La Science et l’Hypothèse/Chapitre 2

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Flammarion (p. 29-48).

CHAPITRE II

La grandeur mathématique et l’expérience.



Si l’on veut savoir ce que les mathématiciens entendent par un continu, ce n’est pas à la géométrie qu’il faut le demander. Le géomètre cherche toujours plus ou moins à se représenter les figures qu’il étudie, mais ses représentations ne sont pour lui que des instruments ; il fait de la géométrie avec de l’étendue comme il en fait avec de la craie ; aussi doit-on prendre garde d’attacher trop d’importance à des accidents qui n’en ont souvent pas plus que la blancheur de la craie.

L’analyste pur n’a pas à craindre cet écueil. Il a dégagé la science mathématique de tous les éléments étrangers, et il peut répondre à notre question : Qu’est-ce au juste que ce continu sur lequel les mathématiciens raisonnent ? Beaucoup d’entre eux, qui savent réfléchir sur leur art, l’ont fait déjà ; M. Tannery, par exemple, dans son Introduction à la théorie des Fonctions d’une variable.

Partons de l’échelle des nombres entiers ; entre deux échelons consécutifs, intercalons un ou plusieurs échelons intermédiaires, puis entre ces échelons nouveaux d’autres encore, et ainsi de suite indéfiniment. Nous aurons ainsi un nombre illimité de termes, ce seront les nombres que l’on appelle fractionnaires, rationnels ou commensurables. Mais ce n’est pas assez encore ; entre ces termes qui sont pourtant déjà en nombre infini, il faut encore en intercaler d’autres, que l’on appelle irrationnels ou incommensurables.

Avant d’aller plus loin, faisons une première remarque. Le continu ainsi conçu n’est plus qu’une collection d’individus rangés dans un certain ordre, en nombre infini, il est vrai, mais extérieurs les uns aux autres. Ce n’est pas là la conception ordinaire, où l’on suppose entre les éléments du continu une sorte de lien intime qui en fait un tout, où le point ne préexiste pas à la ligne, mais la ligne au point. De la célèbre formule, le continu est l’unité dans la multiplicité, la multiplicité seule subsiste, l’unité a disparu. Les analystes n’en ont pas moins raison de définir leur continu comme ils le font, puisque c’est toujours sur celui-là qu’ils raisonnent depuis qu’ils se piquent de rigueur. Mais c’est assez pour nous avertir que le véritable continu mathématique est tout autre chose que celui des physiciens et celui des métaphysiciens.

On dira peut-être aussi que les mathématiciens qui se contentent de cette définition sont dupes de mots, qu’il faudrait dire d’une façon précise ce que sont chacun de ces échelons intermédiaires, expliquer comment il faut les intercaler et démontrer qu’il est possible de le faire. Mais ce serait à tort ; la seule propriété de ces échelons qui intervienne dans leurs raisonnements[1], c’est celle de se trouver avant ou après tels autres échelons ; elle doit donc seule aussi intervenir dans la définition.

Ainsi, il n’y a pas à s’inquiéter de la manière dont on doit intercaler les termes intermédiaires ; d’autre part, personne ne doutera que cette opération ne soit possible, à moins d’oublier que ce dernier mot, dans le langage des géomètres, signifie simplement exempt de contradiction.

Notre définition, toutefois, n’est pas complète encore, et j’y reviens après cette trop longue digression.


Définition des incommensurables. — Les mathématiciens de l’École de Berlin, M. Kronecker en particulier, se sont préoccupés de construire cette échelle continue des nombres fractionnaires et irrationnels sans se servir d’autres matériaux que du nombre entier. Le continu mathématique serait, dans cette manière de voir, une pure création de l’esprit, où l’expérience n’aurait aucune part.

La notion du nombre rationnel ne leur semblant pas présenter de difficulté, ils se sont surtout efforcés de définir le nombre incommensurable. Mais avant de reproduire ici leur définition, je dois faire une observation, afin de prévenir l’étonnement qu’elle ne manquerait pas de provoquer chez les lecteurs peu familiers avec les habitudes des géomètres.

Les mathématiciens n’étudient pas des objets, mais des relations entre les objets ; il leur est donc indifférent de remplacer ces objets par d’autres, pourvu que les relations ne changent pas. La matière ne leur importe pas, la forme seule les intéresse.

