La Science des religions, sa méthode et ses limites/03

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LA
SCIENCE DES RELIGIONS
SA METHODE ET SES LIMITES

III.
L'UNITE DES RELIGIONS[1]

Toutes les études qui portent sur des matières religieuses tendent aujourd’hui de près ou de loin vers la solution d’un problème unique dont on ne se fait pas toujours une idée juste ni précise, mais qui n’en est pas moins en quelque sorte à l’extrémité de toutes les recherches. Les travaux de pure archéologie, comme ceux de M. Kuhn, de M. Preller, de M. de Rossi, fournissent des matériaux à l’édifice de la science aussi bien que les écrits d’un caractère plus théorique, tels que ceux de MM. de Bunsen, de MM. Ewald, Nicolas ou de Pressensé. L’esprit qui anime la plupart des œuvres de ce genre les rattache à des écoles, à des opinions ou même quelquefois à des sectes différentes ; mais à côté des doctrines plus ou moins exclusives ou limitées de beaucoup d’auteurs il se forme dans le public un ensemble d’idées exemptes de passion ou de préjugé, idées qui résument les découvertes des savans, prennent de leurs livres ce qu’il y a de vraiment durable. et constituent peu à peu cette unité qu’on appelle la science. C’est sur cet ensemble d’idées que nous appelons l’attention des lecteurs de la Revue, en leur faisant observer qu’il résulte d’une masse déjà très grande de travaux d’érudition dont le nombre va croissant de jour en jour. Ces travaux se rapportent à des sujets de nature fort différente : les uns appartiennent à l’histoire, d’autres à la linguistique, d’autres à l’archéologie, à la science même ou à l’art. En effet, les idées religieuses d’un peuple marquent comme d’un sceau presque tous les produits de sa civilisation, et l’empreinte qui en reste varie elle-même suivant les périodes et les crises qu’il a traversées. Nous, qui venons à la fin des temps, nous avons sous les yeux la multitude innombrable de débris dont le séjour de l’homme et son histoire sont jonchés, débris de livres, — débris de monumens, de traditions, de langues, de rites sacrés et d’institutions, que nous reconstituons en idée comme un anatomiste refait avec quelques os un animal entier, ou comme un architecte habile restaure sur le papier un temple dont il a mesuré les restes. La variété infinie des ruines qu’ont laissées après elles les religions a déjà suscité en Europe un nombre de travaux dont on ne se fait qu’une imparfaite idée. Pris à part, ils semblent se perdre de plus en plus dans les détails des faits ; rapprochés, ils s’éclairent entre eux, se complètent les uns les autres, et tendent à former cet ensemble d’où peut sortir enfin la notion fondamentale de la science et avec elle la solution du problème. Nous allons essayer d’exposer ici cette notion première, telle qu’elle résulte, non d’hypothèses plus ou moins ingénieuses, comme on en faisait au siècle dernier, mais des faits positifs que l’érudition contemporaine a constatés. Nous pensons qu’une fois mise en lumière cette idée, qui a jusqu’à ce jour animé toutes les grandes religions, pourra servir à son tour de point de départ pour des recherches nouvelles et de guide pour ceux qui voudront les réaliser.


I

L’examen séparé d’une religion prise au hasard nous la montre s’isolant de toutes les autres et affirmant son autochthonie ou tout au moins son originalité. Cette affirmation est le plus souvent absolue. Quelquefois cependant une religion consent à se rattacher à une religion antérieure ; mais ce n’est que sous certaines conditions et même à titre onéreux. Ces conditions sont telles que la religion qui a précédé n’est plus considérée que comme une préparation et un travail de déblaiement destiné à nettoyer le sol où doit s’élever l’édifice définitif. Ainsi la religion chrétienne ne se considère pas comme issue du judaïsme, mais elle regarde l’ancienne loi comme une figure et comme une préparation de la loi nouvelle. À son tour le Coran adopte Jésus comme un prophète inspiré du ciel ; mais en même temps la doctrine de l’Évangile n’est pour lui qu’une ébauche imparfaite de celle dont le prophète devait être le véritable promulgateur. Une fois promulgué, l’islam n’a plus besoin du christianisme, qui lui devient au contraire un obstacle ; de même, la doctrine chrétienne une fois annoncée, le judaïsme n’était plus pour elle qu’une puissance hostile dont il fallait se séparer et s’affranchir. Les conditions sous lesquelles ces grandes religions semblent consentir à se rattacher les unes aux autres sont donc telles qu’elles rompent entre elles toute parenté et prêtent à chacune d’elles une originalité en apparence presque absolue.

Quand on va plus loin vers le passé ou vers l’Orient, la prétention des vieilles religions à l’indépendance est plus positive encore. On ne saurait considérer comme une croyance populaire de la Grèce ancienne que les dieux fussent venus d’Égypte dans ce pays ; c’est une opinion d’Hérodote et rien de plus. Cette opinion personnelle de l’historien n’a pas plus de valeur que celle des linguistes d’autrefois, qui faisaient venir toutes les langues de l’hébreu, sous prétexte que Dieu, en nommant les objets à Adam dans le paradis terrestre, les avait désignés par des noms hébraïques ; aujourd’hui l’on sait comment les langues se sont formées, et que celle des Juifs est une des plus récentes. On sait aussi que leur Adam et son paradis sont des mythes venus chez eux du dehors et empruntés à des peuples qui ne parlaient pas même hébreu. L’opinion d’Hérodote est tombée de la même manière : des recherches si multipliées de l’archéologie il résulte que les cultes grecs étaient locaux et indépendans les uns des autres, qu’ils ne conservaient point le souvenir d’une origine étrangère et que dans chaque lieu on racontait une légende établissant l’autochthonie de la religion qu’on y pratiquait. Le plus loin que l’on remontât, c’était la Crète ou la Thrace, qui avaient été en effet deux centres de rayonnement ou de diffusion pour les cultes des Pélasges et des Hellènes ; mais personne ne disait que ces cultes fussent venus de la Haute-Asie s’établir dans la Thrace ou dans la grande île des Cariens. Au contraire on racontait comment Jupiter avait été nourri dans l’île de Crète, et cet Orphée que la science moderne a reconnu dans un personnage du Vêda, on le faisait naître dans un pays européen et partir de là avec les Argonautes pour la conquête de la Toison d’or. Chaque divinité grecque était regardée comme la fondatrice de son propre culte, Junon à Argos, Apollon à Delphes et à Délos, Neptune et Pallas à Athènes, et ainsi des autres.

Chez les Perses, la religion était attribuée à Dieu comme à son auteur. Ce « principe de la vie et de la science » qu’ils appelaient Ahura-Mazda, mot dont les Persans modernes ont fait Ormuzd, avait lui-même dicté à son fidèle serviteur Zoroastre les formules sacrées sur lesquelles devaient porter la religion et la civilisation du monde. Plus tard, quand les Perses se trouvèrent en contact d’une part avec les Indiens, de l’autre avec les Grecs, ils ne virent dans les religions des uns et des autres que des cultes étrangers et hostiles. Les Grecs leur parurent des barbares livrés à une odieuse idolâtrie, la vieille Égypte fut jugée de même par Cambyse ; quant aux Indiens, l’Avesta témoigne que les Perses jugèrent sacrilège cette nation qui avait pris pour ses dieux les êtres qu’eux-mêmes appelaient des démons, et qui avait plongé aux enfers ces ahuras[2] qui pour eux étaient les formes suprêmes de la divinité. Les Perses lancèrent donc de toutes parts leurs bataillons contre les impies, coururent renverser les idoles et brûler les temples partout où la politique de Darius et la fureur de Xerxès les conduisirent.

