La Science et l’Agriculture/06

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La Science et l’Agriculture
Revue des Deux Mondes4e période, tome 140 (p. 317-345).
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LA SCIENCE ET L'AGRICULTURE

LES PLANTES DE GRANDE CULTURE

IV.[1]
LA BETTERAVE A SUCRE

La fabrication du sucre de betteraves date du commencement du siècle. On se rappelle que, pour réduire l’Angleterre, l’Empereur essaya de ruiner son commerce en établissant le blocus continental. Le sucre, exclusivement produit jusque-là dans les régions tropicales, n’entrant plus que par fraude et en petites quantités, atteignit des prix excessifs. On essaya naturellement de l’extraire de quelques-uns des végétaux qui croissent dans nos contrées, et après des tentatives infructueuses, on remit en lumière d’intéressantes expériences exécutées en Allemagne depuis plusieurs années.

En 1757, un chimiste nommé Margraff avait reconnu que la racine de la betterave renferme un sucre identique à celui qu’on extrait des cannes. Un de ses élèves, Achard, appartenant à une famille française émigrée lors de la révocation de l’Edit de Nantes, avait même installé une fabrique de sucre de betteraves qui avait bientôt périclité. Instruit de cet essai, l’Empereur ordonna qu’il fût repris ; grâce à de larges subventions, la culture de la betterave s’établit dans plusieurs départemens, des fabriques s’élevèrent, le sucre indigène parut sur le marché, et quand l’Empire tomba, la nouvelle industrie était établie. A plusieurs reprises cependant, elle faillit disparaître : le sucre, toujours considéré comme un aliment de luxe, avait été dès l’origine frappé d’un lourd impôt maintenu par les divers gouvernemens qui se succédèrent dans notre pays. Si l’on n’avait demandé à cet impôt que les sommes considérables qu’il peut fournir, il n’aurait que retardé l’essor de la nouvelle industrie en diminuant la consommation sans déterminer de crise fatale. Il n’en fut pas ainsi ; on fit de cet impôt une arme de protection, et dès lors commença la série des difficultés au milieu desquelles nous nous débattons encore aujourd’hui. Les planteurs des colonies n’avaient pas vu sans inquiétude la prospérité naissante de la nouvelle industrie. Si le sucre de betteraves suffisait à alimenter la consommation de la France, le marché de la mère patrie se fermait devant eux. Ils invoquèrent la nécessité de ne pas laisser périr le faible domaine colonial que nous avaient laissé nos défaites ; ils montrèrent qu’il fallait soutenir notre marine marchande en lui assurant le transport des sucres des Antilles et de la Réunion jusqu’en France ; ils furent écoutés ; et pendant le règne de Louis-Philippe les Chambres discutèrent différentes propositions de loi, écrasant la fabrication du sucre de betteraves en détaxant le sucre colonial ou même, interdisant absolument la production du premier, par le rachat et la fermeture des usines.

Les discussions se continuèrent à la Chambre des députés, de 1839 à 1845. Enfin on trouva le moyen de laisser vivre les deux rivales et dès lors, sûre de l’avenir, la fabrication prit en France une grande extension ; jusqu’en 1846, la production était restée inférieure à 35 000 tonnes de sucre raffiné ; elle monta cette année-là à 46 000 tonnes ; dix ans plus tard, elle atteignit 100 000 tonnes ; en 1865, elle fournit 200 000 tonnes, puis s’éleva successivement à 300 000, 400 000, 500 000 tonnes, et jusqu’à 700 000 tonnes pendant les dernières campagnes.

Il ne faudrait pas croire pourtant que cette augmentation fût le signe d’une grande prospérité. La production a progressé plus vite que la consommation, le prix du sucre a baissé de plus de moitié ; de 60 francs les 100 kilos il y a vingt ans, il est tombé aujourd’hui à 25 francs, de telle sorte que l’impôt de 60 francs triple son prix de vente ; et si l’État n’abandonnait pas à la fabrication une partie de cet impôt, nombre d’usines fermeraient.

L’impôt de consommation du sucre rapporte chaque année à l’État 200 millions de francs environ ; la culture de la betterave est l’origine des progrès agricoles les plus rapides ; il importe donc aussi bien à l’équilibre du budget qu’à la prospérité de notre agriculture que cette belle industrie ne périclite pas, et il est intéressant d’étudier sa situation actuelle.


I. — LA CULTURE DE LA BETTERAVE A SUCRE JUSQU’AU VOTE DE LA LOI DE 1884

La culture de la betterave à sucre, établie dès le début dans le nord-est : l’Aisne, le Nord, le Pas-de-Calais, la Somme, l’Oise, y couvre encore de larges surfaces ; elle s’étend en outre dans l’ouest ; il existe des sucreries dans l’Eure, Eure-et-Loir et Seine-et-Oise ; elle descend au sud, dans Seine-et-Marne, le Loiret, l’Indre, la Côte-d’Or, Saône-et-Loire, le Puy-de-Dôme et même jusque dans Vaucluse et le Gard. Pendant une vingtaine d’années, de 1850 à 1870, cette culture fit à la fois la fortune des planteurs et celle des fabricans. Les cultivateurs récoltaient à l’hectare de 40 à 50 tonnes de racines, qu’ils vendaient 20 francs la tonne, réalisant ainsi de 800 à 1 000 francs de produit brut à l’hectare ; ils rapportaient des sucreries des pulpes de bonne qualité qui leur permettaient d’engraisser un nombreux bétail ; leurs terres, enrichies par de copieuses fumures, donnaient après la betterave d’excellentes récoltes de blé. Les nombreuses façons qu’exige la betterave pendant l’été, le travail des usines en hiver, assuraient des salaires relativement élevés aux ouvriers agricoles, et je me rappelle encore avec quel accent de fierté un fermier des environs de Soissons me disait en 1857 : « Monsieur, ici, il n’y a plus de pauvres. » Le sucre se vendant de 60 à 70 francs les 100 kilos, les fabriques réalisaient de beaux bénéfices, bien que leur outillage fût encore assez primitif.

Cette prospérité ne fut pas de longue durée. Tandis que les cultivateurs, continuant à obtenir d’abondantes récoltes, se déclaraient satisfaits, les fabricans, au contraire, se plaignaient de la qualité des racines dont la teneur en sucre devenait trop faible pour que leur traitement continuât d’être avantageux. La betterave, nous l’avons dit déjà, est de toutes les plantes de grande culture celle qui présente dans la composition de sa racine les écarts les plus considérables ; on en rencontre parmi elles quelques-unes qui renferment de 15 à 20 centièmes de sucre et d’autres de 5 à 6. On conçoit que s’il y a profit à traiter une tonne dans laquelle il existe de 150 à 200 kilos de sucre, il devient onéreux de mettre en œuvre une tonne qui n’en contient que 50 ou 60 kilos. Cette diminution de qualité était réelle ; elle s’accentuait à mesure que la culture de la betterave remontait dans le pays à une date plus reculée. Si, au moment de son installation dans une contrée où la culture de la betterave n’était pas habituelle, une usine recevait d’excellentes racines, leur qualité baissait d’année en année. Cette diminution dans la richesse en sucre des racines sembla d’abord apporter un solide appui à l’idée d’épuisement du sol, émise à cette époque par le célèbre chimiste allemand J. von Liebig.

Sa mémorable découverte de la richesse en azote des terres cultivées l’avait entraîné dans une mauvaise voie ; persuadé que l’alimentation azotée de la plante est assurée par l’abondance de la matière organique du sol, il avait été conduit à exagérer l’importance très réelle des alimens minéraux. Il s’élevait, dans ses Lois naturelles de l’agriculture, avec une extrême véhémence contre le mode de culture habituellement suivi en Europe. Quand, d’après lui, on n’emploie comme engrais que le fumier de ferme, quand on ne restitue pas au sol les élémens minéraux : acide phosphorique et potasse exportés du domaine à chacune des ventes de récolte ; quand on pratique « cette culture spoliatrice », « cette culture vampire », on arrive fatalement à la ruine. Elle s’annonce déjà ; les pommes de terre croissant dans un sol épuisé sont devenues incapables de résister à la maladie. Les betteraves ne renferment plus les quantités de sucre qui s’y rencontrent lorsque, cultivées sur un sol vierge, elles y trouvent tous les élémens minéraux nécessaires à leur développement.

Il est parfaitement certain qu’en portant un sac de blé au marché, on y porte l’acide phosphorique, la potasse et la magnésie que le blé a pris dans les champs du domaine, et que, de même, la vente d’un bœuf implique la disparition du phosphate de chaux de ses os et du phosphate de potasse de ses muscles ; et qu’en continuant indéfiniment ces exportations sans apporter au sol autre chose que le fumier, qui ne renferme naturellement qu’une fraction des matières minérales prélevées par les récoltes, on arrive à l’épuisement.

