La Satyre Ménippée/A Mademoiselle ma Commère
Apparence
Satyre Menippee
Garnier frères, (p. 318-322).
A MADEMOISELLE MA COMMÈRE
[modifier]SUR LE TRESPAS DE SON ASNE
REGRET FUNEBRE[1]
- Depuis que la guerre enragée
- Tient nostre muraille assiégée
- Par le dehors, et qu’au dedans
- On nous fait allonger les dents
- Par la faim qui sera suyvie
- D’une austre fin de nostre vie,
- Je jure que je n’ay point eu
- Douleur qui m’ait tant abbatu,
- Et qui m’ait semblé plus amère,
- Que pour vostre asne, ma commère.
- Vostre asne, hélas ! ô quel ennuy !
- Je meurs quand je repense à luy.
- Vostre asne qui, par aventure
- Fut un chef d’œuvre de nature,
- Plus que l’asne Apuléien[2].
- Mais quoy ? la mort n’espargne rien !
- Il n’y a chose si parfaicte
- Qui ne soit par elle deffaicte.
- Aussi son destin n’estoit pas
- Qu’il deust vivre exempt du trespas :
- Il est mort, et la Parque noire,
- A l’eau de Styx l’a mené boire,
- Styx des morts l’éternel séjour
- Qui n’est plus passable au retour.
- Je perds le sens et le courage
- Quand je repense à ce dommage,
- Et tousjours depuis en secret
- Mon cœur en gémit de regret ;
- Tousjours, en quelque part que j’aille,
- En l’esprit me revient la taille,
- Le maintien et le poil poly
- De cet animal tant joly ;
- Depuis que la guerre enragée
- J’ay tousjours en la souvenance
- Sa façon et sa contenance :
- Car il sembloit, le regardant,
- Ung vray mulet de Président,
- Lorsque d’une gravité douce,
- Couvert de sa petite housse
- Qui jusqu’au bas luy devalloit,
- A Poulangis il s’en alloit,
- Parmy les sablons et les fanges,
- Portant sa maîtresse à vandanges,
- Sans jamais broncher d’un seul pas ;
- Car Martin souffert ne l’eust pas,
- Martin qui tousjours par derrière
- Avoit la main sur sa croupière.
- J’ay tousjours en la souvenance
- Au surplus ung Asne bien faict,
- Au surplus ung Asne bien faict,
- Bien membru, bien gras, bien refaict,
- Ung asne doux et débonnaire,
- Qui n’avoit rien de l’ordinaire,
- Mais qui sentoit aveq raison
- Son asne de bonne maison :
- Ung asne sans tache et sans vice,
- Nay pour faire aux Dames service,
- Et non point pour estre sommier
- Comme ces porteurs de fumier,
- Ces pauvres baudets de village,
- Lourdauts, sans cœur et sans courage,
- Qui jamais ne prennent leur ton
- Qu’à la mesure d’ung baston.
- Vostre Asne fut d’autre nature
- Vostre Asne fut d’autre nature
- Et couroit plus belle advanture :
- Car, à ce que j’en ay appris,
- Il estoit bourgeois de Paris.
- Et de faict, par ung long usage,
- Il retenoit du badaudage,
- Et faisoit ung peu le mutin
- Quand on le sangloit trop matin.
- Toutefois je n’ay cognoissance
- S’il y avoit eu sa naissance :
- Quoy qu’il en soit, certainement
- Il y demoura longuement,
- Et soustint la guerre civile
- Pendant les siéges de la ville
- Sans jamais en estre sorty ;
- Car il estoit du bon party,
- Da ! et si le fit bien paroistre
- Quand le pauvret aima mieux estre
- Pour l’Union en pièces mis,
- Que vif se rendre aux ennemis.
- Tel Seze, qui de foy se vante,
- Ne voudroit ainsi mettre en vente
- Son corps par pièces estallé,
- Et veut qu’on l’estime zélé.
- Or bien, il est mort sans envie,
- Or bien, il est mort sans envie,
- La Ligue luy cousta la vie.
- Pour le moins eut-il ce bonheur
- Que de mourir au lict d’honneur,
- Et de verser son sang à terre
- Parmy les efforts de la guerre,
- Non point de vieillesse accablé,
- Rongneux, galeux, au coing d’un blé.
- Plus belle fin luy estoit deue :
- Sa mort fut assez cher vendue,
- Car au boucher qui l’acheta,
- Trente escus d’or il cousta :
- La chair, par membres despecée,
- Tout soudain en fut dispersée
- Au Légat, et le vendit-on
- Pour veau peut-estre, ou pour mouton.
- Par ceste façon magnifique,
- Par ceste façon magnifique,
- En la nécessité publique,
- O ! rigueur estrange du sort !
- Vostre Asne, ma commère, est mort ;
- Vostre Asne qui, par avanture,
- Fut ung chef d’œuvre de nature.
- Depuis ce malheur advenu
- Depuis ce malheur advenu
- Martin malade est devenu,
- Tant il portoit une amour forte
- A ceste pauvre beste morte !
- Hélas ! qui peut veoir sans pitié
- Ung si grand effect d’amitié ?
- De moy, je le dis sans reproche,
- Quoy que je ne feusse si proche
- Du deffunct comme estoit Martin,
- J’ay tel ennuy de son destin
- Que depuis quatre nuicts entières
- Je n’ay sçeu clorre les paupières :
- Car lors que je cuide dormir,
- Je me sens forcé de gémir,
- De souspirer et de me plaindre ;
- Mille regrets viennent attaindre
- Sans cesse mon cœur, et l’esmoy
- Ne desloge point de chez moy.
- Depuis ceste cruelle perte
- Mon âme aux douleurs est ouverte,
- Si que pour n’avoir plus d’ennuy,
- Il faut que je meure après luy.
On le fit mourir en la fleur de son aage,
- le mardy XXVIIIe d’aoust 1590.
- ↑ Cette jolie pièce, pleine de naïveté et de naturel, ne se trouve pas dans la première édition. Elle ne fut ajoutée à la suite de la Satyre que dans l’édition datée de 1594, et maintenue dès lors dans toutes les autres. Elle a été composée par Gilles Durant, sieur de la Bergerie, avocat au Parlement de Paris.
- ↑ L’âne qui joue un si grand rôle dans les Métamorphoses d’Apulée.