La Science et l’Agriculture - La Terre arable/03

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La Science et l’Agriculture - La Terre arable
Revue des Deux Mondes4e période, tome 156 (p. 202-228).
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LA SCIENCE ET L'AGRICULTURE

LA TERRE ARABLE

III.[1]
CHAULAGE ET MARNAGE

On désigne sous le nom de chaulage ou de marnage l’opération agricole qui a pour but d’incorporer au sol les amendemens calcaires ; pour y réussir, il est nécessaire que la matière ajoutée soit pulvérulente ; en gros morceaux, elle ne se mélangerait pas intimement à la terre dont il s’agit de modifier les propriétés ; or, il existe, dans nombre de terrains sédimentaires, des matières formées d’argile et de calcaire, qui se délitent, se pulvérisent lorsqu’elles sont exposées à l’action de la pluie et surtout de la gelée : ce sont des marnes.

Leur emploi agricole est très ancien ; les agronomes latins attribuent aux Gaulois et aux Bretons la découverte des propriétés fertilisantes de la marne ; son usage n’était cependant pas général en France au XVIe siècle, car Bernard de Palissy, dans un de ses célèbres dialogues entre Théorique et Practique, engage ses compatriotes de Saintonge à l’utiliser pour féconder leurs terres.

On sait, d’autre part, que tous les calcaires, soumis à l’action du feu, se décomposent en acide carbonique qui s’échappe et en chaux qui reste dans les fours. Cette chaux, aussitôt qu’elle est mouillée, s’échauffe, se gonfle, et finit par se réduire en une poudre désignée, à cause de sa blancheur et de sa finesse, sous le nom de farine de chaux. Il est douteux qu’elle ait été employée aux usages agricoles dans l’antiquité, et c’est dans le Théâtre d’agriculture qu’écrivit Olivier de Serres, sous Henri IV, qu’il est fait mention pour la première fois du chaulage des terres.

La chaux et la marne ne sont pas les seules matières calcaires utilisées par la culture. La mer apporte dans les anses que présente le littoral rocheux et tourmenté de la Bretagne et de la Manche, des sables coquilliers, très riches en calcaire et désignés sous le nom de langues ou de trez ; ils sont répandus avec grand avantage sur les terres granitiques et schisteuses de ces contrées.

Plusieurs industries abandonnent des résidus calcaires qui sont encore employés par la culture ; telles sont les chaux d’épuration du gaz et surtout les écumes de défécation des sucreries. On sait que, pour clarifier les liquides renfermant le sucre extrait des betteraves, on les soumet à l’action d’un lait de chaux, c’est-à-dire de chaux délayée dans l’eau ; cette chaux est ensuite précipitée par un courant d’acide carbonique ; en descendant lentement dans le liquide, la matière ténue, ainsi formée, entraîne les impuretés et les jus deviennent assez clairs pour être envoyés aux chaudières d’évaporation[2]. Le carbonate de chaux provenant de cette opération est soumis à une forte pression, pour faire écouler le liquide sucré qu’il retient, puis est vendu aux cultivateurs.

Ils ont donc à leur disposition de la marne, des sables coquilliers, des écumes de défécation et des chaux d’épuration du gaz, mais toutes ces matières ne renferment pas une quantité de chaux suffisante pour pouvoir supporter des frais de transport élevés, et on les emploie à peu de distance des lieux d’extraction ; les sables coquilliers ne pénètrent qu’à 5 ou 6 kilomètres dans l’intérieur des terres ; les écumes de défécation sont réservées aux fournisseurs de betteraves des sucreries, la marne est habituellement répandue à proximité des gisemens, la chaux seule présente une assez grande valeur pour supporter des parcours en chemin de fer de quelque étendue.

Les quantités répandues varient d’une contrée à l’autre ; aux environs de Dunkerque, l’hectare reçoit de 40 à 50 hectolitres de chaux (135 kilos par hectolitre) tous les dix ou douze ans ; les doses usitées dans la Mayenne sont analogues aux précédentes ; dans la Sarthe, on répand 8 à 10 hectolitres tous les trois ans ; dans l’Ain, de 60 à 100 hectolitres tous les neuf ans, dans le Calvados de 30 à 40 hectolitres tous les quatre ou cinq ans. En Allemagne, la dose moyenne est de 8 à 10 hectolitres qu’on renouvelle tous les quatre ans. En Angleterre, on emploie de très grandes quantités de chaux, 100, 200, jusqu’à 400 hectolitres dans les terres tourbeuses.

Si on excepte ces chaulages en quelque sorte fabuleux, on reconnaît qu’en moyenne la quantité de chaux employée se trouve comprise entre 3 et 5 hectolitres ou de 400 à 700 kilos par hectare et par an.

Il est beaucoup plus difficile de donner la moyenne des quantités de marne répandues ; en effet, ces quantités varient avec la teneur de cette marne en carbonate de chaux, et, comme il est rare que les cultivateurs se donnent la peine de faire procéder à l’analyse des marnes qu’ils emploient, ils se laissent guider par l’expérience et la tradition.

Habituellement, on charrie la marne par un temps sec ; quand la terre porte facilement les chariots, on la dispose par petits monceaux alignés et équidistans, comme on le fait pour le fumier. Si la marne ne se délite que lentement sous l’influence de l’humidité, il est avantageux de la conduire sur les pièces avant l’hiver ; elle se gorge d’eau pendant l’automne et, quand la gelée arrive, la force expansive de la glace réduit toute la masse en poudre ; il n’y a plus qu’à l’épandre régulièrement et à l’enfouir par les labours ; si, au contraire, on possède une marne facile à pulvériser, l’époque de la conduite ou de l’épandage devient indifférente.

Quand la chaux vive se combine à l’eau, s’hydrate, elle subit une augmentation de poids d’un tiers environ ; aussi, pour éviter d’exagérer les frais de transport, c’est habituellement la chaux vive qui est conduite dans les champs, et pour qu’elle s’éteigne et se pulvérise sans se délayer, on en fait de petits tas réguliers qu’on recouvre de terre ; la chaux ne reçoit ainsi que de faibles quantités d’eau, elle foisonne lentement et, bientôt réduite en poudre, peut être étendue régulièrement à la pelle et enfouie à la charrue.

Souvent, on emploie la chaux eu composts ; on creuse un fossé dans un endroit sain de la pièce à chauler, on y dispose un lit de chaux vive, puis des curures d’étang, des gazons, des balayures de cour, on ajoute un lit de terre, puis on recommence à stratifier la chaux, les débris végétaux, et enfin on couvre le tout avec la terre extraite au moment du creusement du fossé ; celle-ci fait saillie au-dessus de la surface du champ, de là le nom de tombe qu’on donne à ces composts. Il faut les visiter assidûment, pour boucher les crevasses qui se produisent au moment où le gonflement de la chaux augmente le volume du mélange ; on le laisse ensuite en repos, pendant un ou deux mois ; les débris végétaux sont attaqués, perdent toute cohésion ; aussi, en recoupant à la bêche, a-t-on une masse homogène facile à épandre régulièrement.


Les personnes qui n’ont pas eu occasion de constater de visu les changemens prodigieux qu’apportent la chaux ou la marne, sur les terres granitiques, schisteuses, tourbeuses, où le calcaire fait défaut, peuvent s’en faire une idée, par l’exemple classique du Limousin : à la fin du siècle dernier, le tableau qu’en font Turgot qui l’administre, Arthur Young, qui le parcourt, est navrant ; la misère est extrême, bien souvent la châtaigne est la seule nourriture des habitans, qui vendent, pour payer les impôts, le peu de grain qu’ils récoltent ; le pain de froment est réservé aux bourgeois des villes, les paysans n’en mangent jamais. Aujourd’hui, l’aisance règne dans ce pays jadis déshérité ; elle est née du jour où a été construit le chemin de fer de Châteauroux à Limoges qui a permis à la chaux de l’Indre et du Cher d’arriver dans la Haute-Vienne ; elle s’est développée quand les phosphates ont apporté, aux terrains primitifs de cette région, le second aliment végétal qui y faisait défaut.

Dès le commencement du siècle, la culture misérable du Maine a été transformée par l’application de la chaux, et sous son influence la Bretagne s’enrichit peu à peu.