Mais, est-ce bien à cet épuisement hypothétique du sol qu’est due la diminution de qualité des racines portées aux sucreries ? Liebig n’hésitait pas ; il l’attribuait aux prélèvemens incessans de potasse qu’entraîne la culture de la betterave. On sait, en effet, que les sels de cette base contenus dans les racines passent dans les résidus de la fabrication du sucre, dans les mélasses ; que celles-ci, après transformation en alcool du sucre qu’elles renferment encore, laissent, par évaporation et calcination, des salins renfermant toute la potasse puisée dans les champs, et que cette potasse enfin, loin d’y revenir, est vendue au commerce des produits chimiques.

Une objection néanmoins se présentait aux esprits non prévenus ; si la culture de la betterave entraîne l’appauvrissement sensible du sol en potasse, son épuisement même, on ne comprend pas pourquoi cet épuisement se traduit seulement par un changement de composition de la racine et non par une diminution dans le poids de la récolte elle-même ; ce que n’aurait pas manqué d’amener la disparition d’un élément nécessaire à la végétation comme lest la potasse. Or, tandis que les fabricans exhalaient leurs plaintes, les cultivateurs continuaient à conduire aux sucreries, à pleins chariots, leurs mauvaises racines.

L’assurance de Liebig avait fini cependant par convaincre la plupart des incrédules, quand une découverte inattendue permit de soumettre ses idées théoriques au criterium de l’expérience. En 1864, on reconnut à Stassfurt-Anhalt, en Allemagne, l’existence d’un immense gisement de sel gemme portant à sa partie supérieure d’épaisses couches de sels de potasse et de magnésie. Du coup, la potasse entra dans les formules d’engrais d’où jusqu’alors l’avait exclue son prix élevé. Aussitôt que les engrais de potasse furent mis en vente, je disposai au printemps de 1866 des cultures de betteraves sur lesquelles ils furent essayés… L’échec fut complet ; je constatai avec un profond étonnement que ces sels de potasse n’avaient exercé aucune action, ni sur la quantité ni sur la qualité des betteraves récoltées. En 1867, les résultats ne furent pas meilleurs, et les essais tentés par plusieurs autres agronomes dans diverses régions de la France ne réussirent pas davantage. Il fallut en conclure que la plupart des terres cultivées sont assez riches en potasse, pour que l’addition de nouvelles quantités soit inutile ; il fallut en conclure surtout que ce n’était pas à l’épuisement du sol en potasse qu’était due la mauvaise qualité des betteraves portées aux sucreries.

Plusieurs années se passèrent pendant lesquelles les rapports des fabricans de sucre et des cultivateurs ne firent que s’aigrir. Les fabricans avaient commis la très grosse faute de ne pas intéresser les cultivateurs, par des majorations de prix, à leur fournir de bonnes racines ; ils achetaient à prix invariable et expiaient durement leur imprévoyance.

Je pensais souvent à cet appauvrissement des betteraves en sucre, quand, au cours d’une excursion que je fis dans le département du Nord en 1872 avec les élèves de Grignon, je me décidai à reprendre cette étude. Nous fûmes reçus à la célèbre ferme de Masny, par M. Fievée, cultivateur et fabricant de sucre, qui, très préoccupé de la diminution de qualité de ses racines, employa pour la caractériser une expression familière qui m’est toujours restée dans l’esprit. « Maintenant, me disait-il, nous n’avons plus que de mauvaises betteraves ; il n’en était pas ainsi il y a quelques années, nous plantions alors des bâtons de sucre d’orge. » M. Fievée disait que sa terre était surmenée par des cultures de betteraves trop souvent répétées ; puis, voyant combien je prenais d’intérêt à ses doléances, il m’engagea vivement à essayer de résoudre le problème dont la solution importait à toute l’agriculture du nord de la France.

Son insistance me décida ; rentré à Paris, je m’ouvris de mes projets à mon excellent maître M. Frémy, professeur au Muséum, chez qui j’avais débuté vingt ans auparavant ; son laboratoire était voisin de celui que j’occupais, et nous résolûmes d’entreprendre les recherches en commun. De grands tonneaux furent remplis de terres artificielles de composition connue, auxquelles on ajouta des engrais en poids parfaitement déterminés, puis on procéda aux semailles ; les betteraves se développèrent et, quand elles eurent atteint leur maturité, on les soumit aux analyses ; on ne se borna pas à déterminer la quantité de sucre qu’elles renfermaient, on chercha en outre quelle était leur teneur en matières azotées. Ces analyses dévoilèrent un fait d’un haut intérêt : les betteraves riches en sucre étaient pauvres en matières azotées, et réciproquement celles qui étaient riches en azote ne renfermaient que de petites quantités de sucre.

Ces premiers résultats furent confirmés par l’analyse de nombreuses betteraves prises dans les cultures de Grignon, ou envoyées du département du Nord et de celui de l’Aisne. Toujours on trouva que la pauvreté des racines en sucre coïncidait avec leur richesse en azote. La lumière était faite ! Ce n’était pas du tout parce que les terres épuisées ne fournissaient plus à la plante qu’une nourriture insuffisante, qu’après plusieurs années de culture on ne récoltait plus que des betteraves pauvres en sucre ; c’était, tout au contraire, parce que de copieuses fumures avaient enrichi la terre de matières azotées, qu’elle ne portait plus que de grosses racines toutes gonflées d’eau, de matières albuminoïdes, mais peu chargées de sucre. La culture périclitait non par famine, mais par pléthore.

Quand on ensemence la culture sur une terre neuve qui n’a encore reçu que les maigres fumures dont dispose le vieil assolement triennal, les racines sont de bonne qualité ; mais en retour des betteraves reçues, la sucrerie livre des pulpes ; pour les consommer, le bétail arrive, le tas de fumier s’accroît ; chaque année la terre s’enrichit, le poids des racines récoltées s’élève et leur qualité diminue. Pour concevoir comment l’abondance de la fumure azotée détermine l’appauvrissement en sucre des racines, il suffit de les examiner avec attention. Prenons une betterave de forte dimension, et coupons-la en tranches minces perpendiculairement à sa longueur ; si nous regardons une de ces tranches à la lumière réfléchie, nous la voyons formée d’anneaux blanchâtres séparés les uns des autres par des zones circulaires d’une teinte plus sombre ; à la lumière transmise les colorations changent, les anneaux paraissent opaques, les zones transparentes ; ce premier examen montre que la racine est formée de deux tissus différens : un tissu fibreux, opaque à la lumière transmise, constitué par des vaisseaux qui descendent des feuilles aux racines et un tissu cellulaire lâche, dont les zones alternent avec les anneaux fibreux. Pour aller plus loin, séparons dans quelques tranches, à l’aide d’un canif, les zones de tissu cellulaire, des anneaux de tissu fibreux, de façon à constituer un lot de l’un et de l’autre tissus ; puis procédons à l’analyse de ces lots et nous trouvons que le tissu cellulaire est très aqueux, très pauvre en sucre, très riche en matières azotées et que le tissu fibreux présente précisément la composition inverse ; une betterave est pauvre quand les anneaux de tissu fibreux sont noyés dans de larges zones de tissu cellulaire, elle est riche au contraire quand le tissu fibreux domine.

Les différences sont si sensibles, qu’avant toute analyse on a une idée déjà très approchée de la valeur d’une racine par la façon dont elle se comporte à la râpe ; si de longues fibres y restent adhérentes, s’il faut faire effort pour entamer la chair, si la betterave est dure, résistante, le tissu fibreux y est abondant, elle est riche ; elle est pauvre au contraire si le jus s’écoule avant toute pression, aussitôt que les dents pénètrent dans un tissu mou et peu résistant.

Comparons deux racines appartenant à la même variété, mais de dimensions différentes : l’une pèse 1500 grammes, l’autre 500 seulement ; le simple examen d’une section nous montrera comment le traitement de l’une est ruineux pour le fabricant, tandis que le travail de l’autre est lucratif ; les deux racines renferment le même nombre d’anneaux fibreux, mais dans celle de 1 500 grammes, ce tissu est noyé au milieu des zones de tissu cellulaire aqueux, tandis que ces zones sont minces, étroites, dans la betterave de 500 grammes ; à l’analyse, la grosse racine est bien plus pauvre que la petite ; la quantité de sucre totale toutefois peut être égale dans les deux racines ; il arrivera même que le poids de sucre contenu dans la racine de fortes dimensions surpassera celui que renferme la petite betterave, mais pour obtenir ce sucre le fabricant sera obligé dans un cas de dépenser bien plus de combustible que dans l’autre, et le sucre lui reviendra infiniment plus cher s’il traite des betteraves pauvres que s’il en travaille de riches.

