La Science des religions, sa méthode et ses limites/01

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LA
SCIENCE DES RELIGIONS
SA METHODE ET SES LIMITES

I.
CONDITIONS ET PRINCIPES DE LA SCIENCE.

Le siècle présent ne s’achèvera pas sans avoir vu s’établir dans son unité une science dont les élémens sont encore dispersés, science que les siècles précédens n’ont pas connue, qui n’est pas même définie, et que, pour la première fois peut-être, nous nommons la science des religions. Les travaux qui la préparent se multiplient depuis un quart de siècle dans une proportion croissante : l’Allemagne n’est pas le seul pays qui les produise ; l’Angleterre et la France apportent aussi chaque année quelque pierre à l’édifice, et si les savans de ces deux grands pays produisent sur ces matières des œuvres moins nombreuses que ceux de l’Allemagne, ils ont en général sur ces derniers l’avantage de la prudence dans les interprétations, de la rigueur dans les méthodes et de la clarté dans les déductions. Comme la science des religions, sans faire partie de l’histoire, s’appuie souvent sur des faits historiques, une de ses premières conditions est de n’admettre les faits que s’ils ont été discutés et soumis à toutes les exigences de la critique. D’un autre côté, comme elle dépasse de beaucoup les limites de l’histoire, elle touche à des sciences nouvelles qui en sont encore à leurs commencemens, et dont elle ne peut accepter les données sans contrôle et sur la foi de savans. Parmi celles-ci, la philologie comparée occupe la première place : par elle, on remonte dans le passé fort au-delà des plus anciens monumens écrits, on peut reconnaître les notions religieuses qui dans ces temps reculés furent le bien commun de toute une race d’hommes, et ce que les peuples issus de cette race y ont ajouté plus tard ; mais la philologie comparée existe à peine comme science, il n’y a pas un livre où elle soit exposée selon sa méthode et dans ses développemens essentiels. Quand on la transporte dans des sujets religieux, par exemple dans la mythologie, on est exposé au double péril d’y apporter de faux principes et de les mal appliquer. La philosophie, qui n’est pas une science particulière, mais qui domine toute recherche théorique, intervient aussi pour sa part dans la science des religions. Les systèmes métaphysiques ne changent rien sans doute aux faits et modifient à peine les inductions qu’on en tire ; mais la science des religions n’est pas simplement une réunion de faits : comme la philosophie de l’histoire, elle est une théorie, et, suivant les systèmes philosophiques que vous aurez adoptés, vous construirez de façons différentes la partie interprétative de la science, un homme appartenant à une école sensualiste ne verra dans le dieu des modernes qu’une illusion, dans les dieux d’autrefois que des jeux d’esprit, des figures poétiques, ou des mots personnifiés ; un philosophe spiritualiste y verra tout autre chose.

Enfin on n’abordera pas l’étude dont il s’agit avec des dispositions semblables, si l’on y apporte les idées d’un homme de science désireux de connaître la vérité en général, ou si l’habitude de vivre dans un certain ordre de croyances nous fait désirer d’en trouver dans la science la confirmation. Un chrétien fervent se scandalisera, si l’on vient lui dire au nom de la science que les dieux du paganisme n’étaient pas des conceptions fausses, lui qui les a toujours appelés des faux dieux. Tel philosophe aussi ne comprendra pas que l’on admette la divinité du Christ. Et cependant il est certain que les dieux ont été adorés par des peuples qui à bien des égards nous égalaient en civilisation ; d’une autre part, il y a, même pour le philosophe incrédule, une manière très simple de comprendre et d’admettre la divinité de Jésus. Toute science, celle des religions plus que les autres, veut un esprit libre et dégagé d’idées préconçues : comme elle s’adresse aussi bien au brahmane dans l’Inde et au bouddhiste à Siam ou en Chine qu’au chrétien en Europe, il est de toute nécessité que chacun garde sa foi dans son cœur, et permette à son intelligence de suivre les voies que la raison lui ouvre, et qui ne sont ni moins sûres, ni moins obligatoires que celles de la foi. La science des religions n’a rien de commun avec la polémique : les hommes qui depuis plus d’un demi-siècle en élaborent les élémens ne sont les ennemis d’aucune religion particulière et n’attaquent aucun culte ; ils ont droit à la même tolérance. Notre siècle d’ailleurs doit trop aux sciences pour souffrir à l’égard de l’une d’elles les anathèmes dont la géologie fut l’objet il y a quelques années : cette science, comme les autres, s’enseigne aujourd’hui dans les écoles ecclésiastiques, elle s’enseigne dans les écoles brahmaniques de l’Inde. Un jour viendra où celle des religions y aura sa place à son tour et n’y paraîtra pas moins utile, ni moins belle que la science des révolutions du globe. Les guerres stériles ne sont plus de mise : une attaque dirigée contre les forces irrésistibles de la vérité tourne toujours à la confusion de celui qui la tente.

Je voudrais essayer de déterminer la nature et les conditions générales de la science des religions, d’en fixer les limites, d’en tracer le plan et d’en exposer les principaux résultats obtenus jusqu’à ce jour. C’est sur la méthode, sur les principes de cette science, que l’attention doit se porter d’abord.


I

On peut déterminer à priori les élémens essentiels de toute religion : cette méthode fut suivie presque seule par l’éclectisme moderne, quand il avait encore la hardiesse d’une école naissante qui se croit maîtresse de l’avenir. On fut conduit à une doctrine que l’on nomma la religion naturelle ; cette doctrine fut admise par presque tous les disciples de l’école, et dans un temps de lutte opposée par eux à ce qu’on appelait alors les religions positives. Nous n’avons pas à examiner en ce moment la valeur de cette théorie ; mais les faits ont prouvé qu’elle n’a jamais pu descendre jusqu’à la pratique ni devenir une réalité : la religion naturelle n’est pas sortie des livres et de l’enseignement, et, comme on admet en principe qu’elle est essentiellement individuelle et que chacun se la fait à soi-même selon sa propre philosophie, il est impossible de dire si elle a exercé sur la conduite des personnes une influence quelconque. Les clergés européens, qui ont combattu cette doctrine comme insuffisante et hors d’état de remplacer l’institution sacrée, étaient, selon nous, plus que les philosophes dans la réalité de la vie ; nous voyons aujourd’hui par les résultats atteints que la religion naturelle n’a presque plus de défenseurs. Le temps où nous vivons jouit, au fond, d’une liberté d’agir moins inquiétée qu’autrefois et d’une indépendance scientifique fort étendue : comme on ne se croit pas obligé d’attaquer la religion et le culte, et que les prêtres et les pasteurs, dégagés de la lutte, laissent généralement en repos la conscience et la conduite de chacun, les philosophes n’ont plus à élever en regard des autels ce fantôme de la religion naturelle.

À la faveur du calme qui a suivi la guerre de la philosophie et de l’église, on a pu s’apercevoir que, si la lutte contre un clergé trop puissant est un devoir dans une société qui veut maintenir son équilibre, le dogme et le culte sont hors de cause : on a vu des contrées où la religion est florissante et où le clergé n’est rien, et d’autres où le clergé domine la société et le prince, sans que la foi y ait plus d’empire sur les âmes. Une fois faite la distinction du sacerdoce et de la religion, on n’était pas loin de la science, car on a pu, depuis cette époque, laisser à l’état, intéressé tout le premier à garder son indépendance, le soin de la défendre. Ainsi, retirés d’un combat qui n’est plus le leur, les philosophes et les historiens se trouvent naturellement ramenés vers la théorie. Or l’esprit scientifique est aujourd’hui la grande force à laquelle obéit la société : il y règne partout ; les mathématiques étaient venues les premières ; les phénomènes du monde physique ont été étudiés à leur tour ; le monde moral est enfin devenu un objet de science. On entrevoit le lien qui unit toutes ces études et l’on commence à comprendre que la philosophie ne peut plus prétendre à l’isolement, que ni la métaphysique, ni la science de Dieu, ni la psychologie, où l’éclectisme se retirait naguère comme dans un fort, ne se suffisent à elles-mêmes, qu’il n’y a plus aujourd’hui des sciences séparées, mais diverses parties d’une même chose que l’on peut appeler la science.

J’ai dû présenter en raccourci ce tableau du mouvement de l’esprit dans ces dernières années, pour faire comprendre comment la science des religions arrive à son tour, la place qu’elle occupe parmi les autre sciences et la méthode qu’elle doit suivre. Parmi les faits dont l’ensemble constitue le monde moral, ceux qui sont du domaine de la religion ne sont ni les moins nombreux, ni les moins considérables. Il y a des peuples chez qui la religion n’est presque rien : ce ne sont pas, à vrai dire, les plus intelligens ; mais il en est d’autres chez qui l’institution religieuse n’a pas moins d’importance que l’institution civile ou politique. Chez quelques-uns, la philosophie ne s’est jamais entièrement séparée de la religion et n’en a pas moins jeté le plus vif éclat ; chez certains peuples, les faits religieux dominent tous les autres et semblent les absorber entièrement. La lecture des livres indiens et l’histoire, qui commence à s’éclaircir, de la propagation des idées indiennes prouvent que ni la philosophie antique, ni les lettres grecques, ni les croyances anciennes ou modernes ne peuvent être suffisamment comprises, si l’on ne remonte vers l’ancien Orient. Or l’Inde est la contrée, religieuse par excellence : on n’y peut pas séparer la littérature des rites sacrés, ni la philosophie des dogmes religieux. On est donc forcé d’en venir à l’étude des cultes et des dogmes indiens, et quand on remonte à leur origine, on s’aperçoit que là est la source la plus reculée de ce qui depuis lors a été cru, enseigné ou seulement conçu dans le monde occidental. Ce sont les études indiennes qui ont engendré dans ces dernières années la science des religions, et c’est sur elles que longtemps encore elle continuera d’être fondée.

