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La Science rationnelle (Milhaud)

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La Science rationnelle (Milhaud)


LA SCIENCE RATIONNELLE[1]


Qu’est-ce que la science rationnelle ? C’est une certaine tentative d’explication des choses. Et qu’est-ce qui caractérise cette tentative ? C’est qu’elle procède de notre croyance que sous la mobilité fuyante des choses l’esprit parviendra à saisir du constant. Faire œuvre de science rationnelle c’est, par définition même, chercher à formuler quelque relation constante en des propositions qui se nomment des lois. Que sont enfin les choses qu’il s’agit d’expliquer ? Ce sont les phénomènes.

Reste à savoir comment se formulent les lois. Prenons donc une série d’exemples empruntés à des domaines de plus en plus savants, et, analysant les éléments sur lesquels ils portent, montrons que ce sont des constructions s’éloignant de plus en plus, par leur caractère contingent, des matériaux nécessairement donnés.

PREMIER EXEMPLE

« Quand on a vu l’éclair, on entend le tonnerre. » — Voilà bien une loi énonçant une relation constante. Ce qu’elle affirme est présenté indépendamment de toutes circonstances variables de temps, de lieu, de personnes. Qu’est-ce que « l’éclair », « le tonnerre » ? Ce sont des phénomènes donnés, produisant telle impression l’un sur la vue, l’autre sur l’ouïe, — et ils sont liés par un rapport de succession. L’idée de succession dans le temps est aussi d’ailleurs un élément donné quelles qu’en soient l’origine et la nature, elle s’impose à nous aussi nécessairement que les impressions sensibles. Tous les éléments de la loi sont donc des représentations données, dans la confection desquelles notre activité créatrice et libre a le sentiment de n’être pour rien. Tout au plus pourrait-on dire qu’elle intervient pour circonscrire, dans le champ de la conscience, telles représentations qu’elle achève de déterminer en les isolant, en les considérant à part, en en faisant des choses auxquelles elle donne des noms. Mais chacune d’elles se dégage avec tant de netteté de la suite continue des idées ou des sensations qui défilent, pour ainsi dire, devant nous, qu’il n’y a pas lieu d’insister sur cette intervention personnelle de l’esprit. — La loi considérée est le type des inductions courantes dont sont faites les sciences où la théorie a peu de part.

DEUXIÈME EXEMPLE

« Le phosphore fond à la température de 44 degrés. » — Sans parler du fait de la fusion d’un solide, que nous pouvons considérer comme donné, demandons-nous ce que signifient ces mots « le phosphore » et « la température de 44 degrés ».

Faut-il voir dans « le phosphore » une chose donnée, une chose qui se présente, dans la nature ou dans le laboratoire du savant, avec les propriétés déterminées qu’énoncent et qu’énonceront à l’avenir tous les traités de chimie ? Si on s’en tient à cette vue, on ne saura jamais ce qu’est le phosphore, car la suite des propriétés qu’il manifestera est illimitée comme celle des circonstances où il se trouvera placé. Or le savant qui parle du « phosphore » est clairement compris de ceux à qui il s’adresse, et se comprend clairement lui-même la signification du mot ne comporte donc rien de vague ni d’inconnu. Et en effet ce qui est ainsi nommé se trouve caractérisé par un petit nombre de propriétés que le chimiste énoncerait avec précision. C’est donc qu’en somme il en a fait choix pour la définition du phosphore. — A-t-il, pour ce choix, obéi à quelque règle impérative ? Peut-on dire qu’il ne pouvait pas ne pas prendre, pour caractériser le phosphore, les propriétés qu’il a choisies ? Mais où trouver à cet égard quelque principe d’obligation absolue ? Est-ce une règle essentielle de la chimie d’envisager, par exemple, quelques propriétés physiques spéciales, couleur, odeur, densité, solubilité dans tel ou tel liquide ? Mais on a trouvé des variétés de phosphore (phosphore rouge, phosphore noir, etc.), différant, à tous ces points de vue, de ce qu’on nomme de préférence le phosphore ordinaire. — Dira-t-on que, pour caractériser les corps étudiés en chimie, c’est du côté des propriétés chimiques qu’on doit nécessairement se tourner ? — Mais les propriétés chimiques les plus courantes, action sur l’oxygène, action sur l’organisme d’un être vivant, ne sont pas les mêmes pour le phosphore rouge et pour le phosphore ordinaire. Il faut donc renoncer à parler de règle impérative. La définition du chimiste se justifiera, n’en doutons pas, par d’excellentes raisons, qui la feront dire naturelle jusqu’à un certain point, qui l’expliqueront, qui l’excuseront ; — mais, en tout cas, il restera évidemment une part déjà appréciable d’activité libre dans cette décision de l’esprit qui, choisissant quelques propriétés parmi une infinité de propriétés observables, forme ainsi la notion théorique du phosphore.

Le « construit » est encore cependant bien proche du « donné ». Mais passons au deuxième élément qui figure dans la loi énoncée. Que signifient ces mots : température de 44 degrés ? Qu’est-ce qu’un degré ? — Nous avons l’idée de température ; nous nous comprenons, sans qu’aucun commentaire soit utile, si nous disons cet objet est chaud, celui-ci est froid. Nous nous comprenons même encore si, comparant plusieurs impressions produites sur nos sens, nous déclarons, par exemple, qu’il fait plus chaud ici que là, aujourd’hui qu’hier. Mais tout cela est distinct de là notion, utilisée par le physicien, de la mesure précise de la température. En etfet, à nous fier à nos impressions naturelles, qu’est-ce que nous pourrions bien saisir sous ces mots température double ou triple d’une autre ? Le physicien nous dira que, pour donner un sens à ce langage, il substitue à nos sensations vagues et obscures un phénomène observable et mesurable avec précision, la dilatation d’une certaine masse de mercure enfermée dans un tube de verre portant son appareil dans la glace fondante, puis dans la vapeur d’eau bouillante, il marque sur le tube successivement 0 et 100 aux points où, dans ces circonstances, vient affleurer le mercure ; enfin il partage en cent parties égales l’intervalle qui sépare ces deux points, numérotant d’ailleurs les divisions 1, 2, 3… jusqu’à 99 et 100. Si le mercure affleure à la division 44, on dit que la température est de 44 degrés.

Cette fois, il est difficile de méconnaître tout ce qu’il y a d’arbitraire dans la construction du physicien la notion du degré, telle qu’elle en résulte, est une véritable création. Nous voyons en effet le savant décider librement : 1o que la température se mesurera par la dilatation d’un corps ; 2o que ce corps sera une colonne de mercure dans un tube de verre ; 3o que des variations égales de température correspondront à des déplacements égaux du niveau du mercure.

