La Science et le Surnaturel, méditations sur le christianisme

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La Science et le Surnaturel, méditations sur le christianisme
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 52 (p. 162-188).
LA SCIENCE
ET
LE SURNATUREL
MÉDITATIONS SUR LE CHRISTIANISME[1].

Depuis dix-neuf siècles, la religion chrétienne a subi et surmonté bien des attaques, quelques-unes bien plus violentes que celle dont elle est aujourd’hui l’objet, aucune plus grave.

Pendant dix-huit siècles, les chrétiens ont été tour à tour persécutés ou persécuteurs : persécutés comme chrétiens, persécuteurs de quiconque n’était pas chrétien, se persécutant mutuellement entre chrétiens. La persécution a été, selon les temps et les pays, plus ou moins cruelle, plus ou moins inflexible et efficace ; mais quelle que fût la diversité des états, des églises et des châtimens, qu’il y eût rigueur ou douceur dans la pratique, le principe était le même. Après avoir souffert la proscription et le martyre sous le régime impérial de l’état païen, la religion chrétienne a vécu à son tour sous la garde de la loi civile, et défendue par les armes du bras séculier.

Elle vit aujourd’hui en présence de la liberté. Elle a affaire à la pensée libre, à la discussion libre. Elle est appelée à se défendre, à se garder elle-même, à prouver incessamment, et contre tout venant, sa vérité morale et historique, son droit sur l’intelligence et l’âme humaine. Catholiques, protestans ou juifs, chrétiens ou philosophes, tous sont maintenant, parmi nous du moins, à l’abri de toute persécution, car nul ne pourrait, sans ridicule, taxer de persécution les sacrifices ou les déplaisirs que peut lui imposer, dans certains cas, la manifestation de sa croyance ; pour tous, cette manifestation est libre, et ne saurait coûter à personne aucun des droits ni des biens de la vie civile. La liberté religieuse, c’est-à-dire la liberté de croire, de croire diversement ou de ne pas croire, est encore imparfaitement acceptée et garantie dans divers états ; mais il est visible qu’elle devient de plus en plus le fait général, et qu’elle sera désormais le droit commun dans le monde civilisé.

L’une des causes qui rendent ce fait si puissant, c’est qu’il n’est pas isolé ; il tient sa place dans la grande révolution intellectuelle et sociale qui, après une fermentation et une préparation de plusieurs siècles, a éclaté et s’accomplit de nos jours. L’esprit scientifique, la prépondérance démocratique et la liberté politique sont les caractères essentiels et les tendances invincibles de cette révolution. Ces puissances nouvelles peuvent tomber dans d’énormes erreurs et commettre d’énormes fautes qu’elles paieront toujours chèrement, mais elles sont définitivement installées dans la société moderne : les sciences continueront de s’y développer dans la pleine indépendance de leurs méthodes et de leurs résultats ; la démocratie s’établira dans les positions qu’elle a conquises et dans les voies qui lui sont ouvertes ; la liberté politique, à travers ses orages et ses mécomptes, se fera plus ou moins lentement accepter comme la garantie nécessaire, de tous les biens acquis et de tous les progrès possibles dans l’ordre social. Ce sont là maintenant des faits dominateurs auxquels toutes les institutions publiques doivent s’adapter, et avec lesquels toutes les autorités morales ont besoin de vivre en paix.

La religion chrétienne n’est pas dispensée de cette épreuve : elle la surmontera comme elle en a surmonté tant d’autres. Elle ne serait pas d’origine et d’essence divine, si elle ne pouvait pas se prêter aux formes diverses des sociétés humaines, et leur servir tantôt de guide, tantôt d’appui dans toutes leurs vicissitudes, heureuses ou malheureuses ; mais il importe infiniment que les chrétiens ne se fassent point d’illusion sur la lutte qu’ils ont à soutenir, sur ses périls et sur les armes qu’ils y peuvent employer. Contre la religion chrétienne, l’attaque est ardente et poursuivie tantôt avec un fanatisme brutal, tantôt avec une habileté savante, et au nom tantôt des plus mauvaises passions, tantôt de convictions sincères ; les uns la contestent comme fausse ; les autres la repoussent comme trop exigeante et gênante ; la plupart la redoutent comme tyrannique. On n’oublie pas vite l’injustice et la souffrance ; on ne guérit pas aisément de la peur. Les souvenirs de la persécution religieuse sont encore vivans, et entretiennent dans une multitude d’esprits, d’ailleurs incertains, des préventions malveillantes et de vives alarmes. Les chrétiens, de leur côté, ont peine à accepter le nouvel état social et à s’y faire ; ils sont à chaque instant choqués, irrités, épouvantés des idées et du langage qui s’y produisent. On ne passe pas aisément du privilège au droit commun et de la domination à la liberté ; on ne se résigne pas sans effort à la contradiction audacieuse et obstinée, à la nécessité quotidienne de résister et de vaincre. Le régime de la liberté est encore plus passionné et plus laborieux dans l’ordre religieux que dans l’ordre politique ; les croyans ont encore plus de peine à supporter les incrédules que les gouvernemens l’opposition. Et pourtant eux aussi ils y sont obligés, eux aussi ils ne peuvent trouver aujourd’hui que dans la discussion libre et dans le plein exercice de leurs propres libertés la force dont ils ont besoin pour s’élever au-dessus de leurs périls, et pour réduire, non pas au silence, ce qui ne se peut, mais à une guerre vaine, leurs acharnés adversaires.

Je sors de la société civile dans laquelle les diverses croyances religieuses sont aujourd’hui tenues de vivre en paix à côté les unes des autres. J’entre dans la société religieuse elle-même, dans l’église chrétienne de nos jours. Où en est-elle elle-même sur les grandes questions qu’elle a à débattre avec l’esprit humain libre et hardi ? Comprend-elle bien, conduit-elle bien la guerre dans laquelle elle est engagée ? Marche-t-elle au rétablissement d’une vraie paix et de l’harmonie active entre elle et la société générale au sein de laquelle elle vit ?

Je dis l’église chrétienne. C’est toute l’église chrétienne en effet, et non pas telle ou telle des églises chrétiennes, qui est maintenant et radicalement attaquée. Quand on nie le surnaturel, l’inspiration des livres saints et la divinité de Jésus-Christ, c’est sur tous les chrétiens, catholiques, protestans ou grecs, que portent les coups ; c’est à tous les chrétiens, quels que soient leurs dissentimens particuliers et les formes de leur gouvernement ecclésiastique, qu’on enlève les bases de leur foi. Et c’est par la foi que vivent toutes les églises chrétiennes ; il n’y a point de forme de gouvernement, monarchique ou républicaine, concentrée ou éparse, qui suffise à maintenir une église ; il n’y a point d’autorité si forte, point de liberté si large que, dans une société religieuse, elle puisse tenir lieu de la foi. Ce sont les âmes qui s’unissent dans une église, et c’est la foi qui est le lien des âmes. Quand donc les fondemens de leur foi commune sont attaqués, les dissidences entre les églises chrétiennes sur des questions spéciales ou les diversités de leur organisation et de leur gouvernement deviennent des intérêts secondaires : c’est d’un péril commun qu’elles ont à se défendre, c’est la source commune où elles puisent toute la vie qu’elles sont menacées de voir tarir.

Je crains que le sentiment de ce péril commun ne soit pas dans toutes les églises chrétiennes aussi clair, aussi profond, aussi dominant que l’exige le salut commun. Je crains qu’en présence des mêmes questions partout soulevées et des mêmes attaques partout dirigées contre les faits et les dogmes vitaux de la religion chrétienne, les chrétiens des communions diverses ne concentrent pas assez toutes leurs forces sur la grande lutte qu’ils ont tous à soutenir. Je le crains sans m’en étonner beaucoup. Quoique le péril soit le même pour tous, les traditions, les habitudes et par conséquent les dispositions actuelles sont diverses. Beaucoup de catholiques se persuadent que la foi serait sauvée, s’ils étaient délivrés de la liberté de la pensée. Beaucoup de protestans croient qu’ils ne font qu’user du libre examen et qu’ils restent chrétiens quand ils abandonnent les bases et s’éloignent des sources de la foi. Le catholicisme n’a pas assez de confiance dans ses racines et tient trop à toutes ses branches ; il n’y a point d’arbre qui n’ait besoin d’être cultivé et émondé selon les climats et les saisons pour porter toujours de bons fruits ; ce sont les racines qu’il faut défendre de toute atteinte. Le protestantisme oublie trop que, lui aussi, il a des racines dont il ne saurait se séparer sans périr, et que la religion n’est pas une plante annuelle que les hommes cultivent et renouvellent à leur gré. Les catholiques ont trop peur de la liberté ; les protestans ont trop peur de l’autorité. Les uns croient que, parce que la foi religieuse a des points fixes, la société religieuse ne comporte pas le mouvement et le progrès ; les autres disent que la société religieuse ne saurait avoir des points fixes, et que la religion réside dans le sentiment religieux et la croyance individuelle. Que serait devenu le christianisme, s’il s’était condamné dès sa naissance à l’immobilité que les uns lui recommandent, et que deviendrait-il aujourd’hui, s’il était livré, comme le veulent les autres, au caprice de chaque esprit et au vent de chaque jour ?