L’efficacité des amendemens calcaires, sur les terres granitiques, schisteuses, tourbeuses, sur les terres fortes est tellement bien établie qu’il n’y a pas lieu de la discuter. En revanche, leur mode d’action est resté longtemps ignoré.

L’idée qui se présente naturellement à l’esprit, que la chaux apporte à la terre un aliment nécessaire à la végétation, est évidemment très incomplète.

Il est à remarquer tout d’abord que la chaux n’existe, dans la plupart des plantes cultivées, qu’en très minime proportion : une récolte moyenne de pommes de terre enlève à un hectare de 3 à 4 kilos de chaux, les betteraves en prennent 20 kilos environ, le blé une dizaine, l’avoine un peu plus et, si on excepte les prairies artificielles, qui, les bonnes années, peuvent exiger une centaine de kilos par hectare, on voit qu’en général les quantités enlevées sont hors de proportion avec celles que la pratique agricole a reconnu avantageux de répandre. Il est curieux de constater notamment que des terres qui ne donnaient que des récoltes de froment misérables, en portent de bonnes quand elles ont été chaulées, et cependant les besoins de cette plante en calcaire sont extrêmement faibles ; très souvent, au reste, on chaule, ou on marne avec avantage des terres qui renferment assez de chaux pour subvenir aux besoins des récoltes ; les eaux souterraines enfin apportent parfois, même dans les pays granitiques, de petites quantités de chaux suffisantes aux récoltes, et cependant, dans ces contrées, le chaulage est pratiqué avec grand avantage.

L’introduction dans le sol d’un aliment végétal nécessaire n’est donc qu’une des causes de l’efficacité des amendemens calcaires ; ils modifient en outre les propriétés physiques et chimiques du sol, ils y créent un milieu favorable aux fermens qui y pullulent et déterminent leur fertilité ; les connaissances nouvellement acquises sur ce sujet sont encore peu répandues, et j’ai cru utile de les exposer ici.


I. — INFLUENCE DES AMENDEMENS CALCAIRES SUR L’APPROVISIONNEMENT D’EAU DU SOL

L’humidité est la condition même d’existence de la plante ; elle ne vit et ne s’accroît qu’autant que ses racines puisent dans le sol une quantité d’eau suffisante pour compenser la transpiration excessive que déterminent les radiations solaires. Les plantes herbacées sont des appareils d’évaporation, dont la puissance a été déterminée par de nombreuses expériences concordantes : pendant le temps qu’elles mettent à élaborer un kilogramme de matière sèche, le blé, l’avoine, le seigle ou la graminée de la prairie dépensent par leur transpiration de 250 à 300 litres d’eau et plus encore, si la terre n’est pas bien pourvue des alimens nécessaires à la vie végétale. Tant que les racines peuvent fournir à l’énorme dépense que déterminent les radiations d’un soleil éclatant, les plantes restent droites, rigides, et travaillent régulièrement, mais si les racines ne trouvent pas, dans les réserves du sol, de quoi subvenir à cette évaporation formidable, si l’absorption est trop faible pour compenser la transpiration, les tiges s’inclinent, les feuilles pendent ou s’aplatissent sur le sol, elles perdent leur turgescence, se fanent et cessent tout travail ; le quart, le tiers, parfois la moitié de la journée sont perdus. Sans doute, quand le soleil est descendu au-dessous de l’horizon, que la nuit est venue, l’évaporation cesse, tandis que la racine au contraire continue de puiser dans le sol ; peu à peu la plante répare ses pertes, et quand le jour paraît, les feuilles fanées la veille ont repris leur rigidité, mais le mal n’est ainsi que partiellement réparé, car, on ne saurait trop le répéter, pendant tout le temps qu’elles restent languissantes, les feuilles n’assimilent plus, leur activité est suspendue, et par suite, le poids de matière végétale élaborée d’autant plus diminué que la fenaison a duré plus longtemps.

En outre, pour que la turgescence reparaisse pendant la nuit, il faut, d’une part, que la dessiccation des organes feuillus n’ait pas été complète, de l’autre, que le sol soit encore humide.

Si la chaleur est excessive, que la sécheresse de l’air soit presque complète, ainsi qu’il arrive dans notre Afrique quand souffle le sirocco, le vent embrasé du désert, rien ne résiste ; les feuilles jaunissent et meurent, et en quelques jours est anéantie une récolte qui s’annonçait brillante. En France même, notre production de blé est parfois diminuée quand se succèdent en juillet des journées chaudes et éclatantes qui déterminent une dessiccation trop rapide et par suite une maturation trop hâtive.

L’équilibre entre la transpiration et l’absorption a d’autant plus de chances de n’être pas rompu que la terre est plus humide, qu’elle conserve un plus fort approvisionnement d’eau ; cet approvisionnement n’est assuré que dans une terre poreuse dont les particules laissent entre elles des espaces vides où l’eau peut se loger. Or, nous avons vu, dans un article précédent[3], que cette porosité est constamment détruite par les pluies prolongées, et que le travail incessant du cultivateur a précisément pour but de la rétablir.

Quand le travail a été bien exécuté et que la terre est de bonne qualité, elle nous apparaît comme un agrégat de petites particules qui ne se touchent que par quelques points. Un lot de terre meuble est grossièrement comparable à une masse de grains de plomb. Si on remplit de ces grains de plomb un vase d’un litre, puis qu’on pèse, on ne trouvera qu’un poids bien inférieur à 11kg, 5, qui serait celui d’un litre de plomb fondu. Si de même on pèse un litre d’une terre ameublie, on trouve 1kg, 3 environ, tandis que, si on prend la densité de cette même terre, on arrive à 2,6. Dans l’un et l’autre cas, la différence est due à l’air interposé, occupant les espaces que laissent entre eux les plombs de chasse, entre elles les particules de terre.

Rien n’est plus important, pour assurer la croissance régulière des végétaux, que de conserver à la terre cette structure poreuse, ces espaces vides dans lesquels elle loge ses réserves d’humidité ; malheureusement, cette structure poreuse est sans cesse exposée à disparaître. Les particules de terre sont, en effet, composées de matières différentes les unes des autres, unies par des liens fragiles, qui se rompent aisément.

Nous avons montré, dans un article précédent[4], que la terre est formée d’un mélange à proportions variables, de sable, d’argile, de carbonate de chaux et d’humus, et que chacun de ces élémens contribue à donner à l’ensemble la stabilité utile à maintenir. L’humus produit par sa combustion, qu’activent les fermens de la terre, de l’acide carbonique, l’eau qui s’en charge dissout un peu de calcaire qui donne à l’argile de la stabilité, la coagule, l’empêche de se délayer, de se séparer du sable qu’elle recouvre. Tant que les particules conservent cette composition, la terre reste meuble, poreuse, non seulement la circulation de Pair et de l’eau est assurée, mais encore l’approvisionnement d’eau s’y maintient à un taux élevé représentant souvent du quart au tiers du poids total. Malheureusement, ainsi qu’il a été dit, cette association des divers élémens de la terre végétale est instable, elle est sans cesse menacée par une pluie quelque peu prolongée.

Pour en préciser le mode d’action, nous avons, M. Demoussy et moi, construit un appareil dont je rappellerai seulement la partie essentielle[5] ; un petit cylindre de verre rétréci à une de ses extrémités, une allonge comme disent les chimistes, reçoit dans sa partie étroite un disque de toile métallique recouvert d’une étoffe légère, puis 100 grammes d’une bonne terre franche ; l’appareil ainsi préparé est pesé. On le maintient vertical, puis on y fait tomber de l’eau en pluie fine ; elle descend au travers de la terre, on suit par le changement de teinte qu’elle présente les progrès de l’imbibition, bientôt celle-ci est complète, et l’eau s’écoule limpide par l’orifice inférieur ; si on l’examine, cependant, à l’aide d’un réactif approprié, on reconnaît qu’elle a soustrait à la terre un de ses élémens : cette eau d’égouttement renferme du carbonate de chaux dissous à l’aide de l’acide carbonique formé par la combustion de l’humus.