Que la dilatation des corps soit le plus courant et le plus facilement saisissable des phénomènes qui accompagnent la variation de la température que le mercure offre des garanties pratiques d’homogénéité, de pureté, que présenterait plus difficilement toute autre substance qu’enfin la proportionnalité soit la plus simple, la plus naturelle des relations par lesquelles on puisse songer à faire correspondre la variation de température et la variation de volume : tout cela est possible, mais ce sont pour les constructions du physicien des raisons justificatives et non pas nécessairement déterminantes. — Penserait-on en effet que le degré, tel qu’il est ainsi posé, va répondre étroitement et nécessairement dans la nature à quelque chose de constant ? Le physicien parle, il est vrai, de coefficient de dilatation des corps, de chaleur spécifique, etc., désignant ainsi certaines quantités fixes (quantités de volume, quantités de chaleur, etc.) qui entreraient en jeu pour une variation de température de 1 degré, et resteraient les mêmes pour le passage de 5 à 6 degrés ou de 90 à 91. Serait-ce que vraiment le savant serait tombé, dans cette création du degré de température, telle qu’il l’a, conçue, sur quelque entité naturelle, sur quelque fonction du donné qui dominerait une foule de relations entre les choses ? Il suffit d’ouvrir un traité de physique pour comprendre qu’il n’en est pas ainsi. Ces coefficients constants sont d’abord posés instinctivement par le savant qui, aujourd’hui comme au temps des Grecs, conçoit comme première loi de variation, comme loi naturelle, pour ainsi dire, celle qui s’exprime par la simple proportionnalité. Les degrés une fois construits, il semble que l’accroissement de volume d’une substance quelconque va se trouver double, pour une élévation thermométrique de 50 degrés, par exemple ; de ce qu’elle est pour une élévation de 25 en d’autres termes, il semble qu’on va pouvoir assigner à cette substance un coefficient constant donnant l’accroissement de volume pour une élévation thermométrique de 1 degré. Mais une observation rigoureuse montre bien vite que ce n’est là qu’une illusion qu’entre certaines limites on peut bien considérer les solides comme se dilatant en simple raison directe de la température, mais que ce n’est déjà plus vrai du tout pour les liquides. Les mêmes considérations s’offriraient pour la tentative de constituer un coefficient de chaleur spécifique à chaque substance. La notion du degré, telle que le physicien l’a créée, n’est pas nécessairement liée aux phénomènes naturels par quelque rapport absolu. Et ainsi toutes les fois que la température thermométrique entrera dans l’énoncé d’une loi physique, nous nous rappellerons que la forme de cette loi est due en partie à une création du savant, et que la forme eût été différente avec d’autres conventions pour la mesure de la température. — Que l’eau, par exemple, soit substituée au mercure la dilatation des solides qui était exprimée, au moins entre certaines limites, par la formule simple , sera donnée maintenant par une formule différente . Il n’y a rien ici de comparable à ce qui se passerait si, après avoir mesuré les longueurs avec le mètre, on avait envie de prendre le demi-mètre pour unité ; toutes les mesures seraient changées (elles seraient doublées), mais la forme d’une relation portant sur des longueurs ne serait pas altérée deux longueurs, dont l’une, par exemple, était trouvée d’abord triple de l’autre, continueraient à se montrer dans le même rapport. Au contraire, deux températures qui étaient l’une double de l’autre n’ont plus le même rapport quand le thermomètre à eau remplace le thermomètre à mercure.

Ainsi nous voyons déjà s’introduire, dans la loi étudiée, des éléments construits par l’esprit du savant, et se distinguant du donné de la façon la plus nette par leur caractère contingent et libre. Il y a là comme un second degré de subjectivité pour les choses sur lesquelles portent les lois de la science théorique. Le premier degré répondait à ce fait que toute science ne vise à expliquer, à connaître que des phénomènes ; au second degré, dont nous parlons, la science substitue aux phénomènes donnés eux-mêmes des éléments que dans une certaine mesure l’esprit construit librement.

TROISIÈME EXEMPLE

« Chaque planète décrit une ellipse dont le soleil occupe un foyer, et l’aire décrite par le rayon vecteur est proportionnelle au temps. »

Qu’est-ce d’abord que cette trajectoire elliptique dont il est question ? L’ellipse est une des lignes qu’ont définies et étudiées jadis les géomètres grecs. Leur tournure d’esprit les portait trop à associer le réel à l’idéal, à faire reposer toutes leurs conceptions sur un fond naturel pour qu’il soit permis de dire qu’ils se séparaient complètement de toute donnée concrète et sensible, quand ils parlaient de leurs lignes géométriques. Cependant, à la lecture d’Euclide ou d’Apollonius, on a le sentiment que si l’intuition ne perd pas complètement ses droits, et si sa lumière ne cesse d’éclairer la pensée du géomètre, celle-ci du moins porte essentiellement sur des notions quantitatives reliant quelques éléments irréductibles distances et angles. L’ellipse n’intervient pas dans les raisonnements du géomètre, pas plus qu’elle n’interviendra dans les calculs de Képler, par sa forme de ligne continue, ronde, plus ou moins aplatie, ayant un dedans et un dehors ;, elle intervient seulement par la propriété d’un quelconque de ses points, de former avec certains autres points une figure dont les éléments soient liés par une relation quantitative déterminée. La signification de la trajectoire elliptique dont il est question dans la loi de Képler est donc celle-ci : Pour toute position de la planète, si on envisage en même temps quelques autres points, parmi lesquels le soleil, de façon à obtenir une figure géométrique, on peut énoncer entre ses éléments la relation quantitative spéciale qui sert de définition aux points d’une ellipse et au foyer. — Faut-il voir dans cette formule qui sert de lieu à toutes les positions de la planète renonciation d’une chose naturellement donnée ? Il ressort d’abord de ces quelques indications que cette formule n’a de sens que par l’intermédiaire d’un certain langage, celui que constituent tous les postulats, définitions, concepts, qui sont à la base même de la géométrie, et sur lequel ce n’est pas ici le lieu d’insister. En second lieu, même si ce langage est accepté sans réserve, il est bien évident que la forme de la relation qui devra correspondre à une trajectoire dépendra essentiellement du choix des points auxquels on rapporte les positions de la planète. En parlant le même langage géométrique, et en essayant de rapporter les positions de la planète à la terre, prise comme premier point de repère, les anciens parvenaient aussi à rendre compte de toutes ces positions. Dira-t-on qu’il y avait quelque chose d’artificiel prendre pour point de repère un point variable tandis que du moins le soleil est fixe ? — Sans contester le progrès immense qui s’est trouvé effectué du jour où le système de Copernic a été substitué à celui de Ptolémée, il faut bien reconnaître pourtant avec les astronomes que l’immobilité du soleil n’est encore qu’une fiction, et qu’en somme le mouvement des planètes tel que nous le représentons aujourd’hui est toujours un mouvement relatif. Qui pourrait affirmer que dans quelques siècles ou quelques milliers d’années on ne songera pas à rapporter les positions des planètes à quelque autre point que le soleil, point fictif au besoin, répondant à une définition idéale ?