Heureusement Dieu ne permet pas que, dans cette crise, les vrais principes et les vrais intérêts de la religion chrétienne restent sans d’efficaces défenseurs. Il y a des catholiques qui comprennent leur temps et le nouvel état social, et qui acceptent franchement ses libertés religieuses et politiques, et ce sont précisément ceux-là qui ont le plus hardiment témoigné leur attachement à la foi catholique, qui ont réclamé avec le plus d’ardeur les propres libertés de leur église et défendu avec le plus d’énergie les droits de son chef. Il y a des protestans qui ont usé avec un zèle infatigable de toutes les libertés acquises de nos jours au protestantisme ; ils ont fondé toutes les associations et toutes les œuvres qui ont manifesté la vie et étendu l’action de l’église protestante ; ils ont réclamé et ils réclament incessamment pour cette église le rétablissement de ses synodes, c’est-à-dire son autonomie religieuse. Parmi ces protestans, quand il s’en est rencontré qui n’ont pas trouvé dans l’église protestante soutenue par l’état la pleine satisfaction de leurs convictions, ils n’ont pas hésité à s’en séparer et à fonder, avec leurs seules forces, des églises libres. Et ce sont les protestans qui ont ainsi mis le plus largement en pratique tous les droits, toutes les libertés du protestantisme, ce sont précisément ceux-là qui aujourd’hui, dans l’épreuve intérieure que traverse le christianisme, professent le plus hautement les dogmes de la foi chrétienne, et maintiennent le plus fermement les droits de l’autorité légale au sein de leur église. Les catholiques libéraux de nos jours sont les plus zélés défenseurs des traditions et des institutions fondamentales du catholicisme. Les protestans les plus actifs, depuis un demi-siècle, dans l’exercice des libertés du protestantisme sont les plus fermes conservateurs de ses doctrines et de ses règles vitales.

Humainement parlant, c’est de l’influence qu’exercent et qu’exerceront dans leurs églises respectives et dans le public ces deux classes de chrétiens que dépend l’issue paisible de la crise que subit de nos jours le christianisme. Notre société est certes bien loin d’être chrétienne, mais elle n’est pas non plus anti-chrétienne ; considérée dans son vaste ensemble, elle n’a aujourd’hui, contre la religion chrétienne, point de passion hostile ni générale ; elle conserve des habitudes, des instincts, je dirai volontiers des désirs chrétiens ; elle sait que la foi et la loi chrétiennes servent puissamment ses intérêts d’ordre et de paix ; les adversaires fanatiques du christianisme l’inquiètent bien plus qu’ils ne la séduisent ; elle a fait l’expérience de leur empire, et même quand elle ne s’en défend pas, même quand elle les vante, elle redoute au fond leurs progrès. Dans de telles dispositions, notre société peut être tirée de son indifférence et de son ignorance religieuse ; elle peut être ramenée au christianisme, mais par ceux-là seulement qui, en défendant, en propageant le christianisme, ne blesseront pas la société elle-même dans les idées, les sentimens, les droits, les intérêts qui aujourd’hui ont pris place et racine dans sa vie intime et active. Comme la religion, la société moderne a aussi ses points fixes et ses tendances invincibles ; entre la religion et elle, l’harmonie ne peut se rétablir que par l’action des hommes qui leur portent, à l’une et à l’autre, une vraie et profonde sympathie. Puisque la religion chrétienne vit aujourd’hui en présence de la liberté, ceux-là seuls sont d’efficaces défenseurs de la religion qui en même temps professent pleinement la foi chrétienne et acceptent sincèrement l’épreuve de la liberté.

Mais qu’en poursuivant leur pieux et salutaire travail, ces chrétiens libéraux ne se flattent pas d’un prompt ni complet succès : ils maintiendront, ils propageront la foi chrétienne, ils ne supprimeront pas au sein de la société l’incrédulité et le doute ; il faut qu’en les combattant ils s’accoutument à supporter leur présence ; le régime de la liberté est essentiellement mêlé de bien et de mal, de vérité et d’erreur ; les idées et les dispositions contraires s’y produisent et s’y développent simultanément. « Ne pensez pas que je sois venu apporter la paix sur la terre, disait Jésus-Christ à ses apôtres ; je suis venu apporter non la paix, mais l’épée[2]. » L’épée de Jésus-Christ, c’est la vérité chrétienne combattant l’erreur et l’imperfection humaines ; la victoire, mais la victoire toujours incomplète dans la lutte incessante, c’est la condition à laquelle doivent se résigner les défenseurs de la vérité chrétienne au sein de la liberté.

Si ces vaillans et intelligens champions de la foi chrétienne n’étaient pas accueillis et accrédités dans les églises auxquelles ils appartiennent ; si le catholicisme donnait lieu de croire qu’il est essentiellement hostile aux principes et aux droits essentiels de la société moderne, et qu’il ne les tolère que comme Moïse tolérait le divorce parmi les Juifs, « à cause de la dureté de leur cœur ; » si d’autre part les adversaires du surnaturel, de l’inspiration des livres saints et de la divinité de Jésus-Christ prévalaient au sein du protestantisme, qui ne serait plus alors qu’une philosophie hésitant à prendre son vrai nom, si toutes ces mauvaises chances venaient à se réaliser, je suis loin de penser qu’en présence de telles fautes et de tels revers, la religion chrétienne disparaîtrait du monde et retirerait définitivement aux hommes sa lumière et son appui : ses destinées sont au-dessus des égaremens humains ; mais à coup sûr, pour que les hommes revinssent de tels égaremens, pour que la lumière rentrât dans leur âme et l’harmonie dans la société moderne, il faudrait qu’il éclatât de nouveau, dans les âmes et dans la société, un de ces troubles immenses, une de ces tourmentes révolutionnaires dont les hommes ne recueillent les leçons qu’après en avoir souffert tous les maux.

Près d’aborder des questions plus profondes et plus permanentes, je ne fais qu’indiquer ici ce que je pense de la crise qui agite en ce moment le monde chrétien, de sa cause principale, de ses périls, de ses acteurs, et des chances bonnes ou mauvaises qu’elle laisse entrevoir pour l’avenir. Dans l’ouvrage dont je publie aujourd’hui la première partie, je laisse de côté ces faits et ces débats de circonstance ; c’est de la religion chrétienne en elle-même, de ses croyances fondamentales et de leur légitimité que je m’occupe ; c’est la vérité du christianisme que je voudrais mettre en lumière en le mettant en présence des systèmes et des doutes qu’on lui oppose. Je m’abstiendrai de toute polémique directe et personnelle ; les personnes embarrassent et enveniment les questions : on ménage ou l’on injurie ses adversaires, deux genres de fausseté qui me sont également antipathiques. Je ne veux avoir pour adversaires que les idées, et quelles que soient les idées, j’admets la sincérité possible de ceux qui les professent : la discussion n’est sérieuse qu’à cette condition, et ni l’énormité intellectuelle de l’erreur, ni ses funestes conséquences pratiques, n’excluent sa sincérité. L’esprit de l’homme est encore plus facile à séduire et plus égoïste que son cœur ; quand il a conçu et exprimé une idée, il s’y attache comme à son œuvre propre et s’y emprisonne orgueilleusement, comme s’il était en possession de la pure et pleine vérité.

Ces Méditations seront divisées en quatre séries. Dans la première, j’expose et j’établis ce qui est, selon moi, l’essence de la religion chrétienne, c’est-à-dire les problèmes naturels auxquels elle répond, les dogmes fondamentaux par lesquels elle résout ces problèmes, et les faits surnaturels sur lesquels ces dogmes reposent, la création, la révélation, l’inspiration des livres saints, Dieu selon la Bible, Jésus-Christ selon l’Évangile. Après l’essence de la religion chrétienne vient son histoire ; elle sera l’objet d’une seconde série de Méditations dans lesquelles j’examinerai l’authenticité des livres saints, les causes premières de la fondation du christianisme, ce qu’ont toujours été la foi chrétienne et l’église chrétienne à travers les siècles et malgré leurs vicissitudes, la grande crise religieuse qui, au XVIe siècle, a divisé l’église chrétienne et partagé l’Europe entre le catholicisme et le protestantisme, enfin les crises anti-chrétiennes qui, à diverses époques et en divers pays, ont mis en question et en péril le christianisme lui-même, et qu’il a toujours surmontées. La troisième série de ces Méditations sera consacrée à l’étude de l’état actuel de la religion chrétienne, de son état intérieur et extérieur ; je retracerai le réveil chrétien qui s’est manifesté parmi nous dès l’ouverture du XIXe siècle, soit dans l’église catholique, soit dans l’église protestante, l’élan de la philosophie spiritualiste, qui s’est relevée à cette même époque, et le mouvement anti-chrétien qui a éclaté bientôt après dans la renaissance du matérialisme, du. panthéisme, du scepticisme, et dans les travaux de la critique historique. J’essaierai de déterminer l’idée et par conséquent, selon moi, l’erreur fondamentale de ces divers systèmes, adversaires déclarés et actifs du christianisme. Enfin, dans la quatrième série de ces Méditations, je tenterai de pressentir l’avenir de la religion chrétienne et d’indiquer par quelles voies elle est appelée à conquérir complètement et à dominer moralement ce petit coin de l’univers que nous appelons notre terre, et dans lequel se déploient les desseins et la puissance de Dieu, ainsi qu’ils se déploient aussi sans doute dans une infinité de mondes à nous inconnus.

