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La Science et l’Agriculture/04

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La Science et l’Agriculture
Revue des Deux Mondes4e période, tome 135 (p. 173-202).
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LA SCIENCE ET L'AGRICULTURE

LES PLANTES DE GRANDE CULTURE

LE BLE

Pendant l’année 1894, la dernière pour laquelle nous ayons des renseignemens précis, la culture du blé a porté en France sur 6 991 449 hectares ; le rendement moyen de l’hectare a été de 17 hect, 52 ; la récolte totale de notre pays s’est donc élevée à plus de 122 millions d’hectolitres, ou encore si, au lieu de mesurer le grain, on le pèse, à 93 671 000 quintaux de 100 kilos.

Le prix moyen du quintal a été de 19 fr. 85 correspondant à 15 fr. 21 pour l’hectolitre ; le grain produit vaut donc environ 1 milliard 860 millions, et comme ces 93 millions de quintaux de grains ont été portés vraisemblablement par 186 millions de quintaux de paille à 6 francs le quintal, cette paille représentait encore 1 116 millions de francs. La valeur produite par les cultivateurs de blé pendant l’année 1894 représente par conséquent une somme totale de près de 3 milliards.

La récolte de 1894 a été exceptionnelle, c’est une des plus fortes du siècle ; la moyenne des vingt dernières années est seulement de 81 millions de quintaux ; en les comptant à 20 francs, ce qui est au-dessous de la réalité, on trouverait que le grain seul représente 1600 millions, en y ajoutant 500 millions pour la paille, qui atteint rarement le prix de 1894, on arriverait à 2 milliards 100 millions. La culture du blé produit donc annuellement en France une valeur qui dépasse 2 milliards, et on conçoit quelles inquiétudes ressentirent les membres du gouvernement et ceux du Parlement quand, il y a dix ans, les cultivateurs de blé déclarèrent qu’il fallait renoncer à le produire ; qu’au prix où il était tombé, la culture devenait onéreuse et qu’on était contraint de l’abandonner. Tandis que de 1875 à 1882, le prix de l’hectolitre de blé avait dépassé 20 francs, il avait fléchi à 19 fr. 16 en 1883, puis à 17 fr. 76 en 1884 ; c’est ce prix qu’on déclara ruineux, affirmant que la somme dépensée pour produire un hectolitre de blé, désignée sous le nom du prix de revient, s’élevait à 20 francs et, par suite, dépassait de beaucoup le prix de vente.

Sans hésiter, on attribua la baisse aux importations de blé étranger, et malgré la répugnance bien légitime qu’éprouvaient des assemblées démocratiques à élever artificiellement le prix du grain qui forme la base de l’alimentation nationale, la poussée des idées protectionnistes fut trop forte pour qu’on y résistât ; les droits imposés au quintal de blé étranger furent d’abord de 3 francs, on les éleva ensuite à 5 francs, puis à 7 francs.

Or, si de 1887 à 1888 l’hectolitre de blé se vendit en moyenne en France au-dessus de 18 francs, si même il s’éleva à 19 francs en 1890. et dépassa 20 francs pendant la mauvaise année 1891, depuis cette époque et malgré des droits protecteurs extraordinairement élevés, les prix sont tombés à 17 fr. 87 en 1892, à 16 fr. 55 en 1893, à 15 fr. 21 en 1894 et à 14 francs en 1895.

Visiblement les droits de douane sont impuissans à maintenir les prix aussi hauts qu’on l’avait espéré. Il est bien à remarquer au reste que cette baisse persistante n’a pas produit les effets funestes qu’on avait prédits, on n’a nullement renoncé à la culture du blé ; elle couvrait 6 956 765 hectares en 1885, elle a dépassé 7 millions d’hectares en 1889, 1890 et 1893 et en a occupé encore 6 997 449 en 1894, et comme on ne peut pas supposer que les cultivateurs s’obstinent à produire à perte, il faut bien admettre que le chiffre, sur lequel on s’appuyait pour forcer les hésitations du Parlement, était erroné et que le prix de revient de l’hectolitre de blé n’est pas de 20 francs.

Quel est-il donc ? Il importe de bien préciser cette notion, car si elle est clairement établie, la marche à suivre pour surmonter les difficultés dans lesquelles nous nous débattons aujourd’hui sera nettement indiquée.

I. — LE PRIX DE REVIENT DE L’HECTOLITRE DE BLÉ

On l’obtient en établissant d’une part les dépenses qui incombent à la culture d’un hectare de blé, en défalquant de ces dépenses la valeur de la paille, puis en divisant la somme ainsi diminuée par le nombre d’hectolitres recueillis.

Le numérateur de la fraction qu’il s’agit de calculer est formé par la somme d’un grand nombre de termes dont quelques-uns correspondent bien à des dépenses réellement effectuées, tandis que d’autres sont simplement évaluées et peuvent dès lors être enflées ou atténuées, suivant qu’on a intérêt à grossir ou à diminuer le prix de revient.

Les sommes payées an propriétaire pour la location de l’hectare, au percepteur pour les impôts, la facture du marchand d’engrais et de semences, le salaire des moissonneurs, des batteurs figurent au numérateur et sont bien des dépenses réelles, l’argent est sorti de ma caisse et je ne suis pas maître d’enfler ou d’amoindrir la somme versée, mais j’inscris encore les dépenses de labour, de hersage, de semailles, travaux exécutés par mes ouvriers, mes bœufs, mes chevaux ; j’inscris la valeur du fumier employé, ou les résidus des fumures antérieures ; or ces dépenses sont réelles mais impossibles à évaluer avec exactitude, et il y a de ce côté quelque incertitude ; le numérateur de notre fraction est donc quelque peu flottant ; le dénominateur, le nombre diviseur qui représente la quantité d’hectolitres récoltée est au contraire observé régulièrement ; il présente d’énormes variations, suivant les conditions dans lesquelles nous sommes placés.

C’est le quotient de cette fraction, le rapport des dépenses au nombre d’hectolitres récoltés qui représente le prix de revient.

Si les dépenses sont faibles, il ne sera pas nécessaire de les diviser par un gros chiffre pour avoir un prix de revient très bas, tandis que, si les dépenses sont considérables, on n’aura un prix de revient faible qu’avec de grands rendemens.

Le pionnier américain qui défriche les milliers d’hectares des plaines de l’Ouest des Etats-Unis et profite des richesses accumulées dans le sol par la culture herbacée qui le couvre depuis des milliers d’années, réduit ses travaux et par suite ses dépenses au minimum, il laboure, égalise son champ à la herse, sème, puis cesse tout travail. Si les conditions saisonnières ne sont pas trop défavorables, le blé lève, se développe et mûrit sa graine ; sans doute le rendement sera minime mais, quand bien même il se réduirait à 10 hectolitres de grain, il y aura encore avantage à faire passer, dans ces maigres récoltes, des moissonneuses-lieuses, à battre rapidement en chauffant la locomobile qui anime la machine avec la paille, à ensacher et à expédier à Chicago ; si les dépenses altérant à un hectare n’excèdent pas 50 francs, le prix de revient de l’hectolitre ne sera que 5 francs et on réalisera un gros bénéfice en vendant 9 francs, prix actuel à Chicago.

Il n’en est plus ainsi dans nos grandes fermes du nord de la France ; le loyer de la terre est élevé, et si l’exploitation emploie sa paille, qu’elle ne soit pas vendue comme elle l’est aux environs de Paris, il faut forcément que le rendement soit élevé pour que le prix de revient ne surpasse pas le prix de vente.

Mon collègue à l’Ecole de Grignon, M. D. Zolla, a relevé chez un fermier de Seine-et-Oise le compte blé pendant plusieurs années[1] ; en 1884, les dépenses se sont élevées à 610 fr. 59 par hectare, on avait produit 33 hectolitres et 1 155 bottes de paille de 5 kil, 5 ; les recettes ont atteint 849 fr. 82, et le prix de revient 8 fr. 26 ; c’est l’année où ce prix a été le plus faible ; pendant la mauvaise année 1891, il s’est élevé à 13 fr. 92 pour retomber à 9 fr. 86 en 1892. Un membre du Parlement, M. Lesage, au moment de la discussion des droits de douane, a calculé le prix de revient du blé dans une exploitation qu’il avait conduite lui-même ; en défalquant les pailles, il a trouvé 9 fr. 59 l’hectolitre. M. Garola, professeur départemental d’Eure-et-Loir, donne comme prix de revient d’une bonne ferme de son département 12 fr. 86 par hectolitre.

Il est inutile de multiplier ces exemples, il est clair que plus le prix de vente est faible et plus il faut que le prix de revient s’abaisse pour que la différence entre ces deux chiffres, c’est-à-dire le bénéfice, soit sensible, et puisque la surélévation des droits de douane est impuissante à maintenir les cours, que tous les efforts tentés pour déterminer une hausse artificielle ont été vains, nous sommes acculés à la nécessité de produire à bas prix, c’est-à-dire d’une part de diminuer nos dépenses et de l’autre d’augmenter nos rendemens.

La diminution du prix de location de la terre a été très marquée depuis dix ans, elle a suivi l’abaissement du taux de l’intérêt de toutes les valeurs, et de même que le rentier ne touche plus maintenant que 3 francs pour un capital de 100 francs, tandis qu’il en recevait 5 il y a quinze ou vingt ans, de même un hectare de terre qui se louait 100 francs est tombé à 80, 70 et même plus bas ; en outre, on a substitué, aussi souvent qu’on l’a pu, le travail des animaux à la main-d’œuvre humaine, le semoir, la moissonneuse sont traînés par des chevaux ou des bœufs, la machine à battre est actionnée par une locomobile ; ce sont là, il faut le reconnaître, de petites économies et qui ne sont pas sans provoquer la gêne des propriétaires ou celle des ouvriers ; il n’en va plus de même de l’élévation des rendemens, non seulement on abaissant le prix de revient au-dessous du prix de vente, elle assure le bénéfice du cultivateur et fait entrer l’aisance dans la ferme, mais en outre, en produisant une plus grande masse de matières alimentaires à bas prix, elle augmente le bien-être de la population, et accroît la prospérité générale. Guidée par une science, chaque jour plus éclairée, la culture a fait dans ces dernières années des progrès assez marqués pour que personne en France ne soit plus privé de pain de froment. L’exposé de ces progrès est le sujet de cet article.