Quant aux brahmanes, leur plus antique monument est le Vêda ; la vérité leur a été enseignée par Manou, à qui Dieu lui-même l’avait révélée. Ils pensaient n’avoir rien emprunté à personne, et ils n’ont aperçu entre leur religion et celles des peuples de l’Occident aucun lien de parenté. Ils savaient en effet qu’elle s’était développée régulièrement sur le sol de l’Inde avant qu’aucune influence étrangère eût pu la changer ; leurs livres et leurs traditions la leur montraient se dégageant du Vêda par le travail assidu de leurs ancêtres, soit dans la solitude des forêts, soit dans les collèges des pontifes. Sur ce point, il ne pouvait y avoir pour eux, non plus que pour nous du reste, aucun doute sérieux à élever ; mais comment la source de la tradition s’était-elle enfermée dans le Vêda ? D’où venait ce Vêda ? Qui y avait mis cette doctrine antique que les brahmanes en faisaient découler « comme d’un réservoir à mille canaux ? » La réponse est toujours la même : Brahmâ était celui qui avait composé le Vêda ; les chantres humains qui l’avaient récité devant l’autel n’avaient été que « les bouches » dont il s’était servi pour le faire entendre aux Aryas ; en réalité Brahmâ était « le poète, l’objet de la théologie, la théologie elle-même et le théologien. » Nulle part la révélation divine et l’originalité absolue d’une religion n’ont été énoncés en termes aussi formels qu’elles l’ont été chez les brahmanes.

Le christianisme est à cet égard moins affirmatif. Quoiqu’il se rattache uniquement à la prédication de Jésus et que pour les chrétiens le Christ soit fils de Dieu et Dieu lui-même, une parenté tout humaine l’unit dans la tradition évangélique à la famille de David, non-seulement par le charpentier son père. mais aussi par sa mère Maria. Seulement ce n’est point cette parenté qui fait de lui un christ, titre déjà donné à Cyrus, et qui lui transmet son autorité comme fondateur de religion, c’est uniquement sa procession divine, laquelle est immédiate, absolue, et ne souffre avant elle à aucun degré la génération humaine. C’est cette divinité du Maître qui rompt toute alliance entre sa doctrine et celles des Juifs ou des autres nations, car il devient par là impossible qu’un homme se considère comme chrétien s’il ne croit pas à la divinité du Christ, et il est impossible d’y croire et d’être en même temps d’une autre religion. L’abîme qui sépare le christianisme des autres cultes est donc infranchissable.

Ce point étant établi, cette originalité à peu près absolue que s’attribuent toutes les religions anciennes et modernes étant constatée, la question inverse se pose d’elle-même. C’est une des premières et des plus simples règles de la critique et en général des sciences d’observation qu’il faut renverser les problèmes et renouveler les expériences dans des conditions opposées. Ainsi, tandis que les religions affirment leur propre originalité, les recherches scientifiques poursuivies sans parti pris d’avance et avec la seule pensée de découvrir les lois de la nature font que l’homme d’étude se demande à lui-même s’il n’y a eu en effet aucune filiation réelle entre les religions. Or les travaux de tout genre accomplis sur cette matière durant le siècle où nous sommes ont abouti pour elles toutes à une affirmation contraire à la leur. Les faits constatés sont aujourd’hui si nombreux et tellement d’accord entre eux que toute illusion à cet égard est scientifiquement impossible. Les religions ont procédé les unes des autres. Non-seulement les formes du culte ne sont originales chez aucune d’elles, non-seulement les symboles ont passé des unes aux autres et l’appareil extérieur dont elles se sont servies s’est transmis à travers les siècles ne subissant que des altérations superficielles, mais encore la doctrine mystique ou, si l’on veut, métaphysique qui se cache sous ces voiles, ce que nous pouvons appeler élément divin des religions est demeuré le même depuis les temps les plus anciens jusqu’à nos jours, animant tour à tour ces figures symboliques, ces rites et ces formules qui en sont l’élément sensible.

Il est aujourd’hui démontré que les cultes si variés de l’ancienne Grèce sont pour la plupart, sinon tons, originaires de l’Asie. Comment sont-ils arrivés sur le continent de l’Europe ? quels chemins ont-ils suivis ? C’est là une question importante, mais secondaire, qui n’est point encore résolue, bien qu’il soit déjà visible que la Crète, les îles de l’Archipel et les pays au nord de la Grèce ont été comme trois routes qui ont conduit les dieux sur la terre des Hellènes. Quoi qu’il en soit, il n’est pas un savant aujourd’hui qui n’affirme que la distinction toute récente encore faite par l’archéologie entre les dieux des Pélasges et ceux des Hellènes est illusoire et ne répond pas à deux périodes que l’on puisse historiquement séparer. Chaque année qui s’écoule voit quelqu’un de ces dieux rattaché à son origine par des liens qu’il n’est plus possible de méconnaître. Cette origine n’est pas égyptienne, elle est asiatique, et en Asie ce n’est ni chez les Sémites, ni même chez les Indo-Perses qu’on la trouve, c’est dans un centre plus antique, primitivement occupé par la race aryenne, et d’où les Perses, les Indiens et les Grecs sont également venus.

De ce même centre sont parties, soit à deux époques différentes, mais peu écartées, soit peut-être en même temps, les religions de la Perse et de l’Inde. Cette origine commune des deux grands systèmes religieux de l’Asie a été mise en lumière par les travaux des orientalistes et des critiques de nos jours. Non-seulement les analogies les plus frappantes existent entre les doctrines et les symboles les plus anciens de l’Avesta et du Vêda, mais le premier de ces deux livres sacrés a conservé le souvenir de l’origine septentrionale du mazdéisme persan. De plus, il est possible de reconnaître en lui un recueil d’écrits appartenant à des époques différentes, et l’étude des fragmens les plus anciens montre une identité presque complète entre les doctrines religieuses qu’ils renferment et celles qui sont contenues dans le Vêda. Cependant il n’y a aucune raison de penser que la doctrine attribuée à Zoroastre tire son origine de ce dernier ; il faut donc admettre que l’un et l’autre sont issus d’une source commune. Cette source, l’Avesta la nomme et en donne la situation géographique[3]. Les hymnes du Vêda n’en parlent pas ou n’y font que des allusions équivoques ; mais les commentaires du Vêda, qui sont eux-mêmes d’une époque reculée et en langue védique, sont plus explicites et nous montrent les populations aryennes de l’Inde venant du nord-est avec leurs croyances et leurs dieux. Ces dieux sont ceux-là mêmes que l’on retrouve dans le livre de Zoroastre, et la notion métaphysique qui anime ces figures est aussi la même. Plus la science pénètre ces matières encore nouvelles, plus la commune origine du parsisme et du brahmanisme se manifeste clairement. Au point où l’on est parvenu aujourd’hui, le doute à cet égard a totalement disparu.