J’ai passé trente-quatre ans de ma vie à lutter, dans une bruyante arène, pour l’établissement de la liberté politique et le maintien de l’ordre selon la loi. J’ai appris, dans les travaux et les épreuves de cette lutte, ce que valent la foi et la liberté chrétiennes. Dieu permet que, dans le repos de ma retraite, je consacre à leur cause ce qu’il me conserve encore de jours et de force. C’est la plus salutaire faveur et le plus grand honneur que sa bonté me puisse accorder.


I. — LES PROBLEMES NATURELS.

Depuis que le genre humain existe, partout où il a existé et où il existe, il y a des questions qui l’ont préoccupé et le préoccupent invinciblement, non-seulement à cause de sa curiosité naturelle et de son ardente soif de connaître, mais pour une autre raison bien autrement profonde et puissante. — La destinée même de l’homme est intimement liée à ces questions : elles contiennent le secret non-seulement de ce qu’il voit, mais de ce qu’il est lui-même. — Quand il aspire à les résoudre, ce n’est pas seulement pour comprendre le spectacle auquel il assiste ; il se sent, il se sait acteur dans le drame ; il veut savoir son rôle et son sort. Il s’agit, pour lui, de sa conduite et de son avenir comme de la satisfaction de sa pensée. Ces problèmes souverains ne sont pas pour l’homme des questions de science, mais des questions de vie ; en leur présence, il faut dire comme Hamlet : « Être ou n’être pas, c’est la question. »

D’où viennent le monde et l’homme au milieu du monde ? Comment ont-ils commencé ? Où vont-ils ? Quelles sont leur origine et leur fin ? Il y a des lois qui les gouvernent ; y a-t-il un législateur ? Sous l’empire de ces lois, l’homme se sent et se dit libre ; l’est-il réellement ? Comment sa liberté se concilie-t-elle avec les lois qui le gouvernent, lui et le monde ? Est-il un instrument fatal ou un agent responsable ? Quels sont, avec le législateur du monde, ses liens et ses rapports ?

Le monde et l’homme lui-même offrent un étrange et douloureux spectacle. Le bien et le mal, moral et matériel, l’ordre et le désordre, la joie et la douleur y sont intimement mêlés et en lutte constante. D’où viennent ce mélange et ce combat ? Est-ce le bien ou le mal qui est la condition et la loi de l’homme et du monde ? Si c’est le bien, comment le mal y est-il entré ? Pourquoi la souffrance et la mort ? Pourquoi le désordre moral, le malheur si fréquent des bons, le bonheur si choquant des méchans ? Est-ce là l’état normal et définitif de l’homme et du monde ?

L’homme se sent à la fois grand et petit, fort et faible, puissant et impuissant. Il s’admire, il s’aime, et pourtant il ne se suffit point à lui-même ; il cherche un appui, un secours au-delà et au-dessus de lui-même ; il demande, il invoque, il prie. Que veulent dire ces troubles intérieurs, ces élans alternatifs d’orgueil et de faiblesse ? Ont-ils ou non un sens et un objet ? Pourquoi la prière ?

Ce sont là les problèmes naturels, tantôt obscurément pressentis, tantôt clairement posés, qui, dans tous les temps, chez tous les peuples, sous toutes les formes et à tous les degrés de la civilisation, par instinct ou par réflexion, se sont élevés et s’élèvent dans l’âme humaine. Je n’indique que les plus grands, les plus apparens ; j’en pourrais rappeler bien d’autres qui se rattachent à ceux-là.

Non-seulement ces problèmes sont naturels à l’homme ; ils ne le sont qu’à lui, ils sont son privilège. Parmi toutes les créatures à nous connues, l’homme seul les entrevoit et les pose, et éprouve un besoin impérieux de les résoudre. J’emprunte à M. de Chateaubriand ces belles paroles : « Pourquoi le bœuf ne fait-il pas comme moi ? Il peut se coucher sur la verdure, lever la tête vers les cieux, et appeler par ses mugissemens l’être inconnu qui remplit cette immensité ; mais non, préférant le gazon qu’il foule, il n’interroge point, au haut du firmament, ces soleils qui sont la grande évidence de l’existence de Dieu. Les animaux ne sont point troublés par ces espérances que manifeste le cœur de l’homme ; ils atteignent sur-le-champ à leur suprême bonheur ; un peu d’herbe satisfait l’agneau, un peu de sang rassasie le tigre. La seule créature qui cherche au dehors, et qui n’est pas à soi-même son tout, c’est l’homme[3]. »

De ces problèmes naturels et propres à l’homme sont nées toutes les religions ; elles ont toutes pour objet de satisfaire la soif qu’a l’homme de les résoudre. Comme ces problèmes sont la source de la religion, les solutions qu’ils reçoivent en sont la substance et le fond. C’est, de nos jours, une tendance assez commune de faire consister essentiellement, je pourrais dire uniquement, la religion dans le sentiment religieux, dans ces belles et vagues aspirations qui sont ce qu’on appelle la poésie de l’âme, en dehors et au-dessus des réalités de la vie. Par le sentiment religieux, l’âme entre en rapport avec l’ordre divin, et ce rapport tout personnel, tout intime, indépendant de tout dogme positif, de toute église organisée, suffit, dit-on, et doit suffire à l’homme ; c’est là, pour lui, la religion vraie et nécessaire. Certainement le sentiment religieux, le rapport intime et personnel de l’âme avec l’ordre divin, est essentiel et nécessaire à la religion ; mais la religion est autre chose encore, et bien davantage. L’âme humaine ne se laisse pas diviser et réduire à telle ou telle de ses facultés qu’on choisit et qu’on exalte en condamnant les autres au sommeil ; l’homme n’est pas seulement un être sensible et poétique qui aspire à s’élancer, par l’imagination et l’amour, au-delà du monde matériel et actuel : il pense en même temps qu’il sent, il veut connaître et croire aussi bien qu’aimer ; ce n’est pas assez, pour lui, que son âme s’émeuve et s’élève ; il a besoin qu’elle se fixe et se repose dans des convictions en harmonie avec ses émotions. C’est là ce que l’homme cherche dans la religion ; il lui demande autre chose que des jouissances nobles et pures ; il lui demande la lumière en même temps que la sympathie. Si elle ne résout pas les problèmes moraux qui assiègent sa pensée, elle peut être une poésie ; elle n’est pas une religion.

Je ne puis contempler sans émotion les troubles de ces âmes élevées qui essaient de trouver dans le sentiment religieux seul un refuge contre le doute et l’impiété. Il est beau de conserver, dans le naufrage de la foi et le chaos de la pensée, les grands instincts de la nature humaine, et de persister à ressentir les besoins sublimes dont on n’obtient pas la satisfaction. Je ne sais à quel point des esprits éminens peuvent ainsi combler, par leur sincérité et leur ferveur sensible, le vide de leurs croyances ; mais qu’ils ne se fassent pas illusion : pas plus sur les intérêts de leur avenir spirituel que sur ceux de la vie actuelle, les hommes ne se paient d’aspirations stériles et de beaux doutes ; les problèmes naturels que j’ai rappelés seront toujours le grand fardeau des âmes, et le sentiment religieux ne sera jamais la religion suffisante du genre humain.

À côté de l’apothéose du sentiment religieux se place aujourd’hui une autre tentative bien autrement grave et hardie. Loin de sonder les problèmes naturels auxquels correspondent les religions, des écoles philosophiques qui font bruit sur la scène intellectuelle, l’école panthéiste et l’école qui s’appelle positiviste, les suppriment absolument et les nient. À les entendre, le monde existe de toute éternité et par lui-même, ainsi que les lois en vertu desquelles il se maintient et se développe. Dans leurs principes et leur ensemble, toutes choses ont toujours été ce qu’elles sont et seront. Il n’y a dans cet univers point de mystère ; il n’y a que des faits et des lois qui s’enchaînent naturellement, nécessairement, et sur lesquels s’exerce la science humaine, incomplète, mais indéfiniment progressive dans sa puissance comme dans son travail.

Ainsi la création, la providence divine et la liberté humaine, l’origine du mal, le mélange et la lutte du bien et du mal dans le monde et dans l’homme, l’imperfection de l’ordre actuel et du sort de l’homme, la perspective du rétablissement de l’ordre dans l’avenir, ce sont là de pures rêveries, des jeux de la pensée humaine ; il n’y a, dans la réalité, point de questions semblables ; de même qu’il est éternel, le monde, tel qu’il est, est complet, normal et définitif en même temps que progressif, et ce n’est d’aucune puissance supérieure au monde, c’est du seul progrès des sciences et des lumières de l’homme qu’il faut attendre le remède au mal moral et matériel dont souffre le genre humain.

Je ne discute pas en ce moment ce système, je ne le qualifie même pas par son vrai nom, je ne fais que le résumer ; mais au premier et simple aspect quel mépris des instincts spontanés et universels de l’homme ! Quel oubli des faits qui remplissent l’histoire universelle et permanente du genre humain !