II. — PLACE DU BLÉ DANS L’ASSOLEMENT. — JACHÈRE ET PLANTES SARCLÉES

L’histoire économique de l’ancienne France est navrante ; périodiquement la disette, la famine même, reviennent, traînant derrière elles leur cortège habituel de maladies, de misères et de désordres ; la crainte de voir la population manquer de pain affole les pouvoirs publics ; ils entassent règlemens sur ordonnances : pour faire arriver le grain sur le marché, pour le retenir dans la province ; le commerce paralysé est impuissant ; les paniques déterminent l’exagération des cours, puis quand elles cessent : leur effondrement. Toutes ces misères sont œuvre humaine ; si on avait reconnu plus tôt que la liberté complète du commerce des grains est seule capable d’assurer les approvisionnemens réguliers, on les eût évitées, car les procédés de culture étaient très judicieusement appropriés aux conditions dans lesquelles on se trouvait.

On pratiquait l’assolement triennal, qui, encore en usage dans certaines parties de la France, remonte, dit-on, à Charlemagne : pendant une première année, la terre reçoit le peu de fumier dont on dispose, elle est labourée, travaillée à diverses reprises, on la débarrasse ainsi des plantes adventives, mais on ne lui demande aucune récolte ; pendant toute une année, le guéret bien ameubli reste exposé à l’air, et c’est seulement à l’automne qu’on sème le blé.

Pourquoi cette année sans récolte, pourquoi cette longue période de repos ? Est-ce seulement pour avoir le loisir de détruire les plantes adventives qui pullulent dans les blés semés à la volée, très vite inabordables au printemps et qui diminuent énormément la récolte, qu’on laissait la terre inactive ? Non, le bénéfice qu’on tirait de la jachère était bien plus élevé que celui qu’aurait pu procurer le seul nettoyage du sol ; ce bénéfice tenait à des causes plus profondes qu’on vient seulement de pénétrer.

Nous avons déjà insisté, ici même, sur les énormes quantités d’azote combiné que renferment nos terres cultivées[2] ; on y trouve souvent de 1 à 2 millièmes d’azote, ce qui représente pour un hectare de terre pesant approximativement 4 000 tonnes, de 4 000 à 8 000 kilos d’azote combiné ; or, les exigences d’une très forte récolte de blé sont de 100 kilos d’azote environ ; le sol contient donc infiniment plus d’azote qu’il n’est nécessaire pour alimenter les plantes qu’il porte, et cependant l’expérience nous enseigne qu’on n’obtient de forts rendemens qu’à la condition d’introduire, dans cette terre surchargée d’azote, des engrais azotés.

Visiblement, ces grandes réserves du sol se trouvent à un état tel que les plantes ne peuvent l’utiliser ; c’est qu’en effet, l’humus dans lequel l’azote est engagé en combinaison avec du carbone, de l’hydrogène et de l’oxygène, est une substance très stable, d’une décomposition lente et difficile ; son inertie est la cause même de son accumulation dans le sol : s’il était soluble ou très altérable, très vite il disparaîtrait.

Lentement, cependant, sous l’influence des fermens qui pullulent dans la terre l’humus se brûle ; son carbone s’unit à l’oxygène de l’air et s’échappe sous forme d’acide carbonique, son hydrogène forme : avec l’oxygène, de l’eau, avec l’azote, de l’ammoniaque. Bien que très soluble, celle-ci n’est pas entraînée, on ne la retrouve pas dans les eaux d’égouttement, mais elle subit une dernière métamorphose qui l’amène à une forme telle qu’elle est ou saisie par les végétaux ou entraînée par l’eau ; l’ammoniaque devient la proie des fermens nitreux, puis nitrique : du nitrate de chaux, du nitrate de potasse apparaissent, les plantes se les assimilent et prospèrent, car de tous les engrais azotés les nitrates sont les plus efficaces.

Pour que les réserves du sol deviennent utilisables, il faut qu’elles se transforment, et cette transformation ne se produit que si la terre est aérée et humide.

La terre n’est bien aérée qu’autant qu’elle est ameublie par les instrumens ; mais le travail des terres argileuses n’est pas toujours possible ; sèches ou trop humides, elles sont inabordables ; si même on les laboure, quand elles ne sont pas convenablement égouttées, on les transforme en grosses mottes, irréductibles par les herses ou les rouleaux qui s’aèrent mal. Or il est bien plus facile de trouver le moment opportun pour labourer quand la terre est découverte que lorsque le travail se place pendant la période restreinte qui sépare une récolte de la suivante. Nos pères avaient peu d’engrais, il fallait tirer du sol tous les alimens des végétaux, et la nécessité de très bien exécuter les travaux militait déjà en faveur de la jachère nue ; mais ce n’est pas là cependant la cause qui justifie complètement leur manière d’agir. Pour que les métamorphoses qui amènent l’azote du sol à être utilisable puissent se produire, il faut que la terre soit humide ; or, on n’est sûr de lui conserver l’humidité nécessaire que si on la maintient nue, privée de végétaux.

J’ai déjà parlé ici même des cases de végétation de Grignon ; ce sont de grandes caisses carrées en ciment ; elles ont deux mètres de côté et un mètre de profondeur ; elles renferment quatre mètres cubes de bonne terre qui repose sur un lit de cailloux, au travers duquel les eaux qui ont traversé le sol s’écoulent jusqu’à une rigole centrale, qui les conduit dans de grands vases où elles sont recueillies ; à intervalles réguliers on les mesure, puis on les soumet à l’analyse.

La plupart de ces cases portent, chaque année, des plantes variées ; on y cultive des betteraves, des pommes de terre, du blé, du trèfle, de la vigne, mais quelques-unes sont depuis quatre ans en jachère ; or, tandis que pendant l’année agricole : mars 1894-mars 1895, les terres emblavées n’ont laissé couler que de très faibles quantités d’eau de drainage, les terres en jachère ont été traversées par des quantités d’eau notables, renfermant en moyenne, si on calcule pour l’écoulement d’un hectare pendant toute l’année : 76 kil, 4 d’azote nitrique. Pendant l’année : mars 1895-mars 1896, les mêmes faits se sont reproduits ; les terres emblavées n’ont rien laissé couler, tandis que les terres en jachère ont fourni 91 millimètres d’eau de drainage renfermant, en moyenne, pour un hectare 110 kilos d’azote nitrique.

Actuellement les cultivateurs habiles fortifient leur blé avec 100 ou 200 kilos de nitrate de soude distribués au printemps ; ces doses renferment de 15 à 30 kilogrammes d’azote nitrique ; c’est-à-dire infiniment moins que n’en produit, pendant les années de jachère, la terre de Grignon. La production des nitrates y surpasse, et de beaucoup, celle des terres emblavées constamment asséchées par les plantes, qui sont des appareils d’évaporation formidables.

Ainsi les nitrates prennent naissance dans une terre en jachère ; ils y sont abondans, parce que la terre est aérée et humide, et, nous le répétons, cette dernière condition n’est réalisée que parce que la terre ne porte pas de végétaux, qui sans cesse rejettent dans l’atmosphère l’eau que leurs racines enlèvent au sol.

Une partie des nitrates, formée par les terres en jachère, est perdue, entraînée par les eaux qui traversent le sol ; cette perle n’est pas très forte cependant, car les drains coulent rarement pendant l’été ; c’est à l’automne, au moment des grandes pluies, que les nitrates formés pendant les chaleurs de l’été sont entraînés par les eaux ; or, ce moment est précisément celui des semailles du blé d’hiver, et aussitôt que le blé commence à émettre des racines, celles-ci s’emparent avidement des nitrates formés ; j’ai reconnu, en effet, il y a plusieurs années, que les eaux de drainage des terres nues étaient bien plus chargées pendant l’hiver que celles qui coulaient déterres récemment emblavées en froment.

Aujourd’hui, bien pourvus d’engrais, nous blâmons cette pratique de la jachère, et nous l’abandonnons avec juste raison ; mais n’est-il pas admirable que, par simple empirisme, à force d’observations longtemps répétées, nos pères aient su réaliser la formation des agens de fertilité les plus précieux dont ils ignoraient profondément l’existence, et qu’ils aient ainsi pallié leur manque d’engrais ?

Il a fallu que les avantages de laisser la terre nue fussent bien visibles pour que partout on consentît à l’abandonner pendant une année entière sans lui demander de récolte ; on voulait qu’elle se reposât ; en réalité le travail intérieur y était au maximum puisque, sans le savoir, on y réalisait les conditions nécessaires à l’activité des fermens qui amènent l’azote à la forme essentiellement assimilable de nitrates.

La pratique de la jachère disparaît peu à peu, elle n’a plus de raison d’être ; nous faisons précéder la culture du blé de plantes assez écartées pour que le passage des instrumens employés à la destruction des mauvaises herbes soit toujours facile ; en outre, nous disposons d’une quantité d’engrais suffisante pour qu’il ne nous soit plus avantageux de tirer exclusivement les nitrates qu’utilisent nos récoltes de la transformation de l’humus du sol, en payant cette transformation de la perte d’une année de récolte.

