La Scouine/XX

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Édition Privée (p. 65-68).


XX.



LES foins étaient commencés depuis un mois, mais par suite des pluies continuelles il n’y avait presque rien de fait nulle part. À quelques heures d’intervalle, les orages se succédaient après la courte apparition d’un soleil fantômal. Subitement, le ciel devenait noir, menaçant, et de gros nuages en forme de corbillards, se poursuivant à l’horizon, crevaient sur la campagne verte et plate, déversant sur elle des déluges d’eau qui la noyaient. Parfois, la pluie tombait interminablement pendant des journées entières, battant les fenêtres, où souvent un vieil habit bouchait un carreau cassé, et chantant sur les toits des maisons et des granges sa complainte monotone.

Et pendant les nuits sombres, sans étoiles, une petite note aiguë et désolée, d’une inexprimable tristesse, obsédante jusqu’à l’angoisse, le coassement des grenouilles, déchirait les ténèbres. En vain, celles-ci semblaient vouloir l’étouffer de leur bâillon humide et mou, la plainte, toujours renaissait, obstinée, douloureuse…

Dans les greniers, couchés sur leur paillasse ou une robe de carriole, les gars dormaient à poings fermés. Dans la journée, les pieds pataugeant dans une boue gluante, devenaient lourds, énormes. Avant d’entrer, on les essuyait sur une brassée de poysar déposée à côté du perron.

Tous les efforts des fermiers étaient paralysés et le découragement commençait à se faire sentir. Dans un moment de dépression, un homme s’était pendu. L’inutilité des labeurs, des durs travaux, apparaissait. Le curé et son vicaire ne pouvaient suffire à chanter toutes les grand’messes recommandées par les cultivateurs de la paroisse. Chaque dimanche, au prône, le vieux prêtre exhortait d’une voix navrée ses ouailles à la prière, afin de fléchir le Seigneur et d’obtenir un terme à ses rigueurs. Finalement, après quatre semaines d’orages et d’averses, le beau temps si ardemment désiré revint. Un soleil ardent chauffa la terre, mûrissant foins et grains. Bientôt, les faucheuses mécaniques firent entendre leur puissant ronflement. Du matin au soir, planait sur cette mer de verdure le sonore bourdonnement de l’essaim des machines de fer, semblable à celui d’une meule géante. La paix et le calme étaient comme brisés, hachés. Une fièvre de travail et d’activité animait tout le pays, le faisait vivre d’une vie intense. Il fallait se hâter.

Le vieux Deschamps avait loué deux aides, Bagon le Coupeur et l’Irlandaise, une vagabonde arrivée depuis quelque temps dans la région. C’était une grande femme de quarante ans, sèche et jaune, qui, aux jours de chômage, se saoulait abominablement au gin. Dure à la besogne autant qu’un homme, dont elle ne recevait que la moitié du salaire, elle était une vaillante ouvrière.

Deschamps coupait sans relâche, la Scouine râtelait, Bagon mettait le foin en veillottes, Charlot et l’Irlandaise faisaient le charroyage.

On était au vendredi.

Dans la grande chaleur, les hommes et les chevaux dégageaient une forte odeur de sueurs, un puissant relent d’animalité. Très incommodantes, les mouches piquaient avec un acharnement féroce.

Le midi ardent brûlait le sang.

De tous côtés, dans les champs, se dressait la masse des charretées de foin, et la stature du chargeur découpait sur le ciel bleu sa silhouette noire.

Bagon qui, depuis quelques minutes, prononçait des paroles inintelligibles, planta sa fourche dans le sol, et s’arrêta derrière une veillotte. Du haut de son voyage, l’Irlandaise l’aperçut, jouissant solitairement. Elle lui cria des obscénités, mais Bagon demeura sourd, tout secoué par son spasme.

Charlot et l’Irlandaise riaient très haut, et commentaient la chose avec des mots ignobles qui les troublaient eux-mêmes.

Il plut le lendemain, et l’Irlandaise, ayant reçu un peu d’argent, partit pour aller chercher un flacon de genièvre. Elle ne rentra qu’à la nuit noire, à moitié ivre.

Depuis le commencement des travaux, Charlot couchait sur le foin, dans la grange. Il dormait ce soir-là depuis un temps inappréciable, lorsqu’il fut soudain éveillé. C’était l’Irlandaise qui montait péniblement, en geignant, l’échelle conduisant sur la tasserie. Charlot crut qu’elle ne parviendrait jamais à arriver en haut. À un énergique juron, il comprit qu’elle avait manqué un échelon. Il se demanda si elle n’allait pas échapper prise et tomber dans la batterie. Après beaucoup d’efforts, l’Irlandaise mit finalement le pied sur le carré. D’une voix rauque et avinée, elle se mit à appeler :

— Charlot ! Charlot !

— Quoi ? demanda celui-ci.

Se dirigeant dans la direction de la voix, les jambes embarrassées dans le foin et trébuchant à chaque pas, l’Irlandaise arriva à Charlot. Elle s’affaissa près de lui, les jupes trempées et boueuses, l’haleine puant l’alcool. Attisée par le genièvre, elle flambait intérieurement, et Charlot éprouvait lui aussi des ardeurs étranges. Ses trente-cinq ans de vie continente, ses nuits toujours solitaires dans le vieux sofa jaune, allumaient à cette heure en ses entrailles de luxurieux et lancinants désirs. Cet homme qui jamais n’avait connu la femme, sentait sourdre en lui d’impérieux et hurlants appétits qu’il fallait assouvir. Toute la meute des rêves mauvais, des visions lubriques, l’assiégeait, l’envahissait.

Une solitude immense et des ténèbres profondes, épaisses comme celles qui durent exister avant la création du soleil et des autres mondes stellaires, enveloppaient les deux êtres. La pluie battait la couverture de la grange, chantant sa complainte monotone, et la sempiternelle et lugubre plainte des grenouilles s’entendait comme un appel désespéré.

Alors Charlot se rua.

Et le geste des races s’accomplit.

Ce fut sa seule aventure d’amour.