Si l’on ne s’en souvenait, on ne comprendrait pas que M. Dedekind désigne par le nom de nombre incommensurable un simple symbole, c’est-à-dire quelque chose de très différent de l’idée que l’on croit se faire d’une quantité, qui doit être mesurable et presque tangible.

Voici maintenant quelle est la définition de M. Dedekind :

On peut répartir d’une infinité de manières les nombres commensurables en deux classes, en s’assujettissant à cette condition qu’un nombre quelconque de la première classe soit plus grand qu’un nombre quelconque de la seconde classe.

Il peut arriver que parmi les nombres de la première classe, il y en ait un qui soit plus petit que tous les autres ; si, par exemple, on range dans la première classe tous les nombres plus grands que 2 et 2 lui-même, et dans la seconde classe tous les nombres plus petits que 2, il est clair que 2 sera le plus petit de tous les nombres de la première classe. Le nombre 2 pourra être choisi comme symbole de cette répartition.

Il peut se faire, au contraire, que parmi les nombres de la seconde classe, il y en ait un qui soit plus grand que tous les autres ; c’est ce qui a lieu, par exemple, si la première classe comprend tous les nombres plus grands que 2, et la seconde tous les nombres plus petits que 2 et 2 lui-même. Ici encore, le nombre 2 pourra être choisi comme symbole de cette répartition.

Mais il peut arriver également que l’on ne puisse trouver ni dans la première classe un nombre plus petit que tous les autres, ni dans la seconde un nombre plus grand que tous les autres. Supposons, par exemple, que l’on mette dans la première classe tous les nombres commensurables dont le carré est plus grand que 2 et dans la seconde tous ceux dont le carré est plus petit que 2. On sait qu’il n’y en a aucun dont le carré soit précisément égal à 2. Il n’y aura évidemment pas dans la première classe de nombre plus petit que tous les autres, car quelque voisin que le carré d’un nombre soit de 2, on pourra toujours trouver un nombre commensurable dont le carré soit encore plus rapproché que 2.

Dans la manière de voir de M. Dedekind, le nombre incommensurable

2,
n’est autre chose que le symbole de ce mode particulier de répartition des nombres commensurables ; et à chaque mode de répartition correspond ainsi un nombre commensurable ou non, qui lui sert de symbole.

Mais se contenter de cela, ce serait trop oublier l’origine de ces symboles ; il reste à expliquer comment on a été conduit à leur attribuer une sorte d’existence concrète, et, d’autre part, la difficulté ne commence-t-elle pas pour les nombres fractionnaires eux-mêmes ? Aurions-nous la notion de ces nombres, si nous ne connaissions d’avance une matière que nous concevons comme divisible à l’infini, c’est-à-dire comme un continu ?


Le continu physique. — On en vient alors à se demander si la notion du continu mathématique n’est pas tout simplement tirée de l’expérience. Si cela était, les données brutes de l’expérience, qui sont nos sensations, seraient susceptibles de mesure. On pourrait être tenté de croire qu’il en est bien ainsi, puisque l’on s’est, dans ces derniers temps, efforcé de les mesurer et que l’on a même formulé une loi, connue sous le nom de loi de Fechner, et d’après laquelle la sensation serait proportionnelle au logarithme de l’excitation.

Mais si l’on examine de près les expériences par lesquelles on a cherché à établir cette loi, on sera conduit à une conclusion toute contraire. On a observé, par exemple, qu’un poids A de 10 grammes et un poids B de 11 grammes produisaient des sensations identiques, que le poids B ne pouvait non plus être discerné d’un poids C de 12 grammes, mais que l’on distinguait facilement le poids A du poids C. Les résultats bruts de l’expérience peuvent donc s’exprimer par les relations suivantes :

A = B, B = C, A < C,
qui peuvent être regardées comme la formule du continu physique.

Il y a là, avec le principe de contradiction, un désaccord intolérable, et c’est la nécessité de le faire cesser qui nous a contraints à inventer le continu mathématique.

On est donc forcé de conclure que cette notion a été créée de toutes pièces par l’esprit, mais que c’est l’expérience qui lui en a fourni l’occasion.

Nous ne pouvons croire que deux quantités égales à une même troisième ne soient pas égales entre elles, et c’est ainsi que nous sommes amenés à supposer que A est différent de B et B de C, mais que l’imperfection de nos sens ne nous avait pas permis de les discerner.