La pesée du cylindre montre qu’une partie de l’eau déversée en pluie a été retenue par la terre ; supposons, pour fixer les idées, que les 100 grammes de terre aient absorbé 25 centimètres cubes d’eau ; remettons l’allonge en place pour la soumettre à une seconde averse, puis à une troisième, et, si nous pesons chaque fois, nous trouvons que la terre ne gagne plus rien, toute l’eau déversée s’écoule ; elle s’écoule cependant de plus en plus lentement à mesure que la pluie se prolonge ; bientôt, elle forme au-dessus de la terre une couche qui ne s’infiltre que lentement ; enfin, au lieu d’apparaître limpide comme au début, l’eau qui traverse est limoneuse.

En outre, la surface de la terre a complètement changé d’aspect, elle est recouverte maintenant d’une boue continue et imperméable, et chose curieuse, si nous pesons notre appareil, après qu’il a reçu ces nombreuses averses, nous constatons avec étonnement que la proportion d’eau que retient la terre a diminué ; au lieu de 25 grammes, nous n’en trouvons plus que 20 ; si nous avons au début marqué la hauteur qu’atteignait, dans le cylindre, la terre sèche, nous voyons que ces pluies prolongées l’ont tassée, elle s’est effondrée ; toute la structure poreuse a disparu, l’argile, devenue miscible à l’eau par le départ du calcaire, a été entraînée, elle abouché les pores, les canaux d’écoulement ; les espaces vides sont remplis, la terre a diminué de volume, et la contraction qu’elle a subie a chassé l’eau comme le fait la main qui comprime une éponge. Ainsi, sous l’influence de la pluie prolongée, la terre s’est desséchée[6] ; loin de gagner de l’eau, elle en a perdu, son approvisionnement a baissé et ne peut se rétablir ; en effet quand la pluie tombe sur la couche de boue qui forme la surface de notre terre d’expérience, elle ne s’infiltre plus, elle séjourne ; elle ne couvre la terre que parce qu’elle est retenue par la paroi de verre ; sur une terre en place, elle glisserait si la pièce était en pente, entraînant avec elle la boue ; la composition du sol change ; le départ de l’argile laisse un squelette de sable, incapable de retenir l’eau, et par suite d’être cultivé avec avantage. Si la pièce est plate, elle ne sera pas ravinée, mais, quand la pluie aura cessé, la boue se fendillera, formant de grosses mottes dont les particules soudées les unes aux autres ne pourront plus être séparées sans de grands efforts.

Comment éviter les changemens désastreux qu’amènent les pluies prolongées, comment empêcher la transformation déplorable d’une bonne terre en une masse compacte et imperméable ? Par le chaulage.

L’expérience est facile à réaliser : avant d’introduire les 100 grammes de terre dans le cylindre où ils doivent recevoir la pluie, mélangeons-les à un peu de chaux, un demi-gramme, par exemple, bien réparti dans la masse ; puis, après que la terre chaulée aura été mise en place, faisons tomber l’eau en pluie ; elle s’infiltre sans peine et coule limpide, et nous aurons beau multiplier les averses, la terre reste filtrante, elle conserve son aspect granuleux, elle ne forme pas de boue, son volume ne varie plus, on n’observe plus d’effondrement ; aussi la proportion d’eau retenue reste-t-elle constante.

Ainsi, quand une terre est naturellement pourvue d’une quantité suffisante de calcaire, elle résiste aux pluies prolongées, elles n’y détruisent pas l’ameublissement ; mais il en est tout autrement des terres fortes pauvres en chaux ; aussi a-t-on observé depuis longtemps que le chaulage y est très avantageux.

Pour en comprendre la raison, il faut savoir que l’argile présente deux états différens ; tantôt elle se délaie dans l’eau, y reste suspendue, tantôt au contraire elle se coagule, se sépare du liquide, et résiste à l’entraînement ; elle passe d’une forme à l’autre suivant que l’eau, qui agit sur elle, est pure ou chargée de calcaire.

Nous répétons, dans les cours de chimie agricole, une expérience que nous a enseignée mon confrère de l’Académie, M. Schlœsing : on délaie de la terre argileuse dans de l’eau distillée et on remplit de ce liquide trouble, limoneux, deux grands vases cylindriques de verre ; dans l’un, on introduit quelques gouttes d’un sel de chaux dissous, et on laisse l’autre sans addition. L’effet est presque immédiat : sous l’influence du sel de chaux, l’argile se coagule, se floconne, de petits agrégats apparaissent, lentement ils descendent dans le liquide et après un quart d’heure forment au fond une couche de quelques millimètres d’épaisseur, l’eau qui la recouvre est devenue transparente, c’est à peine si elle présente une teinte ambrée ; dans l’autre vase au contraire, l’eau ne se clarifie pas, elle reste bourbeuse, conservant en suspension toute l’argile qu’on y a délayée.

On conçoit dès lors que cette argile, entraînée des couches superficielles, descende au travers des vides que présente une terre poreuse, en expulse l’eau, les bouche, et que l’approvisionnement d’eau soit diminué, mais que cet effet fâcheux ne se produise pas, si l’argile coagulée par le calcaire n’est plus entraînable.

Pour m’assurer que les choses se passaient bien ainsi, j’ai fait construire, en cuivre rouge, des cloches cylindriques terminées à la partie inférieure par une calotte sphérique munie d’un orifice d’écoulement ; sur une des parois verticales on a foré trois ouvertures à l’aide desquelles on prend des échantillons de terre afin de déterminer l’eau qu’elle renferme. Pour soustraire ces cloches à réchauffement par les rayons solaires, on les a logées dans des boîtes de bois, soutenues à une certaine hauteur par des pieds pour qu’on pût placer, au-dessous de l’orifice inférieur de la cloche, un flacon destiné à recueillir les eaux d’égouttement. Une de ces cloches a reçu 7 kilos d’une terre forte de la Brie, une autre un poids égal de la même terre additionnée de 5 grammes de chaux par kilogramme, puis on a exposé les deux terres à la pluie. Les prises d’échantillon après deux mois environ ont montré que la terre sans chaux ne renfermait en moyenne que 17,7 pour 100 d’eau, la terre chaulée en contenait 23, 2 ; la première retenait en tout 1 333gr, 8 d’eau, et en avait laissé écouler 280 centimètres cubes, la seconde en contenait 1737gr, 5 et n’avait fourni aucun écoulement.

Il est clair que le chaulage, en empêchant l’ameublissement de disparaître, en conservant la terre poreuse, y maintient un fort approvisionnement d’humidité ; l’addition de la chaux aux terres fortes argileuses est donc très avantageuse, et les cultivateurs le savent depuis longtemps. Il n’en serait plus de même pour une terre légère, perméable et très filtrante ; puisque l’eau la traverse aisément, c’est que les canaux d’écoulement sont larges, bien ouverts, les attractions capillaires qui retiennent l’eau dans les espaces étroits, s’y exercent mal… si nous chaulons, tous ces défauts s’exagèrent, l’argile se contracte, les canaux d’écoulement s’élargissent et, loin d’augmenter l’approvisionnement d’eau, nous avons chance de le restreindre.

La terre que je cultive à Grignon est plutôt légère que forte ; c’est pendant les années pluvieuses que j’y obtiens les récoltes maxima, jamais on ne la chaule ou ne la marne ; j’ai voulu cependant savoir ce que produirait sur cette terre un chaulage modéré : l’effet a été désastreux, la terre de la parcelle qui l’avait reçu a été gâtée pendant plusieurs années, les récoltes y ont beaucoup baissé.

Une longue expérience a appris aux praticiens sur quels sols, l’épandage des amendemens calcaires est avantageux, ils ne s’y trompent pas.


II. — ACTION DES AMENDEMENS CALCAIRES SUR LES PHOSPHATES ET LA POTASSE DU SOL

Quand on a sous les yeux l’analyse d’une terre arable, qu’on y voit, par exemple, qu’un kilogramme renferme un gramme d’acide phosphorique et autant de potasse, puis qu’après avoir multiplié par 4 millions, qui représentent approximativement le poids de la couche superficielle d’un hectare, on compare les nombres ainsi obtenus à ceux qui représentent les exigences des récoltes, on est étonné que les engrais soient efficaces. Une bonne récolte consomme de 60 à 100 kilos d’acide phosphorique ou de potasse, la terre en renferme souvent plus de 4 000 kilos, et cependant l’addition des engrais phosphatés est très souvent avantageuse et celle des engrais de potasse quelquefois.