C’est pourtant là que nous en sommes. Non pas une solution, mais la négation des problèmes naturels dont l’âme humaine est invinciblement travaillée, c’est là ce qu’on lui offre pour toute satisfaction et tout repos ! Soyez mathématicien, physicien, mécanicien, chimiste, critique, romancier, poète ; mais n’entrez pas dans ce qu’on appelle la sphère religieuse et théologique : il n’y a là point de questions réelles à résoudre, rien à chercher, rien à faire, rien à attendre, rien, rien…

(Après avoir ainsi rappelé les problèmes naturels qui pèsent sur l’âme humaine, M. Guizot expose, dans une seconde méditation, les solutions que donnent de ces problèmes les principaux dogmes chrétiens, et dans la méditation suivante, intitulée : le Surnaturel, il soutient, en ces termes, le principe fondamental de ces dogmes.)


II. — LE SURNATUREL.

Contre le système chrétien, si grand et en si profonde harmonie avec la nature humaine, on élève une objection qu’on croit décisive : il proclame le surnaturel ; il a le surnaturel pour principe et pour base. Or, dit-on, il n’y a point de surnaturel.

L’objection n’est pas nouvelle ; mais elle est aujourd’hui plus sérieuse et plus forte en apparence qu’elle ne l’a encore été. C’est au nom de la science, de toutes les sciences humaines, des sciences physiques, des sciences historiques, des sciences philosophiques, qu’on prétend réduire le surnaturel à néant et le bannir du monde et de l’homme.

J’honore infiniment la science, et je la veux libre autant qu’honorée ; mais je la voudrais aussi un peu plus difficile avec elle-même, moins exclusivement préoccupée de ses travaux spéciaux et de ses succès du moment, plus attentive à n’oublier et à n’omettre aucune des idées, aucun des faits qui se rattachent aux questions qu’elle traite, et dont elle doit tenir compte dans les solutions qu’elle en donne.

Quel que semble le vent du jour, c’est une rude entreprise que l’abolition du surnaturel, car la croyance au surnaturel est un fait naturel, primitif, universel, permanent dans la vie et l’histoire du genre humain. On peut interroger le genre humain en tous temps, en tous lieux, dans tous les états de la société, à tous les degrés de la civilisation ; on le trouvera toujours et partout croyant spontanément à des faits, à des causes en dehors de ce monde sensible, de cette mécanique vivante qu’on appelle la nature. On a eu beau étendre, expliquer, magnifier la nature : l’instinct de l’homme, l’instinct des masses humaines ne s’y est jamais enfermé ; il a toujours cherché et vu quelque chose au-delà.

C’est cette croyance instinctive et jusqu’ici indestructible de l’humanité que l’on qualifie de radicale erreur ; c’est ce fait général et constant dans l’histoire humaine qu’on entreprend d’abolir. On va bien plus loin : on dit que ce fait est déjà aboli, que le peuple ne croit plus au surnaturel et qu’on essaierait vainement de l’y ramener. Incroyable fatuité humaine ! Parce que, dans un coin du monde, dans un jour des siècles, on a fait, dans les sciences naturelles et historiques, de brillans progrès, parce qu’on a, au nom de ces sciences, combattu le surnaturel dans de brillans livres, on le proclame vaincu, aboli ! Et ce n’est pas seulement au nom des savans, c’est au nom du peuple qu’on prononce cet arrêt ! Vous avez donc complètement oublié, ou vous n’avez jamais compris l’humanité et son histoire ! Vous ignorez donc absolument ce que c’est que le peuple, ce que sont tous ces peuples qui couvrent la face de la terre ! Vous n’avez donc jamais pénétré dans ces millions d’âmes où la croyance au surnaturel est et demeure présente et active, même quand les paroles qui passent sur leurs lèvres semblent la désavouer ! Vous ne savez donc pas quelle distance immense existe entre le fond et la surface de ces âmes, entre les souffles changeans qui agitent l’esprit des hommes et les instincts immuables qui président à leur vie ! Il est vrai, il y a de nos jours, dans le peuple, bien des pères, des mères, des enfans qui se croient incrédules et se moquent fièrement des miracles : suivez-les dans l’intimité de leur demeure, dans les épreuves de leur vie ; que font ces parens quand leur enfant est malade, ces cultivateurs quand leurs récoltes sont menacées, ces matelots quand ils flottent sur les mers en proie aux tempêtes ? Ils lèvent les yeux au ciel, ils prient, ils invoquent cette puissance surnaturelle que vous dites abolie dans leur pensée. Par leurs actes spontanés et irrésistibles, ils donnent à vos paroles et à leurs propres paroles un éclatant démenti.

Je veux faire un pas vers vous ; je vous accorde que la foi au surnaturel est abolie ; j’entre avec vous dans les sociétés, dans les classes qui se vantent de cette ruine morale. Qu’y arrive-t-il alors ? A la place des miracles divins, les miracles humains apparaissent ; on en cherche, on en demande, et on trouve des gens qui en inventent, et qui les font accueillir par des milliers de spectateurs. Il ne faut pas remonter bien loin dans le temps et dans l’espace pour voir le surnaturel de la superstition s’élevant sur les ruines du surnaturel de la religion, et la crédulité s’empressant au-devant du mensonge.

Sortons de ces crises malsaines de l’humanité ; rentrons dans sa permanente et sérieuse histoire. Nous reconnaîtrons que la croyance instinctive au surnaturel a été la source et demeure le fond de toutes les religions, de la religion en général et en soi. Le plus sérieux et aussi le plus perplexe des penseurs qui, de nos jours, ont abordé ce sujet, M. Edmond Scherer, a bien vu que là était la question, et c’est ainsi qu’il l’a posée dans la troisième de ses Conversations théologiques, belle et douloureuse image de la fermentation de ses idées et des combats qu’elles se livrent dans son âme : « Le surnaturel n’est pas quelque chose d’extérieur à la religion, dit l’un des deux interlocuteurs entre lesquels M. Scherer établit le débat, il est la religion même. — Non, dit l’autre, le surnaturel n’est pas l’élément propre de la religion, mais plutôt l’élément propre de la superstition ; le fait surnaturel n’a point de rapport avec l’âme humaine, car le propre du surnaturel, c’est de sortir de cet ensemble de conditions qui forment la crédibilité, c’est d’être anti-humain. » La discussion continue et s’anime, les troubles contraires des deux interlocuteurs se révèlent. « Peut-être, dit le rationaliste, le surnaturel était-il une forme nécessaire de la religion pour des esprits peu cultivés ; mais, à tort ou à raison, notre culture moderne repousse le miracle : elle ne le nie pas précisément, elle y est indifférente. Le prédicateur même ne sait qu’en faire ; plus il est sérieux, plus son christianisme a d’intimité et de vie, plus aussi le miracle disparaît de son enseignement. Le miracle était jadis la force du discours religieux, il en est aujourd’hui l’embarras secret. Chacun sent vaguement, en face des récits merveilleux de nos saints livres, ce que l’on sent en face des légendes des saints : ce ne peut être là la religion, ce n’en est que la superfétation. — Il est vrai, s’écrie avec douleur le chrétien chancelant, nous ne croyons plus au miracle ; vous auriez pu ajouter que nous ne croyons guère à Dieu non plus, et les deux choses se tiennent. On parle beaucoup aujourd’hui de spiritualisme chrétien, de religion de la conscience, et vous-même, vous semblez voir dans l’abandon des miracles un progrès de la religion. Ah ! que ne puis-je dire avec assez de force combien l’expérience intime de mon cœur proteste contre une pareille opinion ! Quand je sens vaciller en moi la foi au miracle, je vois aussi l’image de mon Dieu s’affaiblir à mes regards ; il cesse peu à peu d’être pour moi le Dieu libre, vivant, le Dieu personnel, le Dieu avec lequel l’âme converse comme avec un maître et un ami. Et ce saint dialogue interrompu, que nous reste-t-il ? Combien la vie paraît triste alors et désenchantée ! Réduits à manger, dormir et gagner de l’argent, privés de tout horizon, combien notre âge mûr paraît puéril, combien notre vieillesse triste, combien nos agitations insensées ! Plus de mystère, c’est-à-dire plus d’innocence, plus d’infini, plus de ciel au-dessus de nos têtes, plus de poésie. Ah ! soyez-en sûr, l’incrédulité qui rejette le miracle tend à dépeupler le ciel et à désenchanter la terre. Le surnaturel est la sphère naturelle de l’âme. C’est l’essence de sa foi, de son espérance, de son amour. Je sais bien que la critique est spécieuse, que ses argumens paraissent souvent victorieux ; mais je sais une chose encore, et peut-être pourrais-je en appeler ici à votre propre témoignage : en cessant de croire au miracle, l’âme se trouve avoir perdu le secret de la vie divine ; elle est désormais sollicitée par l’abîme ;… bientôt elle gît à terre, oui, et parfois dans la boue. »