Création du continu mathématique.Premier stade. — Jusqu’ici il pourrait nous suffire, pour rendre compte des faits, d’intercaler entre A et B un petit nombre de termes qui resteraient discrets. Qu’arrive-t-il maintenant si nous avons recours à quelque instrument pour suppléer à l’infirmité de nos sens, si par exemple nous faisons usage d’un microscope ? Des termes que nous ne pouvions discerner l’un de l’autre comme étaient tout à l’heure A et B, nous apparaissent maintenant comme distincts ; mais entre A et B devenus distincts s’intercalera un terme nouveau D, que nous ne pourrons distinguer ni de A ni de B. Malgré l’emploi des méthodes les plus perfectionnées, les résultats bruts de notre expérience présenteront toujours les caractères du continu physique avec la contradiction qui y est inhérente.

Nous n’y échapperons qu’en intercalant sans cesse des termes nouveaux entre les termes déjà discernés, et cette opération devra être poursuivie indéfiniment. Nous ne pourrions concevoir qu’on dût l’arrêter que si nous nous représentions quelque instrument assez puissant pour décomposer le continu physique en éléments discrets, comme le télescope résout la voie lactée en étoiles. Mais nous ne pouvons nous imaginer cela ; en effet, c’est toujours avec nos sens que nous nous servons de nos instruments ; c’est avec l’œil que nous observons l’image agrandie par le microscope, et cette image doit, par conséquent, toujours conserver les caractères de la sensation visuelle et par conséquent ceux du continu physique.

Rien ne distingue une longueur observée directement de la moitié de cette longueur doublée par le microscope. Le tout est homogène à la partie, c’est là une nouvelle contradiction, ou plutôt c’en serait une si le nombre des termes était supposé fini ; il est clair en effet que la partie contenant moins de termes que le tout ne saurait être semblable au tout.

La contradiction cesse dès que le nombre des termes est regardé comme infini ; rien n’empêche, par exemple, de considérer l’ensemble des nombres entiers comme semblable à l’ensemble des nombres pairs qui n’en est pourtant qu’une partie ; et, en effet, à chaque nombre entier correspond un nombre pair qui en est le double.

Mais ce n’est pas seulement pour échapper à cette contradiction contenue dans les données empiriques que l’esprit est amené à créer le concept d’un continu, formé d’un nombre indéfini de termes.

Tout se passe comme pour la suite des nombres entiers. Nous avons la faculté de concevoir qu’une unité peut être ajoutée à une collection d’unités ; c’est grâce à l’expérience que nous avons l’occasion d’exercer cette faculté et que nous en prenons conscience ; mais, dès ce moment, nous sentons que notre pouvoir n’a pas de limite et que nous pourrions compter indéfiniment, quoique nous n’ayons jamais eu à compter qu’un nombre fini d’objets.

De même, dès que nous avons été amenés à intercaler des moyens entre deux termes consécutifs d’une série, nous sentons que cette opération peut être poursuivie au delà de toute limite et qu’il n’y a pour ainsi dire aucune raison intrinsèque de s’arrêter.

Qu’on me permette, afin d’abréger le langage, d’appeler continu mathématique du premier ordre tout ensemble de termes formés d’après la même loi que l’échelle des nombres commensurables. Si nous y intercalons ensuite des échelons nouveaux d’après la loi de formation des nombres incommensurables, nous obtiendrons ce que nous appellerons un continu du deuxième ordre.


Deuxième stade. — Nous n’avons fait encore que le premier pas ; nous avons expliqué l’origine des continus de premier ordre ; mais il faut voir maintenant pourquoi ils n’ont pu suffire encore et pourquoi il a fallu inventer les nombres incommensurables.

Si l’on veut s’imaginer une ligne, ce ne pourra être qu’avec les caractères du continu physique, c’est-à-dire qu’on ne pourra se la représenter qu’avec une certaine largeur. Deux lignes nous apparaîtront alors sous la forme de deux bandes étroites, et si l’on se contente de cette image grossière, il est évident que si les deux lignes se traversent, elles auront une partie commune.

