La Seconde Expédition de Rome

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LA SECONDE
EXPEDITION DE ROME

Le monde actuel est livré aux troubles et aux vertiges. Il vit entre toute sorte de conflagrations, de révolutions et d’incendies qui le menacent, qui peuvent le dévorer, le ruiner, le rajeunir peut-être, et, si lord Palmerston vivait encore, c’est bien aujourd’hui que sa verve narquoise pourrait montrer à la surface de l’Europe assez d’élémens combustibles pour allumer une demi-douzaine de guerres. — Que vous faut-il ? Guerres d’ambition et de prépondérance, guerres d’équilibre, guerres de nationalité et de race ou même guerres de religion, il n’y a que le choix ; mais assurément, de toutes les guerres, la plus imprévue, la plus étrange, la plus impossible, quoiqu’elle ait paru un moment inévitable, est celle qui eût fait de l’Italie et de la France deux sœurs ennemies en les appelant autour de Rome pour vider par les armes, en face du dôme de Saint-Pierre, une question toute morale que la force ne peut résoudre. La veille encore le monde semble vivre dans une somnolente quiétude sur toutes ces affaires de Rome, et ce n’est point certainement de ce côté qu’on s’attend à voir jaillir la première étincelle des grandes luttes. Le lendemain, Garibaldi s’élance de son île, rallie à son drapeau d’aventure des légions de volontaires, et court livrer un dernier assaut à la papauté temporelle. L’Italie hésite entre les engagemens qui la retiennent et un entraînement national qui la pousse en avant. Une armée française cingle de nouveau vers Civita-Vecchia pour aller reprendre sa faction au Vatican, tandis que les soldats italiens entrent de leur côté sur le territoire pontifical pour se replier bientôt devant la France, — et voilà la question romaine qui se relève tout à coup comme une énigme inquiétante avec toutes ses complications et ses impossibilités, ravivant toutes les passions religieuses et politiques, remuant l’Europe, rouvrant à l’improviste pour l’Italie l’ère des occupations étrangères, pour la France l’ère des interventions sans issue. C’est la phase de la convention du 15 septembre 1864 qui s’achève au milieu du bruit des armes, c’est la seconde expédition de Rome qui commence dix mois après la fin de la première et dans des conditions singulièrement aggravées : expédition malheureuse en effet, qui n’est ni la guerre ni la paix, qui ressemble moins à une campagne qu’à une échauffourée politique sans gloire et sans profit ; crise violente et aiguë qui, en soumettant à la plus redoutable épreuve la libérale alliance de deux nations faites pour marcher ensemble, laisse l’Italie humiliée et frémissante, la France étonnée et inquiète de se voir lancée de nouveau dans une entreprise où elle a déjà si peu réussi, la papauté accablée sous le poids d’une victoire plus apparente que réelle, la question romaine aussi vivante et plus obscure que jamais !

L’Europe a certes passé par bien des confusions et des contradictions depuis quelques années ; la révolution italienne est féconde en surprises et en coups de théâtre. Rien n’égale ce qui vient de se passer dans ce coin de terre papale, qui a été rougi d’un sang généreux, où se sont rencontrées un instant, sous des drapeaux différens, quatre armées dont le choc pouvait mettre le feu au monde. Et ce qu’il y a de caractéristique, d’attristant dans cette crise, c’est qu’elle n’a été vraiment l’œuvre d’aucune nécessité impérieuse. L’imprévoyance l’a préparée, les impatiences et les fautes l’ont précipitée, les passions, les susceptibilités, les malentendus l’ont envenimée, et une heure est venue où toutes les situations se sont trouvées faussées, où France et Italie, sans le vouloir, presque sans le savoir, se sont vues poussées à je ne sais quel conflit impossible par une sorte de fatalité, contre leurs traditions, contre leurs idées, contre leurs intérêts, contre toutes les vraies et saines inspirations de leur politique. Comment donc a pu éclater un déchirement si soudain et si profond ? comment s’est noué ce drame dont les personnages sont la France, le pape et l’Italie ? Et quel est enfin le dernier mot de cet imbroglio sanglant qui vient de retentir si bruyamment pour aller se perdre de nouveau dans les assoupissantes obscurités d’une négociation diplomatique ? Bien des causes intimes, accidentelles, frivoles, je le crains, ont pu sans doute à un certain moment précipiter et aggraver la crise ; il en est peut-être quelques-unes qui dominent toutes les autres et donnent à ce triste incident de la politique contemporaine une signification plus générale en le rattachant à toute une situation, à tout un ordre d’événemens.