Les engrais azotés sont nuisibles au fabricant, puisqu’ils diminuent la qualité des racines ; mais, d’autre part, ils sont très avantageux au cultivateur. La réussite de la betterave n’est assurée que dans un sol fertilisé par de copieuses fumures souvent répétées. C’est seulement lorsqu’elle est placée sur un sol « engraissé », comme disent les paysans, que la betterave fournit des récoltes rémunératrices. Les fabricans essayèrent cependant de restreindre ces fumures abondantes qui les ruinaient. Ils interdirent l’emploi du plus efficace des engrais azotés : le nitrate de soude.

Nous savons aujourd’hui que les nitrates prennent naissance par fermentation dans les sols fertiles et qu’il n’est pas nécessaire d’en répandre pour les rencontrer, dans les végétaux, souvent en proportions notables. Cette notion, courante maintenant, était inconnue il y a trente ans et, à plusieurs reprises, des procès s’engagèrent entre les cultivateurs affirmant qu’obéissant aux clauses de leurs contrats, ils s’étaient abstenus d’employer du nitrate de soude, et les fabricans, s’appuyant sur la présence des nitrates dans les betteraves pour prétendre, à tort, qu’on avait violé les conventions.

Toutes ces discussions auraient cessé si dès cette époque on eût intéressé les cultivateurs à fournir des betteraves riches, en les payant à un prix d’autant plus élevé qu’elles renfermaient plus de sucre. Il ne fallait pas, pour repousser cette convention, prétendre qu’on rencontrerait de sérieuses difficultés à déterminer rapidement la teneur en sucre des racines. Plusieurs chimistes agronomes : Péligot il y a soixante ans, et plus récemment M. Durin, avaient montré clairement que, parmi les substances solubles contenues dans le jus des betteraves, dans le liquide obtenu après râpage et pression, le sucre domine tellement que la densité du jus est proportionnelle à la quantité de sucre que ce jus renferme. En faisant flotter dans le jus un aréomètre à poids constant, on détermine sa densité et par suite la teneur en sucre des racines, avec une approximation suffisante à l’établissement de marchés équitables. Cette solution (qui devait s’imposer quelques années plus tard), fut malheureusement repoussée : l’accord ne fut pas conclu. La guerre continuant entre cultivateurs et fabricans, l’essor de la sucrerie française fut arrêté et l’Allemagne, en profitant très habilement, poussa sa fabrication au chiffre prodigieux où nous la voyons aujourd’hui.

En France, on en resta aux demi-mesures ; les fabricans exigèrent que les betteraves fussent semées en lignes rapprochées et maintenues serrées dans ces lignes.

On obtient ainsi, nous l’avons indiqué dans un précédent article, des racines plus petites, plus riches, que lorsqu’elles croissent écartées les unes des autres. On conçoit très bien, en effet, que si la quantité d’eau déversée par la pluie sur un champ, si la quantité d’engrais distribués sont partagées entre un grand nombre de sujets, chacun d’eux n’en obtiendra qu’une fraction plus faible que si les preneurs sont moins nombreux. On comprend dès lors que l’hectare produira un poids de betteraves égal à celui qu’il donne avec la culture espacée, mais que ce poids sera formé de racines de meilleure qualité.

Cette solution ne satisfaisait que médiocrement les producteurs, car le mode de culture qui leur était ainsi imposé entraînait un surcroît de dépenses. Les façons sont, en effet, plus difficiles à donner, et conséquemment plus onéreuses, quand les betteraves sont rapprochées que si elles poussent à de grands écartemens, et puisque la nouvelle méthode donnait de meilleures racines que l’ancienne, les cultivateurs réclamaient (sans succès au reste) qu’il leur en fût tenu compte.

Ce n’est pas seulement par le mode de culture suivi qu’on peut améliorer la qualité des racines récoltées. On y réussit également par le choix judicieux de la graine. Dans les études que nous avons faites sur ce sujet, il y a vingt ans, nous avons donné, M. Frémy et moi, une démonstration précise de cette notion, encore un peu vague à cette époque. Dans un même tonneau rempli de terre artificielle pourvue d’engrais convenable, nous avons semé une graine appartenant à la variété Vilmorin améliorée et une autre à une race très répandue alors : la betterave à collet rose.

Les racines se développèrent à côté l’une de l’autre, soumises aux mêmes conditions climatériques, puisant leurs alimens dans le même sol, entre-croisant, pour ainsi dire, leur chevelu ; et cependant à la récolte on trouva 16 de sucre dans la Vilmorin et 8 dans la Collet-Rose. Visiblement, les fabricans auraient eu grand intérêt à ne recevoir que des racines Vilmorin, mais les cultivateurs se refusaient à les semer car cette race très sucrée est peu prolifique. Au lieu de recueillir 40 ou 50 tonnes de racines à l’hectare, ils en auraient obtenu 20 ou 25 tonnes qui, au prix de 20 francs la tonne, ne payaient plus leurs frais de culture.

Ces rivalités d’intérêt entre les cultivateurs et les fabricans, les discussions acerbes qui s’élevaient au moment du renouvellement des marchés et pendant leur exécution exerçaient une influence néfaste sur l’industrie sucrière. Loin de progresser, elle périclitait ; le nombre des fabriques tombait de 539 en travail pendant l’année 1876, à 449 en 1884 ; et tandis qu’en 1874, qui avait été particulièrement favorable, on avait produit 450 000 tonnes de sucre, on n’en obtenait plus que 316 000 en 1884.

Il y a vingt ans, nous occupions en Europe le premier rang dans la fabrication du sucre ; rapidement nous sommes tombés au quatrième. L’Autriche-Hongrie qui, en 1874, était restée à 222 000 tonnes, s’élevait en 1884 à 557 000 ; l’Allemagne passait en dix ans de 256 000 tonnes à 1 154 000. Ce rapide développement n’était pas dû seulement à une meilleure culture, peut-être à un climat plus favorable, à un outillage plus perfectionné, mais surtout aux faveurs que les gouvernemens avaient accordées à cette industrie. Tandis que chez nous l’impôt continuait à être perçu sur le sucre achevé et qu’aucune partie des grosses sommes encaissées par le Trésor n’était attribuée aux producteurs de la matière imposée, chez nos rivaux le fisc permettait aux fabricans d’en garder une partie et, grâce à ces subventions déguisées, leur industrie avait fait de rapides progrès.

On comprend très bien les hésitations des pouvoirs publics français devant la situation que créait la production excessive de l’Allemagne. Fallait-il laisser périr une industrie qui était née et qui s’était développée en France (sa mort aurait rapidement suivi la non-intervention de l’Etat) ? Fallait-il, au contraire, soutenir la sucrerie française en lui abandonnant, comme on l’avait fait en Allemagne, une partie de l’impôt ? Ne risquait-on pas, en agissant ainsi, de surexciter la production et de voir le marché s’effondrer sous le poids des quantités fabriquées, non plus seulement pour subvenir aux besoins de la consommation, mais pour encaisser la part d’impôt qu’on abandonnait aux fabricans ?

Ce fut le dernier avis qui prévalut. La loi de 1884 fut votée.


II. — LA LOI DE 1884, SES EFFETS

Cette loi reportait l’impôt du sucre achevé à la betterave mise en œuvre. Elle prévoyait que quelques fabriques, encore mal outillées, ne se risqueraient pas à accepter cette nouvelle disposition. Elle leur accordait un déchet de fabrication de 8 p. 100. En d’autres termes, quand ces usines mettaient en vente 100 kilos de sucre, on ne percevait l’impôt que sur 92 kilos, on l’abandonnait au fabricant sur les 8 autres[2]. Pour les usines qui en firent la demande, l’impôt porta sur la betterave ; il fut calculé d’après le poids de sucre qu’on supposait pouvoir extraire de chaque tonne de racines mise en œuvre.

Or, au moment de la discussion, on exagéra systématiquement toutes les difficultés : la production de la betterave riche, disait-on, était impossible en France ; notre climat ne permettait pas de l’obtenir ; on ne pouvait vaincre la routine des paysans habitués à cultiver des betteraves de mauvaise qualité. Ebranlés par ces clameurs intéressées, les membres du parlement votèrent des dispositions extrêmement favorables à la fabrication.

