La Scouine/III

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Édition Privée (p. 10-11).


III.



LES Deschamps avaient un grand verger et les bessonnes apportaient chaque jour à l’école deux belles grosses pommes rouges qui gonflaient de leurs formes rondes le sac en toile cirée accroché au mur. À l’heure du midi, elles les sortaient avec ostentation et les croquaient bruyamment de leurs grandes dents malpropres. Des regards d’envie restaient braqués un long temps sur Paulima et Caroline. Les deux fameuses au ton vermeil, à l’apparence si savoureuses, fascinaient tous ces petits êtres naturellement gourmands. Clarinda et François Potvin s’arrêtaient de manger leurs éternelles tartines à la compote de citrouille et, les yeux luisants, contemplaient les bessonnes, ces chanceuses qui, chaque jour de l’année pouvaient se régaler de la sorte.

— Jette pas l’trégnon. Danne-moé lé, quémandait parfois une compagne, succombant à la tentation.

Assez fréquemment, Paulima cédait la moitié de son fruit à une voisine pour corriger son thème, et alors, quelle fête pour celle-ci !

Eugénie Lecomte ne goûtait à une pomme que deux fois par année alors que ses parents allaient rendre visite à sa grand’mère maternelle, qui demeurait à dix lieues de là. Celle-ci n’avait que deux pommiers dans son jardin, mais elle n’oubliait jamais au départ de ses enfants de leur remettre quelques sauvageonnes pour sa filleule.

Le lendemain des Rois, après les vacances du jour de l’an, Eugénie vint à son tour à l’école avec une pomme. Bien souvent pendant la semaine, elle avait été tentée d’y mordre un peu, mais elle en avait été empêchée par une innocente vanité. Comme Paulima et Caroline, elle voulait se montrer devant les élèves avec une pomme. De bien grands combats s’étaient livrés en elle au sujet de cette friandise, mais après de longues hésitations, l’orgueil l’avait emporté sur la gourmandise.

Vingt fois pendant la classe, Eugénie pensa à la pomme à filets roses donnée par sa mémère.

Comme il y avait des visiteurs à la maison et qu’elles devaient prendre le repas en famille, les bessonnes n’avaient pas apporté leur dîner ce jour-là. Le dernier amen de la prière prononcé et le signe de croix à peine esquissé, Eugénie ouvrit son sac. Elle tenait sa pomme et elle éprouvait à la regarder une sensation exquise, inexprimable.

Pendant ce temps, les bessonnes mettaient leurs manteaux et nouaient les cordons de leurs capines de laine rouge. Paulima vit Eugénie avec sa pomme.

— Danne-moé z’en ane bouchée, demanda-t-elle.

Eugénie ne savait refuser. Avec un serrement de cœur, elle tendit le fruit. L’autre le prit et, insoucieuse, indifférente, sans plaisir peut-être, comme elle faisait chaque midi, elle croqua bruyamment puis, sans se retourner, sans rendre la pomme, elle marcha vers la porte, sortit, s’en alla…