Mais ce n’est pas tout. Qu’est-ce donc que cette chose que nous appelons « la planète » ? Est-ce un élément donné ? — Il est trop évident d’abord que, pour s’adapter au langage géométrique, la masse de la planète doit se concentrer en un point. Certes cela ne présente pas de difficulté sérieuse à notre imagination et ce n’est pas pour si peu que nous parlerions d’une intervention active de l’esprit. Celle-ci devient plus manifeste si l’on songe que le point dont il s’agit ne s’offre nullement de lui-même : car ce serait une erreur de croire que la position de la planète est purement et simplement celle que nous montrons du doigt, si nous la voyons, — ou même celle qui nous sera donnée par une lunette, dont l’axe fixera une direction géométrique déterminée. Sans parler des systèmes de coordonnées établis par l’astronome sur la sphère céleste (analogues à la longitude et à la latitude terrestres) un nombre inimaginable de constructions plus ou moins compliquées sépare encore l’astronome du point donné, et entre par conséquent dans la définition du point qu’il y substitue.

Chacun des instruments que contient un observatoire a sa théorie propre, et d’abord on ne saurait en user que s’il se trouve dans des conditions normales, c’est-à-dire dans certaines conditions prescrites. Or, pour vérifier que telle lunette, mobile autour de son axe, est bien rigoureusement dans le plan méridien, — ou même que telle partie d’un appareil est horizontale, telle autre verticale, — on ne saurait dire combien de notions de toute espèce viennent s’accumuler. Quand enfin l’astronome croit pouvoir regarder à travers sa lunette, il ne peut pas de sitôt connaître la direction précise qu’on devra noter comme étant celle de l’astre observé. Il faut faire subir aux indications de l’instrument une foule de corrections, et les éléments qui interviennent dans ces corrections — température pression atmosphérique, densité de l’air, etc. — ne sont déterminés qu’à l’aide d’appareils et de procédés dont les moins savants, les moins éloignés du donné, sont peut-être ceux qui concernent la température, et dont il a été question à propos de l’exemple précédent. Il ne suffit pas d’ailleurs de savoir déterminer les quantités qui, par l’intermédiaire d’une série de constructions, serviront de mesure à ces éléments : il faut encore accepter un certain nombre de théories spéciales qui fourniront les formules de correction, liant ces quantités entre elles. Citons, par exemple, les formules relatives à la réfraction atmosphérique. Les rayons qui nous viennent des corps célestes ont à traverser notre atmosphère, c’est-à-dire une série de couches d’inégale densité de quelle façon doit-on en tenir compte ? On a pu, avec Cassini, substituer à notre atmosphère une atmosphère de densité moyenne, — supposer, avec Newton, les pressions proportionnelles aux densités, comme si la température était uniforme, — admettre simplement, avec Laplace, que les couches d’égale densité sont sphériques et concentriques, etc. À chaque hypothèse correspond une formule de correction plus ou moins compliquée. — Et enfin ce ne sont pas seulement les théories avouées, pour ainsi dire, les hypothèses nettement énoncées, les constructions savantes qui séparent l’observateur de la chose observée, ce sont encore parfois des conventions ou définitions presque inconscientes, auxquelles on ne songerait pas à s’arrêter. Ainsi, en fin de compte, quels que soient les instruments employés, de quelque façon qu’on ait redressé par des formules de correction la direction qui sera enregistrée comme celle de l’astre, on s’appuiera sur ce que la lumière se propage en ligne droite dans un milieu homogène et dans le vide. Or on sait bien que ce n’est pas là un fait expérimental démontré les phénomènes d’ombre, qui semblent en donner la preuve, outre qu’ils ne réalisent pas des conditions géométriques suffisamment rigoureuses (la source lumineuse n’étant pas un point), donnent lieu aussi à des phénomènes d’exception, comme ceux de diffraction, qui paraissent contredire le fait de la propagation rectiligne. Celle-ci est donc posée, non point comme vérité donnée, qui s’impose nécessairement, mais bien comme postulat fondamental de l’optique géométrique.

En résumé, le sens de la loi étudiée est jusqu’ici le suivant : Avec un certain choix de points de repère, et en adoptant le langage de la géométrie ordinaire, on peut soumettre à une certaine relation quantitative un point variable qui correspond — par l’intermédiaire d’une suite interminable de constructions — à la vue d’une planète.

La deuxième partie de la loi quia été prise pour exemple « l’aire décrite par le rayon vecteur est constante dans un même temps » va nous donner l’occasion de mettre en évidence une autre construction fondamentale, celle qui concerne la mesure du temps. Nous aurions pu en parler déjà à propos de la simple détermination des coordonnées ordinaires de la planète, nous l’avons réservée pour ne point trop compliquer.

