La Scouine/X

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Édition Privée (p. 30-31).


X.



À SEIZE ans, la Scouine était une grande fille, ou plutôt un grand garçon. Elle avait en effet la carrure, la taille, la figure, l’expression, les gestes, les manières et la voix d’un homme. À cette période de sa vie se rattachait une aventure dont elle ne parlait jamais.

Son père et sa mère étant allés au village avec Charlot, l’avaient laissée comme gardienne à la maison. Au bout de quelques heures, elle s’ennuya d’être seule, et alla faire un tour chez son frère Raclor. Ce dernier était également sorti avec sa femme, et la Scouine ne trouva là que Facette, le garçon de ferme, en train de se barbifier, et un jeune homme du canal venu pour acheter une charge de foin. L’on badina pendant quelque temps et l’employé de Raclor finit de se raser. Farceur, l’étranger demanda à la Scouine si elle s’était déjà fait la barbe. Celle-ci répondit par un haussement de ses larges épaules, sur quoi, son interlocuteur ajouta que ce serait le bon temps, vu que les outils étaient prêts. Facette déclara à son tour qu’il était tout disposé à lui prêter son rasoir et le reste du fourniment. La Scouine remercia en riant. Alors, le jeune homme du canal, un type crânement déluré, lui proposa de la raser lui-même. Son copain applaudit à cette idée.

— On va te faire la barbe, dirent-ils.

La Scouine crut plus prudent de s’en aller, mais il était trop tard. Brusquement, le particulier du canal la saisit par les bras qu’il lui ramena derrière le dos. Il la tint ainsi immobile.

— Lâchez-moé !… lâchez-moé !… criait la Scouine, en essayant de se dégager.

Facette s’avança avec le blaireau tout savonné et l’approcha de la figure de la jeune fille.

— Lâchez-moé !… lâchez-moé !… hurla de nouveau la Scouine, en faisant un furieux effort pour s’échapper.

Elle était cependant solidement maintenue et le barbier improvisé commença à lui couvrir les joues et le menton d’une mousse blanche et tiède. Il lui en glissa dans le cou et les oreilles, et la Scouine, chatouillée, se mit à rire en poussant de petits cris.

— Tu vois bien que ça fait pas mal, dit celui qui avait eu cette inspiration.

Les deux garçons riaient aux éclats et de fait, le visage de la Scouine offrait un aspect fort réjouissant. Facette laissa là la savonnette et courut chercher un petit miroir accroché à la fenêtre.

— Comment te trouves-tu ? demanda-t-il en le tenant devant la Scouine.

— Lâchez-moé, fit-elle encore, et d’un brusque mouvement, elle s’échappa des mains des deux farceurs.

— Faut nous payer à c’te heure, déclara le gas venu pour acheter le foin.

Mais la Scouine qui s’était torché la figure avec un vieux rouleau sale, s’enfuit en toute hâte.

Toujours elle demeura muette sur cet incident, mais lorsqu’on parlait devant elle des gens du canal, elle soutenait que ce n’était qu’un tas de malappris et de polissons.