Visiblement les phosphates du sol sont inertes, insolubles, inutilisables par les végétaux, au moins dans une large mesure, puisque, au stock énorme que le sol renferme, il est utile d’ajouter les 60 ou 70 kilos d’acide phosphorique soluble qu’amène une fumure de 400 à 500 kilos de superphosphates.

C’est qu’en effet les phosphates se présentent sous des formes très différentes les unes des autres ; le phosphate de chaux, très répandu à la surface du globe, est parfois en masses dures, compactes, désignées sous le nom d’apatite, de phosphorite, parfois sous forme de noyaux noirâtres arrondis, ce sont les nodules, parfois enfin sous forme de sable ; à tous ces états, il n’est que très légèrement soluble dans l’eau, même aiguisée d’acide carbonique ; mais si, après avoir dissous ces phosphates minéraux à l’aide d’un acide énergique comme l’acide chlorhydrique, on sature cet acide par de l’ammoniaque ou de l’eau de chaux, on voit apparaître un précipité gélatineux, floconneux, qui reste en suspension dans le liquide. A cet état, le phosphate de chaux est bien plus soluble dans l’eau chargée d’acide carbonique que lorsqu’il se trouve à l’étal compact. Les phosphates de peroxyde de fer ou d’alumine précipités ont également cette structure gélatineuse, et s’ils résistent à l’eau pure ou même chargée d’acide carbonique ou d’acide acétique, ils se dissolvent aisément dans l’acide citrique, qu’on suppose exister dans les poils absorbans des racines.

Tant que la terre renferme des phosphates gélatineux, elle soutient la végétation, mais cet état favorable est transitoire ; en se desséchant, ces phosphates durcissent ; en outre, l’acide phosphorique, d’abord uni à la chaux, l’abandonne pour se combiner aux oxydes de fer ou d’aluminium, et son assimilabilité diminue.

La terre constitue, en effet, un mélange complexe dont les divers élémens réagissent lentement les uns sur les autres ; ils s’unissent, se séparent, se groupent ou s’isolent, de telle sorte qu’ayant introduit dans la terre une substance parfaitement déterminée, on en extrait, après quelques jours, une autre très différente de la première. J’en ai donné, il y a déjà plusieurs années, un exemple curieux : les végétaux terrestres dédaignent habituellement la soude ; on n’en trouve guère que dans les plantes marines ou dans celles qui croissent sur le littoral. J’ai voulu savoir si cette absence de la soude dans la plupart des cendres végétales n’était pas duc à la rareté qu’elle présente dans nos sols cultivés et si on ne réussirait pas à la faire pénétrer dans une plante qui n’en renferme pas d’ordinaire, en introduisant des sels de soude en quantités notables dans la terre où elle était enracinée. Je semai dans de la bonne terre de jardin, contenue dans de grands pots à fleurs, des haricots d’Espagne, puis, quand ils eurent pris un développement suffisant, je les arrosai avec une dissolution de sel marin ou chlorure de sodium. J’augmentai peu à peu la concentration des dissolutions jusqu’à les rendre mortelles, me disant que, si les haricots périssaient par l’addition de ces fortes doses de chlorure de sodium, je retrouverais ce sel dans les cendres, et que j’aurais ainsi la preuve que l’assimilation de la soude n’était pas impossible. Quand les haricots eurent séché, empoisonnés par ces arrosages d’eau salée, je les brûlai et soumis les cendres à l’analyse. Elles renfermaient une quantité notable de chlore, mais celui-ci, au lieu d’être uni au sodium comme dans l’eau d’arrosage, était combiné à du potassium ; mes haricots étaient morts d’une pléthore de chlorure de potassium. Le sel marin ajouté avait réagi sur le carbonate de potassium contenu dans la terre, le chlorure de potassium formé par double échange avait été absorbé à doses mortelles, tandis que le carbonate de sodium produit en même temps avait été complètement dédaigné ; on n’en trouvait pas dans les cendres.

Je cite cet exemple pour faire voir que les substances ajoutées à la terre n’y persistent pas toujours sous leur forme primitive, mais contractent de nouvelles unions ; je le cite surtout pour faire comprendre comment l’addition de la chaux favorise l’assimilation des phosphates du sol.

Il est facile dans le laboratoire de montrer ces transformations. Agissons d’abord sur des matières bien déterminées ; dissolvons du phosphate de chaux gélatineux, dans de l’eau chargée d’acide carbonique, puis maintenons pendant quelques jours cette dissolution au contact d’oxydes de fer ou d’aluminium récemment précipités ; ils s’emparent de l’acide phosphorique, le liquide n’en contient plus, la solubilité a disparu.

Mélangeons maintenant ces phosphates de fer ou d’aluminium à du carbonate de chaux dissous dans l’acide carbonique, la réaction inverse de la précédente se produit ; l’acide phosphorique combiné de nouveau à la chaux se retrouve dans la dissolution. Il s’établit donc entre les bases contenues dans le sol, se disputant l’acide phosphorique, un état d’équilibre réglé par le poids des substances réagissantes ; plus la quantité de chaux ajoutée à une terre, où l’acide phosphorique est inerte, sera considérable et plus il y aura de chances de le voir devenir assimilable. Un cultivateur du Perche emploie les phosphates avec avantage ; ils sont efficaces, mais leur effet est de courte durée, et il est conduit à en ajouter de nouveau, bien que les quantités déjà répandues soient infiniment supérieures à celles que les récoltes ont pu consommer ; la terre étant très riche en oxyde de fer et pauvre en chaux, on conseille un chaulage ; il réussit et les rendemens s’élèvent sans qu’il soit nécessaire de recourir à l’acquisition de nouvelles doses de phosphates. Les amendemens calcaires arrachant l’acide phosphorique à son inertie, le rendant assimilable, étaient particulièrement précieux naguère, quand l’emploi des engrais phosphatés était encore très restreint. Le carbonate de potasse contenu dans le fumier maintient aussi l’acide phosphorique en dissolution et rend souvent inutile l’acquisition des superphosphates ; c’est ainsi qu’au champ d’expériences de Grignon, où nous fumons copieusement, ils n’exercent pas d’action sensible, mais si on cesse de répandre du fumier de ferme, l’acide phosphorique du sol devient inerte et les superphosphates montrent alors une admirable efficacité. Quelques-unes des parcelles du champ d’expériences sont restées sans engrais depuis 1875, époque à laquelle ont commencé les observations ; or, il y a quelques années, les récoltes baissèrent sur ces parcelles. A l’analyse, on reconnut que la proportion d’humus avait beaucoup diminué et je pensai qu’il fallait attribuer à sa disparition l’affaiblissement des rendemens ; toutefois, pour être certain qu’aucune autre cause n’était intervenue, je répandis sur la moitié d’une parcelle garnie d’un maigre trèfle, du superphosphate de chaux ; l’effet ne fut pas sensible et je ne songeais plus guère à cette addition, quand l’année suivante, elle exerça une influence extraordinaire sur un blé qui avait succédé au trèfle[7]. En calculant à l’hectare, on recueillit, sur la partie qui n’avait pas été phosphatée, 8 quintaux de grains et 24 quintaux sur celle qui avait reçu le superphosphate.

A l’analyse, la portion restée sans addition accusa encore 1 gramme d’acide phosphorique par kilogramme, mais les acides faibles ne dissolvaient rien ; l’acide phosphorique avait pris cette forme qui lui enlève toute utilité. Ainsi quand les amendemens calcaires, ou le carbonate de potasse du fumier, ne le ramènent pas à l’état de combinaison soluble, il faut faire intervenir les engrais phosphatés.

