La Science des religions/Chapitre 11

La bibliothèque libre.
Librairie Ch. Delagrave (p. 144-153).


CHAPITRE XI


UNITÉ HISTORIQUE DES RELIGIONS


L’examen d’une religion, prise au hasard, nous la montre s’isolant de toutes les autres et affirmant son autochthonie ou tout au moins son originalité. Cette affirmation est le plus souvent absolue. Quelquefois cependant une religion consent à se rattacher à une religion antérieure ; mais ce n’est que sous certaines conditions et même à titre onéreux. La religion qui a précédé n’est pour celle qui la suit qu’une préparation et un travail de déblaiement, destiné à nettoyer le sol où doit s’élever l’édifice définitif. Ainsi la religion chrétienne ne se considère pas comme issue du judaïsme, mais elle regarde l’ancienne loi comme une figure et comme une préparation de la loi nouvelle. Le Coran adopte Jésus comme un prophète inspiré ; mais en même temps la doctrine de l’Évangile n’est pour lui qu’une ébauche imparfaite de celle dont le Prophète devait être le véritable promulgateur. Une fois promulgué, l’islam n’a plus besoin du christianisme, qui lui devient au contraire un obstacle ; de même, la doctrine chrétienne une fois annoncée, le judaïsme n’était plus pour elle qu’une puissance hostile, dont il fallait s’affranchir. Les rapports que ces grandes religions semblent consentir à garder les unes avec les autres rompent entre elles toute parenté et prêtent à chacune d’elles une originalité en apparence presque absolue.

Quand on va plus loin vers le passé ou vers l’Orient, la prétention des vieilles religions à l’indépendance est plus positive encore. On ne saurait considérer comme une croyance populaire de la Grèce ancienne que les dieux fussent venus d’Égypte dans ce pays ; c’est une opinion d’Hérodote et rien de plus. Des recherches si multipliées de l’archéologie il résulte que les cultes grecs étaient locaux et indépendans les uns des autres, qu’ils ne conservaient point le souvenir d’une origine étrangère et lointaine, et que, dans chaque lieu on racontait une légende établissant l’autochthonie de la religion qu’on y pratiquait. Le plus loin que l’on remontât, c’était la Crète ou la Thrace, qui avaient été en effet deux centres de rayonnement ou de diffusion pour les cultes des Pélasges et des Hellènes ; mais personne ne disait que ces cultes fussent venus de la Haute-Asie s’établir en Occident. Au contraire on racontait comment Jupiter avait été nourri dans l’île de Crète, et cet Orphée que la science moderne croit reconnaître dans le Ribhou du Vêda, on le faisait naître dans un pays européen et partir de là avec les Argonautes pour la conquête de la Toison d’or. Chaque divinité grecque était regardée comme la fondatrice de son propre culte, Junon à Argos, Apollon à Delphes et à Délos, Neptune et Pallas à Athènes, et ainsi des autres.

Chez les Perses, la religion était attribuée à Dieu comme à son auteur. Ce Dieu « principe de la vie et de la science » qu’ils appelaient Ahura-Mazda, mot dont les Grecs ont fait Ὀρομάζδης, et les Persans modernes Ormuzd, avait lui-même dicté à son fidèle serviteur Zoroastre les formules sacrées sur lesquelles devaient porter la religion et la civilisation du monde. Plus tard, quand les Perses se trouvèrent en contact d’une part avec les Indiens, de l’autre avec les Grecs, ils ne virent dans les religions des uns et des autres que des cultes étrangers et hostiles. Les Grecs leur parurent des barbares livrés à une odieuse idolâtrie, la vieille Égypte fut jugée de même par Cambyse ; quant aux Indiens, l’Avesta témoigne que les Perses jugèrent sacrilège cette nation qui avait pris pour ses dieux les êtres qu’eux-mêmes appelaient des démons, et qui avait plongé aux enfers ces ahuras[1] qui pour eux étaient les formes suprêmes de la divinité. Les Perses lancèrent donc de toutes parts leurs bataillons contre les impies, coururent renverser les idoles et brûler les temples partout où la politique de Darius et la fureur de Xerxès les conduisirent.