On supposa que d’une tonne de betteraves mise en œuvre, on ne pouvait extraire que 60 kilos de sucre en raffiné et, comme ce sucre doit payer 60 francs par 100 kilos, le fabricant devait verser 36 francs par tonne de betteraves pénétrant à l’usine. S’il ne tirait de la tonne que 60 kilos de sucre, la loi nouvelle n’avait pour lui aucun avantage ; s’il n’en extrayait que 40 kilos, sa perte était considérable ; mais, si, traitant habilement de bonnes racines, il en tirait 80, 90 ou 100 kilos de sucre, il réalisait de gros bénéfices. En effet, le sucre obtenu en excès sur les 60 kilos imposés n’était plus vendu 40 ou 45 francs (prix auquel les sucreries vendaient le quintal à cette époque), mais bien 100 ou 105 francs ; car les 60 francs d’impôt sur les excédens étaient perçus par le fabricant lui-même. En lui accordant la totalité de l’impôt sur les excédens, la loi l’encourageait à perfectionner son outillage, de façon à extraire des racines une très forte fraction du sucre qu’elles renferment ; elle le contraignait en outre à ne traiter que des betteraves riches en sucre.

Il fallut intéresser les cultivateurs à les produire, abandonner enfin l’achat à prix fixe, source de toutes les difficultés, pour en arriver à la seule base rationnelle des marchés : à l’acquisition à prix variable avec la richesse. Ainsi qu’il a été dit déjà, la détermination de cette richesse est très facile, elle s’appuie sur la densité du jus extrait des racines.

On y emploie un aréomètre à poids constant. Toutes les personnes qui ont suivi un cours de physique élémentaire connaissent ce petit instrument, en usage dans toutes les transactions sur les liquides dont la valeur varie avec la densité. Un tube de verre, lesté à sa partie inférieure par du mercure ou du plomb, porte à son extrémité supérieure une tige graduée en parties d’égales longueurs ; on procède par tâtonnemens dans le lestage de l’appareil de façon qu’il plonge, presque complètement, dans l’eau distillée, et l’on marque zéro à ce point d’affleurement, et 10°, à la base de la tige, au point où elle affleure dans un liquide rendu plus dense par l’adjonction de sel ou d’acide sulfurique et dans lequel l’appareil type, gradué d’après les indications de Gay-Lussac, marque également 10 degrés.

Les appareils les plus employés sont ainsi gradués par comparaison. L’expérience a montré que la densité du jus provenant du râpage des betteraves augmente de 1° environ pour 2 centièmes de sucre contenu dans le jus ; c’est-à-dire que si l’aréomètre marque 5°, le jus renfermera 10 centièmes de sucre. Quand on atteint les densités élevées, la quantité de sucre croît plus vite que les indications de l’aréomètre ; quand il marque dans un liquide sucré 8°, ce liquide renferme non pas 10 centièmes de sucre mais plus de 17.

Cette rapide détermination sert de base aux transactions ; on convient, par exemple, que la tonne de betteraves dont le jus marquera 7° sera payée 25 francs, et en outre que le prix augmentera de 0 fr. 75 par dixième de degré ; de telle sorte que si le jus des betteraves d’une livraison marque 8°, la tonne sera payée 25 francs plus 7 fr. 50 ou 32 fr. 50 ; la convention porte également que le prix baissera de 0 fr. 75 par dixième de degré au-dessous de 7°, c’est-à-dire qu’une tonne de racines ne sera payée que 18 fr. 50, si le jus qui en provient ne marque que 6°.

Les cultivateurs, intéressés à conduire à la sucrerie des betteraves riches en sucre, les obtinrent dès la première année. Ils s’étaient refusés à les produire jusqu’alors, parce qu’ils n’y avaient aucun avantage. Avec des fumures moyennes, ces betteraves riches ne fournissent en effet que des rendement médiocres : 25 tonnes à l’hectare. Cependant, quand on enfouit dans le sol 10 tonnes de fumier et des superphosphates à l’automne, puis qu’on ajoute du nitrate de soude au printemps, on atteint des récoltes de 40 000 kilos ; on les dépasse même dans les plaines fertiles du Nord et du Pas-de-Calais.

La condition essentielle pour obtenir des racines riches en sucre, celle qui domine toutes les autres, nous l’avons dit déjà, c’est le choix judicieux de la graine. Or, cette graine productrice de betteraves chargées de sucre, on la possède depuis longtemps ; elle a été obtenue, par Louis Vilmorin, dès 1840. Il a d’abord fait choix, dans un lot de betteraves de Silésie, de racines bien conformées, coniques, allongées, d’une seule venue, sans prolongemens fourchus ; puis, à l’aide d’une sonde, il a extrait de ces racines, ce qu’on peut faire sans nuire à leur vitalité, de petits cylindres charnus pour les soumettre à l’analyse. On rejette toutes les racines peu chargées de sucre, on conserve au contraire les plus riches, pour les planter au printemps ; elles se couvrent de rameaux, fleurissent en juin, et en août on récolte des graines. Celles-ci sont semées au printemps suivant ; on ne conserve encore comme porte-graines que les betteraves qui présentent une forme parfaite et une haute teneur en sucre. On conçoit que, par cette méthode, appliquée pendant une longue suite d’années, on ait réussi à obtenir une race remarquable par ses qualités sucrières ; elle est connue sous le nom de Vilmorin améliorée. Fibreuse, d’une structure serrée, ne présentant entre ses anneaux de tissu fibreux que de minces zones de tissu cellulaire, la Vilmorin, grâce à son réseau rigide, supporte les fortes fumures sans atteindre les énormes dimensions des betteraves fourragères et sans perdre ses qualités sucrières.

Si bien fixée que soit cette race, elle ne se maintient que par une sélection sévère des porte-graines. Leur analyse est toujours nécessaire. Si on se borne à choisir comme betteraves mères des racines de bonne apparence sans déterminer leur teneur en sucre, très vite la race dégénère. Les graines issues de ces sujets choisis seulement d’après leur forme ne produisent plus que des racines de médiocre qualité.

Il est facile d’en saisir la raison : les insectes ailés qui butinent d’une fleur à l’autre sont de puissans agens de métissage. Ils portent le pollen d’une variété sur les pistils d’une autre et, si dans le voisinage des porte-graines Vilmorin, ils trouvent d’autres betteraves, des croisemens s’établissent et les graines ne donnent plus que des racines qui, tout en conservant un bon aspect, ont perdu leur richesse.

La conservation d’une bonne race exige donc un travail incessant ; dans les établissemens où sont cultivés les porte-graines on dispose des appareils qui permettent de faire très rapidement le sondage, puis l’analyse des betteraves. On ne conserve naturellement comme reproductrices que celles qui présentent une grande richesse, et quand on en a obtenu les graines, avant de les mettre en vente, on en sème un petit nombre afin de s’assurer par l’analyse des sujets récoltés que tout le lot obtenu a bien conservé la richesse de la racine dont il provient.

Les procédés imaginés par Louis Vilmorin ont servi non seulement en France, mais en Autriche, en Allemagne, en Russie, pour créer des races de racines sucrières employées aujourd’hui avec grand avantage.

On compte sur un hectare de porte-graines de betteraves de 12 à 15 000 pieds, il fournit de 1 800 à 3 000 kilos de graines ; une racine ne produit donc que 150 à 200 grammes de graines et on conçoit combien il serait intéressant, quand on possède quelques sujets d’élite, d’en obtenir un poids de graines plus considérable. On a essayé dans ces dernières années de multiplier la production des betteraves de qualité supérieure par des boutures et des greffes ; les procédés à l’aide desquels on réussit ces opérations ne sont pas divulgués, mais on assure que leur emploi permet d’obtenir des sujets de choix, un poids de graines très supérieur à celui qu’on récolte par la méthode ordinaire. Dans un champ bien travaillé, fumé copieusement, on a semé, en lignes espacées de 35 à 40 centimètres, de bonnes graines ; on a démarié régulièrement, ne laissant qu’une racine tous les 25 ou tous les 30 centimètres, de façon à en garder environ 10 au mètre carré. Est-on sûr d’obtenir une bonne récolte ? Hélas ! non. Je ne sais si beaucoup de planteurs de betteraves connaissent le mélancolique proverbe : « Entre la coupe et les lèvres il y a place pour un malheur. » S’ils le connaissent ils peuvent le modifier, pour en faire l’application à leur métier. « Entre le semis et l’arrachage, il y a place pour un échec. »

C’est tout d’abord la légion des insectes qui entre en guerre ; les vers blancs issus des hannetons dévorent les jeunes racines immédiatement après la levée, les taupins qui pullulent dans les prairies défrichées, les nématodes, les anguillules exercent leurs ravages. Puis les intempéries : la gelée du printemps qui force à recommencer les semailles ; la sécheresse qui, en mai, empêche la levée, en juillet aplatit sur le sol crevassé les feuilles mal abreuvées ; les pluies prolongées d’automne qui abaissent la qualité. On sait quelle énorme quantité d’eau a déversé sur le nord de la France l’automne de 1896 ; les pluies continuelles ont exercé une influence déplorable sur la teneur en sucre des betteraves ; en beaucoup d’endroits les jus, au lieu de marquer 8° comme l’an dernier, n’en accusaient guère que 6, de telle sorte que la tonne de betteraves est tombée à des prix ruineux : de 15 à 18 francs.

