La Scouine/XII

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Édition Privée (p. 35-37).


XII.



L’ON traversait une mauvaise année. Le charbon avait effroyablement décimé les troupeaux et le blé était venu de si mauvaise qualité que, dans trente paroisse, les habitants mangeaient un pain lourd, fade, impossible à cuire, et qui filait comme une toile d’araignée lorsqu’on le rompait. Pour comble de malchance, la récolte avait été très mauvaise, et les fermiers allaient soucieux, jongleurs, la tête basse, voyant avec effroi arriver la date des paiements.

Pendant longtemps, le pays avait été empesté d’une odeur de charogne. Du sein des campagnes verdoyantes et des champs en fleurs, la puanteur s’élevait écœurante, insupportable. Elle assaillait les passants sur les routes et semblait vouloir empoisonner les légers nuages blancs qui glissaient là-haut. C’était à croire que la région était devenue un immense charnier, un amoncellement de pourriture et de corruption.

Et depuis quelque temps, une vieille voiture traînée par un vieux cheval allait par les chemins, arrêtant à chaque ferme. Elle était conduite par le Taon, garçon de seize ans, qui faisait le commerce des ferrailles, des os et des guenilles. En échange d’une pièce de ferblanterie ou deux, il obtenait la permission de ramasser les carcasses qui gisaient de tous côtés. Il les entassait dans sa charrette qui laissait après elle comme un sillage infect, une traînée de mortelle pestilence.

Et, toujours, il était suivi d’un petit chien noir aux yeux d’or qui trottinait aux côtés du chariot, se reposant à son ombre pendant les haltes en rongeant un bout d’ossement.

Au cours de ses tournées, le Taon s’était arrêté un soir chez les Deschamps. Il y avait soupé et passé la nuit. Comme il avait épuisé son maigre assortiment de marchandises et que son gousset était plutôt léger, il avait proposé à Charlot de lui donner son chien en paiement de son repas, de son gîte et d’un antique poêle en fonte qui depuis des années rouillait sous la remise. Vite, le marché avait été conclu. Seulement, lorsque le Taon avait voulu repartir au matin, son butin dans sa chancelante guimbarde, sa rosse n’avait pu avancer et s’était abattue après quelques vains efforts. Furieux, le Taon avait frappé la bête avec acharnement, comme pour lui reprocher l’avoine qu’elle n’avait pas mangée, lui cinglant les oreilles de grands coups de fouet. L’animal n’avait pu se relever, et sentant son impuissance à se remettre debout, les jambes trop lourdes, engourdies, déjà mortes, il avait tourné la tête de côté et subissait les horions comme il aurait essuyé une averse. Il ne bougeait plus. Seuls, ses sabots de derrière battaient spasmodiquement la boue. Et finalement, il avait expiré sous le bâton et les jurements. Mais le Taon ne s’était pas arrêté là. Dans sa rage, il s’était attaqué au cadavre de la pauvre haridelle, lui démolissant les côtes de ses lourdes bottes.

À quelque temps de là, la foudre tomba sur un pommier à côté de l’habitation des Deschamps et le fendit en deux. Une semaine plus tard, Charlot se cassa une jambe en tombant du toit du hangar qu’il était à réparer. La Scouine prétendit alors que c’était les blasphèmes du Taon qui avaient attiré les malédictions de Dieu sur la maison. Même le chien qui venait du mécréant devint suspect à ses yeux et elle résolut de s’en défaire. Son sort fut vite décidé.

Un après-midi, elle le prit et alla le jeter dans un puits en arrière de la grange. L’animal plongea, puis revint à la surface et il se mit à nager, à nager désespérément. Il faisait le tour de cette cage qui devait être son tombeau, se frôlant contre les pierres de la maçonnerie, cherchant à s’accrocher à la paroi, tournant sans relâche dans le même cercle, la tête seulement hors de l’eau, et faisant entendre des jappements plaintifs. Peu à peu, le chien nagea moins rapidement. Il s’épuisait, mais il lançait toujours son petit jappement, un jappement plein d’effroi qui disait la peur de la mort et qui semblait être un appel désespéré. Et, dans la profondeur sombre du puits, ses yeux semblaient deux étoiles, ou deux cierges à la lumière vacillante.

Pendant plus d’une heure, la voix du chien s’entendit terriblement angoissante, plus faible, plus lointaine, semblait-il, puis elle se tut.

Et les étoiles d’or s’éteignirent, glissèrent à l’abîme.

Le corps s’enfonça dans l’eau.