Le lecteur ne doit pas non plus oublier que plus on avance dans l’étude des vieilles religions germaniques et Scandinaves et des traditions populaires encore répandues sur toute la surface de l’Europe, plus on voit apparaître les liens qui les rattachent à l’Asie. Les religions qui se sont succédé dans les contrées occidentales n’ont pas fait disparaître ces légendes de la race aryenne. On en a découvert un grand nombre en Allemagne ; il en existe en France qu’il serait temps de rassembler. Il est même probable que toutes les grandes montagnes de notre continent en ont conservé dans leurs gorges profondes avec des débris des anciennes langues, et qu’il serait possible encore de les recueillir. La Grèce aussi, malgré la longue durée des cultes païens et l’énergie de ses croyances chrétiennes, garde et redit dans ses chants populaires des légendes qui remontent peut-être au-delà des temps helléniques, et se rapportent selon toute apparence aux premières migrations aryennes venues d’Asie[4]. Les montagnes qui coupent l’Europe de l’est à l’ouest paraissent en conserver des plus curieuses et des plus significatives[5]. Il serait utile de les réunir en un seul corps, comme les archéologues réunissent des médailles ou des inscriptions. On aurait à la surface du monde actuel un ensemble de points de repère et de jalons qui permettrait de tracer la carte des plus antiques migrations aryennes et de suivre la marche de nos idées religieuses depuis leur berceau. Quoi qu’il en doive être, il n’est plus douteux aujourd’hui que cette diffusion s’est produite à une époque reculée, et que tous ces vieux cultes appartiennent, aussi bien que ceux de la Grèce, de l’Italie, de la Perse et de l’Inde, à un même système ou plutôt à une même unité primordiale.

Les doctrines judaïques, laissées à part jusqu’à nos jours, semblaient appartenir à un autre ordre d’idées et de faits. Les savans qui s’occupaient des choses de l’Asie trouvaient dans l’Inde et dans la Perse une matière assez abondante pour absorber tout leur temps et toutes les forces de leur esprit. Il en était de même des personnes livrées à l’étude des livres et des traditions sémitiques. De plus, le système des langues sémitiques est si différent de celui des langues aryennes, qu’une même personne pouvait difficilement acquérir la connaissance approfondie des unes et des autres. Aujourd’hui les conditions de l’étude sont plus heureuses : les plus importantes œuvres de ces deux séries ont été traduites et commentées. Nous avons entre les mains des grammaires et des dictionnaires de presque toutes les langues. L’étude de l’une facilite celle des autres ; de sorte qu’un homme connaissant quatre ou cinq langues aryennes peut en apprendre autant d’autres en fort peu de temps. Ces livres, qui sont comme les outils et les instrumens anatomiques de l’érudition, donnent aux travaux de ce genre autant de facilité, de promptitude et de précision qu’en donnent les machines perfectionnées aux produits de notre industrie européenne. On a donc pu de nos jours entreprendre sur les livres hébraïques les mêmes recherches que l’on réalisait avec bonheur sur les traditions des peuples aryens. De ces travaux de la critique, il résulte manifestement que le judaïsme ne doit plus prétendre à l’originalité. Non-seulement toute la première période des traditions juives est regardée comme un ensemble de mythes dont on peut chercher la signification, mais la seconde période, qui s’étend de Moïse à David, n’a pas un caractère purement historique et présente un mélange de faits réels et de légendes héroïques d’un caractère idéal. On arrive ainsi à distinguer dans les livres hébreux les deux périodes qui se trouvent au commencement de tous les anciens peuples, l’une simplement mythologique, l’autre héroïque. Quant à la doctrine religieuse contenue dans les livres antérieurs à la captivité de Babylone, outre qu’elle se réduit à peu de chose, elle porte les traces les plus manifestes d’une importation étrangère. Cette même influence s’est exercée puissamment pendant la durée de la captivité, elle a continué d’agir après le retour des Juifs dans leur pays ; toutefois elle n’a jamais été pleinement acceptée par eux. Représentée au sein de la société israélite par une minorité supérieure en intelligence, mais faible par le nombre, elle a soutenu jusqu’à l’époque de Jésus une lutte dont les livres de la Bible retracent les émouvantes péripéties. Prise en elle-même, étudiée sans prévention, elle apparaît non-seulement comme un emprunt fait à l’Asie centrale et particulièrement au mazdéisme, mais comme un emprunt incomplet fait aux Aryens par un peuple de race étrangère, par un peuple qui n’était pas de nature à recevoir toute la doctrine et à la conserver dans sa pureté primitive.

Reste la religion chrétienne, religion récente en apparence et qui ne semble dater que de dix-huit siècles. C’est de toutes les religions celle dont les vraies origines peuvent être le plus facilement et le plus sûrement reconnues. Quoique son premier siècle ne nous ait laissé que peu de livres et qu’elle-même n’ait eu pendant de longues années qu’une existence sociale mystérieuse et péniblement soutenue, nous avons trois sources de documens tels que n’en a laissé aucune des religions de l’antiquité : ce sont les rituels, les dogmes écrits ou discutés et les monumens figurés, dont les catacombes de Rome offrent à elles seules une collection presque inépuisable. Jusqu’à présent les dogmes chrétiens sont la seule de ces trois choses dont la science ait tenté d’établir l’origine. Quant aux rites, nous ne sachons pas qu’ils aient fait l’objet d’aucune étude ayant un caractère scientifique. Enfin l’archéologie chrétienne n’a guère remonté jusqu’à présent au-delà des premiers temps du christianisme, de sorte que l’origine de presque tous les symboles figurés est encore à trouver. Toutefois il est bon de remarquer que les rites et les symboles ne sont jamais que l’expression sensible de la doctrine, et que par conséquent ils cheminent avec elle à la surface de la terre et partagent sa destinée. La doctrine nécessairement les précède, puisque sans elle ils n’auraient aucune signification, aucune valeur, aucune autorité, et sembleraient des chimères. Plus tard au contraire, il arrive que par l’enseignement les rites et les symboles se transmettent encore lorsque déjà la doctrine est oubliée, et qu’ils continuent de régner en vertu de la puissance mystique que la doctrine primitive leur avait communiquée. La grande question des origines s’applique donc principalement aux dogmes ; quand l’origine des dogmes est découverte, on peut dire que celle des rites et des symboles est bien près de l’être. Or aujourd’hui l’on constate que les dogmes chrétiens existaient longtemps avant l’époque de Jésus, incomplètement ou en secret chez le peuple juif, pleinement et ostensiblement chez les Perses. On assiste aux tentatives qui furent faites successivement depuis le temps de Darius et de Xerxès pour introduire les dogmes aryens dans le monde hellénique, tentatives qui eurent lieu tour à tour dans la Grèce en pleine Athènes, puis en Égypte au temps des Ptolémées, et qui ne réussirent que quand l’équilibre des idées put être rompu au profit des croyances perses. Ce temps fut celui où parut en Judée le Maître qui fonda la religion du Christ.

Nous prions le lecteur de remarquer que dans ce qui précède la science ne fait point de polémique, et que nous exposons simplement les résultats les plus sûrs et les plus généraux de l’érudition. Ils ne blessent pas plus la religion chrétienne que les autres religions, puisque, loin de vouloir ôter à aucune d’elles les caractères qui lui sont propres, la science a pour première condition de les constater. Les institutions qui règlent la marche de l’humanité sont ce qu’elles sont ; l’homme de science, les prenant pour objet de son étude, s’efforce de les comprendre et d’en découvrir la loi. Il faut donc poser le problème général dans les termes où il se pose de lui-même. D’une part les religions ou, pour mieux dire, les hommes qui les ont adoptées, prétendent à l’originalité plus ou moins absolue des doctrines ; de l’autre la science, c’est-à-dire les savans, parmi lesquels on compte des hommes d’une religion très éclairée, voient que les doctrines naissent les unes des autres ou plutôt qu’elles ne sont à elles toutes qu’une seule et même doctrine apparaissant sous des faces et dans des conditions toujours renouvelées. À moins de fermer les yeux au jour et de s’aveugler soi-même, on peut bien admettre qu’une science sincère puisse conduire à la vérité en ces matières plus sûrement que l’absence de toute recherche, et qu’une conclusion appuyée sur une bonne méthode et sur des faits reconnus soit préférable à une affirmation pure et simple.