L’idée du temps est donnée. Quelles qu’en soient l’origine et la signification, elle existe indissolublement dans notre pensée. Il en est de même de la notion de durée, d’intervalle de temps. Enfin nous nous ferons comprendre de tous en parlant d’un intervalle de temps plus ou moins long, en disant par exemple : cette chose a duré plus que telle autre, ou encore en disant, à propos de deux phénomènes distincts qui ont simultanément commencé et fini, qu’ils ont eu une durée égale. — Mais comment passer de là à la comparaison rigoureuse qu’exige une mesure exacte de durées consécutives ou séparées elles-mêmes par des intervalles de temps ? Comment parvenir à donner un sens à l’égalité de deux de ces durées, plus généralement à leur rapport numérique ? — Il est naturel ici, comme pour les températures, de substituer à une impression vague et non susceptible de détermination précise la considération de quelque mouvement dont les circonstances successives servent à fixer les durées. Soit. Mais encore quelles séries de circonstances prendra-t-on pour définir les durées égales ? — Des séries identiques, a-t-on peut-être envie de répondre. — Mais comment savoir jamais si des phénomènes qui se manifestent à nos yeux se produisent dans des conditions identiques ? S’agit-il de toutes conditions possibles ? Il y a dans cette totalité intégrale une chimère incompréhensible, à plus forte raison échappant à tout contrôle direct. Veut-on parler de quelques conditions essentielles, celles qui nous frappent le plus, qui semblent alors avoir une importance capitale par rapport aux autres ? Mais à quoi les reconnaître ? La science expérimentale est là pour nous apprendre que la suite des conditions qui nous apparaissent comme essentielles dans un phénomène quelconque se modifie sans cesse. Qu’on essaie de voir comme seule circonstance importante dans le phénomène de l’ébullition la température du liquide ; on ne tardera pas à connaître le rôle immense d’une circonstance nouvelle : la pression atmosphérique. — La variation de la pression d’une masse de gaz semblait à Mariotte ne dépendre que d’une condition appréciable : le volume ; la loi qu’il énonçait n’a cessé d’être remaniée et corrigée par l’introduction successive d’une suite d’éléments nouveaux. Bref, il faut renoncer à voir dans des phénomènes quelconques un nombre déterminé de circonstances naturelles nous permettant de reconnaître une identité absolue des phénomènes. Et nous sommes réduits par conséquent à faire un choix, et du mouvement auquel nous aurons recours pour fixer les durées, et des circonstances qui serviront à définir deux phases de ce mouvement de durée égale. Certes, personne ne niera que la rotation apparente de la sphère céleste ne nous fournisse le chronomètre le plus commode, si simplement nous décidons que les durées égales seront marquées par des rotations angulaires égales. Mais encore faut-il avouer que cette uniformité est posée par nous sous forme de définition fondamentale, — ce dont on n’a pas toujours eu suffisamment conscience. Sans parler de ceux qui prétendent parfois vérifier l’uniformité du mouvement diurne à l’aide d’appareils d’horlogerie (ils oublient qu’en fin de compte les horloges les plus rigoureuses, à savoir les horloges astronomiques, se règlent d’après les passages consécutifs d’une même étoile au méridien), Aug. Comte dit simplement, à propos de la mesure du temps « Il faut à cet égard reconnaître avant tout que le plus parfait de tous les chronomètres est le ciel lui-même par l’uniformité rigoureuse de son mouvement diurne apparent. » L’uniformité rigoureuse du mouvement diurne semble bien ici n’être pas posée par définition mais admise comme une réalité naturelle : cela rappelle les Grecs, et Platon en particulier nous racontant dans le Timée la naissance du temps, par suite de l’organisation des mouvements réguliers des astres. — L’Astronomie moderne nous laisse d’ailleurs entrevoir que, pour expliquer certaines inégalités des astres planétaires, et en particulier de la lune, il se pourrait qu’on apportât quelque correction au chronomètre parfait lui-même, en n’admettant plus l’égalité absolue des jours sidéraux.

QUATRIÈME EXEMPLE

« Chaque planète subit de la part du soleil une attraction dont l’intensité est inversement proportionnelle au carré de la distance.  » — Dans la période qui a séparé Kepler de Newton, la science a-t-elle découvert les forces dynamiques, les forces, principes naturels de mouvements, et la détermination exacte de leur direction, et la véritable mesure de leur intensité ? Sont-ce là des éléments donnés que les savants ont mis à jour ? Non, ce sont des constructions qu’ils ont achevé d’élaborer.

La notion de force qui est donnée, qui est aussi vieille que l’humanité, qui a son nom dans toutes les langues, est celle d’un effort, d’une pression, d’une impulsion, et se mesure assez naturellement par quelque effet statique, comme on dit, — par exemple, par la contraction imprimée à un ressort. Que l’on fasse correspondre une force ainsi entendue à la mise en mouvement d’un corps primitivement au repos, soit ; il semble bien qu’il n’y ait là que la consécration d’un fait courant. Mais quand on parle d’une force constante ou variable qui accompagne un mobile sur sa trajectoire, sans qu’il y ait aucune trace d’impulsion, de traction, de pression, de choc, qu’est-ce que cela signifie ?

Il faut d’abord, pour comprendre, connaître le principe d’inertie tel qu’il a été définitivement inscrit en tête de la dynamique rationnelle : « Si aucune force n’intervenait dans le mouvement d’un corps, ce mouvement serait rectiligne et uniforme. » Il en résulte qu’une force intervient dans un mouvement quelconque qui ne répond pas à la fois à ces deux conditions d’être rectiligne et uniforme, et en particulier par conséquent dans le mouvement de chaque planète. — Mais qu’est-ce donc que ce principe d’inertie ? Peut-on le déclarer évident a priori comme plusieurs savants semblent l’avoir fait ? Leur raisonnement se réduit à affirmer que, en l’absence d’aucune force extérieure, on ne voit aucune raison pour qu’un mouvement ne se continue pas dans la même direction et avec la même vitesse[2]. Il est peu d’affirmations qu’on ne parvienne à justifier de la sorte, et il, n’est pas besoin de beaucoup insister sur l’inanité de cette prétendue évidence. — Peut-être songera-t-on à invoquer les catégories, et l’obligation où est l’esprit d’accepter, comme une chose donnée, la nécessité de cette loi que tout changement a une cause. La force serait simplement la cause du changement de la vitesse, ce qui justifierait a priori le principe d’inertie. Mais qu’on y prenne garde la loi citée comme une nécessité donnée n’est en tout cas qu’un cadre qui s’adaptera à l’expérience et nous fera postuler une cause, partout où nous verrons un changement Or pourquoi se borner, pour parler de changement, à la considération de cette circonstance cinématique spéciale qu’on nomme la vitesse ? Ne peut-on dire qu’il y a changement du seul fait qu’un mobile se déplace dans l’espace, abstraction faite de sa vitesse, et invoquer ainsi une force produisant ce déplacement ? Même en l’absence de tout mouvement, ne pourrait-on voir un changement dans la seule différence des instants où nous envisageons un corps, et invoquer une force, quand le temps s’écoule, pour faire durer le repos ? La meilleure preuve que tout cela est possible au nom de la loi de causalité, c’est que toutes ces manières de penser ont été exprimées. Il faut donc renoncer à voir dans la force qui, par le principe d’inertie, correspond seulement à la variation d’un élément déterminé, la vitesse, une cause nécessairement exigée a priori.

Sera-t-elle donnée par l’observation ? L’expérience que l’on cite le plus volontiers à cet égard est celle d’une bille roulant sur une surface plane, et dont la vitesse diminue de moins en moins à mesure que l’on atténue la rugosité de la surface, c’est-à-dire dont le mouvement tend, semble-t-il, à devenir uniforme, quand la résistance tend à disparaître. — Mais qui permet de dire que cette résistance soit la seule force agissant dans ce phénomène ? Qui permet, plus généralement, dans une observation quelconque, d’énumérer les forces déterminées en présence desquelles on se trouve, puisqu’on veut dépasser, à propos des mouvements, la notion primitive de pression ou d’impulsion naturelle, directement vérifiable ; puisque, en d’autres termes, il est question de forces correspondant à des mouvements qui s’effectuent sans trace apparente d’aucun effet statique[3] ? Ainsi l’observation, pas plus qu’une raison a priori, ne nous obligera à considérer comme naturellement donnée la force que pose le principe d’inertie. Et celui-ci nous apparaît comme fixant, par définition, les circonstances précises où il sera question de force, à savoir tous les cas où un mouvement ne sera pas à la fois rectiligne et uniforme.