Si, depuis le vote de la loi de 1884, il y a eu de mauvaises années ; d’autres au contraire ont été très favorables. Au début, quand on abandonnait aux excédens la totalité de l’impôt, les fabricans ont réalisé de beaux bénéfices. Pour en avoir leur part, de nouvelles usines se sont montées, et bien que peu à peu le Trésor ait diminué ses faveurs, qu’il ait restreint à la moitié de l’impôt de consommation la part attribuée à ces excédens, qu’il ait même limité ces excédons, l’élan était donné. En 1890-91, nous dépassions 600 000 tonnes de sucre, et nous atteignions presque 800 000 en 1894-95.

Nous discuterons un peu plus loin la situation très difficile qu’a créée cette exagération de la production, dépassant de beaucoup la consommation ; mais, avant d’aborder ce sujet délicat, il convient d’indiquer brièvement comment est traitée, dans les usines, la betterave à sucre.


III. — FABRICATION DU SUCRE

Quand, à la fin de septembre, les betteraves étalent leurs feuilles sur le sol, on dit qu’elles sont mûres et on procède à l’arrachage. Dans les terres fortes, il est pénible ; on ne réussit pas à extraire les betteraves bien encastrées dans le sol si on se borne à faire effort sur les feuilles, il faut soulever la betterave avec une fourche, pour que les femmes et les enfans qui suivent les ouvriers n’aient qu’à la relever. Parfois, on fait usage d’instrumens attelés qui découpent les bandes de terre, puis les renversent avec les racines ; d’autres appareils travaillant dans la ligne même soulèvent les betteraves, qu’on extrait ensuite sans efforts. Quel que soit le mode d’arrachage employé, il faut, aussitôt que les racines sont sorties de terre, les préparer pour la livraison ; les femmes et les enfans armés de couteaux coupent d’une part la partie effilée de la betterave et de l’autre le collet garni de feuilles. On dispose les racines en tas voisins des chemins, et on les couvre d’une épaisse couche de feuilles et de collets, pour les préserver de la gelée.

Si ces opérations s’accomplissent aisément pendant les années sèches, elles sont très pénibles, quand l’automne est humide ; les ouvriers piétinent dans les terres détrempées, leurs mains s’engourdissent à saisir les racines froides et mouillées ; les chariots s’embourbent et parfois il faut arrêter l’arrachage pendant quelques jours. On ne consent d’ailleurs à retarder les opérations que lorsqu’il est absolument impossible de continuer, car si on se laissait surprendre par une gelée précoce, la récolte serait absolument perdue ; en outre, le blé succédant à la betterave, il importe de débarrasser le sol le plus rapidement possible pour procéder aux semailles.

Voici les betteraves sur la route, il faut les faire arriver à l’usine, et c’est là une source de grosses dépenses qu’on s’efforce de réduire. Des fabriques bien situées construisent à leurs frais de petits tronçons de chemins de fer qui amènent les wagons chargés jusque dans leurs cours. Pour faciliter les approvisionnemens, elles établissent le long de la ligne des cabanes, abritant les bascules sur lesquelles on pèse les chariots, dont le contenu passe immédiatement dans les wagons. Une usine de l’Oise, qui se trouvait trop éloignée d’une ligne de chemin de fer pour se raccorder aisément aux fermes productrices de racines, a imaginé un transport aérien : un fil sans fin, portant des caisses en tôle qu’on remplit de betteraves, est soutenu à trois ou quatre mètres au-dessus du sol par de nombreux poteaux ; une machine à vapeur lui donne un mouvement continu, les caisses régulièrement attirées déversent dans l’usine leur chargement, puis, s’en retournent à vide pour en recevoir un nouveau. Une autre disposition, très en faveur, il y a une trentaine d’années, consistait à diviser le travail entre une usine centrale et des établissemens moins importans rayonnant tout autour d’elle, destinés seulement à la préparation des liquides sucrés ; ces râperies envoyaient par des tubes souterrains leurs jus à l’usine centrale, qui terminait le traitement.

Aussitôt qu’un chariot se présente pour faire une livraison on y prélève, immédiatement après la pesée, un échantillon qui servira à établir la valeur de cette livraison. Cette valeur découle du poids réel de betteraves apportées et de leur teneur en sucre. Pendant les années humides les racines entraînent au moment de l’arrachage des quantités de terre considérables, dont le poids doit être défalqué de celui qu’a marqué la bascule ; en lavant les racines, on enlève la terre, et il est facile d’établir le poids des racines amenées ; pour savoir à quel prix elles seront comptées, on en râpe quelques-unes ; par pression on obtient le jus dans lequel on plonge le densimètre, on lit le point d’affleurement ; on a ainsi la densité du jus, base du règlement.

Les livraisons se succèdent rapidement pendant le mois d’octobre, on les emmagasine dans de longs fossés, dans des silos, où elles sont couvertes d’une épaisse couche de terre pour les préserver de la gelée. L’essentiel est de les soustraire à l’humidité ; si l’eau pénètre dans le silo, les betteraves végètent, forment des pousses nouvelles aux dépens du sucre qu’elles renferment ; elles s’appauvrissent et leur traitement ne donne plus les excédens qui, au prix actuel du sucre, sont la seule source de bénéfice.

Le traitement des betteraves, qu’elles sortent des silos ou des chariots, commence toujours par un lavage qui a pour but de leur enlever la terre qu’elles ont entraînée au moment de l’arrachage. On fait tomber les racines dans un grand bac rempli d’eau où se meut un arbre hérissé de fiches de bois disposées en hélice ; les betteraves entraînées par le mouvement de l’arbre se frottent les unes contre les autres, elles se débarrassent de la terre qu’elles avaient retenue jusqu’alors et sortent du laveur nettes et prêtes à passer au compteur de la régie. C’est sur les indications de cet appareil qu’est perçu l’impôt ; il faut donc qu’il enregistre automatiquement chacune des charges de 500 kilos qu’il reçoit successivement sans laisser aucune place aux complaisances intéressées des agens de l’administration ; les appareils aujourd’hui employés fonctionnent régulièrement et donnent exactement le poids des racines mises en œuvre.

Pendant longtemps on a réduit les racines en une pulpe impalpable qui était ensuite soumise à l’action de presses hydrauliques. Le jus extrait par leur puissant effort ne renfermait pas la totalité du sucre contenu dans les betteraves, et ce procédé est aujourd’hui abandonné. Les coupe-racines employés maintenant débitent les betteraves en minces rubans, en cossettes, qui sont immédiatement conduites aux cuves de diffusion.

Deux liquides, inégalement chargés d’une matière soluble, séparés par une paroi inerte, tendent à prendre la même composition ; la matière soluble de la dissolution concentrée se diffuse au travers de la paroi et se répand dans la dissolution étendue jusqu’à ce que l’équilibre soit établi. La méthode à employer pour épuiser les cossettes du sucre qu’elles renferment repose sur ces lois de la diffusion. On procède à un lavage méthodique : si d’une part des cossettes très appauvries par plusieurs lavages successifs reçoivent de l’eau pure, elles lui abandonneront les dernières traces de sucre qu’elles renferment encore, tandis que si on fait arriver des liquides, déjà chargés du sucre emprunté à des cossettes de plus en plus riches, sur des cossettes neuves, elles lui céderont encore une partie du sucre qu’elles renferment, puisque la dissolution dans leurs cellules est plus chargée que le liquide extérieur.

Le lavage des cossettes a lieu dans la batterie de diffusion, elle est formée de vases rangés à côté les uns des autres, pour que le passage des liquides de l’un à l’autre soit aisé ; entre les cuves qui reçoivent les chargemens de cossettes sont placés de petits cylindres réchauffeurs, renfermant un serpentin à circulation de vapeur, où les liquides, refroidis par le contact des betteraves, retrouvent une température favorable à l’épuisement.

Bien que, par la diffusion, on obtienne des liquides beaucoup moins chargés de matières solubles étrangères au sucre que les jus noirs qui s’écoulaient naguère des presses hydrauliques, ces liquides sont cependant encore trop impurs pour qu’il ne soit pas nécessaire de les traiter avant de les conduire aux appareils d’évaporation.

On clarifie donc les liquides sucrés par l’action successive de la chaux et de l’acide carbonique, préparés l’un et l’autre dans les fours qui font partie intégrante de toutes les sucreries. Ces fours à chaux présentent intérieurement la forme de deux troncs de cône réunis par leur grande base ; un foyer extérieur envoie sa flamme sur le calcaire introduit par la partie supérieure ; la chaleur sépare la chaux de l’acide carbonique, et tandis que la chaux s’écoule par la partie inférieure, l’acide carbonique qui s’élève dans le four est appelé par une pompe, puis repoussé dans un laveur où il perd l’acide sulfureux provenant de la combustion de la houille, des poussières qu’il a entraînées, et en sort assez pur pour être dirigé vers les cuves de carbonatation.