Le problème religieux présentait donc cette alternative : les religions sont-elles l’œuvre immédiate, volontaire, réfléchie d’une puissance cachée qui les donne en présent aux hommes à certains momens de leur histoire, les produisant au jour comme des apparitions magiques et par des coups de théâtre inattendus, ou bien sont-elles les productions spontanées des forces ordinaires de la nature, qui, agissant à longues périodes, mais dans des conditions qu’il est possible de déterminer, se manifestent par des phases successives ? Dans le premier cas, il n’y a aucune raison sérieuse d’attaquer une religion quelconque et de considérer l’une plutôt que l’autre comme une œuvre de l’esprit du mal. L’intolérance des religions entre elles devient condamnable à tous les points de vue, puisque les hommes sont tous également enfans de Dieu et qu’il est contraire aux plus simples et aux plus justes sentimens naturels qu’un père veuille le malheur de ses fils. Il faut dès lors admettre avec les plus intelligens brahmanes de l’Inde que chaque religion est faite pour ceux qui la suivent, que toutes sont l’ouvrage d’un être bienfaisant, et qu’ainsi l’histoire de l’humanité, dans sa partie la plus profonde, procède par une suite de miracles divins. Dans l’autre cas, ces actions soudaines d’une puissance insaisissable disparaissent ; Dieu cesse de refaire continuellement son œuvre ou de la réparer. Il est regardé non plus comme la cause efficiente, mais comme la cause formelle des religions ; au lieu d’être l’ouvrier, il est le modèle ; le véritable ouvrier, c’est l’homme : le même qui bâtit les temples, dresse les autels, institue les cérémonies, offre les sacrifices, compose les prières et les récite de sa bouche au milieu des peuples assemblés est aussi l’interprète de la pensée religieuse, le prophète qui l’annonce, l’intelligence qui la dévoile. Mais comme le savant qui découvre une loi de la nature n’en est pas pour cela l’auteur, de même l’homme, le prêtre qui donne la première expression d’un dogme ne fait qu’accorder son intelligence sur le type éternel de la pensée humaine, qui est Dieu. Cela fait, son idée va par le monde et y produit ce qu’elle peut produire jusqu’à ce que, sa vertu productrice étant épuisée, un principe nouveau et pris à la même source gagne à son tour les esprits et donne le jour à quelque culte nouveau. Les transitions sont insensibles : quand on serre de près ces questions, il est presque impossible de dire à quel moment une doctrine a commencé ; elle se prépare de loin et n’éclate jamais à l’improviste. Jean ne fut pas le seul précurseur du Christ ou, s’il le fut pour les Juifs qu’il baptisait, il ne le fut certainement pas pour les Grecs. Sans compter beaucoup d’Alexandrins et des sectes entières habitant l’Égypte, le stoïcisme, Platon, Socrate lui-même et ceux que de son temps on appelait orphiques, pythagoriciens ou baptiseurs, croyaient, enseignaient et pratiquaient des maximes venues du même point de l’Asie d’où vinrent aussi les doctrines évangéliques.

Ainsi, dans l’hypothèse que nous exposons et qui est celle de la science, les religions cheminent suivant des lois naturelles qu’un géomètre pourrait représenter par des courbes. Comme un être vivant qui naît d’un germe insaisissable, grandit peu à peu dans l’œuf maternel et ensuite dans sa liberté, touche à sa plus grande vigueur, puis voit sa puissance de vivre décroître par degrés et enfin retourne aux élémens d’où il est sorti, ou comme une vague de la mer qui de ride invisible devient flot, monte, soulève un grand navire, le renverse, le submerge, puis redescend et va se perdre dans le flot qui la suit, ainsi une religion nouvelle naît au sein d’un peuple sans qu’on la voie, c’est une société secrète, un mystère ; bientôt elle se rend visible, subjugue les esprits, devient toute-puissante ; plus tard elle décroît et voit la place qu’elle occupait envahie peu à peu par une idée nouvelle dans laquelle elle est enfin absorbée. Les courbes géométriques par lesquelles il est possible de représenter la marche des religions ne forment pas une ligne unique, continue et sinueuse, c’est une série de lignes dont chacune se croise avec celle qui la précède et avec celle qui la suit ; mais la science démontre que toutes procèdent d’un fonds commun dont elles ne sont que les formes successives et passagères.

Nous dirons tout à l’heure en quoi consiste cet élément constant des religions. Observons seulement ici que le problème d’origine est le même pour toutes, et que, s’il peut être posé pour une religion moderne, il peut l’être dans les mêmes termes pour celle qui est venue la première dans l’ordre des temps. On n’a découvert aucune raison de penser que celle-ci ait été apportée sur terre par un coup inopiné d’une puissance suprême. Au contraire, toutes les recherches méthodiques faites de nos jours ont abouti par des chemins convergens vers un centre asiatique commun d’où les grandes religions au moins sont sorties. Un monument écrit plus antique que tous les autres est entre nos mains, qui tient de très près à ce centre et peut être considéré comme exprimant la pensée des hommes qui l’habitaient avant que les cultes de même nature eussent pris naissance ailleurs. Ce monument, c’est le Vêda. Les hymnes dont il est composé énoncent explicitement la doctrine fondamentale qui se perpétue à travers les siècles, et ils affirment en termes non ambigus que le culte, les symboles, les rites et enfin les dieux sont l’œuvre des hommes ; ils racontent la manière dont chacun d’eux a été conçu, le but pour lequel il a été créé, la pensée qu’il représente, le phénomène physique ou moral auquel il correspond. Il est difficile devant des affirmations à la fois si claires et si sincères de croire que les auteurs de ces hymnes aient voulu faire illusion à ceux qui les écoutaient, puisque cette illusion eût tourné au détriment de leur puissance sacerdotale. D’ailleurs ces prêtres ne formaient point encore une caste ni même une corporation, c’étaient des pères de famille officiant devant un autel domestique et composant des chants pieux pour leur femme, leurs enfans et leurs serviteurs. Leur intérêt était de parler clairement et d’être compris, afin que les enfans, devenus à leur tour pères de famille et pontifes, pussent perpétuer la tradition sainte et apporter de semblables chants au festin sacré.


II

Une même loi préside donc à la naissance, à l’accroissement et à la destruction de toutes les religions, et cette loi peut s’exprimer sous une forme géométrique. Nous n’avons pas à exposer par quelle méthode la science a été conduite à ces résultats, nous avons rendu compte de cette méthode ici même. Nous rappellerons seulement que c’est une méthode d’observation, la même qui s’applique dans toutes les sciences dont les objets sont réels. Seulement, parmi les faits religieux, les uns nous viennent du passé, les autres sont encore présens et peuvent être l’objet d’expériences. Les faits passés appartiennent à l’histoire, ils composent le domaine des religions déchues et la partie écoulée de celles qui existent. Comme ils sortent logiquement les uns des autres et ne sont pour ainsi dire que les mêmes faits se transformant sans cesse selon les conditions dans lesquelles ils se trouvent, ce renouvellement des milieux les place précisément dans le cas où un phénomène physique est placé par les expérimentateurs, et il donne à l’analyse historique toute la solidité d’une méthode expérimentale. Quant aux faits présens, il est plus facile encore de les analyser et de les comparer entre eux : la connaissance qu’on en peut acquérir sert de point de départ à toute la série du passé. Toutefois, comme les faits religieux d’aujourd’hui sont les conséquences nécessaires de ceux d’hier, lesquels forment avec ceux qui les ont précédés un enchaînement non interrompu, les ténèbres qui couvrent les rituels, le symbolisme et même à beaucoup d’égards les dogmes présens ne se dissipent qu’à mesure qu’on remonte vers les formes antérieures et qu’on approche de l’origine. Voilà pourquoi nous avons beaucoup appris et nous pouvons espérer plus encore des études orientales ; c’est la connaissance approfondie et toute récente de l’Orient qui nous fait pénétrer jusqu’aux origines des choses.