En résumé, pour que les racines puissent s’emparer des phosphates, il faut que ceux-ci présentent cette forme gélatineuse sous laquelle ils sont facilement solubles dans l’eau aiguisée d’acide faible ; l’acide phosphorique soluble des superphosphates, saturé par les bases du sol, y arrive rapidement, de là son efficacité. Peu à peu, cependant, dans une terre abandonnée à elle-même, l’assimilabilité disparaît, les phosphates deviennent inertes, et ne sont utilisables de nouveau que sous l’influence d’une action extérieure, sous celle du carbonate de potasse du fumier, sous celle du carbonate de chaux de la marne, ou de la chaux encore caustique au moment des chaulages, et comme l’acide phosphorique est nécessaire à la vie végétale, que de son abondance ou de sa rareté découlent les grands rendemens ou les maigres récoltes, l’épandage des amendemens calcaires, en le réveillant de sa torpeur, a exercé longtemps, sur la fertilité des terres parcimonieusement fumées, une action décisive, amoindrie aujourd’hui par l’emploi de plus en plus fréquent des engrais phosphatés.

La chaux favorise-t-elle l’assimilation, par les végétaux, de la potasse contenue dans le sol ? Nous ne le savons encore qu’assez mal. Quand on lave une terre avec une petite quantité d’eau, on n’extrait que très peu de potasse et on serait tenté, au premier abord, de croire que cette base est engagée dans des combinaisons insolubles ; mais, si on procède à des lavages multipliés en y employant, par exemple, un poids d’eau dix fois supérieur à celui de la terre, on extrait, en général, une quantité de potasse notable. La potasse est donc soluble, mais retenue par une propriété fort curieuse, que présentent surtout les terres argileuses chargées d’humus, la propriété absorbante ; si en effet, on fait filtrer sur une terre de cette nature une dissolution étendue de carbonate de potasse dont le titre ait été déterminé avec soin, on trouve dans le liquide d’égouttement qui a traversé la terre, une quantité de potasse beaucoup moindre que celle qu’il renfermait primitivement ; elle a été retenue comme le serait la matière colorante du vin rouge, ou les matières brunes qui apparaissent pendant l’extraction du sucre des betteraves, par du noir animal. La chaux, en coagulant l’argile, en précipitant l’humus, amoindrit-elle ces propriétés absorbantes ? c’est ce que nous ne savons encore que très imparfaitement.

La potasse est au reste si répandue dans les terres argileuses, les engrais potassiques y réussissent si rarement, qu’il n’y a pas lieu d’insister sur l’influence qu’exercent les amendemens calcaires sur la potasse des terres arables ; il convient, au contraire, de rappeler que la chaux permet de cultiver avantageusement des terres stérilisées par la présence du sulfate de fer, matière vénéneuse pour les végétaux, qui apparaît parfois par oxydation de la pyrite blanche[8].

III. — LE CHAULAGE ET LA CULTURE DES LÉGUMINEUSES

Si, malgré l’emploi sans cesse croissant d’engrais commerciaux, le fumier de ferme reste la base de nos fumures, son abondance avait encore plus d’importance naguère, quand il devait seul soutenir nos récoltes. Sa production dépend naturellement du nombre des animaux entretenus et celui-ci de la quantité des fourrages disponibles. Pendant des siècles, le bétail n’a vécu que de l’herbe des prairies naturelles, à laquelle la paille des céréales apportait un maigre appoint. Or, la prairie de graminées, surtout formée de plantes à courtes racines, ne prospère que là où l’eau est abondante dans les couches superficielles ; elle ne s’établit avantageusement que dans les vallées, et les cultivateurs des plateaux ont souffert longtemps de la pénurie des fourrages, entraînant la parcimonie des fumures.

Ces conditions fâcheuses ne disparurent qu’à la fin du XVIIIe siècle, quand, peu à peu, on consacra aux prairies artificielles des surfaces de plus en plus étendues ; la luzerne, le trèfle, le sainfoin qui les composent, portent des racines assez longues pour aller puiser dans les profondeurs du sous-sol l’eau qui y fait rarement défaut. Dès lors, les ressources fourragères devinrent abondantes, même dans les exploitations qui ne possédaient pas de prairies naturelles ; en effet un hectare de prairie artificielle fournit annuellement de 5 à 10 tonnes de foin, très nutritif ; les animaux devinrent plus nombreux, les fumures plus copieuses, et les rendemens s’élevèrent.

Ce n’est pas seulement, au reste, parce que les légumineuses des prairies artificielles fournissent au bétail un aliment substantiel que leur extension a donné à l’agriculture européenne une puissance de production qu’elle n’avait jamais connue, c’est, en outre, parce que les légumineuses méritent absolument le nom de plantes améliorantes que les cultivateurs leur ont donné depuis longtemps. Ils ont reconnu qu’après le défrichement d’une prairie artificielle on obtenait, sans nouvelle fumure, une et même deux récoltes de céréales. Au commencement du XVIIe siècle, Olivier de Serres écrivait déjà, en parlant du sainfoin, qu’il nomme esparcette comme on le fait encore dans le midi de la France : « L’esparcette vient gaiement en terre maigre, et laisse certaine vertu engraissante, à l’utilité des bleds qui ensuite y sont semés. » La culture des légumineuses est donc extrêmement avantageuse, et les pays qui ne peuvent l’entreprendre sont privés d’une précieuse ressource ; or, s’il existe quelques espèces de légumineuses qui vivent sur les sols schisteux ou granitiques, si l’ajonc épineux croît en Bretagne où il rend de grands services, il est bien loin de fournir une masse de matière végétale comparable à celle qu’on obtient d’une luzerne, ou d’un trèfle, qui ne prospèrent que là où le calcaire ne fait pas défaut. On n’a pu établir de prairies artificielles sur les terres qui en sont privées, que du jour où, les chemins de fer étant construits, à bas prix la chaux leur arriva. Elle y fit éclore, pendant quelques années, une admirable prospérité ; dans la Sarthe et la Mayenne ; on entreprit avec un plein succès la culture du trèfle ; la vente de sa graine donna de si gros profits, que les deux tiers du pays furent employés à la produire ; rapidement, les cultivateurs s’enrichirent ; éblouis par les brillans progrès que la chaux avait déterminés, ils crurent qu’elle suffisait à tout. Malheureusement, il n’en est pas ainsi ; peu à peu, les récoltes de trèfle furent moins abondantes, puis, plus tard, la terre se trouva complètement incapable de porter la plante qui y avait crû naguère avec une extrême vigueur.

Ces faits bien constatés soulèvent deux questions intéressantes à discuter : Pourquoi les prairies artificielles ne peuvent-elles s’établir dans les contrées où manque le calcaire, que lorsqu’on l’y apporte ? Pourquoi la chaux, si avantageuse à la culture du trèfle, pendant les premières années de son emploi, n’exerce-t-elle plus ensuite aucune action utile ? Pour répondre, il est nécessaire de rappeler brièvement le mode d’alimentation très particulier des légumineuses.

On les nomme plantes améliorantes, parce qu’elles utilisent à leur profit l’azote atmosphérique. Nous avons sur ce sujet des expériences chiffrées ; une terre renfermant par kilogramme 1gr, 45 d’azote combiné porte une culture de trèfle ; à l’analyse, on trouve que les plantes récoltées sur un hectare renferment 69kg, 15 d’azote ; il semblerait que la terre dût être appauvrie de l’azote utilisé par les végétaux. Point ; elle renferme, après que le trèfle a été enlevé, 1 kg, 57par kilogramme ; elle s’est donc enrichie ; visiblement l’azote atmosphérique est intervenu.

Le mécanisme de sa fixation dans le sol a été découvert par M. Berthelot ; elle est due à l’activité de bactéries qui pullulent dans la terre et qu’on cultive facilement dans le laboratoire. En détruisant la matière organique dissoute dans le liquide, où elles ont été ensemencées, elles mettent en jeu une énergie suffisante pour entraîner en combinaison l’azote gazeux. C’est à une réaction analogue qu’est due sa fixation par les légumineuses ; les bactéries sont logées dans des nodosités de grosseurs variables, qu’on aperçoit sans peine sur les racines des pois, des haricots, du trèfle ou de la luzerne. En étalant sur une lame de verre le liquide obtenu en écrasant une de ces nodosités, on le voit au microscope rempli de bactéries nombreuses et agiles. Les bactéries des nodosités sont les agens de la fixation de l’azote atmosphérique ; un des travailleurs de l’Institut Pasteur, M. Mazé, les a cultivées dans des milieux liquides qui se sont enrichis d’azote ; mais, cet enrichissement est toujours la rançon de la destruction par combustion lente d’une matière organique. Elle est fournie aux bactéries logées dans les nodosités par l’activité de la légumineuse hospitalière, qui l’élabore dans ses cellules à chlorophylle, puis l’envoie par des vaisseaux descendant jusqu’aux nodosités, où les microrganismes s’en nourrissent. Il y a donc symbiose, vie commune entre la plante verte et les bactéries. Grâce aux alimens qu’elles reçoivent, elles produisent des matières azotées, en utilisant à leur élaboration l’azote atmosphérique ; ces matières azotées, résorbées par la légumineuse, lui servent à constituer les albuminoïdes de ses feuilles, puis de ses graines.