Quant aux brahmanes, leur plus antique monument est le Vêda ; la vérité leur a été enseignée par Manou, à qui Dieu lui-même l’avait révélée. Ils pensaient n’avoir rien emprunté à personne, et ils n’ont aperçu entre leur religion et celles des peuples de l’Occident aucun lien de parenté. Ils savaient en effet qu’elle s’était développée régulièrement sur le sol de l’Inde avant qu’aucune influence étrangère eût pu la changer ; leurs livres et leurs traditions la leur montraient se dégageant du Vêda par le travail assidu de leurs ancêtres, soit dans la solitude des forêts, soit dans les collèges des pontifes. Sur ce point, il ne pouvait y avoir pour eux, non plus que pour nous du reste, aucun doute sérieux à élever ; mais comment la source de la tradition s’était-elle enfermée dans le Vêda ? D’où venait ce Vêda ? Qui y avait mis cette doctrine antique que les brâhmanes en faisaient découler « comme d’un réservoir à mille canaux ? » La réponse est toujours la même : Brahmâ était celui qui avait composé le Vêda. Les chantres humains qui l’avaient récité devant l’autel n’avaient été que « les bouches » dont il s’était servi pour le faire entendre aux Aryas : en réalité Brahmâ était « le poète, l’objet de la théologie, la théologie elle-même et le théologien. » Nulle part la révélation divine et l’originalité absolue d’une religion n’ont été énoncées en termes aussi formels qu’elles l’ont été chez les brâhmanes.

Le christianisme est à cet égard, moins affirmatif. Quoiqu’il se rattache uniquement à la prédication de Jésus, et que pour les chrétiens le Christ soit fils de Dieu et Dieu lui-même, une parenté tout humaine l’unit dans la tradition à la famille de David, non seulement par le Charpentier son père, mais aussi par sa mère Maria. Seulement ce n’est point cette parenté qui fait de lui un christ, titre déjà donné à Cyrus, et qui lui transmet son autorité comme fondateur de religion ; c’est uniquement sa procession divine, laquelle est immédiate, absolue, et ne souffre avant elle à aucun degré la genération humaine. C’est cette divinité du Maître qui rompt toute alliance entre sa doctrine et celles des Juifs ou des autres nations, car il devient par là impossible qu’un homme se considère comme chrétien s’il ne croit pas à la divinité du Christ, et il est impossible d’y croire et d’être en même. temps d’une autre religion. L’abîme qui sépare le christianisme des autres cultes est donc infranchissable.

Ce point étant, établi, l’originalité que s’attribuent toutes les religions, anciennes et modernes étant constatée, la question inverse se pose d’elle-même ; C’est une des premières et des plus simples règles de la critique, et en général des sciences d’observation, qu’il faut renverser les problèmes et renouveler les expériences dans des conditions opposées. Ainsi, tandis que les religions affirment leur propre originalité, les recherches scientifiques, poursuivies sans parti pris d’avance et avec la seule pensée de découvrir les lois de la nature, font que l’homme d’étude se demande à lui-même s’il n’y a eu en effet aucune filiation réelle entre les religions. Or, les travaux de tout genre accomplis sur cette matière durant le siècle où nous sommes ont abouti pour elles toutes à une affirmation contraire à la leur. Les faits constatés sont aujourd’hui si nombreux et tellement d’accord entre eux, que toute illusion à cet égard est scientifiquement impossible. Les religions ont procédé les unes des autres. Non seulement les formes du culte ne sont originales chez aucune d’elles, non seulement les symboles ont passé des unes aux autres et l’appareil extérieur dont elles se sont servies s’est transmis à travers les siècles, ne subissant que des altérations superficielles ; mais encore la doctrine mystique ou, si l’on veut, métaphysique, qui se cache sous ces voiles, ce que nous pouvons appeler l’élément divin des religions, est demeuré le même depuis les temps les plus anciens jusqu’à nos jours, animant tour à tour ces figures idéales, ces rites et ces formules qui en sont l’élément sensible.