La science nouvelle qui nous occupe n’a rien de commun avec la doctrine éclectique de la religion naturelle ; elle n’est pas une doctrine, elle domine toutes les doctrines. Les procédés à priori n’entrent pour rien dans sa méthode ; elle est une science de faits. Les lois qu’elle expose, c’est sur l’observation et l’analyse qu’elle les fonde ; c’est par une interprétation des faits, quelquefois hardie, mais toujours prudente, qu’elle les découvre. Ces faits sont de nature diverse. Si l’on envisage les religions modernes, qui procèdent de conceptions métaphysiques souvent très élevées, c’est au plus profond de l’intelligence humaine que plusieurs de ces faits se sont accomplis et s’accomplissent encore : jamais par exemple un homme qui n’est pas métaphysicien ne pourra faire la science des dogmes chrétiens. S’il s’agit au contraire des anciennes religions de notre race, comme elles ont réellement le caractère naturaliste qu’on a depuis longtemps reconnu en elles, les faits du monde physique occuperont dans la science une place considérable. De plus les faits appartiennent souvent à l’histoire religieuse : alors ils ne sont pas permanens ; ils varient comme les croyances, comme les connaissances et comme les institutions humaines, et cela dans des proportions diverses. Il y a par exemple des rites fondamentaux, tels que la prière, qui changent à peine à travers les siècles. Il en est d’autres qui, nés d’un besoin local ou d’une tendance particulière, disparaissent à un moment donné de l’histoire, ou se retrouvent plus tard, modifiés et transformés. D’autres rites, après avoir fait partie essentielle d’un culte, s’en sont peu à peu séparés, et ont continué de vivre isolément dans les traditions et les usages populaires : on sait quel parti les frères Grimm ont su tirer des traditions recueillies par eux dans une partie de l’Allemagne et la lumière que la connaissance de l’Inde a déjà répandue sur elles. De tels faits, très nombreux dans toutes les contrées de la terre, sont, pour la science des religions, pareils à ces blocs de pierre que les géologues nomment erratiques, et qui, par leur situation au milieu de terrains d’une autre nature, attestent un ancien état de choses dont ils sont quelquefois les uniques témoins. Aucun des faits qui se rattachent à l’idée religieuse n’est négligé par la science ; elle les apprécie, mais elle les constate et elle en tient compte ; ceux dont le souvenir nous vient d’un passé lointain peuvent avoir plus de valeur réelle que des faits contemporains qui tiennent le monde en suspens, « Les pages les plus anciennes et les plus altérées de la tradition, dit avec raison M. Max Müller, nous sont quelquefois plus chères que les documens les plus explicites de l’histoire moderne. » Tel est le fond solide sur lequel repose la science des religions. Comme on le voit, elle ne le cède point en valeur aux autres sciences d’observation ; elle occupe, par sa méthode, une place marquée près de l’histoire et de la philologie comparée, touchant d’un autre côté à la philosophie.

Le nombre des religions qui ont existé ou qui existent encore parmi les hommes est plus grand qu’on ne l’imagine. L’habitude de vivre dans une société où il ne s’en rencontre que deux ou trois fait qu’on ne se préoccupe point des autres. Cependant, quelque peu de valeur qu’aient les religions des peuplades barbares de l’Afrique, de l’Amérique et de l’Océanie, elles doivent entrer comme termes de comparaison dans la science, et servir au moins à la définition générale. Ces religions locales sont nombreuses. Si dans les pays civilisés où se sont développés de grands systèmes religieux on comptait les hérésies, les schismes et les sectes qui les divisent, le nombre total serait fortement accru. Il augmenterait encore si l’on remontait dans le passé, et que l’on constatât toutes les formes qu’ont successivement reçues ces dogmes et ces cultes. Et ce ne serait pas tout encore, puisque, arrivés au terme de l’histoire, nous verrions s’étendre devant nous ce long passé de l’humanité primitive, dont on ne peut fixer la durée, et pendant lequel un grand nombre d’ébauches religieuses ont été nécessairement tentées.

L’énumération des faits religieux ne peut donc pas être complète, et, selon toute vraisemblance, elle ne le sera jamais. La science ne s’en fait pas moins : n’est-ce pas là en effet la condition nécessaire de toutes les sciences d’observation ? La physique, la chimie et l’histoire naturelle, l’astronomie, qui dépasse toutes les autres en rigueur et en certitude, ont-elles moins de valeur parce qu’elles n’ont pas épuisé tous les phénomènes qui les concernent ? Leurs classifications s’opèrent cependant ; les lois générales qu’elles découvrent s’affirment, se formulent, et les faits nouveaux ne font qu’en rectifier, en étendre ou en confirmer l’expression. Dans la nature, il y a des corps dont la quantité est très petite et le rôle très borné ; il y a de même dans l’humanité des religions locales dont l’influence est bornée. Ces corps n’obéissent pas moins aux lois générales dont la physique et la chimie constatent la réalité ; ces religions aussi rentrent dans les définitions générales et dans les formules de la science. En effet, les classifications des phénomènes, les groupes où on les réunit, ne sont que des cadres logiques où viennent se ranger tour à tour les objets à mesure qu’on les étudie. Comme la nature ne procède point au hasard et ne connaît pas les lois d’exception, il faut tout un ordre nouveau de phénomènes pour augmenter d’un seul le nombre des cadres. C’est ainsi que la végétation de l’Australie, malgré l’étendue de son territoire, n’a introduit dans la botanique "qu’un petit nombre de genres nouveaux, et n’a rien changé aux degrés supérieurs de la classification ni aux lois auparavant établies.

Il est donc possible (et ce travail est aujourd’hui fort avancé) de diviser en groupes les religions anciennes ou modernes et de présumer que le nombre de ces groupes ne s’augmentera plus. On peut ensuite réunir ces groupes en catégories plus étendues et moins nombreuses, en appliquant à cet ordre de faits les méthodes ordinaires de l’histoire naturelle et des autres sciences d’observation. Ce travail préliminaire étant terminé, on procède à l’étude pour ainsi dire physiologique des religions, et l’on remarque alors, comme dans la botanique, que les religions réunies dans un même groupe, se ressemblent entre elles par leur organisation, par leurs principes constitutifs, par leurs effets généraux, et le plus souvent. par le milieu où elles se sont développées. Ces simples observations répandent à elles seules déjà une vive lumière sur l’histoire. Enfin la comparaison, s’étendant, finit par embrasser toutes les religions connues ; dès lors il devient possible de déterminer leurs élémens essentiels, de suivre leurs développemens dans le passé, de les ramener à des formes de plus en plus anciennes et d’approcher par degrés de leur origine.

Nous sommes loin, comme on le voit, des théories religieuses à priori de nos dernières écoles philosophiques. Ces systèmes paraissent bien chancelans, lorsqu’on considère la base immense sur laquelle la science des religions se fonde aujourd’hui. En effet, la première loi générale que cette science reconnaît renverse d’un seul coup la doctrine de la religion naturelle, ainsi que les essais tentés de nos jours, et même dans l’antiquité, pour créer une religion philosophique. Cette loi, qui est confirmée par toutes les observations et qui les résume, s’énonce ainsi : toute religion renferme deux élémens, le dieu et le rite ; toute école qui ne reconnaît pas formellement la réalité d’un dieu est hors d’état de fonder une religion ; toute tentative de fonder une religion sans rite, c’est-à-dire sans culte, est illusoire et impossible. Il existe aujourd’hui une grande religion, qui n’a guère moins d’adhérens que le christianisme et qui semble être sans dieu : c’est le bouddhisme ; mais ceux qui prennent le bouddhisme pour une école athée ou pour une philosophie matérialiste oublient que le panthéisme est le fond de cette religion comme de celle des brahmanes ; ni dans l’une ni dans l’autre Dieu ne peut être représenté par une formule, ni adoré dans son unité absolue ; c’est dans ses formes secondaires qu’il est accessible à l’homme, c’est par elles qu’il intervient dans le culte. Le bouddhisme reconnaît les mêmes formes suprêmes de la Divinité que le brahmanisme, et il honore dans Çâkyamuni, son fondateur, celui de tous les hommes qui s’est le plus rapproché de la Divinité par sa science et par sa vertu.

Il est à remarquer que plus on descend vers les religions grossières et infimes, plus le dieu est facile à concevoir, et que plus on monte vers les religions idéales, moins il est saisissable à la pensée. Le bouddhisme est aussi élevé parmi les religions orientales que le christianisme parmi celles de l’Occident ; si le dieu des bouddhistes semble nous échapper, celui des chrétiens, quand on vient à analyser sa nature, est aussi presque insaisissable. Les docteurs chrétiens sont unanimes à déclarer que leur Dieu est caché et incompréhensible, qu’il est plein de mystères, qu’il est l’objet de la foi et non pas de la raison : Les dieux grecs et latins parlaient à l’imagination ; ils avaient un corps comme le nôtre, quoique plus grand, et plus beau ; ils avaient nos passions, ils raisonnaient comme nous, et, comme nous aussi, se trompaient dans leurs raisonnemens ; enfin ils avaient pris naissance et quelquefois même ils mouraient. Pour les bien concevoir, il suffisait d’avoir observé les hommes et d’être artiste. Descendez plus bas et jusqu’au dernier degré : une poupée, un morceau de bois, un caillou, voilà le dieu de plus d’une peuplade barbare aujourd’hui même ; cet objet dont un chimiste peut me dire les élémens, qui n’a pas même la vie matérielle, c’est pourtant bien un dieu, c’est lui qui fait que ces hommes de race infime ont réellement une religion ; il en forme à lui seul la moitié, c’est à, lui que se rapportent les dogmes tels quels qui la constituent.