Ce serait une erreur de croire que les légumineuses ne peuvent vivre qu’autant qu’elles portent sur les racines des nodosités à bactéries ; elles ont d’autres modes d’existence et nous y reviendrons plus loin, mais il semble bien qu’elles ne méritent le nom de plantes améliorantes, fixatrices d’azote, qu’autant que la symbiose s’établit entre elles et ces bactéries.

La présence des nodosités sur les racines de l’ajonc épineux, montre que les terres des landes ne sont pas impropres à la vie des bactéries, mais d’après M. Mazé, celles qui vivent sur les légumineuses des sols siliceux, sont différentes de celles qui se fixent sur les plantes des sols calcaires. Les microrganismes de l’ajonc ne se fixeraient pas sur le trèfle ou la luzerne, et en effet, en Bretagne, le trèfle qui apparaît parfois au milieu des touffes d’ajonc, reste chétif, et n’atteint jamais un développement normal ; d’où cette conséquence, que le chaulage des terres des landes présente cette haute utilité de créer aux microrganismes qui vivent sur les racines du trèfle ou de la luzerne un milieu favorable à leur propagation. La composition du milieu dans lequel on cherche à établir une fermentation exerce, en effet, une influence décisive sur son activité : la fermentation alcoolique exige un milieu légèrement acide, la fermentation forménique qui apparaît dans le fumier de ferme, des liquides très alcalins ; s’ils deviennent acides, au lieu de gaz des marais, on recueille de l’hydrogène. On conçoit donc que les bactéries de l’ajonc épineux adaptées à un sol acide, disparaissent quand ce sol est chaulé, et soient remplacées parcelles qui s’accommodent du calcaire ; or, comme ce sont précisément ces microrganismes du calcaire qui s’installent sur les racines du trèfle et de la luzerne et les approvisionnent d’azote, les plantes des prairies artificielles prospèrent là où naguère l’absence de calcaire rendait leur culture impossible.

La réussite des prairies artificielles est donc liée à la présence dans le sol des bactéries productrices de nodosités, capables de symbiose avec le trèfle ou la luzerne, et, si leurs germes n’existent pas dans le sol qui doit porter ces cultures, il y aura grand avantage à les introduire. Cette inoculation a été tentée avec succès ; il y a une dizaine d’années, M. Saldfeld a répandu sur une terre tourbeuse, préalablement chaulée et additionnée de phosphates et de sels de potasse, de la terre provenant d’un champ où de la vesce et des féverolles donnaient habituellement de bonnes récoltes. On recueillit sur les parcelles ainsi traitées un poids de vesce et de féverolles double de celui que fournirent les parcelles voisines où l’épandage de la terre n’avait pas eu lieu. S’appuyant sur cette expérience et sur l’hypothèse que la symbiose entre légumineuse et bactérie est très étroite, qu’à chaque espèce de légumineuse correspond une bactérie spéciale, un physiologiste allemand, M. Nobbe, a essayé de faire passer dans la pratique agricole l’épandage de ces germes de bactéries. Il a mis dans le commerce, sous le nom de nitragine, une sorte de gelée végétale, facile à liquéfier dans l’eau tiède, renfermant les germes des diverses bactéries obtenues par des cultures pures de ce qu’il croit être des espèces distinctes. Veut-on semer du trèfle, on imprègne la graine des germes des bactéries spéciales au trèfle, espérant assurer ainsi la symbiose et par suite l’abondance de la récolte. Les agronomes ont suivi avec le plus vif intérêt, cette hardie tentative de faire entrer le commerce des bactéries dans les usages journaliers. Malheureusement, les essais n’ont pas réussi, en général le mélange de la nitragine aux graines à semer, ou son épandage sur le sol n’augmentent pas les récoltes. Et, en effet, l’hypothèse de M. Nobbe que la symbiose ne s’établit qu’entre espèces parfaitement déterminées, est inexacte ; M. E. Bréal a vu, depuis longtemps déjà, un lupin blanc, inoculé avec une goutte du liquide pris dans une nodosité de luzerne, croître, fleurir, mûrir ses graines, tandis que, dans le même sable, un lupin non inoculé périssait rapidement ; on réussit la culture de ces mêmes lupins blancs, colle de la vesce sur des terres qui depuis des années n’ont porté ni lupin, ni vesce ; d’où cette conclusion, appuyée par de nombreuses expériences exécutées par M. Mazé, qu’une espèce de bactéries vivant sur une légumineuse de sols calcaires convient à beaucoup d’autres plantes de la même famille, ayant le même habitat. Il n’y aurait en réalité que deux grandes familles de bactéries productrices de nodosités, colles des terres calcaires et celles des sols dépourvus de chaux.

L’ensemencement des bactéries des sols calcaires n’est même pas nécessaire pour faire réussir les légumineuses en terrains schisteux ou granitiques, le chaulage suffit. On sait, en effet, qu’aussitôt qu’il a eu lieu, le petit trèfle blanc, qui ne se rencontre guère dans les prairies naturelles de ces sols acides, y apparaît spontanément, et on conçoit que, si le vent est capable de transporter des graines, il l’est encore bien davantage de disséminer les germes invisibles des fermens ; le moindre nuage de poussières on entraîne des millions, et aussitôt que graines et germes trouvent un milieu favorable, ils s’y installent et s’y propagent.

Ce n’est donc pas à l’épandage de nouveaux fermens qu’est dû le succès, mais à la création d’un milieu où ils puissent se répandre ; et c’est précisément parce qu’après le chaulage les terres des landes sont devenues aptes à se peupler des bactéries de la luzerne ou du trèfle que les prairies artificielles ont pu s’y établir et faire passer le pays de la misère à la prospérité.

Avant d’abandonner l’étude de l’influence qu’exercent les amendemens calcaires sur la culture des légumineuses, il nous reste à discuter les causes qui ont amené, dans la Sarthe et la Mayenne, la disparition du trèfle, qui sous l’influence du chaulage y avait donné de brillantes récoltes. On n’a pas manqué de rappeler à ce propos le fameux dicton : « La chaux enrichit le père et ruine les enfans. » S’applique-t-il justement à cette culture du trèfle, d’abord luxuriante, ensuite misérable ? Et si après quelques années elle n’a plus donné de bénéfices, est-ce bien à l’emploi exagéré de la chaux que l’échec est dû ? Pour le savoir, il convient de suivre la culture des légumineuses, sur un sol où la chaux n’est pas répandue, car si, après quelques années, ces plantes dépérissent, on ne pourra pas lui attribuer leur disparition.

Or, il est bien connu que les prairies artificielles ne sont pas des prairies permanentes ; après deux ans, un trèfle est envahi par les graminées et doit être retourné ; un sainfoin dure trois ans, une luzerne cinq ; si on ne défriche pas, on voit la pièce se couvrir de graminées grossières, de plantes diverses, et la luzerne disparaître peu à peu. L’expérience enseigne, en outre, qu’il est tout à fait inutile de réensemencer en luzerne ou en sainfoin, un champ qui vient de porter l’une ou l’autre de ces deux espèces ; les graines germeront, mais les jeunes plants ne pourront prendre possession du terrain ; et bientôt on en trouvera à peine quelques pieds noyés au milieu des mauvaises herbes.