La purification des jus par l’action successive de la chaux et de l’acide carbonique commence par l’addition aux liquides sortant de la diffusion, de chaux délayée dans l’eau, mélange qui, à cause de sa blancheur, est désigné sous le nom de lait de chaux ; cette chaux entre en combinaisons avec quelques-unes des matières solubles entraînées pendant la diffusion, mais ces combinaisons resteraient flottantes et le liquide ne serait pas limpide, si on n’y envoyait, à l’aide d’un tube percé d’un grand nombre de petits orifices, l’acide carbonique provenant du laveur, où il s’est purifié après sa sortie du four à chaux.

Cette première carbonatation se fait dans des cuves spéciales ; l’acide carbonique précipite la chaux libre et ce précipité, extrêmement fin, se produisant au sein du liquide, forme comme un réseau à mailles très serrées qui entraîne toutes les matières restées jusqu’alors en suspension. On décante ces liquides clairs avant d’avoir épuisé l’action de l’acide carbonique sur la chaux libre ; en soustrayant à l’action de l’acide carbonique le précipité formé d’abord, on évite qu’il ne se redissolve. Le reste de la chaux ayant été séparé par une seconde carbonatation, on a maintenant des liquides assez clairs pour être conduits aux appareils d’évaporation sans qu’il soit besoin de les décolorer sur des filtres à noir animal. Les boues calcaires provenant des carbonatations sont imprégnées de jus sucré, qu’il faut en extraire. On y réussit à l’aide d’appareils spéciaux nommés filtres-presses. Ce sont des sortes de sacs en toile, maintenus rigides par des tôles percées de trous ; on y fait arriver les boues calcaires sous pression, les liquides filtrent au travers des toiles, tandis que le carbonate de chaux forme contre les parois des gâteaux qui portent le nom d’écumes de défécation.

Que les liquides proviennent des bacs de seconde carbonatation ou des filtres-presses, ils renferment du sucre dilué dans une énorme quantité d’eau qu’il faut évaporer. On a renoncé depuis longtemps à l’évaporation à l’air libre et à feu nu ; le sucre est une matière délicate qui s’altère aussitôt que la température s’élève. Pour éviter cette élévation de température, on évapore à basse pression en utilisant la vapeur comme source de chaleur. Tout le monde sait qu’un liquide bout à une température d’autant plus basse que la pression qu’il supporte est plus faible ; si on fait le vide au-dessus d’une couche d’eau tiède, on la voit entrer en ébullition. On sait encore que, lorsque de la vapeur d’eau se condense à l’état liquide, elle abandonne la très grande quantité de chaleur qui a servi à la volatiliser et que c’est par suite un excellent moyen d’échauffer un liquide que d’y envoyer un courant de vapeur.

Ces connaissances ont été utilisées de la façon la plus ingénieuse dans les appareils d’évaporation des jus sucrés ; ils passent d’abord dans les chaudières à triple effet, avant d’arriver à la chaudière à cuire.

Trois grandes chaudières métalliques, assez résistantes pour ne pas s’écraser sous l’effort de la pression atmosphérique quand on y fait le vide, sont disposées à côté les unes des autres ; elles ont fréquemment 3 mètres de haut et de 1m, 25 à 1m, 50 de diamètre horizontal. Au tiers inférieur de leur hauteur, elles portent une plaque de bronze qui est liée à une autre plaque toute semblable placée à un mètre au-dessous, par une série de tubes verticaux, de telle sorte que les liquides passent de la partie supérieure au bas de la chaudière sans entraves.

L’espace que laissent entre eux ces nombreux tubes est désigné sous le nom de chambres de chauffe ; on y fait arriver de la vapeur d’eau qui, agissant sur l’énorme surface que lui offrent les tubes, échauffe le liquide sucré jusqu’à 93 degrés, température suffisante pour déterminer son ébullition, car, à l’aide d’une pompe à air on y réduit la pression à 60 centimètres de mercure.

La vapeur émise par l’ébullition de la première chaudière est envoyée dans la chambre de chauffe de la deuxième, elle porte la température du liquide à 85 degrés, qui suffisent pour le faire bouillir, car la pression n’est plus dans cette seconde chaudière que de 30 centimètres de mercure.

Dans la troisième chaudière, on fait un vide presque complet ; la pression n’y est plus que de 5 à 6 centimètres de mercure, et la température d’ébullition de 50 à 55 degrés. L’expression de triple effet rend très bien compte de l’utilisation de la chaleur transmise par la vapeur venant du générateur de l’usine. Cette chaleur vaporise le liquide sucré de la première chaudière, la vapeur émise échauffe le liquide de la seconde chaudière, et la vapeur, engendrée par cet échauffement, répandue dans la chambre de chauffe de la troisième chaudière, détermine enfin l’ébullition du jus qui s’y trouve.

Les liquides passent successivement de la première chaudière à la seconde, puis à la troisième ; on abaisse leur point d’ébullition à mesure que, devenant plus concentrés, ils sont aussi plus altérables. A la sortie du triple-effet, le jus sucré mérite le nom de sirop ; il est conduit à la chaudière à cuire.

Les dimensions de celle-ci sont analogues à celles des chaudières à triple effet ; le métal doit avoir une résistance considérable, car on fait dans cette chaudière un vide presque complet ; les liquides y sont chauffés à l’aide de trois serpentins superposés, indépendans, dans lesquels circule la vapeur. Il est nécessaire de voir l’intérieur de la chaudière ; aussi porte-t-elle des glaces solidement encastrées dans une monture de cuivre et placées aux extrémités d’un même diamètre. Quand on a fait le vide, on introduit par un tuyau du sirop filtré jusqu’à ce que le premier serpentin soit recouvert, et on y fait arriver la vapeur. Le cuiseur, qui est un ouvrier de choix, suit de l’œil l’ébullition tumultueuse du liquide ; quand il y voit apparaître les petits cristaux de sucre, il appelle une nouvelle quantité de sirop, mais il ne l’introduit que lentement, de façon à ne pas redissoudre les cristaux déjà formés ; quand le second serpentin est couvert de liquide, on y introduit de la vapeur ; on procède de même pour l’introduction du liquide qui doit submerger le troisième serpentin ; on cesse alors l’introduction du liquide et on continue l’évaporation, on serre la cuite ; quand on juge que l’évaporation est assez avancée, on rend l’air et on coule dans des bacs où la cuite se refroidit.

La masse cuite est formée de petits cristaux imprégnés du liquide saturé de sucre dans lequel ils ont pris naissance ; on les sépare de ce liquide par une méthode très ingénieuse en mettant en jeu la force centrifuge.

La turbine, employée pour séparer les cristaux de sucre, est essentiellement formée de deux cylindres concentriques, d’un mètre de hauteur environ ; le cylindre extérieur est plein, tandis que le second est au contraire formé d’une toile métallique à mailles très serrées. C’est dans cette toile qu’on verse la masse cuite bien refroidie ; quand la charge est suffisante, on imprime à tout l’appareil à l’aide d’engrenages un mouvement de rotation très rapide ; entraînée par la force centrifuge, cette masse visqueuse vient se coller contre la toile métallique ; l’opération est terminée en quelques instans : tandis que le liquide traverse les mailles de la toile et, violemment projeté contre la paroi pleine du cylindre extérieur, descend jusqu’à une rigole inférieure et s’écoule en dehors, les cristaux apparaissent blancs, secs, brillans dans l’intérieur de la turbine ; on arrête son mouvement ; le sucre est achevé, on en remplit de gros sacs de toile, qu’on complète à 100 kilos. Le liquide saturé de sucre recueilli dans la turbine est évaporé de nouveau ; puis, abandonné au repos à la température de 50 degrés environ, il laisse déposer des cristaux de sucre dits de second jet ; ils sont séparés par la turbine du liquide qui les baigne ; celui-ci subit une nouvelle cuisson et donne le sucre de troisième jet. Le résidu liquide, incapable de donner du sucre sans traitement spécial, constitue la mélasse. De nouveaux perfectionnemens ont simplifié ce travail et permettent de séparer du premier coup tout le sucre cristallisable de la mélasse.

Le sucre obtenu dans les divers traitemens que nous venons de décrire forme de petits cristaux durs, brillans, qui n’entrent que pour une faible part dans la consommation ; il subit un nouveau traitement dans les raffineries, il y est redissous, puis soumis à une cristallisation confuse ; il apparaît enfin sous cette forme de gros pains, connus de tout le monde.

IV. — LES RÉSIDUS. — MÉLASSE. — ÉCUMES. — PULPES

La grande industrie que nous venons de décrire est intéressante non seulement par son produit principal : le sucre, mais aussi par ses résidus.