Ainsi la science constate que, si la croyance en un dieu est un des deux élémens trouvés par elle dans toute religion, il n’importe pas, pour qu’une religion se forme et dure, que l’on ait de ce dieu une idée très haute. On voit même que dans les religions les plus belles, chez les brahmanes, les bouddhistes et les chrétiens, un grand nombre d’hommes se font de Dieu une idée assez basse, sans que pour cela on croie devoir les exclure de l’assemblée des fidèles. Au contraire une idée de Dieu plus haute que celle des fidèles peut retrancher un homme de leur assemblée et le mettre à leur égard dans une sorte d’hostilité. Il est donc bien certain que la conception du dieu est essentiellement et primitivement individuelle ; elle est en proportion de l’intelligence naturelle de chacun et de l’instruction qu’il a acquise. Il n’est pas probable qu’elle puisse s’élever au même niveau chez tous les hommes, et cependant la psychologie affirme que la raison, c’est-à-dire au fond l’idée de Dieu, est le caractère distinctif de l’homme, et qu’elle est identique en nous tous, Seulement la science des religions, qui ne procède pas comme la psychologie, constate des différences dans l’usage que les hommes font de leur raison et dans le degré de clarté auquel la notion de Dieu parvient en chacun d’eux. L’un conçoit l’être absolu et métaphysique, sans couleur, sans forme, sans attributs définis ; un autre ne peut concevoir Dieu que revêtu d’une figure saisissable à l’imagination ; un troisième ne concevra rien au-delà de la réalité tangible et présente.

La notion individuelle de Dieu serait le principe de la religion naturelle, si celle-ci était possible ; mais, comme les hommes vivent en société et n’ont jamais pu ni voulu vivre isolés, l’idée de Dieu, telle qu’elle est dans l’esprit de chaque homme, ne tarde pas à être mise au jour sous la forme qu’il croit la mieux adaptée à sa pensée et la plus propre à être comprise. Ni l’histoire ni l’observation des faits actuels ne signalent une société d’hommes où les choses se soient passées autrement. La philologie comparée, qui remonte beaucoup plus haut que l’histoire dans le passé de l’humanité, prouve que la notion de Dieu se trouve représentée dans le langage la plus ancien par des termes communs et compris de tout le monde, longtemps même avant d’être exprimée par des noms propres. Si je prononce les noms de Neptune, de Jupiter, de Junon, un homme de nos jours n’ayant point reçu une éducation classique entendra des sons qui n’apporteront à son esprit aucune idée. Les Romains étaient certainement aussi ignorans que lui du sens de ces mots ; mais c’étaient des noms réveillant dans leur mémoire le souvenir de certaines figures divines représentées dans les temples, et auxquelles ils rattachaient certaines pensées religieuses ; en un mot, c’étaient pour eux des personnes divines, et ces mots étaient des noms propres. Quand on remonte plus haut dans le passé et jusqu’aux hymnes du Véda, les noms des dieux deviennent des termes communs et souvent même des adjectifs exprimant une idée que tout le monde pouvait avoir. Il est donc certain qu’à cette époque reculée les notions individuelles de Dieu avaient été mises en commun ou qu’elles l’étaient encore. Dans des temps plus modernes et même de nos jours, ne voyons-nous pas la notion de Dieu s’éclairer et s’épurer dans les esprits par la transmission, c’est-à-dire par la discussion et par l’enseignement ? J’ajoute que c’est aussi par ce moyen qu’elle se fixe en quelque sorte et revêt une forme et une expression déterminée dans une société d’hommes : la première question et la première réponse du catéchisme catholique en sont la preuve, puisque la formule qu’on y trouve est destinée à donner à tous les fidèles une notion commune et immuable de Dieu, Adopter en commun une notion de Dieu et en posséder une formule durable, c’est poser les premières assises d’un édifice religieux ; mais, de ce moment même, cette notion a cessé d’être individuelle, cette formule fait partie de la langue : l’une et l’autre sont le bien de tous, et personne n’en peut revendiquer la création ni la propriété. Selon M. Max Müller, les religions ont appartenu d’abord à des familles et à des sociétés d’hommes extrêmement restreintes. Il faut ajouter pourtant qu’une notion nouvelle ou perfectionnée de Dieu se répand vite dans une société tout entière, et devient aussitôt l’objet des réflexions des hommes faits appartenant à une même génération. Il est certain que les hymnes du Véda sont attribués à des familles où la transmission de la doctrine sacrée s’opérait du père aux fils sans l’intermédiaire d’aucun corps sacerdotal ; mais on rencontre aussi dans beaucoup de ces hymnes des formules identiques, bien qu’ils soient attribués à des familles différentes contemporaines les unes des autres, et habitant des points très éloignés dansl’Heptapotamie indienne. Selon toute vraisemblance, ces formules, qui ont presque toujours trait à quelque vertu divine, faisaient déjà partie de la religion commune, ainsi que le dieu auquel on les adressait ; il y avait donc eu un accord formel ou tacite entre ces prêtres-poètes ou entre leurs ancêtres, accord à la suite duquel ces formules avaient été généralement adoptées.

Quoi qu’il en soit, l’expression mise en commun est évidemment la première forme du dogme, et celui-ci commence à se fixer lorsque les hommes qui l’ont admise reconnaissent qu’elle répond à toute l’idée qu’ils se font de la Divinité. Il n’y a dans les Évangiles et dans les autres livres canoniques qu’un très petit nombre d’expressions métaphysiques relatives à la nature divine ; au contraire les livres des pères de l’église en contiennent un grand nombre. Parmi elles, plusieurs sont restées dans leurs écrits, comme énonçant des opinions individuelles ; d’autres sont entrées dans le domaine commun et pour ainsi dire dans le corps de la métaphysique chrétienne. Si l’on rapproche les deux époques extrêmes du christianisme, celle des Évangiles et la nôtre, la brièveté du dogme dans le premier cas et son grand développement dans le second frappent l’esprit le moins prévenu. Par conséquent on est conduit à chercher dans l’histoire les anneaux intermédiaires qui forment cette longue chaîne de dix-huit cents ans, c’est-à-dire les époques successives où l’idée chrétienne a reçu quelque éclaircissement nouveau. On reconnaît alors que c’est dans les prédications, dans les livres, dans les correspondances privées, dans les réunions des conciles, que ces progrès se sont accomplis. Dans les deux premiers cas, l’idée personnelle de l’orateur ou de l’écrivain a passé dans le dogme quand elle s’est trouvée conforme aux principes déjà reçus, ou bien elle a donné lieu à une hérésie quand cet accord n’a pu s’établir. Dans les conciles, la discussion, formée d’opinions individuelles se combattant et se contrôlant les unes les autres, a fait naître des formules qui pouvaient en apparence n’être l’œuvre d’aucun des docteurs, mais qui en réalité s’élaboraient par le travail personnel de chacun d’eux.

Comme on peut suivre pas à pas le développement de la métaphysique chrétienne au moyen de documens authentiques formant une série continue, j’ai choisi cet exemple pour montrer quels élémens entrent dans la formation d’un dogme. Je n’ai pas à examiner si dans telle religion, à l’exclusion de toutes les autres, les opinions individuelles des docteurs leur étaient inspirées par un esprit divin : la science ne peut aborder ces questions, qui appartiennent uniquement à la théologie, et que chaque religion peut résoudre à sa manière et dans la mesure où elles la concernent. On voit aussi plusieurs religions dont l’origine première est rapportée à un certain fondateur : tels sont, en remontant les siècles, l’islamisme fondé par Mahomet, le christianisme fondé par Jésus, le bouddhisme fondé par Çâkyamuni. Il n’y a pas de raison de contester que l’idée première de ces religions ait été apportée par eux : ce sont là des faits que la science admet et qu’elle étudie ; mais l’humanité pure et simple du Bouddha, le caractère inspiré de Mahomet, la divinité de Jésus, sont des choses absolument étrangères à la science et des questions qu’aucun principe rationnel ne peut résoudre. C’est se faire de la science la plus fausse idée que de la croire hostile à la divinité de Jésus-Christ ; elle n’a point d’armes qu’elle puisse opposer à cette doctrine ; c’est là un article de foi, et non un fait scientifiquement discutable, Pour ma part, je n’approuve pas les prédicateurs ni les écrivains qui s’efforcent de démontrer par des argumens humains la divinité du Christ : si leurs raisonnemens sont bons, la foi perd tout son mérite, car on ne peut être loué d’admettre un théorème démontré ; s’ils sont mauvais, ils compromettent la religion en ébranlant la foi dans les esprits. Ajoutez que toutes ces prétendues démonstrations de la divinité du Christ pourraient s’appliquer à d’autres personnages, par exemple au bouddha Çâkyamuni, qui cependant n’a jamais été considéré comme un dieu et n’a jamais reçu un sacrifice d’adoration (yajna), mais seulement un honneur commémoratif (pûja). Si la science était obligée de discuter avec les croyans la divinité de Jésus, il faudrait bien qu’elle discutât aussi celle de tout autre personnage divin, sous peine de n’être qu’une théologie particulière. Elle n’examine donc pas si l’un d’entre eux est appelé dieu à plus juste titre que tous les autres ; son rôle se borne à constater que chaque religion a son dieu, à exposer, selon les faits, l’idée que s’en font les fidèles de chaque croyance, et à suivre la marche de cette idée dans l’histoire.

La conception du dieu, par cela seule qu’elle est personnelle et intime, ne constitue pas une religion. Si elle ne sort pas de la pensée, elle y demeure confondue avec la foule des faits intellectuels. Si elle n’en sort que par la parole, le plus grand effet qu’elle puisse produire est d’engendrer la théodicée, qui est une portion de la philosophie, c’est-à-dire une science. Au contraire, quelque grossière que soit l’idée qu’un homme se fait de son dieu, chaque fois que sa pensée s’y arrête, il sent naître en son âme un mouvement de la sensibilité qui ne se confond avec aucun autre. Ce sentiment, analysé avec tant de justesse par Spinoza, est double et se rapporte tout ensemble à l’idée qu’on a d’une puissance étrangère et surnaturelle et à celle de notre propre infériorité. Selon qu’on attribue à cette puissance la vertu de faire du bien ou celle de faire du mal, le sentiment qu’on éprouve à son égard est l’adoration ou la crainte. Et comme les hommes attribuent toujours à leur dieu l’intelligence, leur adoration et leur crainte se transforment aussitôt en prière. La science n’a pas rencontré jusqu’ici une seule religion où la prière ne soit présentée comme un acte religieux essentiel.