Comment ensuite se mesurera cette force ? Quelle direction et quelle intensité lui attribuera-t-on ? Les principes fondamentaux de la dynamique rationnelle équivalent sur ce point à l’affirmation suivante : 1o La force a la direction de l’accélération, c’est-à-dire d’une longueur géométrique qu’on sait construire en chaque point de la trajectoire d’un mobile, quand on connaît la loi cinématique du mouvement, et qui est en quelque façon l’image de la variation de la vitesse ;

2o La force est proportionnelle à la valeur de l’accélération.

Une démonstration mathématique établit que si, pour un mobile, la loi des aires est satisfaite relativement à un point central, l’accélération passe par ce point fixe ; donc les lois de Kepler permettent de dire « la force agissant sur chaque planète passe par le soleil ». — Enfin à la trajectoire elliptique correspond mathématiquement une accélération, et par suite, d’après les principes que l’on a posés, une force, inversement proportionnelle au carré de la distance. C’est ainsi que la loi que nous avons prise pour quatrième exemple se tire des lois de Kepler par traduction littérale, pour ainsi dire, — et à l’aide d’un dictionnaire que constituent les principes fondamentaux de la dynamique.

Insisterons-nous sur ce que, la force étant une fois posée par le principe d’inertie, sa direction et son intensité ne se trouvaient nullement déterminées ? La seule condition nécessaire désormais était que la force s’annulât en même temps que l’accélération, c’est-à-dire dans le cas du mouvement rectiligne et uniforme. Mais la proportionnalité de la force à l’accélération avec identité de direction, ne saurait être imposée ni par l’évidence a priori des principes qui y conduisent, ni par la portée démonstrative de telle ou telle expérience. Il y a là, en fin de compte, une définition nouvelle.

On sent ainsi, à mesure qu’on pénètre dans des domaines de plus en plus parfaits de la science théorique, s’accumuler les définitions, les concepts, s’accentuer par conséquent l’intervention créatrice de l’esprit. Celui-ci se laisse guider par le donné, mais ses constructions, si naturelles qu’elles puissent sembler, offrent en tout cas ce caractère qu’elles ne lui sont pas nécessairement imposées, et qu’au contraire il a le sentiment très net qu’il y apporte une certaine liberté de conception.

HYPOTHÈSES SCIENTIFIQUES

Ce qu’on nomme ainsi diffère-t-il essentiellement des lois étudiées jusqu’ici ? Si nous allons tout droit aux grandes hypothèses de la science rationnelle la plus parfaite, — à celle de l’éther et de ses ondulations, par exemple, faut-il déclarer que nous abordons un ordre d’idées absolument nouveau, et que nous sortons du domaine de la science positive ? Est-ce que l’apparence de construction, d’échafaudage plus ou moins chimérique qu’elles nous offrent d’une façon particulièrement accentuée, nous ferait une obligation de les rejeter hors de ce domaine ? La réponse n’est pas douteuse, après l’analyse que nous avons faite de quelques lois prises au cœur même de ce que tout le monde nomme la science positive. Les postulats, les concepts, les constructions, que nous avons signalés comme indispensables à la seule intelligence de ces lois, auraient tout aussi bien mérité le titre de chimères, si ce mot était réservé à tout ce qui n’est pas directement vérifiable, — et il ne saurait y avoir tout au plus qu’une différence de degré, quand on passe ensuite aux hypothèses peut-être sera-t-il juste de dire que la loi coordonne un groupe de phénomènes isolés, tandis que l’hypothèse coordonne un groupe de lois.

Quant à la nature exceptionnelle de l’hypothèse qui pourrait sembler liée à cette appellation elle-même, il suffira, pour faire disparaître toute illusion, de montrer qu’on peut parler d’hypothèses à propos de tous les concepts qui servent à formuler les lois. Revenons en effet sur quelques-uns des éléments qu’ont mis en évidence les précédentes analyses. Nous avons dit, à propos du phosphore (deuxième exemple), que le chimiste crée jusqu’à un certain point une notion, en déterminant lui-même le sens précis de la chose ainsi désignée ; — n’aurions-nous pas pu dire aussi bien qu’il fait une hypothèse, en ce sens qu’il admet comme réellement existant un corps qui répond à sa définition, et qui présente exactement la synthèse de propriétés énoncées ? — Les constructions thermométriques du physicien servent à définir ce qu’on entend par variations égales de température. Ne pourrait-on essayer de parler un langage plus réaliste et de dire le physicien suppose qu’aux déplacements égaux de la colonne mercurielle correspondent d’égales variations de température ? Il n’est certes pas commode d’expliquer le sens de ces derniers mots, d’un point de vue réaliste absolu ; mais pourtant les notions de température et de variation de température étant données, il est peut-être permis de s’élever a priori jusqu’à celle de variations égales, — idée assez vague d’ailleurs, puisqu’on y ferait abstraction de tout procédé de vérification. L’hypothèse consisterait alors en ce qu’on jugerait le thermomètre capable de fournir cette vérification. Si ce langage présente quelques difficultés, n’oublions pas qu’il a été à certains moments le guide même de la pensée du physicien, comme l’attestent ces notions dont nous avons parlé, coefficients de dilatation, chaleurs spécifiques, etc., posées d’abord tout naturellement comme si au degré thermométrique correspondaient des quantités constantes dans les divers ordres de phénomènes thermiques. — Au lieu de voir dans la direction rectiligne de certain rayon lumineux celle qui servira, par définition, à fixer la position d’un astre déterminé (troisième exemple), ne peut-on énoncer simplement cette hypothèse : « la lumière se propage en ligne droite dans un milieu homogène » ? — Dans le même exemple, il a été question du mouvement diurne comme servant de définition aux durées égales. Comme pour la mesure des températures, et avec des restrictions analogues, nous pourrions essayer de dire « par hypothèse, la rotation terrestre est uniforme ». — À propos enfin des notions fondamentales de la dynamique, il serait moins clair, mais acceptable à la rigueur (n’est-ce pas ainsi qu’on s’est exprimé jusque dans ces dernières années ?) de parler des hypothèses fondamentales de cette science : « on suppose, dirait-on par exemple, que si un point matériel en mouvement n’est soumis à aucune force, sa vitesse reste constante en grandeur et en direction » ; etc.

Ainsi les hypothèses de la science rationnelle n’ont aucun caractère essentiel par lequel elles se distinguent des lois ordinaires de cette science ; la ligne de démarcation qu’on voudrait parfois tracer entre celles-ci et celles-là devrait logiquement être reculée jusqu’à séparer le rationnel lui-même de l’empirique simple.