La linguistique est venue apporter à la méthode historique un appoint d’une utilité incontestable. Les noms et les termes usités dans les religions n’ont en effet aujourd’hui presque aucune signification étymologique dans les langues qui les emploient. Une personne qui ne sait pas le latin et un peu de grec ne comprend rien à la plupart des mots en usage dans le culte romain. Parmi ces mots, il n’en est presque pas qui viennent de l’hébreu, et pourtant il y en a un certain nombre qui ne sont ni grecs ni latins. D’où viennent-ils ? — Les termes sacrés usités chez les Latins et les Grecs de l’antiquité sont presque tous dans le même cas : les noms des divinités grecques ne sont pas grecs, les noms des divinités latines ne sont pas latins. Il faut donc en chercher ailleurs l’étymologie. S’il ne s’agissait ici que d’une simple curiosité, on abandonnerait volontiers ces recherches aux loisirs de l’érudition ; mais elles ont pris dans ces derniers temps une portée beaucoup plus grande. Ces mots en effet représentent des choses et des idées. Si ces idées et ces choses : eussent été des productions spontanées des peuples chez qui elles se trouvent, ces peuples n’eussent pas été chercher au loin des termes pour les exprimer : ils l’eussent fait d’autant moins que les langues anciennes avaient une facilité merveilleuse pour créer des mots nouveaux. Les mots sont donc venus avec les choses et avec les idées qu’ils représentaient. D’où sont-ils venus ? Quand on songe que pour l’antiquité ces mots d’origine étrangère composent presque tout le domaine de la langue sacrée, on conçoit quelles lumières une linguistique prudemment et méthodiquement pratiquée peut jeter sur les origines des religions. Or les voies par lesquelles la force de la méthode l’a conduite aboutissent comme les recherches historiques à l’Asie centrale et au Vêda. C’est donc en cette contrée et dans ce livre que l’on doit principalement chercher les commencemens des rites, des symboles et des doctrines. Toutefois, si là même les termes sacrés se trouvaient être comme ailleurs étrangers à la langue commune, il est évident qu’il faudrait pousser la recherche plus loin et que la marche de la linguistique vers le passé n’aurait encore atteint qu’une étape reculée ; mais il n’en est rien : ici les mots portent leur signification avec eux, les symboles sont expliqués, et l’on assiste à la naissance des rites et des doctrines. Il est donc impossible qu’une grande lumière ne sorte pas de l’étude des hymnes du Vêda pris comme centre de toutes les recherches relatives à l’histoire des religions.

Mais la linguistique et l’histoire appliquée aux choses religieuses, c’est-à-dire l’archéologie sacrée, sont des méthodes anatomiques, méthodes d’analyse et tout au plus de comparaison. Ainsi l’analyse philologique se préoccupe beaucoup des formes et très peu de la signification des mots. L’on voit en effet la signification des mots non-seulement changer avec la forme, mais de plus varier d’une époque à l’autre sans que la forme ait changé : le mot charmant, par exemple, n’a pas aujourd’hui la signification qu’il avait sous Louis XIII et même sous Louis XIV, et cela est vrai pour un grand nombre de mots. La littérature se préoccupe de ces changemens qui ont lieu surtout dans les idées ; la linguistique au contraire cherche d’où est venu le mot charmant, qui est une forme dérivée de charmer, lequel vient lui-même de charme ; or charme vient lettre pour lettre du latin carmen en vertu des lois parfaitement définies auxquelles la langue latine a été soumise quand elle est devenue le français. La même méthode d’analyse comparative s’appliquera au latin carmen, et l’on ne s’arrêtera que quand on aura retrouvé les premiers élémens, les monosyllabes primordiaux dont la réunion et les transformations successives ont engendré carmen. C’est là une science purement morphologique, tout à fait semblable à l’anatomie comparée des animaux et à la morphologie végétale. Il en est de même de l’archéologie et de l’histoire religieuse proprement dite : elles exposent les phases successives par lesquelles ont passé les rites, les symboles et même les doctrines, et, remontant vers le passé, nous montrent enfin les formes et les formules qui ont revêtu ces trois choses dans les plus anciens temps.

Les religions sont des organismes vivans. S’il en était autrement, il faudrait admettre sans restriction la célèbre formule nomina numina, regarder les conceptions religieuses comme des formes vides et les mythes comme des jeux de mots. Il deviendrait alors inexplicable que des peuples entiers et souvent plusieurs peuples les uns à la suite des autres aient adopté de pareilles inanités pour en faire les objets de leur culte, fondé leurs plus grandes institutions sur des illusions pures et encensé des mots. La religion est un acte d’adoration, et l’adoration est à la fois un acte intellectuel par lequel l’homme reconnaît une puissance supérieure et un acte d’amour par lequel il s’adresse à sa bonté. Ces actes ne sont point des abstractions et ne peuvent s’expliquer par des abstractions scientifiques. Ce sont des réalités où l’homme est acteur depuis les temps les plus anciens, et qu’il n’a cessé d’accomplir aux époques de haute civilisation comme aux époques de barbarie ou de décadence. Il faut donc admettre, à moins d’accuser d’insigne folie le genre humain tout entier, que les formules sacrées ainsi que les rites et les symboles, couvrent quelque chose de réel, de vivant et de permanent qui donne à toutes les religions leur durée et leur efficacité. Cet élément doit jouer dans leur longue et multiple histoire le même rôle que la vie dans les corps organisés. L’anatomie et la morphologie, qui donnent l’analyse des formes extérieures ou internes de ces derniers, n’expliquent rien, si elles n’ont sans cesse à côté d’elles cette idée de la vie qui anime et produit ces formes mêmes ; mais du moment où elles font intervenir comme moyen d’explication un principe vivant, elles cessent d’être purement descriptives et deviennent physiologie[6]. De même, si la notion mystérieuse qui se cache sous les formules sacrées est négligée, ni l’archéologie ni la linguistique ne peuvent rendre compte de la naissance et du développement des religions, non plus que de leurs analogies entre elles. Ce fonds commun qui persiste à travers l’humanité leur échappe, les mythologies ne paraissent plus que des amusemens ou des inventions des poètes, et ce fait immense de l’empire exercé par les religions sur les hommes, de cette puissance, mystérieuse qui a rempli d’autels les cités, chargé des générations entières de labeurs exécutés par elles avec allégresse, souvent aussi armé les nations les unes contre les autres, bouleversé les états, renversé les dynasties, et qui aujourd’hui même tient l’Orient et l’Occident en suspens, ce fait demeure sans raison d’être, la science est muette devant lui. L’explication donnée par Épicure, si hardiment reproduite par Lucrèce et à laquelle la science aboutirait encore, n’explique rien. Si grand qu’on imagine le « fantôme qui montrait du haut du ciel son horrible tête, » ce spectre sera lui-même une production de la pensée humaine et aura besoin d’être expliqué.