Cependant la prière est un acte intérieur de la pensée qui peut se passer des formules du langage : les saints et les personnes les plus ferventes pensent même que nul langage humain ne répond au sentiment qu’elles éprouvent. Si toute la religion se bornait à ces ardeurs secrètes de l’âme, le culte serait inutile et n’eût jamais pu s’établir parmi les hommes ; mais le même besoin naturel et irrésistible qui pousse un homme à communiquer aux autres l’idée qu’il a de Dieu et à établir avec eux un échange de notions religieuses, le pousse aussi à leur exprimer les sentimens qu’il éprouve, et par conséquent à énoncer tout haut sa prière. L’homme isolé prierait seul et pourrait se faire à lui-même une religion solitaire qui ressemblerait à la religion naturelle des philosophes. Or on ne voit pas qu’il en soit ainsi, car les ermites, qui se rencontrent dans presque toutes les religions et qui ont abondé dans certains lieux et à certaines époques, ne sont que des membres détachés d’une société religieuse dont ils apportent les formules et les rites dans leur solitude. Il y a donc ici deux séries de faits naturels, deux lois, que la science retrouve dans toutes les religions : d’une part, la notion divine est individuelle, puis elle est mise en commun et engendre les formules du dogme ; de l’autre, l’idée suscite un sentiment religieux individuel d’où naît la prière, puis la prière est mise en commun et engendre le rite.

Si le sentiment était assez fort pour faire exécuter à un homme des actes extérieurs d’une signification religieuse, il est clair que ces actes constitueraient un culte. Nous voyons en effet dans l’histoire certains fondateurs de religion créer en quelque sorte des rites, nouveaux dans des instans où leur pensée s’exalte et veut une expression puissante. La plupart de ceux qui ont fondé, non des religions, mais des ordres pieux, ne faisaient pas autrement, et, le sentiment qui les animait persistant toujours, leur intelligence s’appliquait à combiner un ensemble de rites embrassant tous les actes de la vie. Il est aisé de voir que c’est par la communication d’un sentiment religieux exalté que ces ordres se fondent et durent, et qu’ainsi les rites qui en constituent les règles ont été personnels et propres aux fondateurs avant d’être suivis par les disciples. Ce qui se dit des règles monastiques peut se dire avec la même raison des rites généraux d’un culte, car les nécessités de la vie matérielle, politique, civile, et la force irrésistible qui pousse les hommes à se reproduire et par conséquent à se créer des familles et à les faire durer, sont cause que les rites sacrés ne peuvent occuper qu’une petite portion de leur temps, et qu’ainsi les ascètes et les saints formeront toujours la minorité parmi les hommes. Ceux qui créent un rite capable d’être adopté par toute une société et de passer dans le culte public sont donc moins des hommes d’un sentiment exalté que des personnages d’une intelligence supérieure en qui vient se concentrer un besoin religieux universellement éprouvé. Quand les disciples développent la pensée du maître et les rites dont il est le premier initiateur, s’ils leur font dans la vie une trop large part, les hommes la diminuent chacun selon ses besoins ; on est forcé dès lors de distinguer les cérémonies obligatoires de celles qui ne le sont pas. Quand la vie des hommes se complique et ne leur laisse plus pour vaquer au culte que le peu d’instans qu’ils ont pour se livrer au repos, on voit les rites obligatoires eux-mêmes peu à peu abandonnés par les hommes. Les femmes ont plus de loisir ; elles ont aussi plus de dévotion, quoique l’idée qu’elles se font de Dieu soit généralement inférieure à celle que s’en font les hommes ; mais quand les nécessités de la vie courante les ont atteintes à leur tour, on les voit, elles aussi, se retirer du culte public, et les rites, qui avaient paru d’abord la partie principale de la vie, semblent n’avoir plus de raison d’être. La pratique des rites redevient individuelle, comme elle l’était à son origine, mais dans des conditions nouvelles : quand le nombre de ceux qui les suivaient s’est réduit à rien, la religion a péri, tant il est vrai que le rite en était un élément essentiel !

La question de l’origine et de la nature des rites partage aujourd’hui les savans. Le dissentiment provient de la diversité des doctrines philosophiques. Ceux qui penchent vers les systèmes matérialistes renouvellent, sous des formes plus spécieuses, les doctrines épicuriennes de Lucrèce : ils rapportent à des illusions de l’esprit et à une sorte de sentiment poétique la création des rites, comme celle des dogmes. La philologie comparée apporte à cette interprétation des armes nouvelles, et semble lui rendre l’autorité que la réfutation des systèmes épicuriens lui avait ôtée. Il est certain que, quand la notion de Dieu donne naissance à un culte, elle subit une sorte de transformation poétique sans laquelle les rites ne se produiraient point. L’Être absolu, invariable, immuable, sans figure, impalpable, insaisissable à l’imagination, peut difficilement être adoré ou prié : on ne voit pas trop en quoi un rite, c’est-à-dire, après tout, une action humaine, peut intéresser un être de cette nature ; mais aussitôt qu’il est conçu comme providence, c’est-à-dire comme exerçant dans le monde sa propre activité, un rapprochement a lieu entre lui et les hommes : il devient en quelque sorte accessible, la prière et les actes pieux peuvent cesser de lui être indifférens. Je suppose qu’une société d’hommes n’ait pas de son dieu une notion métaphysique très élevée, et que l’idée de providence ne se présente pas à l’esprit comme celle d’une puissance agissant par des lois générales et inflexibles : pour ces hommes, la prière ne peut pas être autre chose qu’une rogation, et le rite est un hommage qui paie le prix d’une faveur et en prépare de nouvelles. Telle est la religion du Véda. Dans une religion conçue de la sorte, le dieu, sa loi, son action, le sentiment religieux, la prière et le culte, tout revêt des couleurs humaines que le langage est parfaitement apte à reproduire. Le philologue, qui ne remonte pas à l’origine de l’idée et qui n’en considère que l’expression, peut aisément se faire illusion à lui-même et croire que le dieu n’est qu’un terme poétique pris à la lettre et une métaphore réalisée. Vishnu est un mot qui signifie pénétrant, et qui peut s’appliquer au soleil, dont les rayons pénètrent toutes choses ; dès lors on est conduit à penser qu’avant d’être conçu comme un dieu, Vishnu a été simplement le soleil. Jupiter devient l’époux de Léda, et a d’elle Hélène : or Jupiter n’est autre que le ciel visible (Zεΰς, en sanscrit dyaus) ; Léda, c’est la Nuit, qui cache toutes choses ; la fille brillante du Ciel et de la Nuit, que peut-elle être, sinon la Lune, que l’on nomme en grec Sélénè ? Hélène, fille de Jupiter et de Léda, a donc été simplement la lune, avant de passer pour la plus belle femme de son temps et pour la cause de la grande guerre de Troie.

Telle est la méthode d’interprétation qu’on applique aujourd’hui aux rites et aux dogmes, et dont il faut dire à ce point de vue quelques mots. Le point est plus délicat qu’il ne le semble au premier aspect. Si les disciples de l’école philologique veulent dire que l’identité du nom propre d’un dieu avec un nom commun ou avec un adjectif suffit à expliquer l’origine de ce dieu et son introduction dans le dogme, je n’hésite pas à déclarer que c’est là une doctrine fausse et funeste, car elle réduit la science des religions à une simple application de la philosophie matérialiste. Si Vishnu n’est rien que le soleil radieux, si Jupiter n’est rien que le ciel, je ne vois dans ces êtres divins que des faits matériels revêtus. d’expressions poétiques, et dans leurs légendes que le développement naturel de ces faits. Une fois engagé dans cette voie des interprétations philologiques, on admet nécessairement que toute conception d’un personnage divin peut se réduire à des élémens linguistiques, c’est-à-dire à des métaphores. On en vient à dire, avec M. Max Müller, que « les dieux sont des noms sans êtres, » ce qui est l’expression la plus nette des doctrines nihilistes appliquées à l’étude des religions.

On devrait cependant réfléchir que le véritable problème ne consiste pas à retrouver dans une langue plus ou moins ancienne la signification radicale du nom d’un dieu. S’en tenir là, c’est ne voir que la superficie des choses, car il restera encore à savoir comment les hommes ont pu opérer cette transformation d’un mot en un dieu, quelle est la force mystérieuse qui, dans des temps reculés, les a poussés à franchir ce passage. Vous dites que d’un mot ils ont fait un dieu : suffit-il d’affirmer le fait pour que le fait soit expliqué ? En vertu de quoi ont-ils pu faire ce changement ? Il n’est pas aujourd’hui un philosophe connaissant la psychologie, ayant analysé et classé ses idées, qui ne puisse résoudre ce second problème. Tous répondront que pour changer en dieu une notion sensible il faut avoir d’abord l’idée de Dieu, qu’il est impossible de concevoir comme une puissance un phénomène naturel, si grand qu’il soit, quand on n’a pas l’idée de force, et qu’ainsi les hommes ont dû concevoir les dieux avant de leur donner des noms. Une fois le dieu conçu, le prêtre ou le poète pouvait-il faire autrement que d’emprunter à la langue usuelle les termes communs, qu’elle leur offrait, et qui s’adaptaient le mieux à leur pensée ? Et de plus, quand la notion qu’ils s’étaient faite les premiers de cet être divin venait à être comprise par les hommes de leur langue, n’était-il pas naturel. que le terme adopté par eux perdit peu à peu sa signification commune et finît par devenir le nom propre du dieu ?