Un problème capital se pose maintenant. La science rationnelle utilisant les conceptions de l’esprit ne cesse de progresser, et d’expliquer de mieux en mieux les phénomènes naturels faut-il voir là une confirmation a posteriori de la réalité objective de ces conceptions ?

. Il est d’abord facile de reconnaître que certaines notions fondamentales — nous en avons cité quelques-unes dans les exemples analysés — échappent, par leur nature même, à toute possibilité de vérification, en ce sens que l’idée d’une vérification serait absolument inintelligible. Ainsi, à propos de la mesure des températures, de la mesure du temps, de la définition dynamique de la force, nous avons remarqué la difficulté que l’on trouve à parler un langage réaliste, à dire, par exemple, que le choix de la rotation terrestre pour la mesure du temps suppose cette rotation véritablement uniforme. Cette difficulté ne se change-t-elle pas en impossibilité radicale, dès qu’il est question d’une vérification effective ? Comment concevoir la vérification de l’uniformité de la rotation terrestre, en dehors de tout autre choix d’un mouvement premier auquel s’étende alors, sans être pour cela atténuée, l’impossibilité présente ? — Comment entendrait-on une vérification expérimentale de ce fait que les degrés du thermomètre correspondent à des variations égales de température, en dehors de tout autre procédé de mesure qui se prêterait aux mêmes réflexions ? — Comment, en dehors de la définition que déterminent les principes de la dynamique, c’est-à-dire sans accepter d’abord ce que l’on veut vérifier, et en dehors de toute autre définition déterminant cette chose qui se nommera la force, comment songer à trouver dans l’expérience la mesure réelle de cette force ? — À quoi donc attribuer les confirmations expérimentales des lois qui reposent sur de pareilles notions ? Mais sans doute il n’y a là que des faits d’induction courante, sauf qu’un langage spécial — celui qui se constitue à l’aide de ces notions — sert à traduire les phénomènes observés. L’ensemble des concepts que nous signalons ne cesse pas de rester entre le savant et les choses comme un intermédiaire commode que n’atteint pas la portée des confirmations expérimentales.

Et cela est si vrai qu’un changement apporté aux notions fondamentales dont il est question n’empêcherait ni de formuler les lois, ni de prévoir les phénomènes. Qu’au thermomètre à mercure on substitue le thermomètre à eau, on énoncera une loi nouvelle pour la dilatation des solides, loi qui, moins simple sans doute que la première, n’en permettra pas moins de synthétiser les observations passées ; et de prévoir, les observations à venir. De cet exemple si naïf, passons à cet autre, quelque peu plus savant, mais identique au fond. On sait que le mouvement annuel de la terre sur son orbite n’est pas uniforme : des arcs inégaux sont décrits en des temps égaux. Qu’on ait la fantaisie de changer de chronomètre fondamental et l’idée (étrange, sans doute, mais peu importe) d’appeler égales les durées correspondant à des arcs égaux décrits par la terre dans son mouvement annuel, de telle sorte que le mouvement diurne cesse d’être uniforme ; les aires ne seront plus proportionnelles aux temps, et par suite, sans qu’on modifie en rien les principes de la dynamique, la force qui agit sur chaque planète ne passera plus par le soleil. La loi d’attraction sera remplacée par une autre des complications sans nombre naîtront peut-être de ce changement, mais, une fois adopté, le nouveau langage — pourvu qu’on y reste fidèle donnera évidemment lieu aux mêmes vérifications expérimentales que l’ancien.

. — Ainsi il faut renoncer à voir un lien absolument étroit entre certaines notions de la science rationnelle et les confirmations qu’elle reçoit des faits observés ; et, si on tient compte de ce que ces notions la pénètrent de plus en plus profondément, à mesure qu’elle progresse et se perfectionne en théorie, cette remarque suffirait peut-être à trancher la question de la possibilité d’établir a posteriori le caractère objectivement nécessaire des conceptions scientifiques. — Mais cependant, n’y a-t-il pas dans telles de ces conceptions, dans celles particulièrement qu’on nomme des hypothèses, « un mélange de réalités et de chimères », comme disait Aug. Comte, c’est-à-dire pour nous un mélange de concepts échappant par leur nature à toute vérification, et de faits sinon directement connaissables, dur moins analogues à des phénomènes connus ? Ne semble-t-il pas alors qu’on puisse encore parler de vérité et de fausseté à propos de ces conceptions, et compter sur l’expérience, soit pour en établir la fausseté par quelque contradiction, soit pour en démontrer l’exactitude par une confirmation prolongée ? — Répondons aux deux questions ainsi posées.

. Une expérience contradictoire avec quelque conséquence logiquement déduite d’une hypothèse théorique prouve-t-elle la fausseté de cette hypothèse ?

Si on tient compte d’une part de tous les matériaux qui constituent l’hypothèse, — d’autre part de toutes les théories, de tous les postulats, de toutes les conventions, de toutes les notions qui entrent dans l’interprétation, dans la traduction d’une expérience tant soit peu savante (voir plus haut ce qui concerne une observation astronomique il en est de même de toute observation précise faite dans le laboratoire du physicien), on voit que la contradiction de quelque expérience avec l’hypothèse prouve simplement la nécessité de modifier l’un au moins des éléments de cet ensemble si complexe. Mais aucun d’eux n’est directement désigné ; et, en particulier l’idée maîtresse de l’hypothèse[4], celle qui la caractérise essentiellement, peut être maintenue aussi longtemps que l’on consentira à faire porter les corrections sur des éléments différents. C’est ainsi que l’hypothèse de l’émission, telle, par exemple, qu’elle était présentée par Biot, avec cette multitude de conventions accessoires que l’on sait, aurait pu, si on y avait absolument tenu, résister à la célèbre expérience de Foucault sur les vitesses comparées de la lumière dans l’air et dans l’eau. — C’est ainsi encore qu’une même expérience (de Wiener) a, pu être mise à la fois d’accord et en contradiction avec l’opinion de Fresnel sur le sens de la vibration dans les rayons polarisés, suivant la manière adoptée de définir et de mesurer, dans l’expérience, « l’intensité lumineuse ».

. — Une confirmation prolongée que les faits apportent à une hypothèse de la science rationnelle peut-elle devenir une preuve de sa vérité ? — Portons notre attention sur deux points essentiels. — α — Le nombre des faits nouveaux qui apportent une confirmation à l’hypothèse est beaucoup plus restreint qu’il ne paraît. — β — Quel que soit leur nombre, l’hypothèse qui les explique n’est pas seule à pouvoir le faire, elle est une des innombrables solutions d’un problème indéterminé.