Mais le géomètre pur fait un effort de plus : sans renoncer tout à fait au secours de ses sens, il veut arriver au concept de la ligne sans largeur, du point sans étendue. Il n’y peut parvenir qu’en regardant la ligne comme la limite vers laquelle tend une bande de plus en plus mince, et le point comme la limite vers laquelle tend une aire de plus en plus petite. Et alors, nos deux bandes, quelque étroites qu’elles soient, auront toujours une aire commune d’autant plus petite qu’elles seront moins larges et dont la limite sera ce que le géomètre pur appelle un point.

C’est pourquoi l’on dit que deux lignes qui se traversent ont un point commun et cette vérité paraît intuitive.

Mais elle impliquerait contradiction si l’on concevait les lignes comme des continus du premier ordre, c’est-à-dire si sur les lignes tracées par le géomètre ne devaient se trouver que des points ayant pour coordonnées des nombres rationnels. La contradiction serait manifeste dès qu’on affirmerait par exemple l’existence des droites et des cercles.

Il est clair, en effet, que si les points dont les coordonnées sont commensurables étaient seuls regardés comme réels, le cercle inscrit dans un carré et la diagonale de ce carré ne se couperaient pas, puisque les coordonnées du point d’intersection sont incommensurables.

Cela ne serait pas encore assez, car on n’aurait ainsi que certains nombres incommensurables et non pas tous ces nombres.

Mais représentons-nous une droite divisée en deux demi-droites. Chacune de ces demi-droites apparaîtra à notre imagination comme une bande d’une certaine largeur ; ces bandes empièteront d’ailleurs l’une sur l’autre, puisqu’entre elles il ne doit pas y avoir d’intervalle. La partie commune nous apparaîtra comme un point qui subsistera toujours quand nous voudrons imaginer nos bandes de plus en plus minces, de sorte que nous admettrons comme une vérité intuitive que si une droite est partagée en deux demi-droites, la frontière commune de ces deux droites est un point ; nous reconnaissons là la conception de Kronecker, où un nombre incommensurable était regardé comme la frontière commune de deux classes de nombres rationnels.

Telle est l’origine du continu du deuxième ordre, qui est le continu mathématique proprement dit.


Résumé. — En résumé, l’esprit a la faculté de créer des symboles, et c’est ainsi qu’il a construit le continu mathématique, qui n’est qu’un système particulier de symboles. Sa puissance n’est limitée que par la nécessité d’éviter toute contradiction ; mais l’esprit n’en use que si l’expérience lui en fournit une raison.

Dans le cas qui nous occupe, cette raison était la notion du continu physique, tirée des données brutes des sens. Mais cette notion conduit à une série de contradictions dont il faut s’affranchir successivement. C’est ainsi que nous sommes contraints à imaginer un système de symboles de plus en plus compliqué. Celui auquel nous nous arrêterons est non seulement exempt de contradiction interne, il en était déjà ainsi à toutes les étapes que nous avons franchies, mais il n’est pas non plus en contradiction avec diverses propositions dites intuitives et qui sont tirées de notions empiriques plus ou moins élaborées.


La grandeur mesurable. — Les grandeurs que nous avons étudiées jusqu’ici ne sont pas mesurables ; nous savons bien dire si telle de ces grandeurs est plus grande que telle autre, mais non si elle est deux fois ou trois fois plus grande.

Je ne me suis en effet préoccupé jusqu’ici que de l’ordre dans lequel nos termes sont rangés. Mais cela ne suffit pas pour la plupart des applications. Il faut apprendre à comparer l’intervalle qui sépare deux termes quelconques. C’est à cette condition seulement que le continu devient une grandeur mesurable et qu’on peut lui appliquer les opérations de l’arithmétique.

Cela ne peut se faire qu’à l’aide d’une convention nouvelle et spéciale. On conviendra que dans tel cas l’intervalle compris entre les termes A et B est égal à l’intervalle qui sépare C et D. Par exemple au début de notre travail, nous sommes partis de l’échelle des nombres entiers et nous avons supposé que l’on intercalait entre deux échelons consécutifs n échelons intermédiaires ; eh bien, ces échelons nouveaux seront par convention regardés comme équidistants.

C’est là une façon de définir l’addition de deux grandeurs ; car si l’intervalle AB est par définition égale à l’intervalle CD, l’intervalle AD sera par définition la somme des intervalles AB et AC.