Les philologues doivent observer que le faux principe qui tend à prévaloir parmi eux n’attaque pas seulement les anciennes religions, d’où il fait disparaître totalement la Divinité, mais qu’il est aussi bien applicable aux religions modernes, au Père, au Fils, au Saint-Esprit, aux noms mêmes de Christ et de Jésus, qu’il transforme en des métaphores, avec cette seule différence que l’objet métamorphosé est moins matériel, et fait le plus souvent partie des choses de l’âme. Enfin le principe des interprétations philologiques peut s’appliquer à un grand nombre de catégories de termes, à ceux qui expriment des notions philosophiques comme à d’autres. Le nom de Dieu tire son origine du latin deus, qui est le sanscrit dêva. Ce dernier vient de la racine div, qui veut dire briller, et qui s’applique soit à l’éclat des objets éclairés, soit à celui de la lumière et du ciel resplendissant, de telle sorte que les hommes pourraient n’avoir en réalité que l’idée de lumière pendant qu’ils croient posséder la notion de Dieu. Ces conséquences, qui conviennent au matérialisme, sont en contradiction formelle avec toute la métaphysique et avec la psychologie la plus simple. Les philologues ne doivent pas oublier que, si un principe faux engendre parfois des conséquences vraies, jamais d’un principe vrai on ne peut tirer des conséquences fausses. Il ne faut donc pas donner aux interprétations philologiques une aussi grande portée, ni leur demander l’origine des dogmes ou des rites : elles sont hors d’état de la faire connaître. En y réfléchissant, on se convainc que l’idée de Dieu naît avant qu’on ne l’exprime, et que si elle n’existait pas dans l’esprit, jamais d’un nom commun ou d’un adjectif on n’aurait pu faire le nom propre d’une divinité. Aussi bien Vishnu n’est ni le soleil ni ses rayons ; Agni n’est pas le feu matériel qui brûle malgré l’identité de leurs noms ; Neptune n’est ni la mer ni l’eau douce. Il n’y a pas, à ma connaissance, un seul texte, ni dans Homère, ni dans le Vêda, qui impose à ces noms la signification étroite qu’on leur suppose. Vishnu est une force vivante qui se manifeste dans le soleil aux rayons pénétrans ; Agni est une puissance universelle, intelligente et libre, dont les feux de toute nature ne sont que des signes visibles, qui réside aussi dans les corps organisés qu’elle échauffe, et jusque dans la pensée qu’elle vivifie. Il n’est pas un lecteur attentif du Vêda qui ne le sache, et qui, s’il est sincère, ne reconnaisse la spiritualité de cette doctrine. Quant à Neptune, bien loin d’être l’eau, personnifiée par un abus du langage, il est, comme son nom grec de Poséidon (Ποσειδάων) l’indique, la puissance qui donne les eaux, par conséquent un être supérieur à la nature, une conception métaphysique, un dieu.

Si telle est la vraie nature d’un dieu dans une religion, il est évident que les expressions qui le désignent ne sont plus seulement métaphoriques, et que les rites institués en son honneur ont une valeur significative et symbolique. Un être surnaturel est atteint par l’esprit avant de l’être par la voix de la prière et par l’acte matériel et extérieur du culte. Plus l’acte religieux diffère par sa nature de l’union spirituelle du dieu et de son adorateur, plus cet acte est symbolique : ainsi la flamme du cierge sur l’autel chrétien est plus symbolique que l’hymne chantée dans l’église, l’hymne est plus symbolique que la prière mentale résidant au cœur de chaque adorateur. C’est ce que les Indiens avaient parfaitement compris et ce dont doit toujours tenir compte celui qui fait l’histoire d’une religion. Nous ne devons pas, sous prétexte de philosophie, transformer les faits au gré de nos systèmes ; mais nos systèmes doivent être la conclusion de l’étude sincère et de l’intelligence des faits. Si l’on y apporte une doctrine philosophique qui ne puisse expliquer les faits sans les dénaturer, on doit renoncer à cette doctrine et en adopter une autre qui les interprète sans y rien changer. Or il est aisé de voir qu’une doctrine spiritualiste peut seule rendre compte de la nature des dieux et des rites sacrés.

Quand on fait l’histoire d’une religion, on doit suivre dans leur développement la notion du dieu et le rite, les deux élémens qui la constituent. Le tableau des rapports de cette religion avec la société où elle est née, de la multiplication de ses sectateurs, des persécutions qu’ils ont endurées, de celles qu’ils ont fait subir à d’autres, de ses défaites et de ses triomphes, ne forme que la partie la plus extérieure de cette histoire. La véritable histoire d’une religion est celle de ses rites et de ses dogmes. Or voici la loi très simple à laquelle ils obéissent : leur marche est parallèle ; mais le dogme précède toujours le rite, comme l’idée précède le sentiment et comme le sentiment précède l’acte extérieur. Les hymnes du Rig-Vêda sont unanimes à désigner par leur nom certains personnages des temps anciens comme fondateurs ou comme réformateurs des rites sacrés. Quant à la conception des dieux, c’est-à-dire à la métaphysique religieuse, les poètes védiques s’en déclarent eux-mêmes et individuellement les auteurs, et ils font des efforts personnels pour y apporter quelque nouvelle lumière. L’histoire du développement des rites indiens et de la métaphysique des brahmanes sera, quand on pourra la suivre, une des parties les plus intéressantes de l’histoire universelle : celle du judaïsme ne l’est pas moins, surtout quand on arrive aux grandes révolutions qu’il a subies, suscitées ou engendrées, pour donner naissance au christianisme et plus tard à l’islamisme ; mais l’histoire des dogmes et des cultes chrétiens l’emporte sur toutes les autres, parce qu’elle abonde en documens pour toutes les époques et qu’elle présente des péripéties sans nombre. Comme d’ailleurs le christianisme est la religion dominante de l’Occident, nous ne devons pas être surpris que son histoire séduise tant d’esprits distingués de nos jours.

Le parallélisme des dogmes et des rites est la loi fondamentale de toute histoire religieuse. Par conséquent l’inégal développement des dogmes entraîne la séparation des rites. Si une race d’hommes se divise en deux branches, et que celles-ci, soit par l’éloignement des contrées où elles se fixent, soit par toute autre cause, se civilisent indépendamment l’une de l’autre, l’idée de Dieu, qui leur était commune avant la séparation, peut s’épurer ou s’étendre de façons fort différentes lorsqu’elles vivent isolées. Ce qui arrive alors est facile à prévoir et se trouve confirmé par toute l’histoire. Le fond commun et primitif des croyances persiste, ainsi que les rites fondamentaux qui en étaient la manifestation ; mais les développemens nouveaux du dogme introduisent chez un peuple des rites qui ne se trouvent pas chez l’autre, et il arrive, au bout d’un certain temps, que deux religions distinctes se trouvent constituées ; C’est ainsi que dans l’Inde et la Perse des dogmes et des rites nationaux, entés sur un même tronc primitif, ont donné naissance à deux religions différentes, celle des brahmanes et celle des mages. Par une scission analogue, mais avec des caractères particuliers, l’idée chrétienne, se séparant du judaïsme, a produit un culte différent de celui des Hébreux, et qui néanmoins reconnaît la Bible pour un de ses fondemens.

La séparation des systèmes religieux ne brise pas seulement la communauté humaine ; elle peut mettre ses parties en état d’hostilité réciproque : ainsi la religion, qui procède à son origine d’un besoin d’unité dans les croyances et dans les actes pieux, se tourne en une cause de haine, de violences et de guerres. La Perse ancienne ne s’est pas seulement séparée du tronc commun de la race aryenne, comme l’ont fait de leur côté les peuples indiens ; mais, quand elle s’est plus tard rencontrée avec ces derniers, elle ne les a plus reconnus pour ses frères : elle n’a vu en eux que les adorateurs des dêvas, c’est-à-dire de dieux qu’elle ne connaissait plus et qui étaient devenus pour elle les ennemis d’Ormuzd, son dieu suprême. De leur côté, par un travail propre à la race indienne, les brahmanes avaient dépassé de bonne heure l’antique théorie des asuras ou principes de vie, et, tandis que les hommes supérieurs de la caste sacerdotale approfondissaient la notion panthéistique de Dieu, les idées et les rites populaires tournaient de plus en plus au polythéisme. Il en résulta qu’après un certain temps les deux religions parurent être le contre-pied l’une de l’autre, et les peuples qui les professaient furent ennemis. Dans des temps plus modernes, un seul point de doctrine, entendu en Orient d’une certaine manière et d’une autre en Occident, a dans le christianisme séparé les Grecs des Latins et suscité entre eux une hostilité qui n’est pas près de finir. Telle est aussi l’histoire des hérésies dans toutes les religions ayant un dogme établi. On ne peut pas se dissimuler que la religion a toujours produit ces deux effets, d’unir les hommes, puis de les diviser. Et nous voyons aujourd’hui que les efforts de la civilisation occidentale, qui a pour mobile le besoin d’union entre les peuples, sont surtout empêchés par l’antagonisme des religions, soit en Orient, soit en Occident. Est-ce à dire que la civilisation moderne soit elle-même ennemie des religions ? Non ; mais elle a besoin d’apaiser les luttes, et elle n’y peut réussir que par l’unification des dogmes et des cultes.