À son tour, l’incrédule au surnaturel se trouble et s’attriste. — « Tenez, dit-il, l’histoire de l’humanité me paraît quelquefois se mouvoir entre les termes suivans. Le monde commence par la religion, et, rapportant directement les phénomènes à une cause première, il voit partout un Dieu. Vient la philosophie, qui, ayant découvert l’enchaînement des causes secondes et les lois de leur action, réduit d’autant l’intervention directe de la Divinité, et qui, s’appuyant sur l’idée de la nécessité (car la nécessité seule tombe dans le domaine de la science, et la science n’est que la connaissance du nécessaire), tend, par ses données fondamentales, à exclure Dieu du monde. Elle fait plus, elle arrive à nier la liberté humaine comme elle a nié Dieu. On comprend pourquoi : la liberté est une cause en dehors de l’enchaînement des causes, une cause première, une cause qui est cause de soi, et dès lors la philosophie, ne pouvant l’expliquer, se trouve portée à la nier. Une philosophie rigoureuse sera toujours fataliste ; mais par là même la philosophie se corrompt et se détruit. Quand elle n’a d’autre Dieu que l’univers et d’autre homme que le premier des mammifères, elle n’est plus que de l’histoire naturelle. L’histoire naturelle est toute la science des époques matérialistes, et, pour le dire en passant, c’est là que nous en sommes ; mais le matérialisme n’est pas le dernier mot du genre humain. Corrompue et affaiblie, la société s’écroule dans d’immenses catastrophes ; la herse de fer des révolutions brise les hommes comme les mottes d’un champ ; dans les sillons sanglans germent des générations nouvelles ; l’âme éplorée croit de nouveau ; elle reprend foi à la vertu, elle retrouve le langage de la prière. Au siècle de la renaissance a succédé celui de la réformation, à l’Allemagne de Frédéric le Grand l’Allemagne de 1812. C’est ainsi que la foi renaît à jamais de ses cendres. Hélas ! l’humanité se relève pour recommencer la marche que je viens de décrire. Comme notre globe, avance-t-elle au moins dans l’espace en tournant sur elle-même, et si elle avance, vers quel but gravite-t-elle ?

Où va, Seigneur, où va la terre dans les cieux[4] ? »

Ce n’est pas vers le ciel qu’irait la terre, si elle suivait la voie où les adversaires du surnaturel la poussent. C’est, disent-ils, le propre du surnaturel qu’étant incroyable il est essentiellement antihumain. C’est précisément à quelque chose, non pas d’anti-humain, mais de surhumain que l’âme humaine aspire, et c’est du surnaturel qu’elle l’espère. Il ne faut pas se lasser de le redire : le monde fini tout entier, avec tous ses faits et toutes ses lois, y compris l’homme lui-même, ne suffit point à l’âme de l’homme ; elle veut avoir quelque chose de plus grand et de plus parfait à contempler et à aimer ; elle veut se confier dans quelque chose de plus stable et s’appuyer sur quelque chose de plus fort. C’est de cette ambition suprême et sublime que naît et se nourrit la religion en général, et c’est à cette ambition suprême et sublime que répond et satisfait en particulier la religion chrétienne. Que ceux-là donc se désabusent qui se flattent de laisser encore des chrétiens quand ils abolissent la croyance au surnaturel ; c’est la religion même en général et la chrétienne en particulier qu’ils abolissent. Il se peut qu’ils ne se fassent pas à eux-mêmes tout ce mal, et que, conservant un sincère sentiment religieux, ils se croient encore à peu près chrétiens : l’âme lutte contre les erreurs de la pensée, et le suicide moral est infiniment rare ; mais le mal se dévoile et s’exaspère en se répandant, et les hommes en masse tirent les conséquences de l’erreur bien plus rigoureusement que ne fait celui dans l’esprit duquel l’erreur est née. Les peuples ne sont ni des savans ni des philosophes, et si vous parveniez à détruire en eux toute foi au surnaturel, tenez pour certain que la foi chrétienne aurait disparu.

Y a-t-on bien pensé ? Se figure-t-on ce que deviendraient l’homme, les hommes, l’âme humaine et les sociétés humaines, si la religion positive y était effectivement abolie, si la foi religieuse en disparaissait réellement ? Je ne veux pas me répandre en complaintes morales et en pressentimens sinistres ; mais je n’hésite pas à affirmer qu’il n’y a point d’imagination qui puisse se représenter avec une vérité suffisante ce qui arriverait en nous et autour de nous, si la place qu’y tiennent les croyances chrétiennes se trouvait tout à coup vide et leur empire anéanti. Personne ne saurait dire à quel degré d’abaissement et de dérèglement tomberait l’humanité. C’est pourtant là ce qui serait, si toute foi au surnaturel s’éteignait dans les âmes, si les hommes n’avaient plus dans l’ordre surnaturel ni confiance ni espérance.

Je n’ai point dessein de me renfermer ici dans la question morale et pratique, et j’aborde celle du surnaturel considéré au point de vue de la raison spéculative et libre.

On le condamne en vertu de son nom seul. Rien, dit-on, n’est ou ne peut être en dehors et au-dessus de la nature. Elle est une et complète ; tout y est renfermé, et toutes choses s’y tiennent, s’y enchaînent et s’y développent nécessairement.

Nous voici en plein panthéisme, c’est-à-dire en plein athéisme. Je donne sur-le-champ au panthéisme son vrai nom. Parmi les hommes qui se déclarent aujourd’hui les adversaires du surnaturel, la plupart, à coup sûr, ne croient pas et ne veulent pas être athées. Je les avertis qu’ils mènent les autres là où eux-mêmes ne croient pas et ne veulent pas aller. La négation du surnaturel, au nom de l’unité et de l’universalité de la nature, c’est le panthéisme, et le panthéisme, c’est l’athéisme. Dans le cours de ces méditations, quand je parlerai spécialement de l’état actuel de la religion chrétienne et des divers systèmes qui la combattent, je justifierai à cet égard mon assertion ; pour le moment, j’ai à repousser des coups plus directs contre le surnaturel, coups moins profonds que ceux du panthéisme, mais aussi graves, car, à vrai dire, qu’on le sache ou non, qu’on le veuille ou non, tous les coups, dans ce combat, vont à la même fin, et dès qu’ils s’adressent au surnaturel, c’est la religion qui les reçoit.

On invoque la fixité des lois de la nature ; c’est là, dit-on, le fait palpable et incontestable qu’établit l’expérience du genre humain, et sur lequel repose la conduite de la vie humaine. En présence de l’ordre permanent de la nature et de ses lois, nous n’y pouvons admettre des infractions partielles et momentanées ; nous ne pouvons-croire au surnaturel, au miracle.

Il est vrai, des lois générales et permanentes gouvernent la nature. Est-ce à dire que ces lois sont nécessaires et qu’aucune dérogation n’y est possible ? Il n’y a personne qui ne reconnaisse entre ce qui est général et ce qui est nécessaire une différence essentielle et absolue. La permanence des lois actuelles de la nature est un fait établi par l’expérience, mais non pas seul possible et seul concevable pour la raison ; ces lois auraient pu être autres, elles pourraient changer. Il en est plusieurs qui n’ont pas toujours été ce qu’elles sont, car la science elle-même établit que l’état de la nature a été autre qu’il n’est maintenant ; l’ordre universel et permanent auquel nous assistons et nous nous confions n’a pas toujours été tel que nous le voyons, il a commencé ; la création de l’ordre actuel de la nature et de ses lois est un fait aussi certain que cet ordre même. Et qu’est-ce que la création sinon un fait surnaturel, l’acte d’une puissance supérieure aux lois actuelles de la nature, et qui peut les modifier comme elle a pu les établir ? Le premier des miracles, c’est Dieu.

Il y en a un second, c’est l’homme. Je reprends ce que j’ai déjà dit : en tant qu’être moral et libre, l’homme vit en dehors et au-dessus des lois générales et permanentes de la nature ; il crée par sa volonté des faits qui ne sont point la conséquence nécessaire d’une loi préexistante, et ces faits prennent place dans un ordre absolument distinct et indépendant de l’ordre visible qui régit l’univers. La liberté morale de l’homme est un fait aussi certain, aussi naturel que l’ordre de la nature, et elle est en même temps un fait surnaturel, c’est-à-dire essentiellement en dehors de l’ordre de la nature et de ses lois.

Dieu est l’être moral et libre par excellence, c’est-à-dire l’être excellemment capable d’agir comme cause première, en dehors des causes qui s’enchaînent l’une à l’autre. En tant qu’être moral et libre, l’homme est en rapport intime avec Dieu. Qui définira les événemens possibles et sondera les mystères de ce rapport ? Qui dira que Dieu ne peut pas modifier et ne modifie jamais, selon ses desseins dans l’ordre moral et sur l’homme, les lois qu’il a instituées et qu’il maintient dans l’ordre matériel de la nature ?

On a hésité à nier absolument la possibilité des faits surnaturels ; on a pris pour les attaquer une voie détournée. S’ils ne sont pas impossibles, a-t-on dit, ils sont incroyables, car aucun témoignage humain et spécial en faveur d’un miracle ne peut donner une certitude égale à celle qui résulte, contre tout miracle, de l’expérience qu’ont les hommes de la fixité des lois de la nature. « C’est l’expérience seule, dit Hume, qui donne autorité au témoignage humain, et c’est la même expérience qui nous atteste les lois de la nature. Quand donc ces deux sortes d’expériences sont en contradiction, nous n’avons autre chose à faire que de retrancher l’une de l’autre, et de nous faire une opinion, dans l’un ou l’autre sens, selon l’assurance que nous donne le restant de la soustraction. En vertu du principe que je viens de poser, cette opération, appliquée à toutes les religions populaires, aboutit à leur complète annulation. Nous pouvons donc établir en maxime qu’aucun témoignage humain ne peut valoir assez pour prouver un miracle et pour en faire le fondement légitime d’aucun système de religion[5]. » C’est dans ce raisonnement de Hume que s’enferment, comme dans un fort inexpugnable, les adversaires des miracles, pour leur refuser toute croyance.