Actuellement dans la région septentrionale de la France, la culture du blé est précédée de celle des betteraves ou des pommes de terre, naguère de celle du colza ; dans le Midi : du maïs à graines. Toutes ces plantes appartenant à des familles différentes, présentent au point de vue agricole un caractère commun, les pieds sont assez écartés les uns des autres pour que des houes à cheval, ou encore, si la main-d’œuvre n’est pas chère, pour que des ouvriers armés de la raclette, puissent, à plusieurs reprises, couper, détruire les mauvaises herbes, qui, sur les sols bien pourvus d’engrais, pullulent, dominent et finiraient, si on ne les combattait énergiquement, par réduire la récolte ; toutes les cultures qui permettent ce travail sont désignées sous le nom de cultures sarclées.

Dans le Nord, le Pas-de-Calais, la Somme, l’Aisne, l’Oise, Seine-et-Marne, à part quelques pièces consacrées au trèfle ou à la luzerne, on ne cultive guère que deux plantes, la betterave et le blé, qui se succèdent indéfiniment. Les praticiens disent de la betterave qu’elle paie bien sa fumure, c’est-à-dire que sa récolte croît avec la quantité d’engrais répandue ; or, on hésite d’autant moins à bien fumer que cette culture entraîne l’entretien d’un nombreux bétail ; si on sème la betterave fourragère, on ne le fait que pour nourrir des vaches laitières ou engraisser des bœufs, et par suite le fumier devient d’autant plus abondant que la sole couverte de betteraves fourragères est plus étendue. Si on sème des betteraves destinées à la sucrerie ou à la distillerie, on retrouver après le traitement, des pulpes, de telle sorte que toujours la culture de la betterave conduit à l’entretien d’un bétail nombreux et assure la production du fumier. Le blé, qui succède aux racines, arrive donc sur un sol enrichi par la fumure prodiguée aux betteraves ; en outre, celles-ci sont des plantes bisannuelles ; au moment où on les arrache au mois d’octobre, elles sont encore en pleine vigueur, et les débris qu’on laisse sur le sol, collets garnis de feuilles, extrémité de la racine, donnent, en se décomposant dans le sol où ils sont enfouis, de l’ammoniaque dont le blé profite.

Dans les terrains secs, où la réussite de la betterave n’est pas assurée, on lui substitue comme plante sarclée précédant le blé : la pomme de terre. Les résidus qu’elle laisse dans le sol sont bien moins abondans ; au moment de la récolte des tubercules, les fanes sont mortes, tous les principes qu’elles ont élaborés pendant l’été ont été résorbés dans les tubercules, et les proportions d’azote qu’on trouve dans ces tiges desséchées, noircies, sont insignifiantes. En revanche, les travaux nécessaires aux semailles du blé sont bien plus faciles à exécuter après la récolte des pommes de terre qui a lieu en septembre, qu’après l’arrachage des betteraves, qui précède de peu de jours le moment où il faut semer le blé d’hiver. Quoi qu’il en soit, l’enrichissement du sol par les résidus des fumures qu’exige la betterave, par l’enfouissement des débris qu’elle laisse après elle, est tel, que c’est dans la région betteravière que les rendemens du blé à l’hectare sont les plus élevés.


III. — PRÉPARATION DU GRAIN. — SEMAILLES. — LE BLÉ PENDANT L’HIVER

Nous avons fait diligence ; rapidement nous avons enlevé nos betteraves, arraché et rentré nos pommes de terre, retourné notre trèfle ; notre terre est fumée, labourée, hersée, roulée, prête pour les semailles ; avant d’y procéder, il faut être certain que le grain que nous allons confier au sol est exempt des germes de parasites qui pourraient compromettre la récolte. Deux champignons sont particulièrement à craindre : la car le et le charbon. Leurs spores adhèrent aux grains de blé ; quand on sème une graine contaminée, le parasite qu’elle renferme se développe en même temps que le blé lui-même ; au moment où le grain se forme, il est envahi, et au lieu de farine blanche, les enveloppes ne renferment plus qu’une multitude de spores noyées dans une matière noire, à odeur fétide.

On réussit à tuer ces spores à l’aide du sulfate de cuivre, qui exerce sur nombre de champignons une action spécifique des plus curieuses ; on sait que les bouillies, à l’aide desquelles on combat victorieusement le peronospora de la pomme de terre ou le mildew de la vigne, sont à base de sulfate de cuivre. Son efficacité contre la car le du blé avait été reconnue, dès le commencement du siècle, par Benedict Prévost ; mais, à cette époque, on se refusa à l’employer, par crainte de ses propriétés vénéneuses qu’on avait fort exagérées. Aujourd’hui nous sommes revenus de ces terreurs ; on dissout 1 500 grammes de sulfate de cuivre dans un hectolitre d’eau et on y plonge les grains contenus dans une corbeille ; après cette immersion, on les sèche, puis on les saupoudre de farine de chaux, et on peut dès lors les semer avec sécurité.

Parmi les avantages que présente une bonne préparation du sol, bien aplani par les herses et les rouleaux, se pince, en première ligne, l’emploi du semoir. Après bien des changemens, des modifications, cet instrument est devenu d’un usage habituel. Il consiste essentiellement en une grande boîte rectangulaire, fixée en travers d’un bâti sur roue traîné par un cheval. Cette grande caisse horizontale renferme, outre le grain, l’appareil distributeur ; on conçoit sans peine qu’un engrenage, mis en mouvement par le déplacement même de l’instrument, fasse tourner un axe horizontal portant des disques, auxquels sont fixées de petites cuillères qui se chargent de grains et les déversent dans une série de petites trémies, d’où ils s’écoulent dans des tubes régulièrement espacés qui le conduisent jusqu’au sol ; ces tubes sont formés de plusieurs parties s’emboîtant les unes dans les autres ; étant ainsi articulés, ils suivent aisément les ondulations du terrain ; chaque tube porte en avant un petit soc qui ouvre dans le sol un léger sillon, le grain y est déposé, puis immédiatement recouvert d’une légère couche de terre par l’instrument lui-même.

En général, les lignes sont espacées de 18 à 20 centimètres, largeur suffisante pour qu’on puisse faire passer entre elles les instrumens destinés à détruire les plantes adventices ; ce sarclage, facile dans les blés semés en ligne, devient très vite impraticable dans les blés semés à la volée ; l’emploi du semoir procure en outre une notable économie de semences ; au lieu de 2 hectolitres à 2 hectolitres et demi nécessaires au semis à la volée d’un hectare, 150 litres suffisent au semis en ligne. Si l’emploi du semoir était général, les semailles de nos 7 millions d’hectares exigeraient 10 à 11 millions d’hectolitres au lieu de 17 ; la différence, au prix actuel, représente 100 millions de francs.

La vue de la machine criarde, qui lentement parcourt les guérets, n’éveille aucune idée poétique, et on se prend à regretter le semeur s’avançant à pas réguliers, sans dévier, vers le point que constamment il fixe du regard : autour de son bras gauche, il a replié l’extrémité de son long tablier pour en faire un sac dans lequel il puise la semence qu’il lance d’un grand geste circulaire. Un comparait volontiers l’écrivain qui répand ses idées au modeste ouvrier qui prépare la moisson nouvelle, mais quand bien même cette image disparaîtrait du langage, comme le semeur de nos champs, on se consolerait en pensant qu’en économisant 6 ou 7 millions d’hectolitres de blé chaque année, on assure le pain de 2 à 3 millions de personnes.

Sous le climat de Paris, on sème le blé à la fin d’octobre ou au commencement de novembre ; si l’automne est doux, quinze jours plus tard, les lignes vertes commencent à apparaître, le blé est levé.

Avec l’hiver s’ouvre la période critique ; si la neige arrive, rien n’est perdu ; elle couvre les jeunes plantes d’un voile épais qui les protège contre les froids excessifs et surtout contre les ardeurs du soleil. Quand ses rayons frappent une plante dont la racine est emprisonnée dans une terre gelée, réchauffement produit par les radiations détermine l’évaporation de l’eau que contient la feuille, et comme la racine ne peut rien lui fournir, la feuille se dessèche et périt ; la récolte est perdue. Nous avons eu, depuis vingt ans, deux récoltes déplorables : en 1879, après un hiver dont les rigueurs sont restées célèbres, nous n’avons obtenu que 79 millions d’hectolitres ; et en 1891, encore après une longue période de froid, 77 millions ; le déficit a été énorme, et les droits d’entrée sur le blé ont dû être réduits.

Quand le blé d’hiver a été détruit par la gelée, et qu’en mars il faut hâtivement recommencer les semailles du blé de printemps, bien moins prolifique que les variétés qui supportent habituellement l’hiver, les quantités récoltées sont toujours très réduites et une large importation nécessaire.

Heureusement, les tièdes vents d’ouest qui nous arrivent, chargés des brumes de l’Océan, dominent dans notre région du Nord de la France, et nous pouvons y cultiver sans grand danger les blés prolifiques d’origine anglaise ; mais déjà dans l’Est leur destruction par les froids de l’hiver est assez fréquente pour qu’on sème surtout des variétés, à rendemens moins élevés, mais plus résistantes à la gelée.

A voir, au commencement du printemps, les petites plantes qui ont victorieusement supporté l’hiver, on serait porté à croire qu’engourdi par le froid, le blé n’a guère progressé ; ce serait une erreur ; mais son travail presque entièrement souterrain échappe à l’observation ; pour le suivre aisément, j’ai ensemencé depuis plusieurs années un talus qui borde une route dominant de 1m, 50 environ mon champ d’expériences de Grignon, de telle sorte qu’il suffit d’un coup de bêche et de deux ou trois arrosages à l’aide d’une seringue de jardinier pour avoir les racines sous les yeux ; au moment d’une première observation, le 15 décembre 1893, les tiges n’avaient encore que 7 ou 8 centimètres, elles étaient liées au grain qui leur avait donné naissance par une petite tigelle blanche, formant à son arrivée à la lumière un nœud d’où parlaient les premières feuilles ; du grain s’échappaient des racines fines, grêles, s’enfonçant profondément jusqu’à 20, parfois 30 centimètres. Six semaines plus tard, le spectacle était changé, l’hiver avait été clément et le travail souterrain très actif ; les racines, au lieu de partir exclusivement du grain, s’échappent du renflement, du nœud qu’a formé la tige en arrivant à la lumière ; on peut encore apercevoir le grain fixé à la petite tige souterraine, mais il est réduit aux enveloppes ; tout l’amidon, tout le gluten, ont disparu ; ils ont servi, d’une part, à former les jeunes organes, et, de l’autre, à entretenir la combustion qui a favorisé les transformations des réserves de la graine en élémens propres à l’élaboration des racines et des feuilles ; celles-ci sont devenues plus nombreuses ; elles partent du renflement de la tige à la surface du sol, du collet.