α. — Une hypothèse a été formulée pour rendre compte de quelques lois générales régissant les phénomènes d’un ordre particulier. Ainsi l’hypothèse des ondulations de l’éther explique les lois générales de l’optique : réflexion, réfraction, interférence, polarisation. N’est-il pas de toute évidence qu’elle expliquera aussi, c’est-à-dire qu’elle permettra de traduire dans son propre langage, tout phénomène qui ne sera qu’une application à quelque cas particulier de ces lois générales ? En d’autres termes, tout ce qui rentrera dans ces lois générales rentrera par cela même dans l’hypothèse, sans qu’il soit permis de parler de confirmation nouvelle. Si le physicien s’est habitué à ne faire intervenir ces lois que sous la forme imagée de l’hypothèse, et si cela peut lui faire illusion au point que les conséquences des lois deviennent dans sa pensée des conséquences de l’hypothèse même, nous ne devons pas nous y tromper. Toute autre conception qui s’accorderait avec les faits généraux pourrait de la même manière être mise dans un rapport direct avec les faits particuliers qui en découlent. C’est ainsi que nous devons garder quelque circonspection à l’égard des prétendues preuves nouvelles que semble sans cesse apporter la science à telle ou telle hypothèse. Il y a quelques années, la photographie des couleurs est venue émerveiller le monde savant, et la découverte en a été d’autant plus remarquable, qu’elle avait été méthodiquement poursuivie. Les principes dont on l’a tirée ne sont autres que les lois générales de l’optique, et surtout la loi des interférences. Mais, présentée dans le langage des ondulations, qui s’adapte si bien d’ailleurs aux phénomènes d’interférences, cette découverte n’a-t-elle pas passé, aux yeux de bien des savants, pour une confirmation précieuse de l’existence de l’éther et de ses vibrations ?

β. — Le nombre des faits distincts, qu’une hypothèse relie entre eux par une explication synthétique, est donc généralement beaucoup plus restreint qu’il ne paraît. Mais, en tout cas, quel que soit ce nombre, combien d’autres conceptions ne pourrions-nous pas lui substituer, qui rendraient compte des mêmes faits ! Imaginez un système d’aiguilles, aussi nombreuses d’ailleurs qu’il vous plaira, se mouvant sur un disque de certaines façons plus ou moins bizarres, et donnant lieu en même temps à tels phénomènes que vous voudrez supposer : par exemple, les unes s’allongeront, les autres se raccourciront tout en se déplaçant, etc. Réunissez un millier de mécaniciens, et demandez-leur de trouver l’ingénieux mécanisme qui produit cet ensemble de phénomènes il y a bien des chances pour que vous avez mille réponses différentes, et pour qu’aucune ne soit celle qui se trouve réalisée par hypothèse.

Y a-t-il une différence entre cet exemple et celui d’un groupe de phénomènes, auxquels la science rationnelle cherche une explication ? Oui, il y en a une, mais elle n’est pas pour restreindre le nombre des solutions acceptables, bien au contraire. D’abord nous supposions, dans notre exemple, qu’un mécanisme déterminé existait, qu’il fallait trouver. Savons-nous si vraiment il existe, toute réalisée dans les choses, une des conceptions explicatives qui sont accessibles à notre pensée ? N’est-ce pas essayer de pénétrer l’absolu, et sortir du domaine du connaissable, que de se poser seulement une pareille question ? En second lieu, pour former une solution du problème que nous avons indiqué, il ne pouvait être question que d’éléments réalisables, analogues à ceux que nous avons couramment sous les yeux, ressorts, roues dentées, etc. Dans une hypothèse de la science théorique, il est permis de faire entrer des éléments qui s’éloignent démesurément de tout ce qui est connu, et dont la réalisation peut n’avoir aucun sens. C’est ainsi qu’on parle parfois sans sourciller d’un éther impondérable, d’atomes, etc. Dans ces conditions, comment ne pas sentir que l’indétermination du problème, qui pose la recherche d’Une hypothèse explicative, s’augmente prodigieusement ? — Comment a-t-on pu croire, pour es phénomènes lumineux, par exemple, que l’hésitation était seulement possible entre deux théories, celle de l’émission ou celle des ondulations de l’éther ? Maxwell en proposé une troisième, celle des mouvements tourbillonnaires. Combien d’autres pourraient encore se présenter à l’imagination des savants !

Stuart Mill a reconnu, lui aussi, qu’on ne peut parler de la vérité d’une hypothèse dès que d’autres peuvent lui être substituées, mais il a entrevu le cas où cette substitution deviendrait impossible, et où, seule, une conception proposée serait capable de rendre compte de certains phénomènes. À quel signe pourtant saura-t-on reconnaître qu’on se trouve dans ce cas ? L’exemple le plus caractéristique aux yeux de Stuart Mill semble être celui de l’attraction newtonienne, qui non seulement rend compte des lois de Kepler — dit-il en substance, — mais réciproquement est exigée par elles. Les analyses présentées plus haut permettent de comprendre à quel point cet exemple est peu convaincant. D’une part les lois de Kepler sont non pas des phénomènes simples, mais au contraire des faits complexes n’ayant de signification que par l’intermédiaire d’une série de théories, de définitions, de postulats et d’autre part le passage de ces lois à celle de Newton se fait, nous l’avons vu, par un choix de définitions qui seules rendent le nouveau langage exactement équivalent à l’ancien. On peut bien dire qu’avec les notions adoptées la forme de la loi de la gravitation est la seule qui convienne aux lois de Kepler, mais qu’il soit alors bien entendu qu’on ne vise en aucune façon la vérité objective de l’attraction newtonienne, et l’exemple de Stuart Mill perd toute son importance.

S’il faut renoncer à parler de la vérité d’une hypothèse, ne peut-il se faire cependant qu’elle reste définitivement acquise à la science ? — Oui, mais dans un sens spécial, et à la condition de devenir un langage commode pour traduire les faits généraux qu’elle expliquait. Autant vaudrait alors, pensera-t-on avec Auguste Comte, qu’on s’en débarrassât comme d’un revêtement inutile. Ce n’est pas cependant tout à fait équivalent. Un ensemble de notions auquel on s’est habitué (comme pour les ondulations de l’éther, par exemple) présente ce précieux avantage d’apporter commodément l’unité dans une série d’énoncés distincts. Quant au danger qu’offrirait ce langage de nous faire croire à des réalités chimériques cachées sous les mots, faut-il s’en préoccuper ? Qui songe encore, parmi les géomètres, à se priver d’expressions telles que l’action d’une force, l’attraction, la répulsion, etc., sous prétexte qu’il n’entre dans les équations que des symboles dépouillés de toute signification réaliste ? Rien n’empêche donc le langage des ondulations, par exemple, d’aider un jour à l’édification définitive de quelque chapitre nouveau de la science rationnelle, dont l’objet serait l’ensemble des phénomènes connus ou à venir se prêtant aisément à ce langage. Le chapitre se fermerait d’ailleurs pour laisser un autre s’ouvrir et se constituer par quelque autre théorie, aussitôt qu’un groupe de faits nouveaux se présenterait, dont l’adaptation à notre langage serait par trop compliquée. Et ainsi de suite, indéfiniment.