Quelle confusion dans les faits et dans les idées ! Quelle superficielle solution de l’un des plus grands problèmes de notre nature ! Quoi ! ce serait une simple opération d’arithmétique, sur deux observations expérimentales évaluées en chiures, qui viderait la question de savoir si la croyance universelle du genre humain au surnaturel est fondée ou absurde, et si Dieu n’agit sur le monde et sur l’homme que par des lois instituées une fois pour toutes, ou s’il continue encore à faire, dans l’exercice de sa puissance, usage de sa liberté ! Non-seulement le sceptique Hume méconnaît ainsi la grandeur du problème, il se trompe aussi dans les motifs sur lesquels il fonde son étroite idée : ce n’est point dans l’expérience seule que le témoignage humain puise son autorité ; cette autorité a des sources plus profondes et une valeur antérieure à l’expérience ; elle est l’un des liens naturels, l’une des sympathies spontanées qui unissent entre eux les hommes et entre elles les générations des hommes ; est-ce en vertu de l’expérience que l’enfant se confie aux paroles de sa mère et croit tout ce qu’elle lui raconte ? La confiance mutuelle des hommes dans ce qu’ils se disent ou se transmettent les uns aux autres est un instinct primitif, spontané, que l’expérience confirme ou ébranle, redresse ou limite, mais qu’elle ne fonde point.

Je trouve dans le même essai de Hume[6] cette autre phrase : « Comme la surprise mêlée d’admiration qu’excitent les miracles est une émotion agréable, de là naît une tendance sensible à croire aux événemens d’où cette émotion dérive. » Ainsi, à en croire Hume, c’est uniquement pour son plaisir, c’est pour l’amusement de son imagination que l’homme croit au surnaturel, et sous cette impression réelle, mais secondaire, qui effleure la surface de l’âme humaine, le philosophe n’entrevoit pas les instincts profonds et les besoins supérieurs qui la dominent.

Pourquoi cette attaque indirecte et incomplète ? Pourquoi se borner à soutenir que les miracles ne sauraient être historiquement prouvés, au lieu d’affirmer nettement qu’il ne saurait y avoir des miracles ? C’est là ce que pensent au fond les adversaires du surnaturel ; c’est parce que d’avance ils tiennent les miracles pour impossibles qu’ils s’appliquent à détruire la valeur des témoignages qui les attestent. Si les témoignages qui entourent le berceau de la religion chrétienne, que dis-je ? si le quart, si la dixième partie de ces témoignages portait sur des faits extraordinaires, inattendus, inouïs, mais sans caractère surnaturel, on tiendrait l’attestation pour très valable et les faits pour certains. En apparence, c’est seulement la preuve testimoniale du surnaturel que l’on conteste ; en réalité, c’est la possibilité même du surnaturel que l’on nie. Il faut le dire et poser la question telle qu’elle est, au lieu de la résoudre en l’éludant.

Naguère des esprits conséquens et hardis n’ont pas hésité à la poser nettement ainsi : « Le dogme nouveau, ont-ils dit, le principe fondamental de la critique, c’est la négation du surnaturel… Ceux qui refuseraient encore d’admettre ce principe n’ont rien à faire de nos livres, et nous, de notre côté, nous n’avons pas à nous inquiéter de leur opposition et de leur censure, car nous n’écrivons pas pour eux. Et si l’on n’entre pas dans cette discussion, c’est par l’impossibilité d’y entrer sans accepter une proposition inacceptable, c’est que le surnaturel soit seulement possible[7]. »

Je ne reproche point aux incrédules de l’école de Hume d’avoir été plus timides ; ce n’est point avec intention et par artifice qu’ils ont attaqué le surnaturel par une voie détournée, non comme impossible en soi, mais comme impossible à prouver par le témoignage humain. Je leur rends plus de justice et je leur fais plus d’honneur. Un sage et honnête instinct les a retenus sur la pente où ils s’étaient placés ; ils ont pressenti que nier la possibilité même du surnaturel, c’était entrer à pleines voiles dans le panthéisme et le fatalisme, c’est-à-dire abolir Dieu et la liberté de l’homme. Leur sens moral et leur bon sens le leur ont interdit. L’erreur fondamentale des adversaires du surnaturel, c’est de le combattre au nom de la science humaine et en le rangeant parmi les faits de son domaine. Le surnaturel n’appartient pas à ce domaine, et c’est pour avoir voulu l’y comprendre qu’on a été conduit à le nier.


III. — LES LIMITES DE LA SCIENCE.

Un moraliste éminent, à la fois théologien et philosophe, et très versé dans les sciences naturelles, le docteur Chalmers, professeur à l’université d’Edimbourg et correspondant de l’institut de France, a écrit, dans son ouvrage sur la Théologie naturelle, un chapitre intitulé : De la connaissance partielle et limitée qu’a l’homme des choses divines. J’en traduis les premières pages.

« La vraie philosophie moderne, dit-il, ne manifeste jamais plus clairement son caractère fondamental que lorsqu’elle touche à la limite qui sépare le connu de l’inconnu. C’est là qu’elle apparaît sous un double aspect : pleine de déférence et de respect pour toutes les découvertes de l’expérience en dedans de cette limite, peu favorable et méfiante envers toutes les spéculations ingénieuses ou plausibles qui appartiennent à la région idéale au-delà de cette limite. J’appelle à mon aide une langue supérieure à la nôtre en brièveté expressive, et je dis que l’office dg la vraie philosophie est indagare plutôt que divinare[8]. Ses œuvres sont des copies, non des créations. Elle peut découvrir un système dans la nature, non pas en inventer un. Elle commence par l’observation de faits spéciaux, et si ces faits parviennent à s’organiser en système, ce n’est qu’à la suite d’observations plus étendues. Dans son travail pour construire un système, la vraie philosophie ne fait point d’excursion hors du territoire de la nature actuelle, car ce sont les phénomènes actuels de la nature qui forment les premiers matériaux de la science, et ce sont les rapports actuels de ces phénomènes qui forment le lien, le ciment auquel les constructions de la science moderne doivent leur solidité et leur durée. C’est là ce qui distingue essentiellement la philosophie de notre temps de la philosophie des temps anciens ; celle-ci était surtout inventive, la nôtre est surtout descriptive ; son travail descriptif s’applique aux rapports similaires des choses aussi bien qu’à leurs traits particuliers, et c’est à l’aide de ces rapports, mais seulement de ces rapports observés en fait, que la science moderne arrive souvent à une harmonie plus magnifique et plus glorieuse que les plus brillans tableaux créés jadis par l’imagination des théoriciens.

C’est l’un des caractères intellectuels de cette philosophie qu’elle unit la force de l’âge mûr à la modestie de l’enfance. Elle sacrifie l’idéal à l’actuel, et quelque brillante ou charmante que puisse être une hypothèse, si, dans l’histoire réelle de la nature un seul phénomène s’y oppose, l’hypothèse est de droit et expressément abandonnée. Pour certains esprits, cet abandon peut être aussi douloureux que de se faire couper la main droite ou arracher l’œil droit ; néanmoins, si l’on est fidèle au grand principe de l’école de Bacon, on accepte cette douleur. Pour les disciples de cette école, une preuve solide pèse plus que mille conjectures plausibles, et la fermeté avec laquelle ils repoussent les spéculations de l’imagination n’est égalée que par la docilité avec laquelle ils se soumettent aux leçons de l’expérience.

« Le même principe qui dirige une philosophie saine pour tout ce qui est placé dans la sphère de l’observation humaine lui inspire, pour tout ce qui est au-delà de cette sphère, une complète et patiente modestie. Si quelque lumière nouvelle se répand sur la région où n’atteignait pas l’œil de l’observateur, on peut tenir pour certain que, de tous les hommes, les disciples de Bacon et de Newton seront ceux qui porteront le plus de respect à ces révélations inattendues ; leur esprit est sans préoccupation comme sans préjugé, et la fermeté de leur confiance dans les faits bien établis de la terra cognita est en parfaite harmonie avec leur humble réserve sur toutes les conceptions plus ou moins plausibles qui s’adressent à la terra incognita.