Cette définition est arbitraire dans une très large mesure. Pourtant elle ne l’est pas complètement. Elle est assujettie à certaines conditions et par exemple aux règles de commutativité et d’associativité de l’addition. Mais pourvu que la définition choisie satisfasse à ces règles, le choix est indifférent et il est inutile de le préciser.


Remarques diverses. — Nous pouvons nous poser plusieurs questions importantes :

1o La puissance créatrice de l’esprit est-elle épuisée par la création du continu mathématique ?

Non : les travaux de Du Bois-Reymond le démontrent d’une manière frappante.

On sait que les mathématiciens distinguent des infiniment petits de différents ordres et que ceux du deuxième ordre sont infiniment petits non seulement d’une manière absolue, mais encore par rapport à ceux du premier ordre. Il n’est pas difficile d’imaginer des infiniment petits d’ordre fractionnaire ou même irrationnel, et nous retrouvons ainsi cette échelle du continu mathématique qui a fait l’objet des pages qui précèdent.

Mais il y a plus ; il existe des infiniment petits qui sont infiniment petits par rapport à ceux du premier ordre et infiniment grands, au contraire, par rapport à ceux de l’ordre 1 + ε, et cela quelque petit que soit ε. Voilà donc des termes nouveaux intercalés dans notre série, et si l’on veut me permettre de revenir au langage que j’employais tout à l’heure et qui est assez commode, bien qu’il ne soit pas consacré par l’usage, je dirai que l’on a créé ainsi une sorte de continu du troisième ordre.

Il serait aisé d’aller plus loin, mais ce serait un vain jeu de l’esprit ; on n’imaginerait que des symboles sans application possible, et personne ne s’en avisera. Le continu du troisième ordre auquel conduit la considération des divers ordres d’infiniment petits est lui-même trop peu utile pour avoir conquis droit de cité, et les géomètres ne le regardent que comme une simple curiosité. L’esprit n’use de sa faculté créatrice que quand l’expérience lui en impose la nécessité.

2o Une fois en possession du concept du continu mathématique, est-on à l’abri de contradictions analogues à celles qui lui ont donné naissance ?

Non, et j’en vais donner un exemple.

Il faut être bien savant pour ne pas regarder comme évident que toute courbe a une tangente : et en effet si l’on se représente cette courbe et une droite comme deux bandes étroites, on pourra toujours les disposer de façon qu’elles aient une partie commune sans se traverser. Que l’on imagine ensuite la largeur de ces deux bandes diminuant indéfiniment, cette partie commune pourra toujours subsister et, à la limite pour ainsi dire, les deux lignes auront un point commun sans se traverser, c’est-à-dire qu’elles se toucheront.

Le géomètre qui raisonnerait de la sorte, consciemment ou non, ne ferait pas autre chose que ce que nous avons fait plus haut pour démontrer que deux lignes qui se traversent ont un point commun, et son intuition pourrait paraître tout aussi légitime.

Elle le tromperait cependant. On peut démontrer qu’il y a des courbes qui n’ont pas de tangente, si cette courbe est définie comme un continu analytique de deuxième ordre.

Sans doute quelque artifice analogue à ceux que nous avons étudiés plus haut aurait permis de lever la contradiction ; mais, comme celle-ci ne se rencontre que dans des cas très exceptionnels, on ne s’en est pas préoccupé. Au lieu de chercher à concilier l’intuition avec l’analyse, on s’est contenté de sacrifier l’une des deux, et comme l’analyse doit rester impeccable, c’est à l’intuition que l’on a donné tort.


Le continu physique à plusieurs dimensions. — J’ai étudié plus haut le continu physique tel qu’il ressort des données immédiates de nos sens, ou, si l’on veut, des résultats bruts des expériences de Fechner ; j’ai montré que ces résultats sont résumés dans les formules contradictoires

A = B, B = C, A < C.

Voyons maintenant comment cette notion s’est généralisée et comment a pu en sortir le concept des continus à plusieurs dimensions.

Considérons deux ensembles quelconques de sensations. Ou bien nous pourrons les discerner l’un de l’autre, ou bien nous ne le pourrons pas, de même que dans les expériences de Fechner un poids de 10 grammes pouvait se distinguer d’un poids de 12 grammes, mais pas d’un poids de 11 grammes. Je n’ai pas besoin d’autre chose pour construire le continu à plusieurs dimensions.