A Rothamsted, sir J. B. Lawes et sir H. Gilbert ont maintenu du blé sur la même pièce, depuis cinquante-cinq ans ; on distribue indifféremment du fumier ou des engrais chimiques, les rendemens varient avec les conditions météorologiques, et si la saison est favorable, la récolte est actuellement aussi bonne qu’à l’origine. Il est bien loin d’en être ainsi du trèfle ; sa culture continue est impossible, ou au moins, elle ne se maintient que dans des conditions très spéciale ; il existe, à Rothamsted, une petite plate-bande de jardin sur laquelle le trèfle croît depuis trente ans, et cette réussite est due à la richesse en matières organiques de ce sol, où les jardiniers ont prodigué les fumures.

Quand on compare les cultures de légumineuses installées dans du sable additionné d’engrais minéraux, de délayure de terre, de façon que les racines se couvrent de nodosités, à celles qu’on obtient dans de bonnes terres enrichies par d’abondantes fumures au fumier de ferme, on reste convaincu que les légumineuses n’acquièrent un développement complet que dans les sols où les matières humiques sont abondantes.

Celles que le trèfle ou la luzerne utilisent ne paraissent se former aux dépens des débris végétaux, attaqués par les bactéries oxydantes du sol, qu’avec une certaine lenteur, et quand elles sont consommées, la prairie artificielle dépérit, elle est envahie par les graminées qui n’ont pas les mêmes exigences : ces matières humiques s’accumulent inutilisées dans les sols où l’absence de chaux empêche la création des prairies artificielles. Si l’on chaule et qu’on ensemence du trèfle, il devient luxuriant ; en effet, le milieu est favorable à la propagation des bactéries fixatrices d’azote et la plante trouve en outre la matière organique qui lui sert d’aliment. Pendant plusieurs années, cette prospérité se maintient, jusqu’à ce que l’approvisionnement de matière humique soit consommé ; lorsqu’il l’est, les récoltes s’amoindrissent, mais l’épuisement du sol n’est pas dû à la chaux, il est dû à la plante, qui n’a crû que parce qu’on a chaulé. L’épandage des amendemens calcaires n’a été qu’indirectement cause de l’épuisement du sol ; la cause directe, c’est la légumineuse, et on en est convaincu quand on voit, après quelques années d’existence, les prairies artificielles dépérir, sans que le chaulage ait été pratiqué. Est-ce à dire cependant que la chaux ne contribue pas à cet épuisement du sol, et que, même en l’absence de légumineuses, une terre chaulée ne s’appauvrisse pas plus qu’une autre qui n’a rien reçu ? C’est là ce que nous allons maintenant discuter.


IV. — ACTION DES AMENDEMENS CALCAIRES SUR LES MATIÈRES AZOTÉES

Une bonne terre arable renferme de 1 à 2 millièmes d’azote appartenant à des matières organiques ; un hectare de 4 000 tonnes contient donc de 4 000 à 8 000 kilos d’azote combiné, et bien que nos plus fortes récoltes n’exigent que 100 à 150 kilos d’azote, nous sommes contraints pour les obtenir d’employer des engrais azotés. Leur efficacité démontre clairement que l’humus est inerte et ne fournit pas, en temps utile, les doses d’ammoniaque ou de nitrates qui nous sont nécessaires.

Peut-on hâter ces métamorphoses à l’aide des amendemens calcaires ? On l’a cru, et Boussingault a consacré à cette étude un long mémoire. Il a cherché comment la chaux caustique attaquait la matière azotée de la terre, et il a été étonné de reconnaître que cette attaque ne produisait que de petites quantités d’ammoniaque et pas du tout de nitrates. Il solubilisait, et cette fois à l’état d’acide nitrique, plus d’azote en mélangeant la terre à une forte proportion de sable qu’en y ajoutant de la chaux.

On sent très bien, en relisant le mémoire de Boussingault, que ces résultats le surprennent, et ils étaient, en effet, inexplicables avec les connaissances acquises, au moment où il exécutait ces recherches. Elles datent de 1859, au moment où Pasteur commençait à peine l’admirable série de travaux qui ont éclairé tant de phénomènes, restés jusque-là dans une profonde obscurité. La formation de l’ammoniaque, à l’aide de la matière azotée de la terre, la fixation de l’azote atmosphérique, la nitrification, sont dus à des actions microbiennes ; la chaux vive employée par Boussingault tuait tous les fermens du sol, et dès lors, l’ammoniaque qu’il obtenait en petites quantités, était formée par simple action chimique, moins énergique à la température ordinaire que ne l’est le travail des bactéries. C’est ce qu’ont reconnu MM. Muntz et Condom, qui, étudiant la formation de l’ammoniaque dans le sol, en ont obtenu davantage en maintenant leurs terres humides, de façon à favoriser le travail des bactéries, que Boussingault n’en avait recueilli, en agissant violemment par le chaulage.

La chaux caustique n’est pas favorable aux microrganismes ; tant qu’elle conserve sa causticité, elle empêche la nitrification et même la formation des nodosités sur les racines des légumineuses ; mais elle est bien moins funeste dans les sols en place que dans les flacons employés par Boussingault. Exposée à l’air, rapidement elle se carbonate, perd sa causticité et après quelques temps, de nuisible devient favorable. C’est ainsi que les nitrates n’apparaissent dans les sols schisteux, sablonneux, dans les terres de landes, qu’après l’épandage des amendemens calcaires.

On en saisit aisément la raison, à l’aide de quelques expériences de laboratoire. On introduit dans une fiole du sulfate d’ammoniaque en dissolution étendue, un peu de phosphate de potasse, nécessaire à tous les fermens figurés, et quelques gouttes d’un liquide en pleine fermentation nitrique ; l’air pénètre facilement dans la fiole, simplement obturée par un tampon d’ouate, de façon à retenir les fermens étrangers ; on maintient à l’étuve à 25°, température très favorable, et cependant le sulfate d’ammoniaque persiste sans changement ; les nitrates n’apparaissent pas ; ils se forment aisément, au contraire, dans une fiole toute semblable, renfermant les mêmes matières, exposée à la même température, mais dans laquelle on a introduit quelques décigrammes de carbonate de chaux ; le premier liquide présente une réaction acide, le carbonate du second la rend légèrement alcaline, et cette différence de réaction suffit pour arrêter ou favoriser la nitrification. Les organismes qui la provoquent ne vivent que dans un milieu neutre ou très faiblement alcalin ; au début, ils agissent sur l’ammoniaque du sulfate, brûlent cette ammoniaque et en forment des acides nitreux ou nitrique ; en outre, l’acide sulfurique est mis en liberté, un papier bleu de tournesol plongé dans le liquide rougit : les traces d’acides libres ainsi formés arrêtent le travail des fermens. Quand, au contraire, on a introduit du carbonate de chaux, les acides azoteux, azotique produits, l’acide sulfurique séparé de sa combinaison s’emparent de la chaux du carbonate, se saturent, dégageant de l’acide carbonique qui dissout le carbonate de chaux ajouté en excès, et donne au liquide la réaction légèrement alcaline favorable.

De ces faits se déduit nettement l’utilité du chaulage des terres de landes ; les débris végétaux qui s’y accumulent ne s’y brûlent que très incomplètement ; leur combustion lente donne de l’acide carbonique, de l’acide acétique, et aussi ces corps bruns désignés sous le nom d’acides humiques ; quand on délaie dans l’eau ces terres de landes, elles présentent une réaction nettement acide, la nitrification ne peut s’y établir.

MM. Muntz et Girard ont introduit, dans une terre acide de Bretagne, les engrais azotés qui habituellement sont rapidement attaqués par les fermens et fournissent des nitrates par la transformation de leur azote : du sang desséché, des débris de cornes, du sulfate d’ammoniaque même ; il n’y a pas eu production de nitrates ; ceux-ci n’ont apparu que lorsque cette terre a été marnée. C’est bien en neutralisant l’acidité du sol que la marne a été favorable, car le fumier qui renferme toujours des carbonates de potasse et d’ammoniaque, capables de donner au sol la réaction alcaline favorable à l’activité des fermens nitriques a fait apparaître des nitrates dans la terre acide non marnée ; ils ont apparu encore après un apport de luzerne verte, qui, en se décomposant dans le sol, produit aisément de l’ammoniaque en quantités suffisantes pour neutraliser les acides du sol.