Dans cette succession illimitée de théories, n’avons-nous pas à craindre que pour maintenir leur accord avec les faits, il ne suffise pas toujours d’ajouter des conceptions nouvelles, et qu’il ne faille revenir parfois sur un des chapitres que l’on croyait définitivement constitués ? Où est l’assurance qu’un seul de ces chapitres puisse rester à l’abri de toute modification essentielle, même un des plus anciens comme la dynamique rationnelle, ou même comme la géométrie ? Un exemple en dira sur ce point plus long que tout commentaire. — Lobatchewsky a conçu, on le sait, une géométrie se déroulant à la manière de la géométrie ordinaire, mais ne reposant pas sur les mêmes axiomes fondamentaux. La somme des angles d’un triangle est, dans cette géométrie, inférieure à deux droits, et la différence avec deux droits est d’autant plus sensible que le triangle est plus grand. On s’est demandé si on ne pouvait pas mesurer les angles de quelque immense triangle dont les sommets seraient fournis par des points définis astronomiquement n’allait-on pas savoir enfin, en calculant la somme de ces angles, qui d’Euclide ou de Lobatchewsky a raison ? On n’a pas tenté une semblable expérience, et on a bien fait. Eût-elle conduit à un écart appréciable entre deux droits et la somme réelle, la seule conclusion permise eût été qu’il faut changer quelque chose à un ensemble de notions, dont font partie, il est vrai, les axiomes euclidiens, mais où se trouvent aussi une foule de théories, permettant seules de réaliser l’expérience et on eût tout changé dans ces théories, s’il l’avait fallu, plutôt que de toucher aux axiomes de notre vieille géométrie : en particulier, on eût plutôt renoncé au postulat de la propagation ; rectiligne de la lumière[5].

Ainsi la science rationnelle, en constituant les chapitres successifs, établit entre eux une sorte de hiérarchie, et les savants, par une convention tacite, conçoivent ces chapitres dans un ordre tel qu’une modification nécessaire doive porter sur l’un d’eux plutôt que sur aucun de ceux qui le précèdent. Si l’on tient compte alors de ce que l’échafaudage de la science théorique, en grandissant, s’élargit aussi démesurément, et de ce que les notions qui forment les éléments des dernières assises sont innombrables et prodigieusement complexes, on se représente comme très probable que toutes les corrections puissent de plus en plus porter sur ces éléments derniers, et que les théories formant les bases les plus anciennes de l’édifice soient à l’abri de toute contradiction. Au premier rang parmi celles-ci se trouve la géométrie. Ne peut-on dire que pour elle la probabilité se change en certitude, et le savant moderne n’a-t-il pas le droit de déclarer comme autrefois les Grecs (mais non dans le même sens) que les vérités géométriques sont éternelles ? — Un pas de plus dans ce retour aux premiers fondements de la science rationnelle nous amènerait à ce postulat qui nous a servi à donner la définition même de la science théorique, à savoir qu’il y a des relations constantes dans les choses ; — et, comme la géométrie elle-même devrait disparaître avant ce postulat, ne pouvons-nous dire qu’il apparaît à son tour comme capable de survivre à la science tout entière ?

Cette conception de la science rationnelle montre suffisamment le rôle de l’intervention active de l’esprit. Celle-ci n’apparaît pas seulement dans les conceptions qui se poursuivent sans cesse, elle se montre jusque dans le coefficient de certitude, pour ainsi parler, dont le savant affecte lui-même les parties successives de sa construction. Il est vrai qu’à voir ainsi les choses, il faut dépouiller la vérité rationnelle de sa signification réaliste, elle n’est plus que l’accord harmonieux d’un ensemble de conceptions. Mais où est le mal ? D’abord la science théorique se trouve par là rapprochée de certaines autres formes de la pensée, je veux dire de celles dont le caractère esthétique fait le charme. Ensuite et surtout la disparition de cet absolu qui restait encore dans la signification de la vérité rationnelle est au bénéfice même de la science : cela lui rend ses ailes. Qu’on juge par Auguste Comte et par la modestie excessive où il tombe sans cesse à l’égard des ressources de l’intelligence humaine — qui donc a pu parler des promesses exagérées du positivisme ? — de ce que peut sur un puissant esprit quelque reste d’attachement à l’absolu. D’ailleurs c’est à Auguste Comte lui-même que nous demanderons un témoignage à l’appui de notre thèse, en citant un mot profond, et qui aurait pu servir d’épigraphe à cette étude. Parlant de ce que nous assimilons couramment des arcs de trajectoire planétaire à des arcs de cercle ou même à des portions de droites, tout en sachant que cela ne répond pas à la vérité, il dit : « Nos ressources à cet égard sont bien plus étendues [que celles des Anciens], précisément parce que nous ne nous faisons aucune illusion sur la réalité de nos hypothèses, ce qui nous permet d’employer sans scrupule, en chaque cas, celle que nous jugeons la plus avantageuse. » S’il eût médité ces quelques mots, Auguste Comte n’aurait plus eu peur des chimères pour la science rationnelle.

G. Milhaud.
  1. Les cinq leçons dont je présente ici un résumé succinct ont formé une introduction à mon cours (1895-96), dont le titre général est La science positive et la philosophie de la connaissance et dont l’objet spécial est pour cette année l’étude de la géométrie grecque en elle-même et dans son rapport avec la pensée grecque. (Voir la leçon d’ouverture, Revue scientifique, 21 mars.)
  2. Euler, par exemple, dans ses Lettres à me princesse d’Allemagne.
  3. On pourrait dire que l’observation, dans quelques mouvements faciles à étudier, porterait précisément sur l’appréciation de certains effets statiques, que l’on provoquerait ; — mais cette appréciation, que l’on voudrait lier à celle de la force, varierait suivant la façon dont on s’y prendrait. Ainsi rien n’empêcherait de faire produire un effet statique très net, par quelque choc brusque, au mouvement d’un corps dont la vitesse serait constante en grandeur et en direction ce qui semblerait conduire à parler de force, quand le principe d’inertie s’y oppose.
  4. Voir sur ce point l’article si intéressant et si complet de M. Duhem : « Quelques réflexions au sujet de la physique expérimentale », Revue des questions scientifiques, juillet 1894.
  5. Cf. Poincaré, Revue des Sciences pures et appliquées, 15 décembre 1891.