La science trouve les religions dans l’état de séparation ; elle se propose d’en reconstituer théoriquement l’unité primitive. Plusieurs d’entre elles ont totalement disparu et n’ont laissé de traces que dans les livres et les monumens du culte ou de l’art, ou dans ces traditions populaires dont nous avons parlé. D’autres subsistent encore, après avoir subi des transformations plus ou moins profondes et reçu des développemens locaux et successifs. La science a nécessairement pour point de départ l’état présent des croyances et des cultes chez les différens peuples. Lorsque, les ayant classés, elle commence à en faire l’histoire, il est aisé de voir qu’elle ne peut avancer qu’en remontant et en restituant à chaque époque ce qui lui appartient, soit dans le développement des dogmes, soit dans la transformation des cultes. Les récits de l’histoire prennent les peuples le plus près possible de leur origine et affirment souvent dans les premières pages des faits qui ne sont nullement établis : presque toutes les histoires commencent par un roman. Ce serait une faute insigne de commencer de la sorte l’histoire d’une religion. En remontant de l’état actuel à ceux qui l’ont précédé, on procède en quelque sorte par voie de réduction, comme font les chimistes et les physiciens. Les parties les plus récentes du culte et les dernières formules du dogme disparaissent les premières ; plus on avance, plus l’un et l’autre se simplifient ; la légende du dieu, s’il en a une, se réduit peu à peu à ses élémens les plus anciens ; on se trouve à la fin en présence d’une notion de Dieu rudimentaire et d’un rite à peine ébauché. Chemin faisant, on a trouvé dans les faits eux-mêmes l’explication des développemens locaux d’une religion et des ruptures qui ont pu se produire dans son sein ; on a constaté les influences venues du dehors qui l’ont successivement modifiée, soit par un mélange direct, soit par une sorte de réaction et de lutte contre des idées et des usages qui ne pouvaient être acceptés. Ainsi marche la science des religions, elle ne fait un pas en avant qu’après avoir, assuré celui qu’elle vient de faire ; mais, si l’on descendait le cours des temps, il faudrait ou établir d’abord une théorie spéculative et présenter l’esprit humain comme une table rase sur laquelle on ferait apparaître tour à tour les diverses religions, ou commencer par un acte de foi en une révélation primitive et connue. Dans le second cas, il est vrai, on se place en dehors des conditions de la science ; dans le premier cas, on construit l’histoire a priori, ce qui est contraire à la science.

Je sais bien qu’aujourd’hui les recherches des savans portent sur toutes les parties de l’histoire des religions ; mais la science n’en est pas à ses débuts : les cadres généraux sont tracés, les faits principaux y ont déjà pris leur place, et les études spéciales ont pour but de combler les vides qu’ils laissent encore entre eux. Toutefois il faut bien reconnaître que les affirmations des savans sont souvent hasardées, soit parce que l’horizon restreint où ils s’enferment les empêche de voir l’ensemble des faits, soit parce que l’esprit est plus prompt à affirmer quand il découvre que quand il apprend. Après tout, les sciences d’observation n’avancent qu’à ce prix : des erreurs entachent presque toutes les découvertes ; c’est par la discussion et par des recherches nouvelles qu’elles atteignent la clarté scientifique. Le grand travail qui en ce moment, se fait en France et en Allemagne sur les Évangiles a déjà donné lieu à des controverses et à des rectifications mutuelles entre les savans ; mais peu à peu les faits s’établissent, et la suite s’en recompose selon l’ordre où ils se sont accomplis.

Depuis trente ans, nous voyons se reconstituer l’histoire d’une grande civilisation qui semblait n’avoir pas eu d’histoire, L’Inde paraissait échapper pour toujours à toute chronologie ; mais les indianistes ont suivi la méthode des géologues : ne pouvant fixer des dates, ils se sont contentés de reconnaître d’abord les grandes périodes de la littérature et de la civilisation indienne. Les cadres étant formés, nous voyons les livres, les faits, les idées, venir s’y ranger tour à tour, et, par des synchronismes prudemment établis, les grands faits de l’histoire de l’Inde commencent à prendre place dans l’histoire générale de l’humanité. Si l’on avait tenté cette restitution en commençant par le Vêda, vraisemblablement la science eût longtemps encore marché au hasard ; mais le bouddhisme, qui est la dernière forme des religions indiennes, a été le premier étudié scientifiquement. Les grandes dates en ont été reconnues avec une approximation suffisante, et elles ont servi de point de départ pour remonter le courant brahmanique ; enfin le Vêda a été découvert, et c’est sur lui que les études portent en ce moment. Or le Vêda est la forme la plus antique des religions indiennes et celle qui nous les montre le plus près de leur berceau. Une suite de hasards heureux a fait connaître aux savans européens les livres sacrés de l’Orient dans l’ordre le plus favorable à l’étude. Les livres brahmaniques, où la religion indienne apparaît dans toute sa plénitude, ont été connus les premiers ; ceux du bouddhisme l’ont été plus tard et ont donné les premières dates historiques ; enfin les hymnes du Vêda avec leurs commentaires sont venus dévoiler la source de ce grand fleuve, dont on connaissait le cours principal et les dérivations. L’apparition du Vêda en Europe a produit dans les études indiennes le même effet que produirait la découverte du Pentateuque, si l’on ne connaissait encore que les autres livres de la Bible et ceux des chrétiens.

II

Ces exemples suffisent pour montrer la marche que suit dans sa partie historique la science des religions ; mais les savans doivent renoncer à l’espoir d’atteindre historiquement à l’origine des dogmes et des cultes. Laissons de côté, si l’on veut, les pratiques grossières de beaucoup de peuplades barbares ; admettons que ces pratiques n’ont pas d’histoire et qu’elles sont telles aujourd’hui qu’elles étaient à leur origine. Le classement des grandes civilisations met au premier plan, parmi les anciens peuples, les Chinois, les Égyptiens, les Sémites et les races aryennes d’Europe et d’Asie. Eh bien ! il n’en est pas un seul dont la science puisse dire qu’elle est en état de découvrir historiquement ses origines religieuses, excepté peut-être les Chinois ; mais il conviendrait de mettre à part cette nation, qui, appartenant à la race jaune, est selon toute vraisemblance antérieure aux peuples blancs, et qui n’avait sans doute aucune religion avant que des hommes de race aryenne lui eussent communiqué la leur. On sait en effet que l’existence des Chinois remonte à une antiquité supérieure à celle des nations aryennes ou sémites, et l’on sait aussi que la première religion pratiquée chez eux a été celle du Bouddha. L’histoire religieuse de la Chine se trouve ainsi réduite à n’être qu’une des branches de celle du bouddhisme, religion essentiellement aryenne. Les mêmes réflexions peuvent s’appliquer aux autres religions qui ont fait quelque progrès en Chine : elles appartiennent à différentes branches du christianisme, elles ne sont que des importations européennes et n’ont aucune racine dans la race chinoise. De plus, quoique le bouddhisme ait, été la première religion introduite chez les peuples jaunes, et bien que cette introduction soit déjà ancienne, l’étude des livres chinois a fait connaître les dates précises des missions qui l’y ont prêché et celles de ses premiers établissemens ; depuis lors, les chroniques chinoises du’ bouddhisme ont tenu compte de ses progrès, et l’histoire pourra les suivre jusqu’à nos jours. La question des origines religieuses peut donc à peine être posée à l’égard de la Chine et des autres populations jaunes de l’extrême Orient ; mais il n’en est pas de même des Égyptiens, des Sémites et des Aryens.

Quant à l’Égypte, malgré l’abondance pour ainsi dire croissante des textes hiéroglyphiques, il n’est pas probable que la science parvienne jamais à résoudre le problème de ses origines religieuses. Ceux de ces textes qui ont été traduits jusqu’à ce jour, et dont un certain nombre remontent à une haute antiquité, ne laissent à cet égard que peu d’espérance. Il est possible d’y reconnaître l’existence d’un symbolisme très antique, revêtu de formes polythéistes ; mais rien de plus obscur encore et de moins pénétrable que la métaphysique sur laquelle il était fondé. Le naturalisme paraît en faire la base, ce qui le rapproche des doctrines grecques, latines et indiennes ; mais à quelle hauteur ce naturalisme s’était-il élevé ? à quelle théologie avait-il donné lieu ? C’est ce que le laconisme d’inscriptions : presque toujours officielles ne permettra peut-être jamais de savoir. Ajoutez que l’écriture hiéroglyphique, assez claire quand elle énonce des faits matériels, l’est beaucoup moins quand elle veut exprimer des idées abstraites. Si elle a paru suffire à des hommes qui en faisaient une étude continuelle et un usage journalier, elle n’est plus aussi intelligible pour nous, qui n’avons, pour en découvrir le sens, que les monumens mêmes où elle est employée. Enfin, quand les hiéroglyphes nous éclaireraient assez sur les dogmes et les cultes de l’ancienne Égypte, on ne pourrait croire, même alors, que l’on en possédât les commencemens, car l’usage d’une écriture sacrée ne remonte pas aux premiers temps de la race qui a peuplé l’Égypte et qui a dû y apporter avec elle ses idées et ses institutions antérieures ; or cet état primitif et totalement inconnu a duré peut-être pendant des siècles nombreux.