Il y a donc dans les religions une idée fondamentale qu’il faut avoir sans cesse présente à l’esprit quand on parcourt les faits constatés par la linguistique et par l’archéologie, car c’est cette idée qui donner à l’interprétation des faits. La science cesse alors d’être une pure analyse et prend sa place dans l’ordre des sciences physiologiques. Cette idée, qui répond, comme je le disais tout à l’heure, à celle de la vie dans la physiologie animale et végétale, n’est plus aujourd’hui un mystère. Elle peut se lire énoncée cent fois en termes simples et sans formules symboliques dans le Vêda ; puis, une fois qu’on l’y a saisie, on la retrouve partout dans les religions des temps postérieurs : elle y anime les cérémonies du culte, se cache sous les symboles, donne aux expressions dogmatiques leur sens, leur portée et leur unité, s’épanouit enfin en doctrines morales, en pratiques et en conséquences de toute sorte dont le génie des peuples et la nature des milieux suffisent pour expliquer la diversité. C’est cette idée que nous allons exposer. Quand la science qui la dégage par l’analyse sera plus avancée qu’elle ne l’est aujourd’hui, on verra les dogmes, les rites et les créations religieuses idéales se coordonner à sa suite, ou plutôt se produire tour à tour sous son action permanente et suivant les lois que les analyses auront constatées. Seulement ces lois cesseront d’être abstraites et tiendront leur place dans le développement réel et non interrompu de l’humanité. Cette partie synthétique de la science n’est point faite, elle n’est pas même tentée. C’est pourquoi nous nous bornons a constater le point où elle en est aujourd’hui. L’exposition que nous allons faire du principe physiologique des religions sera nécessairement plus abstraite qu’il ne l’est dans les différens cultes et surtout dans les plus anciens ; mais elle ne le sera pas plus qu’il ne l’est dans les religions les plus récentes, par exemple dans le christianisme. Or notre exposition doit s’appliquer aussi bien aux religions modernes qu’à celles d’autrefois. Du reste l’idée a de bonne heure acquis dans l’Inde et la Perse et déjà même dans le Vêda un haut degré de généralité qui nous permet de parler nous-mêmes en termes très généraux.

Trois phénomènes ont frappé l’intelligence des Aryas dès le temps où ils n’habitaient encore que les vallées de l’Oxus : ce sont le mouvement, la vie et la pensée. Ces trois choses, prises dans toute leur étendue, embrassent tous les phénomènes naturels sans exception de sorte que, si l’on découvrait un principe qui les expliquât, ce principe devait donner à lui seul l’explication universelle des choses. Il faut seulement observer que la première condition à remplir était que ce principe fût une force réelle et non une abstraction, puisque les faits appartiennent tous à la réalité.

En regardant autour d’eux, les hommes d’alors s’aperçurent que tous les mouvemens des choses inanimées qui s’opèrent à la surface de la terre procèdent de la chaleur, qui se manifeste elle-même soit sous la forme du feu qui brûle, soit sous la forme de la foudre, soit enfin sous celle du vent ; mais la foudre est un feu caché dans le nuage et qui s’élève avec lui dans les airs, le feu qui brûle est avant de se manifester renfermé dans les matières végétales qui lui serviront d’aliment, enfin le vent se produit quand l’air est mis en mouvement par une chaleur qui le raréfie ou qui le condense en se retirant. À leur tour les végétaux tirent leur combustibilité du soleil, qui les fait croître en accumulant en eux sa chaleur, et l’air est échauffé par les rayons du soleil ; ce sont ces mêmes rayons qui réduisent les eaux terrestres en vapeurs invisibles, puis en nuages portant la foudre. Les nuées répandent la pluie, font les rivières, alimentent les mers, que les vents agités tourmentent. Ainsi toute cette mobilité qui anime la nature autour de nous est l’œuvre de la chaleur, et la chaleur procède du soleil, qui est à la fois « le voyageur céleste » et le moteur universel. Entendons ici que le mot chaleur est un terme abstrait et que la réalité des phénomènes ne peut s’expliquer par une abstraction ; aussi la chaleur ainsi comprise est-elle une conception scientifique et non religieuse. Les Aryas nommèrent donc non pas chaleur, mais feu (agni), le principe réel auquel ils rapportèrent tous les mouvemens des corps inanimés.

La vie aussi leur parut étroitement liée à l’idée de feu. Si l’on envisage les végétaux, les grands changemens périodiques qui naissent pour eux des saisons manifestent une connexité invariable entre ces deux choses. Quand la chaleur arrive avec le printemps, toutes les jeunes plantes commencent à croître, se couvrent de verdure et de fleurs, fructifient, et à la fin de l’année se trouvent grandies et fortifiées ; puis, à mesure que la chaleur se retire, la végétation s’alanguit, s’arrête, il semble que les forêts et les plaines soient frappées de mort. Le grand phénomène de l’accumulation de la chaleur solaire dans les plantes, phénomène que la science a depuis peu mis en lumière, fut aperçu de très bonne heure par les anciens hommes ; il est plusieurs fois signalé dans le Vêda en termes expressifs. Quand ils allumaient le bois du foyer, ils savaient qu’ils ne faisaient que le « forcer » à rendre le feu qu’il avait reçu du soleil. Quand leur attention se porta sur les animaux, l’étroit lien qui unit entre elles la chaleur et la vie leur apparut dans toute sa force : la chaleur entretient la vie ; ils ne trouvaient pas d’animaux vivans chez qui la vie existât sans la chaleur ; ils voyaient au contraire l’énergie vitale se déployer dans la proportion où l’animal participait à la chaleur et diminuer avec elle. Le froid produit d’abord un engourdissement de la vie et enfin la mort ; ce qui reste après, ce sont les matériaux que la chaleur vitale avait rassemblés et modelés, et qui dès ce moment retournent à leurs similaires et rentrent dans le vaste corps des choses inanimées. D’un autre côté, la vie est aussi la condition de la chaleur dans les animaux, car un animal frappé de mort se refroidit par degrés et ne diffère plus de la terre et des eaux dont son corps avait été formé. Nous dirions aujourd’hui que, quand deux choses sont réciproquement la cause l’une de l’autre, cela revient à dire qu’elles sont identiques. Le feu, qui est le moteur des choses inorganisées, est donc aussi l’agent de ces mouvemens d’une nature particulière qu’on appelle la vie.

Remarquons toutefois que l’idée se complique à mesure que l’ordre des faits observés s’élève. Le feu s’introduit dans les animaux et y entretient la vie de plusieurs manières, directement en s’échappant du soleil et en se répandant sur eux, indirectement avec les alimens dont ils se nourrissent et qui déjà le contiennent, enfin par le vent qu’ils respirent. Privés d’alimens ou suffoqués, les animaux se refroidissent et meurent. Il en est de même des végétaux. La vie n’existe donc et ne se perpétue sur la terre qu’à trois conditions, c’est que le feu pénètre les corps sous ses trois formes, dont une réside dans les rayons du soleil, une autre dans les alimens ignés et la troisième dans la respiration, qui est l’air renouvelé par le mouvement. Or ces deux dernières procèdent chacune à sa manière du soleil (sûrya) ; son feu céleste est donc le moteur universel et le père de la vie : celui qu’il engendra le premier, c’est le feu d’ici-bas (agni), né de ses rayons, et son second coopérateur éternel est l’air mis en mouvement, qu’on appelle aussi le vent ou l’esprit (vâyu).

Les choses que nous exposons ici dans un langage qui tient le milieu entre celui de la poésie et celui de la science sont d’une simplicité extrême et intelligibles pour des enfans. Ce qui suit ne demande pas non plus des connaissances bien profondes pour être compris ; une vue générale de la nature a suffi aux hommes d’autrefois pour le concevoir. Nulle part la pensée ne se manifeste sans la vie. De plus elle ne se voit que chez les êtres où la vie se rencontre à un degré supérieur d’énergie, chez les animaux. Or, quand un animal est atteint par la mort, ses membres fléchissent, il tombe à terre, devient immobile, perd la respiration et la chaleur ; avec sa vie, sa pensée se dérobe. Si c’est un homme, tous ses sens étant anéantis, il n’est plus possible de tirer de sa bouche pâle et glacée aucune parole, de sa poitrine affaissée aucun son exprimant la joie ou la douleur ; sa main ne presse plus celle que lui tend un ami, un père, un enfant ; tout signe d’intelligence et de sentiment a cessé. Bientôt son corps se décompose, se fond, s’évapore, et il ne reste sur la terre qu’une tache noire et des os blanchis. Quant à la pensée, où est-elle ? Si l’expérience la montre indissolublement attachée à la vie, de telle sorte que là où la pensée cesse la vie s’éteint, on peut croire que la pensée a la même destinée que la vie ou plutôt que le principe qui pense est identique au principe vivant et ne forme jamais avec lui une dualité ; mais la vie, c’est la chaleur, et la chaleur tire son origine du soleil. Le feu est donc à la fois le moteur des choses, l’agent de la vie et le principe de la pensée.