« Comme il arrive toujours quand on se dévoue, en s’oubliant soi-même, à la cause de la vérité et de la vertu, ce modeste désintéressement intellectuel de la philosophie baconienne a sa récompense. En le prenant pour guide, nous avons souvent à abandonner les belles fascinations de la théorie, mais en échange et à la fin nous jouissons des beautés substantielles et plus hautes de la nature réelle. Les faits sont intraitables ; devant leur présence, l’imagination est contrainte de céder, et jamais peut-être l’esprit n’éprouve un sentiment plus pénible que lorsque, après avoir vainement tenté de forcer la nature à s’adapter à ses brillantes généralisations, il voit apparaître quelque phénomène rebelle qui le repousse loin de la douce spéculation et le ramène sous le joug de l’humble et dure expérience. Ce fut, dans la vie des philosophes, un cruel moment que celui où il fallut quitter le monde de l’imagination, ce monde si séduisant par sa simplicité et sa complaisance, pour devenir les esclaves de l’observation et marcher à pas lents dans le labyrinthe infiniment varié et compliqué de la nature ; mais cette époque douloureuse a eu un terme glorieux : en retour de l’assiduité avec laquelle l’esprit philosophique s’est livré à l’étude de la nature, elle lui a bien plus largement révélé ses charmes. L’ordre est né du sein de la confusion, et dans l’édifice bien constaté de l’univers, la philosophie trouve maintenant une grandeur et une sublimité qui surpassent tout ce qu’elle avait jamais conçu dans ses jours de libre et aventureuse invention. À ne les considérer même que comme un beau et attrayant spectacle pour la pensée, qui comparerait le système de Newton à la machine des tourbillons de Descartes ou à cet ensemble planétaire encore plus compliqué de cycles et d’épicycles qu’avait construit l’antiquité ? Aux premiers pas de l’esprit philosophique dans la voie de l’observation, il y a comme une sorte d’abjuration de la beauté ; mais elle reparaît bientôt sous une autre forme, toujours plus brillante à mesure qu’on avance, et enfin s’élève sur de solides fondemens un système bien plus grand et plus beau que celui qui flottait dans l’air devant l’œil du génie. Il est aisé d’en assigner la cause. Ce que nous découvrons par l’observation est l’œuvre de l’imagination divine transformée par le pouvoir créateur en solide et durable réalité. Ce que nous inventons nous-mêmes n’est l’œuvre que de l’imagination humaine. D’une part est la fidèle représentation des conceptions qui sont dans l’esprit de Dieu, de l’autre la vacillante image des conceptions qui sont dans l’esprit de l’homme. L’ouvrier qui écarte les ronces et les décombres sous lesquels se cache quelque noble monument fait bien plus pour notre plaisir et notre goût que si, de sa main inhabile, il nous dressait quelque plan de sa façon. C’est ainsi que la science expérimentale, en échange des beaux rêves qu’elle a repoussés au début de sa carrière, nous révèle des beautés bien supérieures dans les réalités de la nature. Les spectacles que nous découvre l’observation n’ont pas seulement plus de vérité, mais aussi plus de grâce et de grandeur que toutes les visions que nous faisait apparaître l’imagination librement errante. Ni la grâce, ni la grandeur d’une idée, quelles qu’elles soient, ne suffisent pour la faire accepter sans preuve de l’esprit philosophique ; il faut que cette idée subisse d’abord, et sans cérémonie, le libre examen des yeux humains et le libre travail des mains humaines ; tantôt qu’elle descende au fond d’un creuset, tantôt qu’elle traverse les filtres et les fumées d’un laboratoire, ou bien qu’elle résiste très longtemps à toute sorte d’épreuves multipliées et compliquées, et ce n’est qu’après avoir été soumise et avoir survécu à cette inquisition intellectuelle qu’une idée prend place dans le temple de la vérité et est admise au nombre des lois d’une saine philosophie. »

Personne, à coup sûr, ne contestera que ce ne soit là le langage d’un fervent disciple de la science ; il est impossible de sentir plus vivement sa beauté et d’accepter plus complètement ses lois. Quel mathématicien, quel physicien, quel physiologiste, quel chimiste parlerait de la nécessité de l’observation et de l’autorité de l’expérience avec plus de respect et de soumission ? Le docteur Chalmers n’en est pas moins un vrai et fervent chrétien ; sa foi religieuse égale sa rigueur scientifique ; il accepte et professe Jésus-Christ et sa doctrine aussi hautement que Bacon et sa méthode. Et ce n’est pas que sa religion ne soit, pour lui, qu’un résultat de l’éducation, de la tradition et de l’habitude ; elle est réfléchie et savante aussi bien que son étude des sciences naturelles ; dans l’une comme dans l’autre sphère, il a sondé les sources et pesé les motifs de sa croyance. Comment est-il arrivé à un si ferme repos dans l’un et l’autre travail ? D’où vient en lui cette harmonie entre le philosophe et le chrétien ?

Je laisse encore parler le docteur Chalmers lui-même. « Plus nos connaissances dans toutes les sciences naturelles s’étendent, dit-il, plus elles doivent, au lieu d’ajouter à notre présomption, nous donner un sentiment plus profond de notre ignorance et de notre incapacité naturelles quant à la science des choses divines… C’est comme si, en étudiant la politique de quelque monarque terrestre, nous faisions la découverte, jusque-là inconnue, d’empires et de territoires lointains qui lui appartiennent, et dont nous ne savions que l’existence et le nom ; notre étude en serait fort compliquée sans que son objet définitif nous en devînt plus intelligible et plus clair. Il en est ainsi de toutes les merveilles nouvelles que la science découvre aux regards de ses adeptes ; elles peuvent agrandir beaucoup devant nous les perspectives de la création, et en même temps jeter une ombre plus épaisse sur les desseins et les voies du Créateur. Ce télescope qui nous a ouvert le chemin vers des soleils et des systèmes innombrables laisse dans le plus profond mystère le gouvernement moral de ces mondes ; le spectacle de jour en jour plus étendu de l’univers matériel nous apprend de plus en plus combien nous savons peu de l’univers spirituel ; il ne nous révèle, de ces mondes qui roulent dans l’espace, que leur mouvement, leur grandeur et leur nombre, et nous restons encore plus étrangers à l’égard du gouvernement divin que lorsque nous parlons de notre terre comme de l’univers, et du genre humain comme de la seule famille spirituelle que Dieu ait chargée d’un corps et placée au milieu d’un système matériel. Savoir qu’il y a certaines choses que nous ne pouvons savoir est en soi une connaissance aussi précieuse que sûre, et il n’y a point de plus grand service à rendre à la science que la juste détermination de ses limites[9]. »

Que fait le docteur Chalmers en tenant, ce langage ? Il sépare le fini de l’infini, la création du créateur, le monde gouverné du souverain qui le gouverne, et, marquant cette séparation, il dit, dans sa modestie, à la science ce que Dieu, dans sa puissance, dit à l’océan : « Tu iras jusque-là, et pas plus loin. »

Le docteur Chalmers dit vrai : les limites du monde fini sont celles de la science humaine ; jusqu’où elle peut s’étendre dans ces vastes limites, nul ne le saurait dire ; ce qu’on peut et doit affirmer, c’est qu’elle ne saurait les dépasser. Le monde fini seul est à sa portée et le seul qu’elle puisse sonder. C’est dans le monde fini seulement que l’esprit humain se saisit pleinement des faits, les observe dans toute leur étendue et sous toutes leurs faces, reconnaît leurs rapports et leurs lois qui sont aussi des faits, et en constate ainsi le système. C’est là le travail et la méthode scientifiques, et les sciences humaines en sont les résultats.

Ai-je besoin de dire qu’en parlant du monde fini, ce n’est pas du monde matériel seul que je parle ? Il y a aussi des faits moraux qui tombent sous l’œil de l’observation et entrent dans le domaine de la science. L’étude de l’homme dans son état actuel, personnes et nations, est aussi une étude scientifique, soumise à la même méthode que l’étude du monde matériel, et qui peut aussi découvrir quelles sont, dans l’ordre actuel de ce monde, les lois des faits auxquels elle s’applique.

Mais si les limites du monde fini sont celles de la science humaine, ce ne sont pas celles de l’âme humaine. L’homme porte en lui-même des notions et des ambitions qui s’étendent bien au-delà et s’élèvent bien au-dessus du monde fini, les notions et les ambitions de l’infini, de l’idéal, du complet, du parfait, de l’immuable, de l’éternel. Ces notions et ces ambitions sont elles-mêmes des faits que reconnaît l’esprit de l’homme, mais en les reconnaissant il s’arrête : elles lui font pressentir ou, pour parler plus exactement, elles lui révèlent un ordre de choses autres que les faits et les lois du monde fini qu’il observe ; mais en même temps que, de cet ordre supérieur, l’homme a l’instinct et la perspective, il n’en a pas, il n’en peut avoir la science. C’est la sublimité de sa nature que son âme entrevoie l’infini et y aspire ; c’est l’infirmité de sa condition actuelle que sa science se renferme dans le monde fini où il vit.

Je suis né dans le midi, sous le soleil, et j’ai surtout vécu dans les pays du nord, ou voisins du nord, qu’enveloppe si souvent le brouillard. Quand, sous leur ciel pâle, on porte ses regards vers l’horizon, une brume, tantôt épaisse, tantôt légère, limite la vue ; l’œil pourrait pénétrer plus loin : c’est un obstacle extérieur qui l’arrête, c’est la lumière qui fait défaut à l’organe. Regardez à l’horizon sous le ciel pur et brillant du midi : la lumière l’inonde dans les plans les plus lointains comme dans les plus proches ; les yeux humains y voient aussi loin qu’ils peuvent aller ; s’ils ne vont pas plus loin, ce n’est pas la lumière qui leur manque, c’est leur force propre et naturelle qui a atteint son terme ; l’esprit sait qu’il y a des espaces au-delà de celui que les yeux parcourent, mais les yeux n’y pénètrent point. C’est l’image de ce qui arrive à l’esprit lui-même dans la contemplation et l’étude de l’univers ; il parvient à un point où sa vue nette, c’est-à-dire sa science, s’arrête. Ce n’est point la fin des choses mêmes, c’est la limite de la puissance scientifique de l’homme ; d’autres réalités lui apparaissent, il les entrevoit, il y croit spontanément et naturellement : il ne lui est pas donné de les saisir et de les mesurer ; il ne peut ni les méconnaître, ni les connaître, ni en acquérir la science, ni se défendre d’y avoir foi.