Les Sémites n’ont rien d’antérieur à la Bible. Les livres les plus anciens de la Bible sont ceux qui portent le nom de Moïse. Selon les chronologies, Moïse vivait au XVIIe siècle avant Jésus-Christ. Les faits qui ont suivi ce législateur et qui sont racontés dans les autres livres hébreux sont simples et ont généralement un caractère de réalité qui permet de les classer parmi les faits historiques. La foi des chrétiens, celle des Juifs et des mahométans attribuent la même valeur aux récits des livres mosaïques ; mais comme la foi diffère essentiellement de la science, ne repose pas sur les mêmes principes et ne suit pas la même méthode, les personnes qui font aujourd’hui la science des religions ne peuvent pas envisager les anciens récits du point de vue de la foi. Leur horizon embrasse toutes les religions ensemble. Le sol où elles se placent est nécessairement un terrain neutre, où non-seulement elles ne veulent pas attirer la lutte, mais où elles n’auraient pas même le droit de l’accepter. Il est donc hors de doute que les récits mosaïques ne peuvent pas à leurs yeux entrer dans le domaine de la science sous la forme où ils se présentent, et qu’ils ont besoin d’interprétation, Les hymnes du Rig-Vêda, dont l’antiquité peut bien égaler celle de la Genèse, ouvrent à la science des horizons tout différens. La cosmogonie de l’Avesta n’est pas non plus la même, et celle d’Hésiode diffère totalement des autres. Il peut y avoir des motifs tirés de la foi, mais il n’y a pas de raisons scientifiques d’adopter l’une plutôt que l’autre, et la science est disposée à les accueillir toutes également, à la condition qu’elles seront scientifiquement interprétées. Or on ne doit pas se dissimuler qu’à travers des luttes stériles contre des hommes dont la foi, n’est pourtant pas en cause, la science marche toujours, et que les vieux récits mosaïques sont soumis à ses méthodes aussi bien que ceux des Grecs, des Germains, des Perses et des Indiens. Si, au lieu d’agir par passion et de défendre la foi par la violence, les chrétiens fervens envisageaient le travail de la science avec ce calme d’esprit qui ne convient pas moins à la foi qu’à la raison, ils se convaincraient certainement que la répugnance de beaucoup de personnes à prendre au pied de la lettre les récits mosaïques n’a rien de commun avec ce qu’on appelait autrefois le libertinage et les débauches de l’esprit, et qu’elle provient uniquement de la nécessité où est notre siècle d’accorder sa foi avec sa raison. Notre siècle ne recule pas devant l’extraordinaire, moins encore devant le divin ; mais il recule devant l’impossible. La science est donc forcée par sa nature de ranger beaucoup de récits mosaïques, notamment ceux que contiennent les premiers chapitres de la Genèse, dans cette grande classe de récits qui portent les noms de mythes ou de légendes, dont on ne nie pas la vérité, mais dont la forme a besoin d’être ramenée à des expressions plus simples. Or, à ce point de vue, tous les savans sont d’accord pour limiter la partie historique de la Bible à l’époque de Moïse ou à un temps très peu antérieur. Au-delà, il n’y a plus aucun fait qui puisse être scientifiquement accepté et entrer dans l’histoire avec la forme que les récits hébraïques ont adoptée.

Ainsi donc on ne peut espérer trouver dans la Bible l’origine première des religions. Au moment où Moïse prend en main le gouvernement spirituel de son peuple et fonde cette puissante institution religieuse qui dure encore, ce peuple n’était ni sans Dieu, ni sans culte. Or ni la légende d’Abraham, ni celle de Noé, ni, à plus forte raison, le mythe d’Abel et Gain, ou celui du serpent tentateur, ne peuvent rendre compte de la naissance de l’idée de Dieu et du rite primordial chez les Sémites. Les récits genésiaques font évidemment allusion à des temps fort antérieurs à Moïse et même à Abraham ; mais il n’y a rien de précis ni de scientifique dans ce qu’ils en rapportent. On peut penser que quand ces antiques souvenirs furent recueillis et vinrent former la Genèse, ils n’étaient plus qu’un écho très affaibli défaits et peut-être de doctrines d’une antiquité beaucoup plus haute. Je sais qu’aujourd’hui certains disciples de l’école philologique voient dans les premiers récits de la Genèse une, reproduction incomplète des mythes aryens, si amplement développés dans le Rig-Vêda, et identifient par exemple le serpent tentateur avec le serpent (Ahi) ennemi d’Indra, lequel n’est autre que le Nuage ; mais il n’est pas dit que tous les serpens mythiques de l’antiquité procèdent d’Ahi : les Sémites ont pu, comme les Aryas, constituer des mythes et des légendes où cet animal ait pris sa place. De plus, rien n’indique que ces deux races d’hommes aient eu des relations positives avant l’époque des rois d’Israël et se soient emprunté l’une à l’autre des conceptions aussi fondamentales. Le récit du serpent tentateur est lié à la légende de l’Éden, et celle-ci à la doctrine sémitique du Dieu créateur. Dire le contraire, c’est soulever contre soi les Juifs, les chrétiens et même les mahométans, dont les croyances religieuses procèdent de ces récits. Avant d’établir de telles assimilations, il faut que la science ait résolu séparément les problèmes que font naître les temps primitifs des Sémites et ceux des Aryas : elle est encore loin de, ce terme ; mais, supposé même que cette partie de la science fût terminée, il est évident que le rôle de l’histoire s’arrête au point où les faits cessent d’avoir un caractère naturel, et qu’au-delà on est forcé d’avoir recours à d’autres moyens d’investigation.

Le Rig-Vêda est le livre sacré des peuples de l’Inde et le fondement de leurs religions. Ce recueil d’hymnes composés dans la vieille langue sanscrite est peut-être le plus authentique des textes sacrés, quoique les auteurs de ces chants soient le plus souvent fictifs ou inconnus. Toutes les données scientifiques prouvent que l’époque où ils remontent n’est pas de beaucoup postérieure à Moïse, et que plusieurs d’entre eux sont peut-être même plus anciens. Ce point, du reste, n’a pas une importance majeure, puisque l’histoire de l’Inde procède par périodes et non par années, au moins pour les temps antérieurs au bouddhisme. Quand on compare l’âge des hymnes védiques à celui des chants homériques les plus anciens, c’est-à-dire de certaines portions de l’Iliade et de quelques fragmens épiques publiés sous le nom d’Homère, on voit que les peuples de race aryenne n’ont aucun monument qui égale en antiquité le Vêda, car il n’est pas possible de citer celle du livre de Zoroastre, dont l’époque semble répondre tout au plus aux premiers temps du brahmanisme indien. Or le Rig-Vêda est tout entier un livre religieux ; la notion qu’on se faisait de Dieu et les rites qui en découlaient y sont entourés de toute la lumière qui manque à la plupart des autres textes sacrés. Toutefois non-seulement le Rig-Vêda ne nous fait pas assister à la naissance de cette notion et de ces rites, mais il suppose lui-même des périodes religieuses antérieures dont il est impossible de fixer la durée. L’état des esprits auquel répondent les hymnes n’est pas un état primordial : le polythéisme, quoiqu’il soit la forme la plus antique de l’idée de Dieu chez les Aryens, y a des développemens si considérables que, pour arriver à ce symbolisme, il a fallu des siècles nombreux à une race occupée surtout de guerre et de conquêtes. Cette conséquence se trouve confirmée par la comparaison des divinités védiques avec celles des autres peuples aryens, chez lesquels en effet on les retrouve conçues de la même manière et portant quelquefois les mêmes noms. La présence de ces élémens communs prouve qu’un certain fond de dogmes existait dans la race aryenne avant que ses branches se fussent séparées du tronc primitif, et lorsqu’elle ne formait encore qu’une société d’hommes habitant les vallées de l’Oxus. Les anciens rites sacrés, l’autel, le feu, la victime, l’invocation aux dieux, se trouvaient également chez les divers peuples aryens avant qu’ils eussent subi l’influence sémitique du christianisme : ces faits prouvent moins l’antiquité du Vêda que l’existence d’un culte antérieur à la dispersion des Aryens.

Quoi qu’il en soit, on est forcé d’arrêter au Vêda l’histoire positive des religions aryennes. Si la science veut remonter plus haut, il lui faut d’autres moyens d’investigation que ceux dont les historiens disposent. Mais comme il n’est rien sur terre, au moins jusqu’à ce jour, comme il n’est aucun monument sacré plus ancien que la Bible et que le Vêda,. là sont les limites où s’arrête l’histoire appliquée à la science des religions. Au-delà de ces deux termes s’étend un horizon dont les bornes échappent à la science et que l’imagination elle-même ne peut embrasser. On voit bien que les périodes signalées par la Genèse et par le Vêda sous des formes mythiques ou symboliques occupent un passé déjà lointain pour les auteurs de ces livres, et cependant, quand on pourrait déterminer par une voie scientifique quelconque les principaux faits religieux qui s’y sont accomplis, on ne devrait pas, même alors, se croire parvenu aux origines des religions et des cultes, car, ou bien la première ébauche d’une religion remonte à l’apparition de l’homme sur la terre, ou bien elle a été le résultat d’un travail intellectuel prolongé durant des siècles nombreux. Dans l’un comme dans l’autre cas, les commencemens nous échappent. « Le commencement des êtres est insaisissable, dit un célèbre poème indien ; la fin l’est aussi ; nous ne saisissons que le milieu. » Cette loi, si simplement exprimée, est applicable à tout ce qui se produit dans le sein de l’humanité, aux religions comme à tout le reste. Si la première idée d’un dieu et le premier essai d’un rite remontent aux origines de l’homme, la science demande où sont ces origines. Le système de M. Darwin est combattu sur tous les points, il n’est pas réfuté. Si l’anthropologie ne reconnaît pas plusieurs espèces humaines, elle distingue des races, et elle s’accorde avec l’histoire et avec la philologie comparée pour les classer chronologiquement suivant leur perfection physique ou morale. Dans l’ancien continent, les blancs, qui comprennent, entre autres peuples, les Sémites et les Aryens, ont apparu les derniers, et forment les nations religieuses par excellence. Les jaunes étaient venus auparavant : ils avaient déjà conquis les noirs, quand les Aryens du sud-est sont descendus de la Bactriane vers l’Indus par les vallées du Cachemire. Les noirs avaient précédé les jaunes, dont les annales se perdent dans le passé. Faudra-t-il croire, ce qui est peu vraisemblable, pour né rien dire de plus, que les blancs reçurent des peuples jaunes les premières notions religieuses et les élémens du culte, lorsque nous voyons les Chinois à peu près dépourvus de religion avant l’arrivée du bouddhisme indien, et lorsque les poètes du Vêda nous disent des populations qu’ils heurtaient de front sur l’Indus qu’elles étaient « sans dieu ? » Si l’on admettait cette hypothèse, que tout contredit et que rien ne confirme, faudrait-il aussi faire des jaunes les successeurs des noirs en religion ? Ce sont là des suppositions gratuites, où la science perd ses droits. Il se peut que les vieilles populations humaines aient eu chez elles quelque chose qui ressemblât à des religions ; mais si les philosophes, quittant pour un moment la méthode cartésienne, trop exclusive, faisaient à posteriori la psychologie des races noires, on verrait jusqu’où va chez elles la notion de Dieu. On saurait peut-être alors si, dans la suite des religions, les races blanches ne marquent qu’une période précédée par celles des jaunes et des noirs, ou bien si réellement nos races sont les seules qui soient naturellement religieuses et si les religions ont pris naissance dans leur sein.