Parmi eux, au premier rang la mélasse, qui renferme à peu près la moitié de son poids de sucre ; sa cristallisation est complètement entravée par les impuretés organiques et salines avec lesquelles il est mélangé. Tous les élémens solubles contenus dans la betterave se sont dissous dans l’eau des appareils de diffusion ; quelques-uns ont été précipités par la chaux, le sucre a été séparé par des cristallisations successives, mais les sels de potasse et de soude, les matières organiques extractives ont persisté en dissolution et se retrouvent dans la mélasse.

Quand le sucre est à bas prix, son extraction de la mélasse n’est pas avantageuse, les frais de l’opération dépasseraient la valeur du produit obtenu, et dans ces conditions, les mélasses sont employées à la fabrication de l’alcool ; nous avons décrit déjà cette transformation et il est inutile d’y revenir.

Quand, au contraire, le sucre est à un prix élevé, quand surtout on recherche les excédens, il peut être lucratif d’extraire le sucre des mélasses ; on y a employé bien des procédés différens ; nous n’en rappellerons qu’un seul, imaginé par Dubrunfaut, le célèbre industriel qui a si puissamment contribué aux perfectionnemens successifs de l’industrie sucrière.

On appelle dialyseur dans les laboratoires une sorte de vase en verre, de faible hauteur, dont le fond est remplacé par une feuille de papier très fortement serrée sur le bord inférieur de l’appareil, à l’aide d’une cordelette. Le papier employé, dit parchemin, est tout simplement du papier à écrire ordinaire qu’on a trempé un instant dans l’acide sulfurique dilué, puis lavé à grande eau. Si dans ce dialyseur on met une dissolution de gomme et de sucre, puis qu’on pose le dialyseur dans un vase, de façon que la face inférieure du papier soit baignée par de l’eau pure, on voit celle-ci pénétrer dans le dialyseur comme dans l’expérience fondamentale de Dutrochet sur l’osmose. On reconnaît d’autre part que le sucre, suivant un mouvement inverse, s’est diffusé au travers du papier, s’est répandu dans l’eau, tandis que la gomme n’a pas pu traverser. Toutes les matières solubles ne sont pas également dialysables : si le sucre l’est beaucoup plus que la gomme, les sels qui existent dans la mélasse le sont plus que le sucre lui-même, et en s’appuyant sur cette notion, on conçoit, sans qu’il soit nécessaire d’entrer dans la description détaillée des appareils, que si l’on fait passer lentement un courant de mélasse sur l’une des faces d’un papier parchemin dont l’autre face est baignée par de l’eau pure, cette eau se chargera de plus de sels que de sucre et que la mélasse, ayant perdu une fraction importante des sels et des matières organiques non colloïdales qui entravaient la cristallisation du sucre, pourra, après avoir été ainsi osmosée, fournir, à l’évaporation, des cristaux de sucre.

On se rappelle qu’on purifie les jus sucrés sortant des appareils à diffusion à l’aide d’un lait de chaux, qui est ensuite précipité par un courant d’acide carbonique, et que les boues calcaires provenant de cette précipitation passent aux filtres-presses, pour y perdre le jus sucré qu’elles avaient entraîné. Ces écumes de défécation sont employées comme amendement avec grand avantage dans les terres fortes ; leur analyse décèle de petites quantités de matières azotées précipitées par la chaux, de l’acide phosphorique ; mais ce n’est pas seulement à ces faibles proportions de matières fertilisantes qu’est due la valeur des écumes, c’est surtout au carbonate de chaux très divisé qui en forme la masse presque entière.

Les terres fortes sont peu perméables à l’eau, on les cultive en bilions, on ménage à l’eau qui ne s’infiltre que difficilement un écoulement superficiel en y traçant des rigoles ; la cause de cette imperméabilité est due à l’argile abondante dans les terres fortes qui se délaie facilement dans l’eau, est entraînée dans les petits interstices de la terre, s’y dépose et forme une sorte de boue imperméable ; la terre reste gorgée d’eau, tous les phénomènes d’oxydation cessent de s’y produire, les racines des plantes ne sont plus aérées convenablement, tous les travaux sont retardés ; la culture devient très difficile. Or, cette argile cesse de se délayer, d’être entraînée par l’eau, quand celle-ci est légèrement chargée d’un sel de chaux.

Parmi les influences heureuses qu’exercent le chaulage ou le marnage des terres, la coagulation de l’argile, en assurant la perméabilité de la terre, est une des plus importantes. Si l’on dispose dans les entonnoirs deux lots de la même terre argileuse, mais que l’un seulement ait reçu d’abord une petite quantité de chaux, on voit l’eau qu’on y ajoute filtrer aisément, tandis qu’elle forme une nappe à la surface de la terre non chaulée, sans pouvoir la traverser. Le calcaire toutefois n’est efficace qu’autant qu’il est intimement môle au sol, qu’il y est incorporé. Ce mélange n’est possible que si la matière ajoutée est pulvérulente ; c’est parce que la marne se délite aisément à l’air humide qu’elle est employée depuis un temps immémorial. Quand elle fait défaut, on commence par calciner les calcaires destinés aux usages agricoles ; on en fait de la chaux vive qui, éteinte par un arrosage, se réduit en une poudre si fine qu’elle est désignée sous le nom de farine de chaux. Or, les écumes de défécation formées par la précipitation des laits de chaux par l’acide carbonique sont pulvérulentes, elles se mélangent aisément à la terre et s’y dissolvent dans l’eau chargée d’acide carbonique : elles sont donc très efficaces pour modifier heureusement les sols (argileux, aussi voit-on les chariots qui ont porté des racines aux usines, rentrer à la ferme chargés d’écumes. Elles sont conduites aux champs ; d’abord distribuées on petits tas régulièrement espacés, elles sont ensuite étendues pour être enfouies par les labours.

De tous les résidus de la fabrication du sucre, la pulpe est de beaucoup le plus utile ; c’est à elle qu’est due la prospérité des pays où l’on cultive la betterave. L’eau chaude, qui agit sur les cossettes dans les diffuseurs, modifie profondément les matières albuminoïdes, elle les coagule, les insolubilise, et la plus grande partie des matières azotées de la betterave se retrouve dans les pulpes ; quelque parfait que soit l’épuisement, elles retiennent encore 1 centième de sucre ; leur cellulose est devenue assimilable, et bien qu’elles soient très aqueuses, elles constituent un excellent aliment pour le bétail, car on corrige cet excès d’humidité soit en les soumettant à l’action de la presse, soit en les mélangeant avec des matières sèches : menues pailles, ou balles de blé et d’avoine, de façon à en faire une ration ne présentant plus qu’un degré d’hydratation favorable.

Les pulpes sont naturellement mises à la disposition des cultivateurs pendant la fabrication, qui dure trois mois ; d’octobre à décembre. On les conserve aisément et elles servent à l’alimentation du bétail d’engrais pendant tout l’hiver ; on creuse à portée de la ferme une longue tranchée, un silo, dans lequel les pulpes sont entassées ; on les recouvre de paille, puis d’une épaisse couche de terre, afin de les préserver de la gelée.

Elles éprouvent pendant leur séjour dans le silo un mouvement de fermentation ; la petite quantité de sucre qu’elles renferment encore se détruit et forme l’acide butyrique, l’acide du beurre rance, dont l’odeur singulièrement forte, nauséabonde, ne paraît pas déplaire au bétail. Il faut se garder cependant d’alimenter à la pulpe les vaches laitières, elles ne donneraient qu’un lait de mauvaise qualité.

Il arrive parfois que quelques-uns des fermons qui pullulent dans les pulpes sont nocifs ; ce sont surtout les parties inférieures des pulpes conservées dans des silos maçonnés qui ont occasionné des accidens ; on s’en gare par une addition de sel ordinaire et surtout en assurant l’écoulement des liquides qui suintent de la masse ensilée.

On convient généralement que les cultivateurs fournisseurs de betteraves recevront en pulpes le tiers du poids des racines livrées ; le prix de ces pulpes est d’environ 5 francs la tonne.

C’est grâce aux résidus de ses fabriques de sucre et d’alcool que l’Allemagne a pu, depuis plusieurs années, augmenter considérablement son bétail : le nombre de ses bêtes à cornes a passé de 15 millions à 17, entre 1883 et 1893 ; ses porcs, de 9 millions à 12 ; le nombre de ses moutons a diminué, il est vrai, mais c’est le propre d’une agriculture en progrès de remplacer les moutons, qui exigent de grands parcours, par les espèces bovine ou porcine, qui vivent en stabulation.