Au mois de mars, on constate, en général, que la petite tige blanche souterraine a disparu, que les premières racines sont mortes, mais que du collet, il en a surgi de nouvelles, nombreuses, très ramifiées et couvertes de petits poils bien visibles au microscope qui, à cause de leurs fonctions, sont nommés poils absorbans ; en même temps du collet sont parties plusieurs tiges nouvelles, le blé a tallé.

Chacune de ces tiges portera un épi ; il y aura donc avantage à favoriser le tallage du blé ; on y réussit en roulant ou même en hersant, c’est-à-dire en faisant passer dans les champs un rouleau qui écrase les jeunes tiges ou encore une herse à dents de fer ; ce dernier travail aura pour effet d’enlever nombre de mauvaises herbes ; des tiges de blé seront froissées, coupées, mais de nouvelles, plus vigoureuses, repartiront du collet. Le proverbe dit : Si tu herses ton champ, ne regarde pas derrière toi ; et en effet, le désordre est tel, le dégât si grand qu’on est porté à s’arrêter ; il faut continuer et on s’en trouve bien. Il en est de même de l’emploi du rouleau, et on m’a raconté, à ce sujet, une anecdote bien caractéristique.

Un propriétaire va visiter un champ de blé qui se trouvait voisin d’une ville possédant une garnison de cavalerie ; en arrivant, le propriétaire voit l’ordonnance d’un officier se servant du champ de blé comme d’un manège et faisant parcourir à son cheval un cercle régulier. Notre homme de tempêter, de crier que son champ était perdu ; le soldat s’en va un peu penaud de cette violente apostrophe. A quelque temps de là, le propriétaire retourne à son champ pourvoir si le blé brisé, piétiné par le cheval s’était relevé, et il reconnaît avec étonnement que la piste est reconnaissable ; le blé y est plus fort, plus dru, plus haut que partout ailleurs, le cheval en trottant avait fait un excellent roulage.

Le printemps est venu, et pour la dernière fois nous pourrons intervenir en sarclant le blé et en distribuant le nitrate de soude. Quand la main-d’œuvre est à bon compte, on fait passer des ouvriers armés d’une rasette entre les lignes de blé, pour y détruire les mauvaises herbes ; si elle est chère, on emploie des instrumens attelés qui coupent toutes les plantes qui ont surgi entre les lignes de blé, enterrent légèrement celui-ci et exécutent un très bon travail ; dans le Nord et le Pas-de-Calais, où la culture est très soignée, le blé ne renferme ni bleuets, ni coquelicots, ni liserons ; on est arrivé à s’en débarrasser complètement.


IV. — DÉVELOPPEMENT DU BLÉ. — INFLUENCE DES FUMURES. — EXPÉRIENCES EXÉCUTÉES A ROTHAMSTED PAR SIR J. B. LAWES ET SIR. H. GILBERT

Nous avons déjà insisté plus haut sur la propriété très curieuse que possèdent les racines de blé de se charger de nitrates ; ils s’y trouvent en quantités notables ; au mois de décembre 1893, j’ai constaté que 100 grammes de racines sèches renfermaient 7gr, 4 de nitrate de potasse, les tiges en contenaient beaucoup moins. Ces nitrates ne persistent pas indéfiniment en nature, car la plante les utilise à la formation de ses matières albuminoïdes ; elle accumule ainsi pendant la mauvaise saison les matériaux qu’elle mettra en œuvre au cours de son développement.

Les nitrates formés spontanément dans le sol et saisis par les racines ne conduiraient qu’aux faibles récoltes dont se contentaient nos pères ; pour atteindre les grands rendemens que nous cherchons, il faut placer le blé sur des terres enrichies par les engrais.

Quelle est leur efficacité et qu’en peut-on attendre ? Ce sont là des points importans à élucider, et nous pourrons prendre pour guide dans cette étude la magistrale expérience exécutée à Rothamsted par nos correspondans de l’Institut de France, sir J. B. Lawes et sir H. Gilbert.

Ils ont établi en 1844 la culture du blé sur un des champs du domaine, et depuis cette époque, chaque année, cette même pièce porte du blé. Les indications qui découlent de cette culture anormale sont comparées à celles que fournit un champ soumis à l’assolement quadriennal du Norfolk comprenant successivement : navets, orge, trèfle ou fèves et blé en quatrième année[3]. Le champ de culture continue du blé est divisé en plusieurs parcelles d’assez grande étendue, qui chaque année reçoivent les mêmes engrais : leur influence spécifique apparaît ainsi avec une admirable netteté.

Deux parcelles sont absolument privées d’engrais, le blé y vit des faibles ressources qu’il trouve dans le sol, et malgré ce maigre régime, il donne chaque année une petite récolte ; son abondance varie avec les conditions plus ou moins favorables de la saison ; une des plus mauvaises fut celle de 1879 : on obtint seulement 4hect, 27 à l’hectare ; une des meilleures se produisit en 1863 : on récolta 15hec,5.

Ce n’est que vingt ans après le commencement de l’expérience que l’épuisement du sol, cultivé sans engrais devint sensible ; pendant les dix premières années (1844-1853), on obtint en moyenne 14hect, 17, et 14hect, 85 pendant les dix années suivantes ; le rendement de cette terre d’une fertilité moyenne, mais située sous le climat favorable de l’Angleterre, fut, pendant ces vingt ans de culture continue, analogue à celui qu’en moyenne nous obtenions en France à cette époque. L’épuisement devient manifeste pendant les dix dernières années ; une des parcelles sans engrais donne en moyenne 11hect, 47 et l’autre 9hect, 22.

Si, au lieu de soumettre le blé à la culture continue pendant les trente-deux ans écoulés de 1852 à 1883, on l’avait introduit dans l’assolement quadriennal, l’absence complote d’engrais aurait été bien moins funeste ; tandis qu’en culture continue l’hectare ne donne que 7quin, 26 correspondant à 9hect, 6 de grain, en assolement il fournit 15quit, 3 ou 20hect, 4.

Le blé est donc une plante robuste qui, sous un bon climat, donne toujours des récoltes, alors même qu’on ne fait pour elle aucune dépense d’engrais.

Pendant les trente années qui se sont écoulées de 1852 à 1883, une très forte fumure de fumier de ferme de 35 000 kilos à l’hectare n’a poussé la récolte à Rothamsted qu’à 30het, 15 ; une parcelle voisine ne recevant pas de fumier, mais seulement le mélange de nitrate de soude, de superphosphates et de sulfates alcalins désigné sous le nom bizarre d’engrais chimique a donné une récolte semblable de 29hect,46 on culture continue.

Deux conclusions importantes découlent de cette expérience prolongée pendant assez longtemps pour éliminer l’influence perturbatrice des saisons : un blé quelconque, n’appartenant pas à une variété très prolifique, ne profite pas autant qu’on serait porté à le croire de l’abondance des fumures ; en outre, le blé vit très bien sur des engrais ne renfermant pas de matières organiques, origines des composés humiques ; en revanche, il est nécessaire que la fumure comprenne des matières minérales et des engrais azotés ; les expériences exécutées à Rothamsted le montrent très clairement. Pendant les trente années 1852-1883, la parcelle qui n’a reçu que les engrais minéraux sans azote a donné 13hect, 72, ne surpassant que faiblement la parcelle sans aucun engrais ; quand à cette fumure minérale on a ajouté 48 kilogrammes d’azote, donnés sous forme de sulfate d’ammoniaque, la récolte a monté de 8 hectolitres, elle a atteint 21h, 71 ; elle s’est élevée encore de 8 hectolitres ; quand on a donné 96 kilos d’azote toujours sous forme de sulfate d’ammoniaque, elle a été de 29h, 47 ; en augmentant encore la dose de sulfate d’ammoniaque, en répandant 720 kilos par hectare, ce qui correspond à 144 kilogrammes d’azote, on a obtenu 32hect,62. Ainsi une fumure extrêmement copieuse n’a pas conduit à une récolte très abondante ; il est bien à remarquer au reste qu’en employant 860 kilos de nitrate de soude, ce qui correspond seulement à 96 kilos d’azote, la récolte a été également de 32hect, 62. Les nitrates se sont donc montrés beaucoup plus efficaces que les sels ammoniacaux. Ainsi, il ne suffit pas de prodiguer les engrais pour atteindre les hauts rendemens ; nous verrons plus loin que l’application des matières fertilisantes aux variétés prolifiques, conduit à des résultats très différens de ceux que nous venons de citer.

Ce ne sont pas au reste les fumures directes qui réussissent le mieux et qui fournissent les récoltes de blé les plus abondantes ; j’en ai eu une preuve bien manifeste, il y a quelques années. J’ai trouvé, à cette époque, que le champ d’expériences que je cultive sur le domaine de Grignon n’était pas assez étendu ; j’ai demandé et obtenu un peu plus de terrain. Celui qu’on m’a donné servait depuis longtemps à cultiver des collections de diverses espèces de blé et de pommes de terre ; comme les variétés sont très nombreuses, on ne consacre à chacune d’elles que des surfaces très restreintes, elles ne couvrent que deux mètres carrés, et pour que leur accès soit facile, leur étude commode, elles sont disposées en damier, chaque petit carré de blé étant entouré de pommes de terre, qui elles-mêmes sont entourées de blé. J’enfouis dans ce terrain nouvellement annexé au champ d’expériences une forte fumure de fumier de ferme, et je répandis, en outre, du nitrate de soude au printemps. Eh bien, malgré cette abondance d’engrais, le développement du blé fut très inégal ; partout où il succédait aux pommes de terre, il avait acquis son développement normal, tandis qu’il était resté assez malingre là où il succédait au blé de l’année précédente. Malgré l’abondance de la fumure récente, la disposition en damier des cultures antérieures était reproduite par la hauteur différente des tiges.