Son action est double, car il est à la fois chaleur et lumière. Si le « père céleste » retirait sa lumière et que le monde tombât dans les ténèbres, en supposant que la vie pût durer encore, du moins l’intelligence serait-elle amoindrie au point de n’être presque plus rien, car les êtres qui pensent, c’est-à-dire les animaux et les hommes, tirent de la vue presque toutes leurs idées et particulièrement la plus grande de toutes, celle par laquelle nous concevons l’ordre des choses et en dégageons ce principe divin d’où elles émanent. Par ces deux chemins, les hommes d’autrefois furent conduits à penser que le principe des choses est unique et universel et qu’il peut porter le nom de feu. Nous qui venons longtemps après eux, nous pouvons dire que le feu ainsi conçu doit être caractérisé par trois épithètes répondant à ses trois fonctions : dans le premier cas il est physique, dans le second il est psychologique ou vital, dans le troisième il est métaphysique ou divin. Parvenus à cette dernière conception, les Aryas de l’Inde et de la Perse, mais surtout les premiers, entreprirent sur les phénomènes de l’intelligence une série d’analyses d’une extrême profondeur que nos philosophies occidentales sont encore loin d’avoir égalées. Nous n’en parlerons pas ici, parce que la plupart d’entre elles, quoique faites par des prêtres, n’entrèrent jamais dans le domaine de la religion et demeurèrent libres à côté d’elle. Il faut seulement remarquer que, l’agent de la pensée ayant été identifié avec l’agent de la vie et du mouvement, il y avait lieu de distinguer encore dans la pensée des élémens de nature diverse et pour ainsi dire des degrés. Il y a en effet un très grand nombre d’idées sur lesquelles les hommes sont en désaccord, parce qu’elles sont nées en eux des points de vue particuliers où ils se sont trouvés par rapport aux choses, points de vue qui sont toujours divers. Il y en a d’autres au contraire sur lesquelles les hommes sont toujours d’accord, parce que les objets en sont d’une nature simple, universelle, et ne peuvent être aperçus que d’une seule manière. Ces dernières forment ce que les modernes appellent le domaine de la raison ; elles sont innées, elles éclairent la pensée individuelle pendant le cours de la vie et ne souffrent ni accroissement ni déclin. Tout le reste de la pensée est sujet à la naissance et à la mort. Parmi ces idées éternelles, il en est une qui est le centre de toutes les autres et dont celles-ci ne sont que des formes diverses, c’est l’idée de l’absolu. Elle est le principe de la science pour tous ceux qui la conçoivent. Le travail de l’esprit qui s’efforce de l’élucider constitue la science (vêda) ; la parole qui l’exprime est la plus haute et la plus compréhensive de toutes les paroles, c’est le mot, le verbe par excellence, et la voix qui l’énonce rend un chant sacré. Ce chant, ce mot, cette parole, cette science, cette raison, cette idée, voilà donc l’élément persistant de tout ce qui existe ; cet élément est en même temps l’agent de la vie et le premier moteur. Tous ces caractères réunis appartiennent à un même être qui n’a rien d’abstrait, ni rien qui soit individuel à la façon humaine. Chaque science, chaque culte, chaque langue, le nomment à leur manière ; mais son vrai nom est Dieu (Dêva), père universel et auteur de la vie, Ahura, Brahma.

Par la courte exposition que nous venons de faire de la doctrine fondamentale commune aux grandes religions, aussi bien à la nôtre qu’à celles des Indiens et des Perses, on voit que le feu, conçu d’abord comme un agent physique, s’anime quand il s’agit d’expliquer les phénomènes de la vie et devient un être métaphysique quand on le conçoit comme pensée suprême et absolue. Les religions n’ont pas toutes attribué la même importance à chacun des trois rôles du principe igné. Les moins élevées ont fait prévaloir le premier ou tout au plus le second : telles ont été les religions grecques, latines et germaniques, connues sous le nom de religions païennes. Le mazdéisme des Perses et le brahmanisme ont laissé une part considérable aux deux premiers rôles du feu dans l’interprétation de la nature ; mais, en appuyant plus encore sur le troisième, ils ont pris rang parmi les religions les plus spiritualistes. Le christianisme, sans oublier entièrement les deux premières fonctions du principe divin, a donné pourtant une importance en quelque sorte exclusive à la troisième ; la nature métaphysique de Dieu a presque absorbé toute l’idée, et, à force de l’envisager dans ses attributs définis, les philosophes et la plupart des docteurs chrétiens l’ont détaché du monde et lui ont donné une personnalité souvent excessive.

La diversité des religions est venue en grande partie de la manière différente dont on a conçu et apprécié le rôle multiple du principe découvert par les Aryas primitifs. Chez certains peuples, le rôle physique du feu ayant en quelque sorte prévalu, la religion, en l’envisageant dans les phénomènes d’ordre varié qu’il engendre, s’est pour ainsi dire brisée en autant de fragmens, et est devenue le polythéisme. Pour chaque ordre de faits naturels, les prêtres, les poètes et le peuple ont conçu et représenté aux yeux une figure divine à laquelle on a consacré des temples et dressé des autels ; ainsi la grande unité de la force vivante qui remue le monde se divisait en un nombre toujours croissant de forces secondaires plus ou moins adroitement coordonnées. Chez d’autres peuples, le rôle supérieur du feu occupant les esprits, on perdit de vue ses rôles secondaires, et le polythéisme, qui repose cependant sur des observations réelles et sur un fonds solide, quoique étroit, fut regardé comme une institution impie. Ailleurs le feu de l’autel, c’est-à-dire le feu envisagé dans sa fonction sacerdotale, fut mis au premier rang, et les cérémonies du culte se substituèrent à la science de la réalité. Chez les musulmans, toute fonction physique ou psychologique du principe divin fut écartée : Dieu se trouva réduit à une conception métaphysique, abstraite, d’où découla logiquement un ordre fatal. Ce sont là de grands sujets dont la science est saisie, mais dont l’étude est loin d’être épuisée. Nous faisons seulement remarquer ici que, dans la triple idée que l’on se fit des fonctions divines, chacune de celles-ci pouvait être prise pour symbole de celle qui venait immédiatement au-dessus d’elle. C’est en effet ce qui eut lieu, Le feu physique devint le symbole de la vie et le feu vital devint le symbole ou la figure de l’être métaphysique ou de Dieu, Ce symbolisme fut l’élément le plus apparent et en quelque sorte le plus ostensible de la doctrine, et constitua cette partie des religions qu’on appelle le culte. Entrons dans quelques détails empruntés aux hymnes du Vêda.