Je ne me refuserai pas le plaisir de reproduire ici ce que j’écrivais, il y a treize ans, sur le même sujet, en examinant philosophiquement quel est le vrai sens du mot foi : « L’objet des croyances religieuses, disais-je, est, dans une certaine et large mesure, inaccessible à la science humaine. Elle peut en constater la réalité, elle peut arriver jusqu’à la limite de ce monde mystérieux, et s’assurer que là sont des faits auxquels se rattache la destinée de l’homme ; mais il ne lui est pas donné d’atteindre ces faits mêmes, pour les soumettre à son examen. Frappé de cette impossibilité, plus d’un philosophe en a conclu qu’il n’y avait là rien de réel, et que les croyances religieuses ne s’adressaient qu’à des chimères. D’autres, s’aveuglant sur leur impuissance, se sont hardiment élancés vers la sphère des choses surnaturelles, et, comme s’ils eussent réussi à y pénétrer, ils en ont décrit les faits, résolu les problèmes, assigné les lois. Il est difficile de dire quel esprit est le plus follement superbe, ou celui qui soutient que ce qu’il ne peut connaître n’est point, ou celui qui se prétend capable de connaître tout ce qui est. Quoi qu’il en soit, ni l’une ni l’autre assertion n’a obtenu un seul jour l’assentiment du genre humain ; son instinct et sa conduite ont constamment désavoué le néant des incrédules et la confiance des théologiens. En dépit des premiers, il a persisté à croire à l’existence du monde inconnu et à la réalité des rapports qui l’y tiennent uni ; malgré la puissance des seconds, il a refusé d’admettre qu’ils eussent atteint le but, levé le voile, et il a continué d’agiter les mêmes problèmes, de poursuivre les mêmes vérités, aussi ardemment, aussi laborieusement qu’au premier jour, comme si rien n’eût encore été fait[10]. »

Je viens de relire le beau résumé qu’a donné M. Cousin de l’Histoire générale de la philosophie depuis les temps les plus anciens Jusqu’à la fin du dix-huitième siècle. Il établit que tous les efforts, tous les travaux philosophiques de l’esprit humain ont abouti à quatre grands systèmes, le sensualisme, l’idéalisme, le scepticisme et le mysticisme, seuls acteurs dans l’arène intellectuelle où, de tout temps et chez tous les peuples, ils se combattent et dominent tour à tour. Et après avoir nettement caractérisé, dans leur origine et leur développement, ces quatre systèmes, M. Cousin ajoute : « Quant à leur mérite intrinsèque, accoutumez-vous à ce principe : ils ont été ; donc ils ont eu leur raison d’être, donc ils sont vrais, au moins en partie. L’erreur est la loi de notre nature, nous y sommes condamnés, et dans toutes nos opinions, dans toutes nos paroles, il y a toujours à faire une large part à l’erreur, et trop souvent à l’absurde ; mais l’absurdité complète n’entre pas dans l’esprit de l’homme : c’est la vertu de la pensée de n’admettre rien que sous la condition d’un peu de vérité, et l’erreur absolue est impossible. Les quatre systèmes qui viennent de passer sous vos yeux ont été ; donc ils ont du vrai, mais sans être, entièrement vrais. Moitié vrais, moitié faux, ces systèmes reparaissent à toutes les grandes époques. Le temps n’en peut détruire un seul ni en enfanter un de plus, parce que le temps développe et perfectionne l’esprit humain, mais sans changer sa nature et ses tendances fondamentales. Il ne fait autre chose que multiplier et varier presque à l’infini les combinaisons des quatre systèmes simples et élémentaires. De là ces innombrables systèmes que l’histoire recueille et que sa tâche est d’expliquer[11]. »

M. Cousin excelle à expliquer les innombrables combinaisons philosophiques, et à les ramener toutes aux quatre grands systèmes qu’il a définis ; mais il y a un fait plus considérable encore que la variété de ces combinaisons, et qui a besoin aussi d’être expliqué. Pourquoi les quatre systèmes essentiels, le sensualisme, l’idéalisme, le scepticisme et le mysticisme, ont-ils apparu dès les temps les plus anciens, et se sont-ils reproduits toujours et partout, plus ou moins fortement déduits, plus ou moins habilement présentés, mais au fond toujours et partout les mêmes ? Pourquoi l’esprit humain a-t-il, sur ces questions suprêmes, atteint de si bonne heure à des essais de solution qui l’ont en quelque sorte épuisé sans le satisfaire ? Pourquoi les divers systèmes qu’il a si promptement inventés n’ont-ils pu parvenir soit à s’accorder, soit à se vaincre l’un l’autre, et à se faire accepter, l’un ou l’autre, comme la vérité ? Pourquoi la philosophie ou, pour parler plus précisément, la métaphysique est-elle restée au fond stationnaire, grande en naissant, mais comme destinée à ne point grandir, tandis que les autres sciences, les sciences qu’on appelle naturelles, ont été essentiellement progressives, et, d’abord faibles, ont fait successivement des conquêtes qu’elles ont gardées, et qui sont devenues un domaine de jour en jour plus étendu et moins contesté ?

Le fait qui soulève ces questions en contient en même temps la réponse. L’homme a, sur l’objet fondamental de la métaphysique, des lumières primitives, héritage et dot de la nature humaine plutôt que conquête de la science humaine : la métaphysique les recueille comme un flambeau à la lueur duquel elle marche dans une route obscure et indéfinie ; elle a dans l’homme même son point de départ profond et assuré, mais son point de mire est en Dieu, c’est-à-dire au-dessus de sa portée.

Est-ce à dire qu’il faille renoncer à l’étude des grandes questions qui sont l’objet de la métaphysique, comme à un travail vain où l’esprit humain tourne indéfiniment dans le même cercle, incapable non-seulement d’atteindre le but qu’il poursuit, mais d’avancer en le poursuivant ?

On a bien des fois, et plus habilement que ne le fait de nos jours l’école positiviste, prononcé contre la métaphysique cet arrêt. L’esprit humain ne l’a jamais accepté et ne l’acceptera jamais ; les grands problèmes qui dépassent le monde fini sont posés devant lui ; il ne renoncera jamais à tenter de les résoudre, un invincible instinct l’y pousse, un instinct plein de foi et d’espérance, quel que soit l’insuccès répété de ses efforts. L’homme est le même dans la sphère de la pensée que dans celle de l’action ; il aspire plus haut qu’il ne peut atteindre ; c’est sa nature et sa gloire, et s’il y renonçait, il prononcerait lui-même sa déchéance. Mais il faut que, sans abdiquer, il se connaisse ; il faut qu’il sache que sa force est ici-bas infiniment moindre que son ambition, et qu’il ne lui est pas donné de connaître scientifiquement ce monde de l’infini et de l’idéal vers lequel il s’élance. Les faits et les problèmes qu’il rencontre là sont tels que les méthodes et les lois qui dirigent l’esprit humain dans l’étude du monde fini ne s’y appliquent point. L’infini est pour nous objet de croyance, non de science, également impossible à rejeter et à pénétrer. Que l’homme ait un profond sentiment de cette double vérité, qu’il reconnaisse les limites de sa puissance scientifique en conservant toute son ambition intellectuelle : il ne tardera point à reconnaître aussi que, dans les rapports du fini avec l’infini et de lui-même avec Dieu, il a besoin d’un secours supérieur, et que ce secours ne lui manque point. Dieu a donné à l’homme ce que l’homme ne peut conquérir, et la révélation divine lui ouvre ce monde de l’infini où, par lui-même et à lui seul, l’esprit humain ne saurait porter la lumière. C’est de Dieu qu’il la tient.


GUIZOT.

  1. M. Guizot vient de terminer un nouvel ouvrage, Méditations sur la Religion chrétienne, qui doit paraître prochainement chez l’éditeur Michel Lévy. C’est à cet ouvrage qu’appartiennent les pages que nous publions ici.
  2. Évangile selon saint Matthieu, chap. X, verset 34.
  3. Génie du christianisme, t. Ier, p. 208, édit. de 1831.
  4. Mélanges de critique religieuse, par M. Edmond Scherer ; Conversations théologiques, p. 169-187.
  5. Essais et traités sur divers sujets, par David Hume. — Essai sur les miracles, t. III, p. 119-145 (Bâle 1793).
  6. Essai sur les miracles, p. 128,
  7. Conservation, Révolution et Positivisme, par M. Littré, Préface, p. XXXI et suiv. — M. Havet, dans la Revue des Deux Mondes du 1er août 1863.
  8. Chercher plutôt que deviner.
  9. Chalmers’s works, natural Theology, t. II, p. 249-265.
  10. Méditations et Études morales, p. 170 (Paris 1851).
  11. Histoire générale de la philosophie depuis les temps les plus anciens jusqu’à la fin du dix-huitième siècle, par M. Victor Cousin, p. 4-31 (1863).