coup, de ne pas laver dans le sang une insulte. Les galériens sont en général employés à l’exploitation des salines ; quelquefois, par une sorte de commutation de peine, on les attache à des spéculations particulières. Il y a quelques années, un homme généreux et entreprenant, le général Incane, en inspection militaire dans l’extrémité orientale de l’île, s’affligea de ne rencontrer qu’une population rare, abrutie et misérable dans un canton fertile et favorablement situé. Il conçut le projet d’y fonder un village. À son retour à Cagliari, il obtint du gouvernement une concession de terres, et en même temps une concession de galériens. Ce furent les commencemens de Rome et de Carbonara. Une modeste église, que le général fit élever à ses frais, devint un centre de population auquel vinrent se rallier les pâtres de la montagne et les sauvages de la côte. Aujourd’hui, la plaine de Carbonara produit du blé, du vin, nourrit de nombreux troupeaux, et le bienfaiteur de cette nouvelle commune commence à recueillir les fruits de son heureuse inspiration.

Un guide nommé Francesco Coccù, qui nous conduisit au cap Ferrato, était précisément un des premiers colons de Carbonara, condamné à dix ans de galères pour avoir tué un homme sans préméditation. Pauvre Coccù ! C’était un jour de fête, un de ces beaux jours de fêtes méridionales où, sous un chaud soleil, sous la voûte bleue et pure, les danses se mêlent au son de la launedda : Coccù s’était rendu au ballo tondo de Pirri, et là, sans y penser, il avait dans la ronde entrelacé ses doigts à ceux de sa voisine (ce qui n’est permis, à vrai dire, qu’à un mari ou à un fiancé, mais Coccù n’y prenait pas garde). Il était donc tout entier au plaisir du ballo tondo, se démenant, s’agitant, et oubliant ses doigts, quand un jeune homme qui tenait l’autre main de sa jolie voisine (celui-là était son fiancé) lui cria d’une voix altérée par la colère : — Prends garde à ce que tu fais, Coccù, ou tu me le paieras ! — Coccù continuait à danser ; mais, voyant celui qui venait de lui donner cet avis porter la main à son couteau et se précipiter vers lui, il fut plus prompt à dégainer, et le prévint en le jetant mort sur la place. Deux existences perdues en un instant !

L’amour est l’occasion la plus fréquente de ces tristes tragédies. Les Sardes sont en général très jaloux. Rarement, quand ils reçoivent des étrangers, les femmes sont admises à prendre part aux repas. Cependant la meilleure harmonie règne communément dans le ménage. Les cérémonies qui consacrent les fiançailles et les noces prouvent que le Sarde n’a pas encore dépouillé le mariage de toute poésie. Les jours de fête, dans les lieux de réunion, où plus d’un jeune garçon, soyez-en sûr, sent battre discrètement son cœur à l’aspect des belles jeunes filles, vous verrez quelque vieux pâtre cherchant dans cette foule joyeuse une fiancée pour son fils, et répétant tout bas la gracieuse formule usitée pour la demande en mariage : « Vous possédez, compère, une génisse blanche et d’une beauté parfaite. C’est elle que je viens chercher, car elle ferait la gloire de mon troupeau et la consolation de mes vieux ans. » Si flatté qu’il soit de cette proposition, le père de la jeune, fille, pour se conformer aux lois de la bienséance, ne paraîtra pas saisir l’objet de la demande. Il se lèvera, et amenant successivement chacune de ses filles : « Est-ce là ce que vous cherchez ? » dira-t-il ; et il aura soin de n’introduire que la dernière celle dont son hôte est venu demander la main.

Dès que la proposition de mariage est agréée, des cadeaux sont échangés comme gages d’un consentement mutuel. Les bancs sont ensuite publiés pendant trois semaines, et huit jours avant le mariage, qui doit être célébré dans la paroisse de la jeune fille, le trousseau de la mariée est transporté avec pompe dans la maison qu’elle doit habiter. C’est là une cérémonie à la fois joyeuse et attendrissante dont le spectacle me fut offert sur le chemin qui conduit du village de Selargius à celui de Settimo. Nous venions de quitter Selargius, quand nous aperçûmes de loin une longue file d’hommes et de femmes, quelques-uns à pied, mais le plus grand nombre à cheval ; à la suite venaient de nombreux chariots traînés par des bœufs. Les sons nasillards de la launedda arrivaient déjà jusqu’à nous avec le grincement des essieux et les cris d’une foule animée. Une jeune fille de Settimo devait s’unir dans huit jours à un jeune paysan de Selargius, et le fiancé, accompagné de ses amis, les paranymphes antiques, avait été recevoir des parens de sa future épouse le trousseau et l’ameublement qui composaient une partie de sa dot, et qu’il transportait, avec le cérémonial usité, dans la maison nuptiale.