Quoi qu’il en soit, l’emploi d’une petite dose de nitrate de soude au printemps est en général très efficace ; et comme le prix de cet engrais est aujourd’hui très bas, son épandage assure un bénéfice notable ; il est d’autant plus sensible que les terres sont plus pauvres ; les journaux agricoles ont rendu compte récemment de concours établis dans un grand nombre de départemens sur l’emploi du nitrate de soude ; presque partout il a laissé un bénéfice s’élevant de 100 à 200 francs par hectare, toute dépense d’engrais payée.

Les cultivateurs très soigneux ne le distribuent pas indifféremment sur toute la surface de leurs champs ; on m’a raconté qu’un très habile praticien du Pas-de-Calais revêtait, avant de parcourir ses champs de blé au printemps, une longue blouse, garnie de deux énormes poches : Tune contenait du nitrate de soude, l’autre du superphosphate ; quand il rencontrait une place où la teinte jaunâtre du blé annonçait une nourriture insuffisante, il y répandait : nitrate puisé dans une poche, superphosphate dans l’autre, et disait plaisamment que c’était là une excellente méthode pour raccommoder un champ ; excellente, en effet, car ses rendemens dépassaient 60 hectolitres à l’hectare.


V. — CROISSANCE — FLORAISON — CRÉATION DES HYBRIDES — MATURATION

Après cette dernière distribution d’engrais, il n’y a plus à intervenir ; la récolte sera bonne ou mauvaise suivant que la saison sera favorable ou fâcheuse ; l’abondance ou la rareté de la pluie exerce notamment une influence décisive sur la production de la paille ; faible dans les années sèches, elle devient considérable pendant les saisons humides, et il est facile d’en saisir la raison.

Il faut considérer les cellules à chlorophylle des feuilles comme de petites usines qui élaborent la matière végétale ; elles mettent en œuvre l’acide carbonique que l’énorme quantité d’eau qu’elles renferment leur permet de saisir dans l’atmosphère ; elles le réduisent et forment avec le résidu de sa décomposition après l’élimination de l’oxygène : les sucres, la cellulose, la Comme de paille, la vasculose, toutes matières ternaires, formées de carbone, d’oxygène et d’hydrogène ; ces cellules réduisent également les nitrates qui leur sont apportés en même temps que l’acide phosphorique, la potasse, la silice, par l’eau qui constamment traverse la plante, y pénètre par la racine et s’exhale par les feuilles.

Si la pluie est fréquente, le sol bien humecté, les cellules continuent longtemps leur travail, elles élaborent beaucoup de matière végétale, la plante grandit ; mais il n’en va pas de même si la pluie est rare et si le sol ne fournit plus que parcimonieusement à l’énorme dépense d’eau que fait le blé ; on calcule que l’élaboration de 1 kilogramme de matière sèche correspond à l’évaporation par les feuilles de 250 à 300 litres d’eau ; j’ai trouvé qu’une feuille de blé exhale, en une heure d’insolation, un poids d’eau égal au sien ; quand la terre, mal abreuvée par la pluie, devient incapable de suffire à cette prodigieuse consommation, la dessiccation des organes se produit, et ce sont toujours les feuilles les plus anciennes qui se dessèchent et périssent les premières ; il est très rare qu’au mois de mai on ne voie pas les petites feuilles fixées au bas de la tige, molles, flasques, vidées, flétries ; si on les soumet à l’analyse, on reconnaît qu’elles ont laissé échapper la matière azotée, l’acide phosphorique, la potasse, qu’elles renfermaient au moment où vertes et turgescentes elles étaient encore vivantes.

Il importe d’insister sur cette mort des feuilles et sur le départ des matériaux qu’elles contiennent ; quand la feuille meurt, c’est une des petites agglomérations des cellules travailleuses qui est fermée, la quantité de matière élaborée sera donc moins grande que si elle avait continué sa besogne, et comme la fermeture de ces petites usines est déterminée par leur dessiccation, on conçoit que, pendant les années sèches, la quantité de matière végétale formée soit restreinte, que les tiges soient courtes, qu’il y ait peu de paille.

Au moment où la dessiccation commence, la matière azotée, qui forme le protoplasme, la partie vivante de la cellule, se métamorphose, prend une forme de voyage qui lui permet de traverser les membranes et d’émigrer vers les feuilles nouvelles, entraînant avec elle son cortège habituel d’acide phosphorique et de potasse.

Ce transport de quelques-uns des matériaux élaborés, des feuilles du bas vers les feuilles supérieures, va se poursuivre pendant toute la durée de la végétation, il se continue au moment de la floraison, qui sans doute, par un mécanisme dont nous ignorons le fonctionnement, ne se produit que lorsque la quantité de principes élaborés est suffisante pour nourrir les graines qui vont apparaître.

Au milieu de juin, sous le climat de Paris, commence l’épiage ; en pressant légèrement entre les doigts la partie supérieure de la tige, à l’endroit où elle paraît un peu renflée, on rencontre une légère résistance, elle est due à l’épi qui est entièrement formé avant de surgir au dehors ; il se compose d’une tige : le rachis, qui porte les fleurs, formées de petites folioles vertes : les glumes, dont l’une se termine, dans certaines variétés, par un long appendice qui caractérise les blés barbus. Si, au moment où l’épi surgit au dehors de la tige, on entr’ouvre délicatement les glumes, on découvre à l’intérieur de la fleur les organes essentiels ; sur un petit mamelon verdâtre, rudiment du grain, se dressent deux petites aigrettes de plumes légèrement divergentes, ce sont les pistils, les organes femelles ; autour d’eux, fixés à l’extrémité de fins pédoncules, se trouvent les anthères, encore fermés ; ils contiennent le pollen, la poussière jaune fécondante ; au moment de sa maturation les anthères s’ouvrent, le pollen tombe sur les petites plumes des pistils, bien faites pour le retenir ; il y germe, envoie un long tube, le boyau pollinique, jusque dans l’ovule sur lequel sont fixés les pistils plumeux ; la fécondation a lieu, le grain est noué.

Toutes ces opérations délicates, si intéressantes à suivre, se font dans la fleur fermée. Quand les étamines, se glissant entre les glumelles, apparaissent au dehors, que, suivant l’expression vulgaire, le blé est en fleurs, en réalité tout est terminé ; aussi, lorsqu’on essaie de créer des hybrides, c’est-à-dire des variétés nouvelles, douées de qualités qui manquent à un des parens, faut-il enlever les anthères des fleurs avant qu’elles ne se soient ouvertes et n’aient déversé leur pollen.

L’opération exige beaucoup de soins : la fleur entr’ouverte, on coupe les anthères qu’elle renferme et on déverse le pollen de la variété que l’on a choisie pour donner à celle qu’on opère les qualités qui lui font défaut. Un des blés les plus répandus actuellement aux environs de Paris, le Dattel, a été créé ainsi par M. H. de Vilmorin en fécondant les pistils d’un blé anglais, le Chiddam, qui présentait de grandes qualités mais n’avait qu’une paille un peu courte, à l’aide du pollen d’un autre blé anglais, le Prince-Albert. L’opération a parfaitement réussi, la paille du Dattel est plus forte et plus longue d’au moins 18 centimètres que celle du Chiddam, dont il provient. Cette variété s’est parfaitement fixée, elle se reproduit avec des caractères bien tranchés ; et l’expérience présente maintenant une assez longue durée pour qu’on soit certain que des graines semées ne naîtront pas des plantes revenant aux caractères des parens, ainsi qu’il arrive quelquefois pour les hybrides mal fixés.

Quand la floraison a lieu par un beau temps, la fécondation se produit régulièrement et les chances d’obtenir une bonne récolte augmentent ; elles diminuent au contraire si l’épiage se produit pendant une période pluvieuse ; il est vraisemblable que l’eau pénètre dans l’involucre, que les pistils mouillés retiennent mal les grains de pollen ou encore que leur germination est irrégulière, le boyau poil inique n’atteint pas le micropyle ; les ovules ne sont pas fécondés, les épis portent beaucoup de fleurs stériles dans lesquelles le grain ne s’est pas formé.

La production du grain, de la semence qui assure la perpétuité de l’espèce, telle est la fin dernière de la plante herbacée ; il faut qu’autour de l’embryon que renferme cette semence s’accumulent les réserves nécessaires à son développement ; il faut qu’il trouve tout près de lui : l’amidon qu’il liquéfiera, puis transformera en cellulose, le gluten, la matière azotée, avec laquelle il formera le protoplasma de ses cellules ; il faut que ces réserves soient abondantes pour qu’une partie puisse être brûlée, produisant par sa combustion lento la chaleur qui favorise ces transformations. Toute la vie de la plante herbacée tend vers ce but final : accumuler dans les graines les principes élaborés pendant sa courte existence ; et c’est précisément parce que dans la graine, particulièrement dans le grain de froment, se trouvent accumulés du gluten et de l’amidon, l’un et l’autre excellens alimens, que depuis l’antiquité la plus reculée, les hommes le cultivent, ou encore, s’ils vivent sous des climats différens du nôtre, sèment d’autres plantes à graines, le riz dans l’Extrême Orient, le maïs en Amérique, afin de trouver dans ces graines l’association de la matière azotée et de l’amidon qui donne » au grain de froment une si puissante valeur alimentaire qu’il forme la partie essentielle de la nourriture d’une grande partie des habitans du globe.