V. — PRODUCTION DU SUCRE DANS LE MONDE. — LUTTE DE LA CANNE ET DE LA BETTERAVE. — BAISSE DES PRIX. — SITUATION PRÉCAIRE DE L’INDUSTRIE SUCRIÈRE.

Il y a une dizaine d’années, la quantité de sucre produite dans le monde ne dépassait pas 5 millions de tonnes extraites en quantités à peu près égales de la canne et de la betterave ; depuis cette époque, la fabrication s’est considérablement accrue. On estime qu’en 1894-1895, elle a atteint 7 800 000 tonnes environ pour retomber à 6 700 000 en 1895-1896[3]. La part de la betterave est devenue beaucoup plus forte depuis que la guerre qui désole Cuba y a fait tomber la production de 1 million de tonnes à 200 000. Malgré ce gros déficit, l’Amérique apporte encore sur le marché une quantité de sucre considérable ; pendant la dernière campagne, le Brésil a produit 220 000 tonnes ; Hawaï, qu’on peut compter comme une dépendance de l’Amérique, 160 000 ; la Louisiane 240 000 ; la République Argentine 100 000. Quant à nos Petites Antilles : la Guadeloupe a produit 45 000 tonnes et la Martinique 38 000.

En Afrique, la Réunion a donné 50 000 tonnes ; elle est bien distancée par Maurice, qui atteint 150 000 tonnes ; l’Egypte, qui fait de constans progrès, en est encore à 80 000 tonnes.

C’est dans l’extrême Orient que l’extraction du sucre de cannes est la plus active : les Philippines fabriquent 260 000 tonnes, et Java, qui en moins de dix ans a doublé sa production, donne 620 000. Il existe en Europe quatre gros producteurs de sucre de betteraves : l’Allemagne, l’Autriche-Hongrie, la Russie et la France. La fabrication s’y est développée très inégalement. Il y a vingt ans, à la suite de la très bonne récolte 1874-1875 (450 000 tonnes), la France était au premier rang ; pendant les années suivantes, la production des quatre pays s’égalise : ils fabriquent les uns et les autres 400 000 tonnes environ ; mais à partir de 1880 l’Allemagne dépasse ses concurrens. Sa production s’accélère prodigieusement ; elle atteint pour la première fois 1 million de tonnes en 1884-1885, rétrograde pendant les années suivantes, mais depuis 1889-1890 dépasse constamment le million pour atteindre 18 00000 tonnes en 1894-1895, redescendre à 1 600 000 en 1895-1896, et à 1 420 000 en 1896-1897. Les progrès de l’Autriche-Hongrie ont été moins rapides ; elle a dépassé cependant 1 million de tonnes en 1894-1895 pour retomber à 780 000. La Russie a passé de 448 000 tonnes en 1889-1890 à 730 000 en 1895-1896. En France, pendant les campagnes qui se sont succédé de 1889-1890 jusqu’à 1895-1896, nous avons obtenu les quantités suivantes comptées en milliers de tonnes : 774, 687, 640, 550, 540, 745, 630 et enfin 590 pendant la dernière campagne.

La quantité de sucre produite dans le monde, tant par les planteurs de cannes que par les cultivateurs de betteraves, est donc énorme. Que devient-elle ?

J’ai sous les yeux un graphique sur lequel sont figurés les mouvemens de la production et de la consommation du sucre de 1869 à 1896. Les progrès de la consommation sont marqués par une ligne droite qui s’élève régulièrement d’année en année ; elle part de 2 millions de tonnes en 1869 et, sans s’écarter, atteint 5 500 000 tonnes en 1891 ; à cette date, elle s’infléchit un peu, ne dépasse que faiblement le nombre précédent en 1893, puis brusquement monte à 6 millions de tonnes en 1891.

Longtemps, la marche de la production a la même allure que celle de la consommation ; mais tout à coup, pendant les dernières années, elle s’en détache et la dépasse. En effet, nous avons vu plus haut que la production excède actuellement 7 millions de tonnes.

Il y a donc en ce moment un écart considérable entre la production et la consommation ; la quantité de sucre produite dans le monde dépasse d’un million de tonnes celle qui est consommée et le stock qui s’accumule d’année en année dans les magasins, pèse sur les cours et les écrase. La baisse est formidable. Tous les grands producteurs de sucre sont exportateurs, ils se disputent les marchés et notamment le plus important de tous, celui de la Grande-Bretagne. Le sucre de betteraves y rencontre celui qui est extrait des cannes, ils sont offerts l’un et l’autre, leur abondance amène l’avilissement des prix ; ceux-ci se nivellent partout.

En France, nous avons ressenti le contre-coup de cet encombrement du marché ; en 1880 le sucre de bonne sorte valait 60 francs les 100 kilos, impôt non compris ; en 1883-1884, il abandonnait le cours de 50 francs, en 1889-1890 celui de 40 francs, et aujourd’hui il est tombé au-dessous de 30 francs. Ses bonnes sortes ont valu en moyenne 28 fr. 60 pendant l’année 1895, 25 fr. 75 au mois de novembre 1890 et 25 fr. 50 en février 1897.

La situation est donc très difficile. L’exportation devient une nécessité et tous les États producteurs la favorisent. Récemment, l’Allemagne a établi une prime de sortie qui aurait mis nos sucres dans un état d’infériorité manifeste, si notre Parlement n’avait accordé à nos exportateurs une prime analogue. Ce n’est là, toutefois, qu’un palliatif, car on ne saurait continuer longtemps à faire payer au contribuable français une marchandise destinée à la consommation étrangère.

Nous sommes devant une industrie qui ne vit qu’en profitant d’une partie de l’impôt de consommation que perçoit le Trésor. La perception de cet impôt peut aussi bien porter sur des sucres coloniaux ou étrangers, que sur des sucres indigènes, et si l’Etat abandonne une fraction des sommes qu’il pourrait encaisser, il ne doit le faire qu’au profit de la population entière et non à celui de quelques privilégiés.

Il s’agirait donc de savoir comment cette fraction de l’impôt, accordée à la fabrication, produira l’effet le plus utile. Si la culture de la betterave à sucre a fait la prospérité de quelques-uns de nos départemens, c’est que, grâce aux pulpes qu’elle fournit, elle permet l’engraissement d’un nombreux bétail. C’est l’emploi de ces pulpes qui détermine l’accroissement de la fertilité. Il faudrait donc que la loi favorisât la production de ces pulpes. Or, actuellement, la loi de 1884 la restreint, au contraire. En faisant porter l’impôt sur la betterave mise en œuvre, elle a forcé les fabricans à demander aux cultivateurs des racines d’une grande richesse. Malgré les efforts répétés des producteurs de graines, ces betteraves sont encore peu prolifiques ; un hectare produit 25 tonnes de racines, tandis qu’en semant d’autres variétés, on en récolterait 40 ou 45 et que, par suite, il arriverait à la ferme, pendant chaque campagne, une quantité de pulpes bien supérieure à celle qu’on obtient aujourd’hui.

La loi de 1884 a eu le grand avantage d’introduire dans les fabriques rachat à prix variable avec la densité. L’habitude en est prise, elle se maintiendra. On conçoit alors que, si on ramenait l’impôt de la betterave mise en œuvre au sucre achevé (comme on l’a fait en Allemagne depuis 1891), on pourrait employer des variétés prolifiques donnant à l’hectare plus de sucre et plus de pulpes que celles qui sont actuellement semées, sans avoir à craindre l’envahissement des sucreries par des betteraves de basse qualité, puisque le prix de ces mauvaises racines serait tellement faible qu’il n’y aurait aucun avantage à les produire. Les betteraves de moyenne richesse pourraient être livrées aux sucreries à des prix plus bas que celui qu’atteignent aujourd’hui les racines de médiocre rendement, et le surcroît de dépenses, occasionné par le traitement d’une plus grande quantité de betteraves, serait largement compensé par la diminution du prix d’acquisition. Les primes de l’État ne se présenteraient plus que sous forme de boni de fabrication.

En prenant cette mesure, on améliorerait certainement la situation, sans arriver cependant à résoudre cette difficulté inextricable, née d’une production qui, surexcitée par les primes de l’État, dépasse de beaucoup chaque année les quantités consommées. Celles-ci peuvent s’accroître, il est vrai, si on réduit dans une large mesure l’impôt qui actuellement triple le prix du sucre.

Mais, qui oserait proposer aujourd’hui d’enlever au budget une recette de cent millions ?


P.-P. DEHERAIN ;

  1. Voyez la Revue du 1er décembre 1896.
  2. Cette convention a été modifiée plus tard. On a accordé un déchet de fabrication de la pour 100, mais en frappant ce déchet du droit de 30 francs par 100 kilos.
  3. Tous les chiffres relatifs à la production du sucre extrait des cannes ne sont qu’approximatifs ; les relevés varient d’un auteur à l’autre.