Il est aujourd’hui démontré que les cultes si variés de l’ancienne Grèce sont pour la plupart, sinon tous, originaires de l’Asie. Comment sont-ils arrivés sur le continent de l’Europe ? quels chemins ont-ils suivis ? C’est là une question importante, mais secondaire, qui n’est point encore résolue, bien qu’il soit déjà visible que la Crète, les îles de l’Archipel et les pays au nord de la Grèce ont été comme trois routes qui ont conduit les dieux sur la terre des Hellènes. La distinction, toute récente encore, faite par l’archéologie entre les dieux des Pélasges et ceux des Hellènes est illusoire et ne répond pas à deux périodes que l’on puisse historiquement séparer. Chaque année qui s’écoule voit quelqu’un de ces dieux rattaché à son origine par des liens qu’il n’est plus possible de méconnaître. Cette origine n’est pas égyptienne ; elle est asiatique. En Asie sauf une ou deux exceptions ce n’est ni chez les Sémites, ni même chez les Indo-Perses qu’on la trouve ; c’est dans un centre plus antique, primitivement occupé par la race âryenne, et d’où les Perses, les Indiens et les Grecs sont également venus.

De ce même centre sont parties, soit à deux époques différentes, mais peu écartées, soit peut-être en même temps, les religions de la Perse et de l’Inde. Non seulement les analogies les plus frappantes existent entre les doctrines et les symboles les plus anciens de l’Avesta et du Vêda, mais le premier de ces deux livres sacrés a conservé le souvenir de l’origine septentrionale du mazdéisme persan. De plus, il est possible de reconnaître en lui un recueil d’écrits appartenant à des époques différentes ; et l’étude des fragments les plus anciens montre une identité presque complète entre les doctrines religieuses qu’ils renferment et celles qui sont contenues dans le Vêda. Cependant il n’y a aucune raison de penser que la doctrine attribuée à Zoroastre tire son origine de ce dernier ; il faut donc admettre que l’un et l’autre sont issus d’une source commune. Cette source, l’Avesta la nomme et en donne la situation géographique[2]. Les hymnes du Vêda n’en parlent pas ou n’y font que des allusions équivoques ; mais les commentaires du Vêda, qui sont eux-mêmes d’une époque reculée, sont plus explicites et nous montrent les populations âryennes de l’Inde venant du nord-est avec leurs croyances et leurs dieux. Ces dieux sont identiques à ceux que l’on trouve dans le livre de Zoroastre, et la notion métaphysique qui anime ces figures est aussi la même. Plus la science pénètre ces matières encore nouvelles, plus la commune origine du parsisme et du brahmanisme se manifeste clairement. Au point où l’on est parvenu aujourd’hui, le doute à cet égard a totalement disparu.

Plus on avance dans l’étude des vieilles religions germaniques et scandinaves et des traditions populaires encore répandues sur toute la surface de l’Europe, plus on voit apparaître les liens qui les rattachent à l’Asie. Les religions qui se sont succédé dans les contrées occidentales n’ont pas fait disparaître ces légendes de la race âryenne On en a découvert un grand nombre en Allemagne ; il en existe en France, qu’il serait temps de rassembler. Il est même probable que toutes les grandes montagnes de notre continent en ont conservé dans leurs gorges profondes avec des débris des anciennes langues, et qu’il serait possible encore de les recueillir.

La Grèce aussi, malgré la longue durée des cultes païens et l’énergie de ses croyances chrétiennes, garde et redit dans ses chants populaires des légendes qui remontent peut-être au delà des temps helléniques, et se rapportent, selon toute apparence, aux premières migrations âryennes venues d’Asie[3]. Les montagnes qui coupent l’Europe de l’est à l’ouest paraissent en conserver des plus curieuses et des plus significatives[4]. Il serait utile de les réunir en un seul corps, comme les archéologues réunissent des médailles ou des inscriptions. On aurait, à la surface du monde actuel, un ensemble de points de repère et de jalons qui permettrait de tracer la carte des plus anciennes migrations âryennes, et de suivre la marche de nos idées religieuses depuis leur berceau. Quoi qu’il en doive être, il n’est plus douteux aujourd’hui que cette diffusion s’est produite à une époque reculée, et que tous ces vieux cultes appartiennent, aussi bien que ceux de la Grèce classique, de l’Italie, de la Perse et de l’Inde, à un même système ou plutôt à une même unité primordiale.

Les doctrines judaïques semblaient appartenir à un autre ordre d’idées et de faits.