Il nous est facile de suivre la migration de la matière azotée, de l’acide phosphorique et de la potasse, des feuilles du bas aux feuilles supérieures, de celles-ci à l’extrémité de la tige et au grain ; le transport de ces principes a été très bien étudié il y a plus de trente ans par un agronome distingué, Isidore Pierre, professeur à la Faculté des sciences de Caen. On est moins bien renseigné sur la formation de l’amidon ; on ne le voit pas s’accumuler dans les feuilles du blé comme dans celles d’un grand nombre d’autres espèces ; on ne trouve pas non plus dans ces feuilles de réserves de matières sucrées. La formation de l’amidon est très tardive, elle n’a lieu que tout à fait pendant la dernière phase de la végétation ; aussi arrive-t-il que, d’une année à l’autre, les quantités d’amidon contenues dans le grain varient dans de très larges proportions.

L’été de 1888 a été pluvieux, la maturation du blé tardive, et tandis que la récolte en France n’a été que passable, elle a été superbe dans notre sol un peu sec de Grignon ; les meilleures parcelles de mon champ d’expériences m’ont donné, cette année-là, la valeur de 60 hectolitres à l’hectare ; le grain de blé bien constitué renfermait 12, 60 pour 100 de gluten et 77, 20 d’amidon. En 1889, au contraire, le mois de juillet a été brûlant, la maturation précipitée ; on a moissonné trois semaines plus tôt que l’année précédente ; le grain renfermait 15, 3 pour 100 de gluten, mais seulement 61, 9 d’amidon. Si on calcule la quantité de matières azotées contenues dans les deux récoltes, on les trouve à peu près semblables ; mais en 1889 la quantité d’amidon produite à l’hectare a été beaucoup moindre ; l’élaboration de ce principe qui a lieu tout à fait à la fin de la végétation, a été arrêtée par la dessiccation ; aussi la quantité de grain récoltée à l’hectare s’est-elle trouvée bien moindre qu’en 1888, puisqu’on n’a récolté en 1889, sur les meilleures parcelles, que la valeur de 43 hectolitres à l’hectare.

J’ai cité ces résultats parce qu’ils expliquent les différences du rendement qu’on obtient dans les diverses régions de notre pays : tandis que, dans le Nord, on récolte comme en Angleterre et en Belgique 25 à 30 quintaux de grains à l’hectare, on tombe à 8 ou 10 dans nos départemens méridionaux.

Le phénomène de transport, de migration des matières azotées des feuilles et des tiges au grain, la production tardive de l’amidon, n’ont lieu que si la plante conserve une quantité d’eau notable ; si les radiations d’un soleil implacable frappent un champ de blé dont les racines ne trouvent plus à s’abreuver dans un sol épuisé, la plante sèche, tout s’arrête, la dernière phase de la vie du blé est brusquement interrompue, les grains restent vides, la récolte est manquée.

Une pluie persistante n’est pas moins à craindre : le blé continue à végéter indéfiniment, la migration des principes ne se produit pas ; j’en ai eu il y a une vingtaine d’années, en Angleterre, un exemple bien curieux : je parcourais aux environs de Londres un domaine où la culture était soutenue par des arrosages aux eaux d’égout ; ce domaine était légèrement vallonné, et l’eau d’égout franchissait les dépressions dans des rigoles soutenues à quelques mètres par des supports de bois ; une des rigoles en mauvais état laissait constamment tomber une pluie fine d’eau d’égout sur quelques mètres carrés d’un champ de blé ; on était en juillet, et tandis que tout le champ, bien jaune, était bon à moissonner, les pieds arrosés restés complètement verts, continuaient à croître, ils dépassaient par leur taille tous leurs voisins et ne donnaient aucun signe de maturité. Une température douce, un ciel un peu voilé, sont les conditions favorables à une bonne maturation ; quand la terre a été bien travaillée, les semis réguliers, les engrais judicieusement distribués, tous les individus qui composent le champ ont évolué ensemble, tous ont parcouru simultanément toutes les phases de leur développement, et aux heures chaudes de la journée, où tout est immobile, la surface du champ paraît horizontale comme une table, disent les Anglais.

Il n’y a pas de grands inconvéniens à moissonner un peu tôt. La maturation, si elle n’est pas tout à fait complète, se termine très bien quand les gerbes dressées les unes contre les autres forment ces moyettes, très en usage dans les régions où surviennent des pluies intempestives, qui, mouillant le blé encore étendu à terre, déterminent sa germination et diminuent considérablement sa qualité. En revanche, il y a grand avantage à ne pas laisser le blé sur pied après maturité. Toute plante qui a mûri sa graine tend à la répandre, et parfois cette graine porte de puissans organes de dissémination. Il n’en est pas ainsi pour le blé, mais s’il ne s’envole pas au loin, il s’échappe des épillets trop mûrs, tombe et est perdu : en outre tous les organes des végétaux respirent, en brûlant à l’aide de l’oxygène de l’air, quelques-uns de leurs principes ; dans le grain, la combustion porte particulièrement sur l’amidon, et une récolte qui reste longtemps sur pied, diminue de poids aussi bien par perte des grains qui tombent que par la combustion lente qui continue tant que la dessiccation ne s’est pas produite.

Quand un champ de blé est mûr, il faut donc moissonner, et c’est là ce qui rend particulièrement précieux les instrumens, les moissonneuses si répandues aujourd’hui ; elles se sont perfectionnées surtout dans les contrées où la main-d’œuvre est rare et chère, en Amérique, en Angleterre ; il y a quarante ans environ qu’elles ont commencé à fonctionner en France, elles permettent d’aller vite et de mettre le cultivateur à l’abri des exigences parfois excessives des ouvriers.

Si elles fonctionnent aisément dans les blés bien droits, elles ne sont plus d’un usage aussi commode quand les blés ont été versés par les orages ; aussi, voit-on encore à l’œuvre, même dans nos fermes du Nord, nos moissonneurs français armés de leurs grandes faux, et les sapeurs belges qui saisissent de la main gauche armée d’un crochet une gerbe qu’ils abattent avec la faux portée sur un manche court, la sape, qu’ils manient de la main droite.

Quand le blé est bien sec et qu’il n’a pas besoin d’être étendu, on le lie en gerbes immédiatement ; pour éviter les frais parfois considérables qu’entraîne ce liage, on a construit des moissonneuses-lieuses qui déposent à côté d’elles la gerbe terminée.

L’habitude s’est conservée dans beaucoup d’exploitations de réunir les gerbes en grosses meules couvertes de paille ; cette conservation était nécessaire, quand le battage, c’est-à-dire la séparation du grain d’avec la paille, occupait pendant tout l’hiver les batteurs en grange ; il n’en est plus ainsi aujourd’hui : les machines à battre inventées à la fin du siècle dernier sont devenues de plus en plus parfaites ; on calcule qu’un batteur au fléau peut séparer de la paille 117 kilos de grain en six ou huit heures, tandis qu’une bonne machine donne en une journée de dix heures 16 400 kilos de grain, accomplissant ainsi le travail de cent quarante hommes. Les machines à battre ont commencé à se répandre en France à partir de 1805, et aujourd’hui on utilise d’autant plus volontiers leur travail que chaque cultivateur n’est pas astreint à acquérir une batteuse ; des industriels parcourent le pays avec une machine, une petite locomobile pour l’animer, un personnel pour la servir ; aussitôt que le prix est convenu, on se met à l’œuvre, et en quelques jours le grain de tout un domaine est battu, nettoyé, ensaché, prêt pour le marché.


VI. — ABAISSEMENT DU1 PRIX DE REVIENT. — CHOIX DES VARIÉTÉS. EMPLOI DES ENGRAIS

Le grain est vendu, c’est le moment de faire des comptes ; visiblement, si le prix de vente est bas, il n’y aura bénéfice que si la quantité de marchandise vendue est considérable, que si le rendement à l’hectare est élevé.

Dans quelle mesure cette augmentation des rendemens est-elle possible, c’est là ce qu’il convient d’examiner tout d’abord.

Je laisserai de côté la partie méridionale de notre pays, qui, si elle produit d’énormes quantités de raisin, est peu propre à la culture du blé ; elle n’y persiste que grâce à l’habitude des paysans de produire tout ce qui est nécessaire à leur consommation ; là où le blé n’est pas marchandise de vente, son prix importe peu ; il serait au reste bien difficile à établir, car le petit cultivateur ne compte pas sa peine, si grande qu’elle soit, et dès lors la dépense de main-d’œuvre, considérable quand on travaille avec des journaliers, n’entre plus dans les calculs. Il en va tout autrement là où la vente du grain forme une part importante des recettes de la ferme ; c’est là qu’il faut atteindre les hauts rendemens. Quels sont-ils ?

Je me rappelle très bien qu’il y a vingt-cinq ans, étant en excursion dans le Pas-de-Calais avec les élèves de Grignon, nous fûmes reçus par un cultivateur très habile, M. Pil&t de Brébières, mort depuis longtemps. C’était en automne, notre hôte nous parla de sa dernière récolte, qui, disait-il, avait atteint, sur certaines pièces, 50 hectolitres à l’hectare. Les élèves me regardèrent d’un air effaré : jamais, jusqu’alors, ils n’avaient entendu parler d’un rendement pareil, et moi-même à cette époque je crus à une forte exagération. Je suis persuadé, actuellement, que M. Pilat avait bien obtenu ces 50 hectolitres, car à plusieurs reprises j’ai constaté, dans le Pas-de Calais, vérifiant moi-même les poids à la bascule, des rendemens obtenus en grande culture supérieurs à ces 50 hectolitres.