On alluma sur un tertre de terre en vue des assistans un feu qui fut l’image de l’agent universel de la vie et de la pensée. Tout dans la cérémonie eut un caractère symbolique, c’est-à-dire une signification cachée aux impies, mais claire pour les initiés, Ce feu était tiré par le frottement de deux pièces de bois qui le renfermaient éminemment ! c’était sa « nativité. » La faible étincelle vivante, souvent appelée dans le Vêda « le petit enfant, » était portée sur une poignée d’herbe sèche qu’elle enflammait aussitôt, et le feu se communiquait aux branches entassées sur l’autel ; mais parvenu aux branches supérieures, il était menacé de s’éteindre : le prêtre alors répandait sur lui le beurre clarifié et le sôma, et dès ce moment le feu était surnommé oint (ankta, agni), déployait une puissance souveraine et illuminait le monde de sa splendeur, Tous les êtres étaient convoqués à venir contempler ce spectacle de la vie concentrée en quelque sorte dans un petit espace et développant toutes ses énergies sur un terrain de quelques pieds, Le lecteur en effet remarquera que le beurre du sacrifice et le sôma représentent ici toute la nature animée, car chez les Aryas de l’Asie centrale la vache était prise par excellence pour le type et le représentant des animaux, son lait pour le type des alimens, la crème pour la partie excellente du lait, le beurre pour la partie la plus pure de la crème, et le beurre fondu ou clarifié pour l’essence même du beurre ; répandu sur le foyer enflammé, il s’y consume entièrement et ne laisse après lui aucun résidu ; il est donc la matière animale la plus combustible, celle qui peut le mieux servir d’aliment au feu et en manifester l’énergie, c’est le feu lui-même prenant un corps et s’alimentant de sa propre substance. Le sôma, remplacé en Occident par le vin et dans le nord par la bière, jouait le même rôle parmi les matières végétales. C’est une liqueur alcoolique ; le suc de l’asclépias acide, fermenté pendant trois jours, se changeait en un liquide spiritueux qui, répandu sur le feu, en faisait jaillir des flammes resplendissantes. Bu par les hommes, il leur procurait cette chaleur interne qui accroît l’énergie et enflamme le courage. Le sôma fut donc aisément adopté comme le type végétal des alimens liquides et des matières combustibles, c’est-à-dire comme un parfait réceptacle du feu et un profond symbole de la vie. Depuis les époques les plus anciennes, le feu n’a plus cessé d’être allumé sur les autels et d’y présenter aux yeux l’image de la vie et de la pensée. Dans les temps primordiaux et même encore dans beaucoup d’hymnes du Vêda, le feu ne jouait pas toujours un rôle symbolique ; mais, à mesure que la religion devint plus spirituelle, ce rôle s’accrut. Chez nous, le feu qui brûle sur les autels et qui se renouvelle chaque année au temps de Pâques, le cierge, le vin, l’huile de certaines cérémonies, ne sont que les symboles d’une métaphysique profonde plus ou moins bien interprétée par les docteurs, et dont les formules invariables sont conservées dans les rituels.

Le fait, aisé à constater, que chaque fonction inférieure du feu devint le symbole de sa fonction supérieure est d’une extrême importance pour l’histoire des religions et pour l’appréciation de leur efficacité. L’homme n’a guère d’action sur la vie que par le moyen de la chaleur et des sources qui l’alimentent, choses dont il dispose à son gré ; mais il ne parvient à les faire agir pour le bien de la vie qu’en s’appliquant à les connaître et à découvrir les lois auxquelles la vie elle-même est soumise. Ainsi la supériorité appartient toujours aux hommes chez qui la force métaphysique de l’intelligence est la plus pénétrante et la plus productive. Ceux-ci devenaient donc nécessairement les premiers dans les sociétés religieuses au temps où la science ne s’était pas encore sécularisée. Les autres ne concevaient que les rôles inférieurs du principe igné, ils ne s’élevaient guère au-dessus des symboles et des cérémonies du culte ; moins leur esprit était éclairé, plus la partie matérielle de la religion prenait d’importance à leurs yeux. Si une société tout entière venait à perdre de vue l’élément métaphysique de la religion, elle perdait peu à peu le fruit de l’institution, et, si elle n’était pas soutenue d’ailleurs par la science libre et par une puissante organisation laïque, elle retombait dans la barbarie jusqu’à ce qu’une religion nouvelle lui rendît un meilleur avenir et, comme il fut dit, « la ressuscitât d’entre les morts. »

il y a eu de grandes nations dans l’antiquité chez qui la métaphysique religieuse a été presque ignorée du peuple et ne s’est conservée que dans le secret des sanctuaires, et encore dans quelle mesure, nous l’ignorons. L’archéologie et la linguistique démontrent que ces nations, aryennes comme nous, avaient possédé dans leurs commencemens la doctrine peut-être entière et ne s’étaient séparées du berceau commun qu’à une époque où cette doctrine avait déjà ses principaux élémens arrêtés. L’examen des causes qui la firent perdre de vue aux Grecs, aux Latins et aux peuples du nord appellerait des développemens étrangers à la question qui nous occupe. C’est aussi un sujet d’une importance majeure que la recherche des causes en vertu desquelles la doctrine s’est intégralement conservée chez les deux grands peuples de l’Orient. Enfin comment les Juifs n’en ont-ils adopté qu’une partie ? comment, dans quelles circonstances et par quelles causes a-t-elle reparu au temps de Tibère sur les côtes du Levant pour se répandre de là, sous le nom de christianisme, dans tout l’Occident ? C’est une grande étude qui occupe aujourd’hui des hommes d’une intelligence distinguée et donne naissance à des livres excellens ; mais cette étude est loin d’être achevée, elle n’en est, pour ainsi dire, qu’à ses commencemens. Du moins voit-on clairement dès aujourd’hui qu’un principe commun animait jadis et anime encore les religions ; qu’une seule idée-mère les a produites dans ce qu’elles ont d’identique, et suffit pour expliquer leurs plus profondes comme leurs plus superficielles analogies. C’est ce principe que je viens d’essayer de mettre en lumière ; il faut bien entendre toutefois que les cultes ont aussi entre eux des différences notables, et qu’on ne posséderait que la moitié de la science, si l’on ne découvrait pas les causes qui les ont engendrées.


EMILE BURNOUF.

  1. Voyez la Revue des 1er et 15 décembre 1864.
  2. En Perse, on donnait le nom d’ahura non-seulement à Ormuzd, mais aussi à tous les autres amschaspands ou esprits purs et même aux puissances d’un ordre inférieur. Ce mot vient de ahu, la vie, et de la terminaison d’adjectif ra ; il signifie qui a ou qui donne la vie, celui qui est un principe de vie pour soi-même et pour les autres. C’est le mot védique asura ; les asuras sont devenus les diables cornus chez les Indiens.
  3. Il la place aux pays de Çugda et Bâgdhi, qui sont la Sogdiane et la Bactriane.
  4. Telle est, par exemple, la légende de Charos dont le nom (qui doit se prononcer Caros) parait si souvent dans les chants populaires de la Grèce. Ce Charos est le dieu de la mort ; on l’a confondu et on le confond encore avec Charon, que presque aucun de ses traits ne rappelle, tandis qu’ils rappellent presque tous le Kâla des Indiens. Si l’identité de Charos et de Kâla est réelle, la légende grecque doit remonter à la plus haute antiquité.
  5. Si la découverte de chants orphiques dans l’Hémus, annoncée par M. Verkovitch, se confirme, elle aura la plus grande valeur, puisque ce chant ne constaterait pas seulement l’existence de la légende d’Orphée aux lieux où les Grecs plaçaient son histoire, mais donnerait un spécimen d’une langue aryenne antérieure à la langue grecque et conservée dans les montagnes de la Thrace.
  6. Voyez, dans la revue du 15 décembre 1867, le travail de M. Claude Bernard sur le Problème de la Physiologie générale.