Qui a vu au printemps un blé jaunâtre, clair, souffreteux, devenir en une quinzaine de jours vert foncé, vigoureux, par l’épandage du nitrate de soude, ne doutera pas qu’une terre impuissante à former cette admirable matière fertilisante, ne soit en quelque sorte transformée, quand elle acquiert cette propriété ; les amendemens calcaires la lui donnent, et la rendent capable de porter les plantes des terres fertiles : blé et betterave.

Une terre qui nitrifie bien possède un des facteurs dominans de la fertilité ; mais si elle est devenue apte à fournir d’excellentes récoltes, elle est exposée aussi à de grandes pertes : en effet, une fois les fermens nitriques à l’œuvre, ils travaillent tant que les conditions qui favorisent leur activité sont réunies et notamment pendant les automnes chauds et humides ; or, à ce moment, les terres qui ont porté du blé sont découvertes, et les nitrates qui s’y forment, entraînés par les eaux dans les profondeurs du sous-sol, y filtrent aisément sans être retenus ; ils gagnent les ruisseaux, les rivières et l’Océan, et la terre s’appauvrit. C’est précisément pour éviter ces déperditions que je prône depuis plusieurs années les cultures dérobées d’automne, qui, rejetant dans l’atmosphère par leur transpiration les eaux de la pluie, dessèchent le sol, retardent la nitrification et diminuent, à la fois, la fraction des eaux tombées qui gagnent les drains et la formation des nitrates qu’elles entraînent.

Le chaulage, le marnage, sources de prospérité, peuvent donc être aussi à la longue une cause d’appauvrissement. Sans calcaire la terre ne donne pas de nitrates ; la transformation de la matière azotée s’arrête à l’ammoniaque et celle-ci ne se perd pas ; elle persiste dans le sol, on ne la trouve pas dans les eaux de drainage ; elle n’a pas la mobilité des nitrates, et l’épuisement ne se produit pas. Si le chaulage y contribue, ce n’est pas qu’il produise la décomposition de toute la matière azotée de la terre : Boussingault nous a montré qu’il ne provoque l’apparition que de faibles quantités d’ammoniaque, et M. André récemment n’a pas trouvé que la marne en produisît ; cette première transformation de la partie la plus attaquable de la matière azotée de la terre se fait sous l’influence des fermens oxydans, et rien ne démontre jusqu’à présent que les amendemens calcaires favorisent cette première action ; mais ils provoquent la transformation de l’ammoniaque une fois formée, en une substance assimilable ou entraînable ; dans une terre calcaire, toute l’ammoniaque formée est utilisée ou perdue, car elle est rapidement nitrifiée ; dans une terre non calcaire, elle est médiocrement utilisée, mais si elle ne l’est pas, elle persiste dans le sol.

C’est sans doute ainsi qu’il faut concevoir les dictons qui mettent en garde contre les abus du chaulage : « la chaux enrichit le père et ruine les enfans », ou encore :


Qui chaule sans fumer,
Se ruine sans y penser.


L’emploi de la chaux est dangereux, parce qu’il donne à la petite fraction de la matière azotée qui, après avoir été attaquée par les fermens oxydans, est devenue transformable en ammoniaque, la forme mobile entraînable de nitrates. On conçoit que cette matière azotée, qui ne se forme que lentement par transformation de l’humus, peu abondante par conséquent, soit rapidement dissipée si elle n’est pas renouvelée par les fumures, et qu’une terre qui ne reçoit d’autre amendement que de la chaux ou de la marne, se trouve après quelque temps dépouillée de son humus attaquable, et devienne momentanément stérile. Si par des fumures régulières on rétablit la teneur du sol en matières azotées, capables de fournir de l’ammoniaque, puis des nitrates, le chantage n’a plus les inconvéniens qu’il présente quand il n’est pas accompagné de l’épandage du fumier de ferme.

Au moment où l’emploi des amendemens calcaires se propagea dans l’ouest de la France, on n’avait aucune idée des réactions qui se produisent dans le sol ; en voyant de brillantes récoltes suivre l’épandage de la chaux, on supposait naturellement qu’elles étaient dues à la chaux elle-même, on ne se doutait pas que cette base se borne à mobiliser les réserves azotées du sol et qu’en ne les rétablissant pas, on arriverait à l’épuisement.

Par empirisme, on était arrivé cependant à un emploi très rationnel de la chaux et du fumier ; on faisait et on fait encore un mélange de chaux, de fumier et de terre. On a beaucoup combattu autrefois cette manière d’opérer, et si, en effet, on se bornait à mélanger le fumier à la chaux, on ferait de très mauvaise besogne, car on volatiliserait en pure perte l’ammoniaque du fumier, mais ce n’est pas ainsi qu’on opère. A la chaux et au fumier on ajoute de la terre ; son rôle est double ; d’une part, elle retient l’ammoniaque, et de l’autre, elle apporte les fermens nitrifians ; quand, après quelques semaines, la chaux a perdu sa causticité, le milieu est devenu favorable à la nitrification ; on l’excite en recoupant la masse à la bêche ; on en mélange ainsi toutes les parties, on les aère, et après quelques mois on répand sur le sol une terre imprégnée de nitrates qui exercent leur action fécondante habituelle.

Le chaulage est particulièrement utile au moment où il s’agit de mettre en culture des terres de landes abandonnées depuis des siècles à la végétation spontanée ; sous son influence, la flore de ces terres stériles se transforme. Les plantes qui couvrent les terrains siliceux sont différentes de celles qui croissent sur les terrains calcaires ; on en voit un exemple frappant en sortant de Versailles par les chemins de fer qui se dirigent vers l’Ouest. Entre Versailles et Saint-Cyr, se trouve un lambeau de terrain siliceux ; il est très étroit, mais pendant quelques centaines de mètres, les bois sont presque exclusivement composés de châtaigniers, les terrains vagues couverts de bruyères, de genêts et d’ajoncs ; un peu plus loin, toutes ces espèces ont disparu, on a regagné les terres calcaires.

Quand on apporte de la chaux sur une terre siliceuse, on crée un milieu absolument défavorable aux plantes qui la couvrent, très propice, au contraire, aux espèces récemment introduites, et dans le combat pour la vie qu’elles se livrent, ces dernières sont rapidement victorieuses. En quelques années, la flore a changé ; elle change parce que les conditions d’alimentation végétale ont été profondément modifiées, et elles le sont surtout parce que les organismes qui préparent ces alimens, adaptés aux terrains calcaires, ont remplacé ceux des terres acides ; les bactéries à nodosités du trèfle ou de la luzerne remplacent celles des ajoncs ou des lupins ; les fermens nitriques entrent en jeu et donnent aux plantes exigeantes des terres fertiles, blé ou betterave, une vigueur qui leur permet de se substituer au seigle ou au sarrasin.

La fertilité est liée à l’abondance de l’humidité, qui n’est assurée que dans une terre ameublie : les amendemens calcaires maintiennent cet ameublissement ; elle est liée à la facile assimilation des phosphates, les amendemens calcaires la favorisent ; elle est liée surtout à la présence dans le sol des fermens producteurs de nodosités, des fixateurs d’azote, des fabricans de nitrates, et ces derniers, les plus utiles puisqu’ils mettent en œuvre les matériaux préparés par les autres, ne se propagent que dans un milieu calcaire, et on conçoit dès lors que l’épandage très ancien de la marne, plus récent de la chaux, ait souvent augmenté, parfois créé la prospérité agricole.


P.-P. DEHERAIN.

  1. Voyez la Revue du 1er juin 1898 et du 15 février 1899.
  2. Voyez la Revue du 1er murs 1897 ou les Plantes de grande culture.
  3. Voir la Revue du 15 février 1899.
  4. Revue du 1er juin 1898.
  5. Annales agronomiques, t. XXII, p. 49 (1896).
  6. J’ai donné d’autres exemples de ce fait inattendu dans l’article sur le Travail du sol ; 15 février 1899, p. 907.
  7. On a pris une photographie de cette parcelle ; elle est reproduite dans mon Traité de Chimie agricole, p. 420.
  8. Voyez la Revue du 1er juin 1898.