Il est certainement plus facile d’atteindre les grandes récoltes sur des parcelles d’un are d’étendue que sur de grandes surfaces, et cependant j’ai constaté à bien des reprises différentes, dans le Pas-de-Calais, aussi bien que dans la Limagne d’Auvergne, aussi bien qu’à Grignon, que les rendemens constatés sur les champs d’expérience ne diffèrent que peu de ceux qu’on obtient dans les grandes pièces voisines ; or une fois, en 1888, j’ai obtenu à Grignon, en Seine-et-Oise, la valeur de 60 hectolitres à l’hectare, souvent 50, couramment 40 hectolitres.

La moyenne de la France entière, pendant l’année 1894, qui a été excellente, est seulement de 17 hectolitres, la moyenne de Seine-et-Oise a été de 30 hectolitres ; on voit quel écart existe, entre ce qu’on obtient et ce qu’il est possible d’obtenir.

Pour réussir à élever les rendemens, il faut s’astreindre d’abord à choisir judicieusement la variété à semer ; elle doit être appropriée au climat et en outre à la richesse du sol qu’on cultive ; le choix de cette variété, la richesse du sol, dictent en outre la nature et la quantité des engrais à employer.

Le nombre des variétés parmi lesquelles on peut choisir est considérable. La plupart du temps, elles prennent naissance spontanément ; au moment de la floraison du blé, une quantité incalculable de petits grains de pollen flottent dans l’air ; ils se glissent entre les glumes et pénètrent jusqu’aux stigmates ; si ceux-ci n’ont pas encore reçu le pollen des anthères de la fleur, la fécondation est due à ce pollen étranger : le grain provenant de cette hybridation fortuite est semé, il donne une plante différente de ses voisines, et si elle présente des caractères qui paraissent avantageux, on sème les grains qu’elle fournit ; il arrive souvent qu’ils reproduisent les caractères particuliers au métis qui s’est formé spontanément et qu’après quelques générations on ait une variété nouvelle qui entre régulièrement en culture. Telles paraissaient être les origines du blé bleu de Noé, du blé à épi carré appelé aussi Shireff, du nom du fermier écossais qui l’a propagé.

Les variétés naissent par hybridation volontaire, et nous avons indiqué plus haut comment M. de Vilmorin a obtenu le Dattel ; elles proviennent enfin d’une sélection attentive continuée pendant plusieurs générations. Le major Hallett, des environs de Brighton en Angleterre, résolut, en 1857, d’appliquer au blé le procédé de sélection qui avait donné dans l’élevage des animaux de si excellens résultats : il choisit dans un champ de blé Victoria deux très beaux épis, sema les grains qu’ils renfermaient, choisit encore dans la récolte les épis les plus vigoureux pour en semer les grains, et réussit après quelques années de sélection attentive à produire la variété remarquable qui a conservé le nom de blé Hallett.

J’ai eu, en 1885, la preuve que le choix de la variété exerce une influence décisive sur l’abondance des récoltes ; persuadé, dès cette époque, où les prix étaient tombés très bas, que la seule chance de lutter victorieusement contre leur avilissement, était l’augmentation des rendemens, je recherchai tout d’abord les variétés à paille assez rigide pour supporter de fortes fumures sans verser, et je mis en comparaison les variétés les plus renommées comme résistance à la verse : Rouge d’Ecosse, Blé à épi carré, Browick et Blé bleu de Noé ; le Rouge d’Ecosse ne put supporter la fumure excessive que j’avais donnée précisément pour connaître la puissance de résistance de ces variétés ; les autres blés restèrent debout, mais les rendemens furent bien différens : tandis que le blé à épi carré donna la valeur de 40 quintaux métriques de grain à l’hectare correspondant à 50 hectolitres, le blé bleu de Noé ne fournit que 30 quintaux métriques ; or la fumure, l’exposition, la nature du sol, étaient identiques, la différence était due exclusivement à la nature de la variété semée. À cette même époque, un grand industriel du Pas-de-Calais, M. Porion, qui s’occupait également de culture, persuadé comme moi qu’il fallait élever les rende-mens, me pria de l’aider de mes conseils ; il avait également reconnu les avantages du blé à épi carré, et d’un commun accord nous portâmes tous nos efforts sur cette variété. Elle est admirablement appropriée à la région septentrionale et y donna dès cette époque des rendemens qui parurent fabuleux ; on obtint en 1886 dans plusieurs pièces dépassant un hectare : au-delà de 45 quintaux à l’hectare, correspondant à 60 hectolitres. Ces résultats furent publiés. M. Porion vendit la plus grande partie de sa récolte comme blé de semence, et, pour savoir si cette variété était capable de donner dans des terres, peut-être moins fertiles que celles du Pas-de-Calais, et sous des climats différens, des récoltes aussi abondantes, nous adressâmes aux acheteurs du blé de semence, un questionnaire ; les réponses ne se firent pas attendre, les résultats étaient ou défavorables ou peu avantageux dans la région méridionale ; dans la France centrale, ils étaient déjà meilleurs. Cependant à Grignon je ne récoltai, en moyenne, que 33quin, 4 au lieu des 40 de l’année précédente ; dans le Nord et le Pas-de-Calais au contraire, on obtint du blé à épi carré des résultats admirables : 40, 45 quintaux.

L’enquête continua en 1888, et comme l’année fut un peu humide, les résultats furent, dans la région méridionale et dans le centre, plus avantageux que l’année précédente ; les cultivateurs qui, dans le centre de la France, mirent l’épi carré en comparaison avec les autres variétés récoltèrent 36hect, 2 au lieu de 27, 2 ; dans le Nord et le Pas-de-Calais, 48, 8 au lieu de 41 ; dans plusieurs localités on dépassa 60 hectolitres.

La mort de M. Porion, arrivée en 1889, arrêta ces investigations, mais ce que j’ai appris depuis a montré que l’épi carré est tout à fait à sa place dans le Nord et le Pas-de-Calais où il continue à prospérer ; il réussit moins bien dans les régions plus chaudes. Sa maturation est tardive et coïncide parfois avec les grandes chaleurs, de telle sorte qu’il arrive que le blé soit échaudé, que le grain soit petit, racorni, mal nourri et d’une vente difficile.

En outre, quand un blé est semé dans un sol qui lui convient mal, que la terre ne soit pas riche, — ce qui est nécessaire pour obtenir de l’épi carré de pleines récoltes, — que le climat ne soit pas tout à fait favorable, et qu’on emploie comme semence les grains qu’on a récoltés soi-même, d’année en année, la variété perd de ses qualités, on dit alors que le blé dégénère ; en 1894, années excellente, je n’ai cependant obtenu du blé à épi carré que je cultivais à Grignon depuis 1885 sans avoir renouvelé la semence que 30 quintaux, correspondant à 40 hectolitres, tandis qu’une autre variété introduite récemment, le blé d’Australie, donnait 39quin, 5 ou 53 hectolitres.

Quand une variété n’est pas absolument appropriée à un climat, il faut, pour la maintenir, faire revenir assez fréquemment les semences de leur lieu d’origine.

Le choix judicieux de la variété à semer est une des conditions premières de la réussite, et malheureusement ce choix ne comporte pas de solutions générales, telle variété qui convient à un certain sol n’est plus celle qu’il faut semer un peu plus loin. C’est au cultivateur qu’il appartient, à force d’observations répétées, de trouver la semence qui offre dans son domaine le plus de chances de réussite.

L’abondance du rendement en grain n’est pas seule à déterminer le choix de la variété, il faut tenir grand compte en outre de la quantité de paille récoltée ; sa vente, surtout aux environs de Paris, contribue puissamment aux recettes ; la proximité d’une grande ville conduit, en effet, les cultivateurs à y vendre leur paille et à y acheter du fumier.

La paille, en outre, entre dans la ration des animaux domestiques, elle est souvent mélangée aux betteraves ou aux pulpes, et cet emploi conduit à proscrire les variétés à épis barbus ; les barbes dures, rigides, piquantes sont gênantes à faire entrer dans les rations, aussi les variétés barbues sont-elles aujourd’hui peu en faveur, bien que quelques-unes d’entre elles, notamment le blé d’Australie, soient remarquables par leur fécondité.

Bien approprier l’abondance de la fumure à la variété cultivée est encore une des conditions du succès. L’épi carré dont nous avons cité les admirables récoltes obtenues dans le Pas-de-Calais ne les fournit que dans un sol riche, ayant eu une forte dose d’engrais ; en 1886, on a distribué 40 000 kilos de fumier, ce qui est énorme, et on a obtenu 41 quintaux métriques de grains. En additionnant cette masse de fumier de 300 kilos de superphosphates, on a fait monter la récolte à 43, et enfin, à 45 q. m., c’est-à-dire à 60 hectolitres quand du sulfate d’ammoniaque est venu s’ajouter aux fumures précédentes. Aucune autre variété n’aurait supporté une telle masse d’engrais sans verser ; ces fumures excessives ne réussissaient au reste que sur une terre très forte ; distribuées sur un sol moins argileux, elles entraînaient la verse, dont la crainte limite toujours la dose d’engrais azoté à distribuer.

Appliquée à une variété peu prolifique, une fumure abondante reste sans effet ; nous avons vu plus haut que soit avec 35 000 kilos de fumier, soit avec des doses énormes de nitrate de soude et de superphosphates, MM. Lawes et Gilbert ne dépassaient pas, à Rothamsted, 32 hectolitres à l’hectare. Approprier la fumure à la variété semée est donc une condition essentielle de la réussite. Elle n’est complète que sur des terres enrichies par d’abondantes fumures antérieures, car je l’ai observé depuis longtemps : la fertilité ne s’improvise pas.

Ce n’est pas, au reste, habituellement, par son abondance que pèche la fumure, mais bien plutôt par son exiguïté ; longtemps, quand on en était réduit au fumier de ferme, quand les engrais de commerce étaient inconnus, la fumure était peu copieuse, car la quantité de fumier produite, dépendait de l’étendue des prairies, fournissant les alimens au bétail ; nous avons plus de facilités aujourd’hui, car aux engrais produits dans la ferme viennent s’ajouter les engrais commerciaux.