Par une coïncidence singulière, il n’y avait pas deux ans qu’en Turquie j’avais vu transporter ainsi, sur la grande route qui conduit de Thérapia à Stamboul, le magnifique trousseau de la sultane Atié. Près du Bosphore, le cortége se composait de voitures aux panneaux dorés, traînées par huit chevaux : au fond de ces voitures, on apercevait les odalisques du sérail enveloppées dans leur feredji, et le visage couvert du yacmack ; des eunuques blancs et noirs veillaient à toutes les portières. Après ces voitures, de nombreux chameaux, au pas lent et mesuré, portaient les aiguières et les plats d’or et d’argent, ou les meubles incrustés de nacre et d’ivoire ; puis venaient le sadrazan et les autres ministres, suivis d’arrabas richement décorés auxquels étaient attelés de superbes taureaux d’une blancheur éclatante ; des escadrons de cavalerie équipés à l’européenne contenaient avec peine le peuple émerveillé. Ici, entre Settimo et Selargius, la cérémonie était la même ; il n’y avait de changé que l’échelle de la fête : les riches arrabas étaient remplacés par une douzaine de chariots sur lesquels on avait entassé plusieurs matelas tout neufs, des bois de lit, des chaises ornées de branches de lentisque et d’arbousier. Des tables et des bancs, de grands bahuts de chêne renfermant les robes de la fiancée, suivaient sur d’autres chariots ; une troupe de jeunes garçons et de femmes parés comme aux plus grands jours précédaient ces chars rustiques, portant sur leurs têtes des corbeilles pleines de verres et de porcelaines. Un nombreux cortége de paysans à cheval, devant lequel marchaient deux joueurs de flûte, entourait le jeune époux, qui se faisait remarquer entre tous par sa bonne mine et la richesse de ses vêtemens. Il fallut plus d’un quart d’heure pour que cette bruyante procession défilât devant nous.

Vient enfin pour les fiancés le grand jour de la bénédiction nuptiale. Avant de se séparer de son père, la jeune femme, en sortant de l’église, mange avec son époux, pour la première fois, un potage qui leur est servi dans la même écuelle. Un brillant cortége les accompagne ensuite jusqu’à leur nouvelle demeure, décorée, comme au temps de Juvénal, de guirlandes de fleurs et de branches de myrte. Les matrones, qui attendent les époux sur le seuil de la maison, jettent sur eux, dès qu’ils sont à portée, des poignées de sel et de froment, et la journée se termine par un copieux festin.

Tel est ce peuple que la civilisation s’apprête à envahir. Ce ne fut qu’après notre retour en France que nous pûmes apprécier combien peu la Sardaigne est connue. Même parmi les hommes occupés de géographie générale et de travaux statistiques, nous en trouvâmes peu qui ne fussent obligés de confesser à cet endroit une lacune considérable dans leurs études. La Sardaigne et ses ressources, son peuple demi-romain et demi-féodal, ses institutions gothiques, ses coutumes, qui remontent, par-delà les siècles, aux temps du paganisme ou de l’invasion arabe, toute cette civilisation d’un autre âge miraculeusement conservée jusqu’à nos jours, comme Herculanum sous sa croûte de lave, tout cela eût mérité sans doute les regards des observateurs sérieux. Au surplus, je crois voir approcher le terme de cette indifférence. Ce que n’ont pu faire les études consciencieuses de M. le général de La Marmora, les paquebots de Gênes le feront plus sûrement, je pense. Qu’on se hâte donc, car la Sardaigne poétique, la Sardaigne telle que nous l’avons encore vue, merveilleux trésor numismatique, seul souvenir existant en Europe des peuples italiens au moyen-âge, cette Sardaigne que vous avez négligée, touristes mal inspirés, vous ne la retrouverez plus dans sa curieuse intégrité. Chaque instant lui enlève quelque lambeau de sa vieille tunique : c’est un peuple qui se transforme, et ce qui est encore vrai au moment où je trace cette esquisse ne le sera peut-être plus quand vous arriverez à Cagliari ou à Porto-Torrès.


E. Jurien-Lagravière.


  1. Il faut dire cependant que d’autres calculs établissent au contraire un avantage de 22 à 30 myriamètres carrés du côté de la Sicile.