Tous les faits scientifiquement recueillis jusqu’à ce jour tendent vers cette dernière conclusion. Il est aujourd’hui très vraisemblable que les races humaines autres que la blanche seront reconnues pour incapables de fonder un système religieux de quelque valeur, et que chez les plus infimes d’entre elles on ne trouvera qu’une notion de Dieu à peine ébauchée et des cultes sans théorie. Si ces propositions viennent à être solidement établies, on en tirera cette conséquence, que les religions ont pris naissance chez les peuples blancs, et que d’eux seuls procède un symbolisme éclairé, une métaphysique sérieuse. Or il restera toujours à savoir comment sont nées chez elles ces théories et les cultes qui en dérivent. Nous voyons déjà que ni l’histoire, ni nos grands monumens sacrés ne résolvent ce problème. La grande loi de la nature, qui veut que toutes choses commencent par rien, s’applique ici dans toute sa rigueur. Et par là il ne faut pas entendre que, rien n’étant, la chose est apparue tout à coup, comme par un miracle, dans sa plénitude. Ce rien qui précède la naissance d’une chose est suivi sans intervalle d’un commencement qui n’est presque rien ; c’est par un développement continu et en vertu d’une énergie interne qu’elle grandit peu à peu et devient perceptible aux sens ou à la pensée. Il n’est pas un être, pas un phénomène qui échappe à cette loi : tout ce qui s’accomplit dans l’ordre physique et dans l’ordre moral, la production de la vie et de ses phénomènes, celle de la pensée et de ses actes, lui est également soumis. C’est une erreur de croire qu’entre rien et quelque chose il y ait un abîme infranchissable : il n’est pas un mathématicien qui ne sache le contraire et qui ne rencontre continuellement cette loi de l’infini dans l’étude des phénomènes physiques. La nature franchit sans relâche cet abîme, et ses actions lentes parviennent à produire des effets qui nous étonnent, en vertu de la loi de l’infini à laquelle elles obéissent. J’ai vu, dans les remparts de Messène construits par Épaminondas, des pierres énormes soulevées par une racine de figuier. Ces pierres n’ont pas moins de six pieds de longueur, sur une largeur et sur une épaisseur de plus de deux pieds, et chacune d’elles pèse au moins trois mille livres. Trois assises superposées avaient été soulevées par cet arbre à plus de dix centimètres de hauteur. Voilà certes une chose qui a droit de nous étonner, puisque cette faible racine peut être brisée en quelques instans, et qu’il faudrait les forces réunies de bien des hommes pour remuer ces grands blocs de pierre. Pourtant, si l’on veut y réfléchir, tout le merveilleux disparaît. Une graine portée par le vent s’est arrêtée dans un étroit interstice ; là, elle a germé ; la petite racine a rempli l’espace qu’elle a trouvé vide. Ce fait se passait, je le suppose, il y a cent ans. Je suppose encore que la racine a grossi pendant six mois chaque année et qu’elle s’est reposée le reste du temps ; elle a donc employé à croître environ dix-huit mille jours. On sait que les physiciens estiment la valeur d’une force en la rapportant à la seconde, au kilogramme et au mètre pris pour unité. Que l’on veuille achever le calcul, on verra que la force déployée par la racine du figuier est d’une extrême petitesse, et qu’elle n’égale pas la millionième partie de celle qui est nécessaire pour élever un kilogramme à un mètre de hauteur en une seconde de temps. Seulement, comme elle est continue, et qu’elle ajoute sans interruption ses effets les uns aux autres, il arrive qu’après cent ans elle a produit un résultat dont nous sommes d’abord étonnés. La force du figuier est une force vivante : la vie physiologique agit donc de cette manière. La vie spirituelle suit la même loi. Je demande qu’on m’explique d’où vient cette forme parfaite du temple de Minerve à Athènes. Est-elle née un jour subitement de l’esprit d’Ictinus ou de Phidias ? Non, puisque ces artistes avaient sous les yeux des modèles qui égalaient presque en beauté ce qu’ils firent à leur tour, et ces modèles, dont plusieurs se voient encore, avaient été précédés par d’autres, de sorte qu’en remontant les siècles on voit les formes architecturales se rapprocher de plus en plus de leurs ébauches primitives, sans qu’il soit possible de dire à quel jour ces premières formes sont nées. On peut même affirmer qu’elles ne sont pas nées un certain jour, mais qu’elles ont été le produit d’une élaboration dont la marche et la durée sont inappréciables.

Si des formes de l’art on passe aux conceptions abstraites de l’esprit, la même loi se retrouve encore. La masse des connaissances humaines va grossissant ; il est impossible de dire le jour où telle science est née, car ou bien elle a été tirée de sciences antérieures par le développement progressif de l’intelligence d’un homme, ou bien elle est l’œuvre lente et continue d’un peuple ou d’une des races humaines. Parmi les conceptions de l’esprit, il n’en est pas qui soit plus élevée ni plus métaphysique que l’idée de Dieu ; il n’en est donc pas dont le dégagement exige un plus long effort et un travail plus persévérant de l’humanité. Certes j’admets avec les psychologues que l’idée de Dieu est la base et le fond de notre raison, et je suis persuadé que la science des religions, aussi bien que la métaphysique, est lettre close pour les sensualistes, mais il faut bien reconnaître que cette idée réside en nous à l’état d’enveloppement. Un psychologue ne doit jamais oublier que le jour où il a été conçu dans le sein maternel, son corps n’était qu’une particule de matière imperceptible, et que sa pensée, qu’il analyse aujourd’hui dans sa plénitude, a tenu dans ce corpuscule, qu’au jour de sa naissance et pendant plusieurs années il n’a guère songé à Dieu ni à rien de métaphysique, et qu’enfin c’est par une évolution continue et insensible de tout son être qu’il est devenu un analyste et un philosophe. Alors il a communiqué ses découvertes à des hommes dont l’esprit, comme le sien, s’était éclairé par degrés, et leurs forces, mises en commun, ont pu se multiplier l’une par l’autre., Enfin, au bout de leur vie, ils se sont trouvés plus savans que les hommes des générations antérieures.

Je suppose maintenant qu’au lieu d’être parvenus comme nous à cet âge de l’humanité qu’on peut appeler l’âge de la science, des hommes réfléchis, mais encore tout pleins du sentiment de la nature et du besoin de s’expliquer les choses, aient cru découvrir au milieu d’elles, et par-delà les apparences, un être caché, une puissance invisible, une intelligence mystérieuse : n’est-ce pas là l’origine d’une religion ? n’est-ce pas l’un de ses élémens ? L’autre, qui est le rite, vient après. Il ne serait pas scientifique de se demander si cette religion primordiale est vraie ou fausse. La question n’est pas là. J’ajoute même qu’au simple point de vue des fidèles, elle ne doit pas être posée en ces termes, car telle religion crue vraie se fonde sur une autre que l’on repousse. Les chrétiens regardent comme fausse la religion d’Israël, et n’ont pas de plus grands ennemis que les Juifs, qui ont crucifié leur dieu. S’ils la croyaient vraie, ils seraient Juifs et non pas chrétiens. Les bouddhistes rejettent la religion des brahmanes, sans quoi ils cesseraient de reconnaître le Bouddha comme leur maître et leur sauveur. Cependant le livre sacré des Juifs est aussi l’un de ceux des chrétiens, et nous savons que le panthéon des brahmanes a passé tout entier chez les sectateurs du Bouddha. Ce n’est pas non plus à la science qu’il convient d’examiner la valeur absolue des religions, et c’est pour cela qu’elle n’a rien d’agressif ; mais quand elle remonte vers le passé, et qu’elle est arrivée à un point où l’histoire et les autres moyens d’investigation lui manquent, elle ne peut plus qu’interroger les grandes lois de la nature qui président au développement de toutes choses, et auxquelles l’humanité et ses religions sont assujetties.

Tels sont les principes et les notions générales sur lesquels repose aujourd’hui la science des religions. En les exposant, nous n’avons fait que résumer ce qui se rencontre dans un grand nombre d’écrits sur cette matière. En fixant la place de cette science nouvelle et en traçant)a marche qu’elle suit, on touche nécessairement aux religions en vigueur comme à celles qui ne sont plus. Les hommes qui se livrent à cette étude s’en sont partagé le domaine, qui ne saurait être aisément exploité par un seul. Plusieurs d’entre eux, surtout en Allemagne, quelques-uns en France, paraissent, aux yeux de personnes pieuses, user d’une hardiesse intolérable à l’égard de choses qu’elles considèrent comme sacrées. La justice veut que les hommes de labeur consacrés à la science, et qui en réalité portent le fardeau du jour, soient plus favorablement jugés. J’ai lu beaucoup de leurs écrits, et je n’y ai vu aucune attaque contre la religion. On se trompe en les croyant animés de l’esprit du XVIIIe siècle : le temps a marché, il a fait taire les attaques frivoles, les injures et les haines. L’esprit sarcastique et railleur du siècle passé n’a rien de commun avec la science. Les vrais savans n’ont aucune raison de s’attaquer ni aux fondateurs des religions, ni à leurs dogmes, ni à leurs cultes, ni même à leurs ministres. Les dogmes nouveaux représentent le plus souvent quelque progrès dans la connaissance de Dieu ; ceux qui les ont successivement proclamés ont été nos grands initiateurs ; les docteurs qui les ont développés n’ont pas peu contribué à notre civilisation. Et ceux qui font aujourd’hui la science des religions, et qui cherchent à se reconnaître au milieu de tant d’essais successifs, que font-ils qui soit hostile aux hommes, ou plutôt qui ne mérite leur approbation ? Ils ne cherchent pas leur avantage personnel, ils cherchent la vérité.


Emile BURNOUF.