De ces travaux de la critique, il résulte manifestement que le judaïsme ne doit plus prétendre à l’originalité. Non seulement toute la première période, des traditions juives est regardée comme un ensemble de mythes dont on doit chercher la signification ; mais la seconde période, qui s’étend de Moïse à David, n’a pas un caractère purement historique et présente un mélange de faits réels et de légendes d’un caractère idéal. On arrive ainsi à distinguer, dans les livres hébreux, les deux périodes qui se trouvent au commencement de tous les anciens peuples : l’une simplement mythologique, l’autre héroïque.

Quant à la doctrine religieuse contenue dans les livres antérieurs à la captivité de Babylone, elle se concentre dans une lutte entre le monothéisme représenté par Jéhovah et les tendances polythéistes du peuple hébreu. L’influence étrangère s’est exercée puissamment pendant la captivité et a continué d’agir, après le retour des Juifs dans leur pays : toutefois elle n’a jamais été pleinement acceptée par eux. Représentée au sein de la société israélite par une minorité intelligente, mais faible par le nombre, elle a soutenu jusqu’à l’époque de Jésus une lutte dont les livres de la Bible retracent les émouvantes péripéties. Prise en elle-même, elle apparaît comme un emprunt fait à l’Asie centrale et particulièrement au mazdéisme.

Reste la religion chrétienne, religion récente en apparence, et qui ne semble dater que de dix-huit siècles. C’est de toutes les religions celle dont les vraies origines peuvent être le plus facilement et plus sûrement reconnues. Quoique son premier siècle ne nous ait laissé que peu de livres et qu’elle-même n’ait eu pendant de longues années qu’une existence sociale mystérieuse et péniblement soutenue, nous avons trois sources de documents tels que n’en a laissé aucune des religions de l’antiquité : ce sont les rituels, les dogmes écrits ou discutés et les monuments figurés, dont les catacombes de Rome offrent à elles seules une collection presque inépuisable. Jusqu’à présent les dogmes chrétiens sont la seule de ces trois choses dont la science ait tenté d’établir l’origine. Quant aux rites, nous ne sachons pas qu’ils aient fait l’objet d’aucune étude ayant un caractère scientifique, Enfin, l’archéologie chrétienne n’a guère remonté jusqu’à présent au delà des premiers temps du christianisme, de sorte que l’origine de presque toutes les figures symboliques est encore à trouver.

Toutefois, il est bon de se souvenir que les rites et les symboles ne sont jamais que l’expression sensible de la doctrine, et que, par conséquent, ils cheminent avec elle à la surface de la terre et partagent sa destinée. La doctrine nécessairement les précède, puisque sans elle ils n’auraient aucune signification, aucune valeur, aucune autorité, et sembleraient des chimères. Plus tard, au contraire, par l’enseignement, les rites et les symboles se transmettent encore, lorsque déjà la doctrine est oubliée ; et ils continuent de régner en vertu de la puissance mystique que la doctrine primitive leur avait communiquée. La grande question des origines s’applique donc principalement aux dogmes ; quand l’origine des dogmes est découverte, on peut dire que celle des rites et des symboles est bien près de l’être. Or, nous avons constaté que les dogmes chrétiens existaient longtemps avant l’époque de Jésus, incomplètement ou en secret chez le peuple juif, pleinement et ostensiblement chez les Perses. Ou assiste aux tentatives qui furent faites successivement, depuis le temps de Darius et de Xercès, pour introduire des dogmes âryens dans le monde hellénique, tentatives qui eurent lieu tour à tour dans la Grèce, en pleine Athènes, puis en Égypte au temps des Ptolémées et qui ne réussirent que quand l’équilibre des idées put être rompu au profit des croyances orientales. Ce temps fut celui où parut en Judée le Maître qui fonda la religion du Christ.

  1. En Perse, on donnait le nom d’ahura non-seulement à Ormuzd, mais aussi à tous les autres amschaspands ou esprits purs et même aux puissances d’un ordre inférieur. Ce mot vient de ahu, la vie, et de la terminaison d’adjectif ra ; il signifie qui a ou qui donne la vie, celui qui est un principe de vie pour soi-même et pour les autres. C’est le mot védique asura ; les asuras sont devenus les diables cornus chez les Indiens.
  2. Il la place aux pays de Çugda et Bâgdhi, qui sont la Sogdiane et la Bactriane.
  3. Voyez Μελέτη, etc., par N. Politis. Athènes, 1871.
  4. Telles sont les légendes du Rhodope, découvertes par M. Werkovitch et étudiées par M. Dozon.