Appelons élément un de ces ensembles de sensations. Ce sera quelque chose d’analogue au point des mathématiciens ; ce ne sera pas tout à fait la même chose cependant. Nous ne pouvons pas dire que notre élément soit sans étendue, puisque nous ne savons pas le distinguer des éléments voisins et qu’il est ainsi entouré d’une sorte de brouillard. Si l’on veut me permettre cette comparaison astronomique, nos « éléments » seraient comme des nébuleuses, tandis que les points mathématiques seraient comme des étoiles.

Cela posé, un système d’éléments formera un continu, si l’on peut passer d’un quelconque d’entre eux à un autre également quelconque, par une série d’éléments consécutifs enchaînés de telle sorte que chacun d’eux ne puisse se discerner du précédent. Cette chaîne est à la ligne du mathématicien ce qu’un élément isolé était au point.

Avant d’aller plus loin, il faut que j’explique ce que c’est qu’une coupure. Envisageons un continu C et enlevons-lui certains de ses éléments que pour un instant nous regarderons comme n’appartenant plus à ce continu. L’ensemble des éléments ainsi enlevés s’appellera une coupure. Il pourra se faire que grâce à cette coupure, C soit subdivisé en plusieurs continus distincts, l’ensemble des éléments restants cessant de former un continu unique.

Alors il y aura sur C deux éléments, A et B, que l’on devra regarder comme appartenant à deux continus distincts et on le reconnaîtra parce qu’il sera impossible de trouver une chaîne d’éléments consécutifs de C partant de A et allant en B, et chaque élément étant indiscernable du précédent, à moins que l’un des éléments de cette chaîne ne soit indiscernable de l’un des éléments de la coupure et ne doive par suite être exclu.

Il pourra se faire au contraire que la coupure établie soit insuffisante pour subdiviser le continu C. Pour classer les continus physiques, nous examinerons précisément quelles sont les coupures qu’il est nécessaire d’y faire pour les subdiviser.

Si on peut subdiviser un continu physique C par une coupure se réduisant à un nombre fini d’éléments tous discernables les uns des autres (et ne formant par conséquent ni un continu, ni plusieurs continus), nous dirons que C est un continu à une dimension.

Si au contraire C ne peut être subdivisé que par des coupures qui soient elles-mêmes des continus, nous dirons que C a plusieurs dimensions. S’il suffit de coupures qui soient des continus à une dimension, nous dirons que C a deux dimensions ; s’il suffit de coupures à deux dimensions, nous dirons que C a trois dimensions, et ainsi de suite.

Ainsi se trouve définie la notion du continu physique à plusieurs dimensions, grâce à ce fait très simple que deux ensembles de sensations peuvent être discernables ou indiscernables.


Le continu mathématique à plusieurs dimensions. — Celle du continu mathématique à n dimensions en est sortie tout naturellement par un processus tout pareil à celui que nous avons étudié au début de ce chapitre. Un point d’un pareil continu nous apparaît, on le sait, comme défini par un système de n grandeurs distinctes que l’on appelle ses coordonnées.

Il n’est pas toujours nécessaire que ces grandeurs soient mesurables et il y a par exemple une branche de la géométrie où on fait abstraction de la mesure de ces grandeurs, où on se préoccupe seulement de savoir par exemple si sur une courbe ABC, le point B est entre les points A et C et non de savoir si l’arc AB est égal à l’arc BC ou s’il est deux fois plus grand. C’est ce qu’on appelle l’Analysis Situs.

C’est tout un corps de doctrine qui a attiré l’attention des plus grands géomètres et où l’on voit sortir les uns des autres une série de théorèmes remarquables. Ce qui distingue ces théorèmes de ceux de la géométrie ordinaire, c’est qu’ils sont purement qualitatifs et qu’ils resteraient vrais si les figures étaient copiées par un dessinateur malhabile qui en altérerait grossièrement les proportions et remplacerait les droites par un trait plus ou moins courbe.

C’est quand on a voulu introduire la mesure dans le continu que nous venons de définir que ce continu est devenu l’espace et que la géométrie est née. Mais je réserve cette étude pour la deuxième partie.


  1. Avec celles qui sont contenues dans les conventions spéciales qui servent à définir l’addition et dont nous parlerons plus loin.