Ils commencent à peine à être employés ; cependant, grâce aux efforts des professeurs d’agriculture, grâce aux syndicats qui fournissent des engrais scrupuleusement analysés et à bas prix, les quantités acquises croissent chaque année ; et l’épandage de 200 ou 300 kilos de superphosphates à l’automne, de 100 à 150 kilos de nitrate de soude au printemps tend à se généraliser ; or, si le blé est placé après une plante sarclée, qui aura reçu du fumier de ferme, à l’aide de ce surcroît d’engrais chimique et avec une faible dépense, on fera aisément monter le rendement jusqu’à un nombre’ d’hectolitres suffisant pour que la culture du blé reste rémunératrice même avec les bas prix actuels. Ces prix sont-ils destinés à descendre encore, ou au contraire la baisse est-elle arrivée à sa limite, et pouvons-nous voir une période de hausse lui succéder ? C’est là ce qui nous reste encore à discuter.


VII. — NOUVEAUX DÉBOUCHÉS. — LE BLÉ DANS L’ALIMENTATION DES ANIMAUX. — OSCILLATIONS DES PRIX DANS LE PASSÉ. — LEURS CAUSES. — CONCLUSION

Nous venons d’indiquer comment il est possible d’abaisser les prix de revient au-dessous du prix de vente en augmentant les rendemens, mais, visiblement, pour qu’une production plus abondante ne détermine pas une baisse nouvelle, il faut ouvrir de nouveaux débouchés. Si l’emploi des quantités croissantes de grain, qu’une culture habile apportera au marché, n’est pas assuré, leur arrivée déterminera une crise de pléthore, et tous nos efforts seront vains.

Il ne semble pas que la consommation humaine, au moins dans notre pays, puisse beaucoup augmenter. Le pain est la base de notre nourriture ; nous consentons, plutôt que de renoncer à nos habitudes, à le payer cher quand le grain est rare, mais au contraire quand nous le voyons à vil prix, nous sommes assurés que le marché offre et au-delà tout ce qui est nécessaire à notre alimentation. Il est probable que les progrès de la culture nous permettront de nous passer de l’appoint du grain étranger que l’insuffisance de notre production nous a forcés jusqu’à présent d’importer chaque année ; nous sommes en mesure aujourd’hui de combler la différence ; mais, pour relever les cours, il faut que nous trouvions au blé un autre emploi que la fabrication du pain.

On y a songé, et depuis plusieurs années on a tenté de faire entrer le blé, concassé, aplati, moulu ou même transformé en pain, dans la ration des animaux domestiques et notamment des chevaux. Les résultats n’ont pas été décisifs, non plus que ceux qu’ont donnés des expériences tout récemment entreprises en Angleterre pour substituer le froment aux tourteaux de graines oléagineuses dans l’engraissement du bétail. Malgré le prix très bas auquel le grain est tombé dans ce pays, où il entre en franchise de droits, la substitution n’a pas donné de profit sensible.

Peut-être cependant d’autres essais récemment tentés en Allemagne pourraient-ils avoir une influence marquée sur la consommation du blé ; on a trouvé grand avantage à faire entrer le seigle dans l’alimentation des animaux domestiques ; or, si ce grain était ainsi utilisé, les populations qui jusqu’à présent ne mangent que du seigle, seraient naturellement conduites à consommer du pain de froment, et cette nouvelle couche de consommateurs suffirait peut-être à absorber les excédens qui aujourd’hui écrasent les cours.

Quelque répugnance qu’aient nos paysans, qui se rappellent encore les années de disette, à donner aux animaux un grain qui a été jusqu’à présent exclusivement réservé à la nourriture humaine, je ne serais pas étonné que le bas prix du blé les conduisît à en employer à l’élevage et à l’engraissement des animaux de basse-cour des quantités de plus en plus considérables.

Leur entretien ne convient guère aux grandes exploitations, mais il ouvre une source de larges profits aux petits cultivateurs, et il est possible qu’au lieu de porter au marché le grain qui excède leur consommation, ils trouvent avantage à l’employer à l’engraissement de la volaille.

Nous sommes très mal renseignés sur les valeurs que représentent ces animaux ; la statistique ne nous apprend rien sur le nombre des oiseaux élevés, vendus, consommés chaque année dans le pays ; elle ne donne des chiffres que pour l’exportation ; nous voyons que nous expédions des œufs pour une valeur variant de 20 à 30 millions de francs chaque année, et que notre commerce de volailles mortes ne s’élève qu’à 2 millions environ.

C’est là ce qui me paraît pouvoir croître et considérablement, en utilisant les grandes quantités de grain qui pèsent sur le marché ; je croirais d’autant plus que cet élevage est appelé à un brillant avenir que nous pouvons y développer les qualités d’adresse, d’habileté à obtenir le parfait, l’excellent, qui caractérise nos productions.

Il est donc possible que le bas prix du blé conduise à lui trouver de nouveaux emplois assez fructueux pour que, la demande surpassant l’offre, la baisse soit enrayée.

Les prix, enfin, sont-ils invariablement fixés ? N’avons-nous pas vu, déjà, les périodes de hausse succéder à la baisse, et ce qui s’est passé naguère ne peut-il pas se reproduire maintenant ?

Ces fluctuations de prix sont curieuses à suivre ; dans le mémoire que nous avons déjà cité, M. D. Zolla donne le relevé des cours du froment à la Grenette de Bourg, dans l’Ain, pendant la seconde moitié du XVIIIe siècle, et bien que ce ne soit là qu’un exemple particulier, les oscillations des prix sont intéressantes à connaître.

De 1741 à 1765, les prix restent très bas. Au début le grain est vendu seulement 8 fr. 60 l’hectolitre, et, après s’être élevé à 13 fr. 90 de 1746 à 1750, il retombe à 9 fr. 80 à la fin de la période ; le cours moyen de ces vingt-cinq ans n’est que de 11 fr. 10. A partir de 1766 les prix s’élèvent, et la moyenne des vingt-cinq ans écoulés de 1766 à 1790 est de 16 fr. 30 ; pendant les trente années suivantes le mouvement ascensionnel se continue, et la moyenne des prix atteint pour la France entière 22 fr. 93.

De 1820 à 1850 se place une période de baisse, où le prix moyen est de 19 francs l’hectolitre ; les producteurs s’inquiètent, accusent l’importation étrangère, et leurs clameurs décident l’établissement de l’échelle mobile. De 1851 à 1875, bien que pendant la fin de la période le grain étranger entre en franchise, la hausse se produit, l’hectolitre vaut en moyenne 22 fr. 71, mais pendant les vingt années suivantes, le prix tombe à 19 fr. 23 ; cette baisse au reste n’est pas particulière à la France, elle se manifeste aussi bien en Angleterre qu’en Allemagne.

Ainsi qu’il a été dit déjà, ces fluctuations du marché n’ont aucun rapport avec les importations ; celles-ci ne commencent à se produire que sous la Restauration et ne sont considérables qu’aux époques de cherté, quand le haut prix du grain assure aux importateurs de larges bénéfices.

Est-il donc impossible d’avoir sur les causes des énormes oscillations du marché des grains quelque lumière ? Le prix d’une marchandise varie avec son abondance ou sa rareté, mais aussi avec l’abondance ou la rareté des métaux précieux qui servent à l’acquérir. Si d’une année à l’autre la quantité du métal monétaire reste fixe, j’en donnerai moins si le grain est abondant que s’il est rare ; et réciproquement si la quantité de blé reste invariable, mais que le poids des métaux précieux mis en circulation augmente, j’en donnerai plus pour avoir le même poids de grain ; la hausse est déterminée, soit par la rareté de la marchandise à acquérir, soit par l’abondance de la matière qui sert à solder les achats, et la baisse par les contraires ; et il est curieux de constater que la hausse de la fin du XVIIIe siècle coïncide avec l’introduction en Europe d’une masse considérable d’argent extraite dans l’Amérique espagnole, que celle de 1850 suit la découverte et l’exploitation de l’or en Californie.

La baisse actuelle paraît être due à une cause du même ordre bien qu’opposée. A partir de 1873 plusieurs États deviennent monométallistes ; l’énorme quantité d’argent employée jusqu’alors aux échanges internationaux cesse d’avoir cours légal ; l’or reste seul, sa quantité est insuffisante, on en donne moins pour une même quantité de marchandises, qu’on n’en donnait quelques années auparavant : la baisse se produit.

L’Europe trouvera-t-elle le moyen de rendre à l’argent le rôle qu’il a rempli conjointement avec l’or pendant tant d’années ? Les mines d’or exploitées dans l’Afrique méridionale vont-elles jeter sur le marché une quantité de métal précieux suffisante pour combler le vide qu’a fait le retrait de la monnaie d’argent ? Ce sont là des questions que je ne saurais discuter, car elles sortent du domaine de l’agronomie.

Sa mission était de faire produire à la France une quantité de blé suffisante pour assurer l’alimentation publique. Or, tandis que, de 1820 à 1824, la culture du blé ne s’étendait que sur 4 800 000 hectares, le rendement était seulement de 11hect, 4, — de telle sorte que la récolte totale ne dépassant guère 57 millions d’hectolitres, laissait une partie de la population privée de pain de froment, — cette culture s’étend aujourd’hui sur près de 7 millions d’hectares, le rendement atteint 17 hectolitres, la quantité produite suffit presque à une consommation qui dépasse 100 millions d’hectolitres, et c’est là un progrès dont la culture française a lieu de s’enorgueillir.


P. -P. DEHERAIN.

  1. Études d’économie rurale ; Paris, Masson, p. 222. Annales agronomiques, tome XX, page 161.
  2. Voyez la Revue du 15 avril 1893.
  3. Les résultats de cette comparaison sont insérés dans le Journal of the Roy. Agr. Society pour 1894. M. Demoussy en a donné une traduction abrégée dans le tome XXI des Annales agronomiques.