C’est une vérité frappante qu’il y a une logique dans les fautes comme il y a une logique dans les prospérités. Supposez la France dans une de ces phases d’éclat et d’ascendant où elle s’est trouvée d’autres fois, tout ce qui est arrivé aurait pu être probablement évité. Si la politique française n’avait pas eu depuis quelques années de ces « journées pesantes, » de ces « angoisses patriotiques » dont on a fait le sincère aveu, si elle n’avait pas été obligée de se retirer du Mexique pour échapper à une guerre désastreuse avec les États-Unis, si elle n’avait pas été si cavalièrement évincée par la Russie dans ses négociations sur la Pologne, si dans l’affaire du Danemark elle n’avait pas vu périr un allié protégé pourtant, lui aussi, par toutes les signatures possibles, si aujourd’hui encore elle ne se trouvait pas en présence du traité de Prague, dont elle a négocié les préliminaires et dont l’exécution, laissée aux soins de la Prusse, deviendra ce qu’elle pourra, si tout cela n’était pas arrivé, la politique française, plus libre, plus maîtresse de ses résolutions, eût été sans doute moins pressée de voler de nouveau à Rome pour prendre une sorte de revanche, pour manifester un ascendant mis en doute. Et l’Italie elle-même, si elle n’eût pas vu les embarras de la France, les incertitudes de l’Europe, l’Italie n’eût point cédé à cette tentation périlleuse de saisir la fortune au passage. Elle n’eût pas cru distinguer une occasion favorable là où il n’y avait qu’un grand piège, elle eût été enfin plus patiente, plus prévoyante. Et, voilà justement la fatalité de cette situation où la France, pour enlever un succès du moment, pour faire acte d’influence et de force, a hasardé toute sa politique au risque de se démentir elle-même et peut-être de tomber dans des embarras nouveaux, — où l’Italie, pour aller plus vite au bout de ses destinées, a exposé tout ce qu’elle a fait, tout ce qu’elle a conquis depuis 1859.

Il y a une autre cause inhérente à la nature même des rapports de la France et de l’Italie. La vérité est que depuis huit ans ces rapports n’ont point eu ce caractère de netteté qu’ils devaient avoir. La France a un peu trop traité l’Italie comme une fantaisie, comme une décoration de sa politique, ou, si on l’aime mieux, comme un enfant gâté à qui on permet beaucoup, pourvu qu’il ne s’émancipe pas trop vite. Elle a vu dans cette nation italienne qu’elle venait d’affranchir moins une alliée à s’assurer, à laisser grandir dans son indépendance, qu’une cliente à demi subordonnée sur laquelle elle a gardé une sorte de haute surveillance. Elle n’a pas remarqué qu’en jouant perpétuellement avec ces mots d’intervention et de non-intervention, en se réservant pour elle-même ce qu’elle refusait aux autres, elle faisait tout ce qu’il fallait pour favoriser l’Italie dans son développement national, il est vrai, mais aussi pour la froisser et l’irriter en lui faisant sentir le poids visible ou invisible d’une autre pression étrangère. Et l’Italie à son tour, l’Italie secourue, protégée et secrètement froissée, a vu dans la France moins une alliée naturelle, à laquelle tout la rattachait, qu’un auxiliaire puissant à ménager parce qu’elle en avait besoin, mais dont elle aspirait à secouer le joug. Elle a été partagée entre le sentiment d’une nécessité et l’impatience d’échapper à une tutelle aussi incommode que bienveillante. Il en est résulté ce je ne sais quoi d’ambigu et d’équivoque qui s’est glissé dans les relations des deux peuples, qui a mis entre eux au lieu d’une entente virile toute sorte de subterfuges et de sous-entendus, et qui devait inévitablement aboutir à quelque catastrophe ou tout au moins à quelque malencontreux coup fourré. Le dernier mot de cette situation et de cette politique, c’est ce qui vient d’arriver. Rome a été le point de rencontre où toutes ces causes, agissant à la fois, ont produit cette bruyante explosion que j’oserai appeler toute négative, comme les causes qui l’ont produite, qui n’a eu d’autre effet que de montrer un des plus grands problèmes du monde moderne livré à la tyrannie de l’imprévu, des passions aventureuses et des accidens secondaires, — la France et l’Italie se lançant un peu au hasard dans une crise où elles savent bien comment elles sont entrées, mais d’où elles ne savent plus comment elles peuvent sortir.

Assurément, en dehors de ces causes qui auraient pu ne pas exister, cette terrible question de Rome n’aurait pas moins été toujours vivante et périlleuse, parce qu’elle a sa racine au plus profond des choses, et de toute façon elle devait éclater un jour ou l’autre. Ce ne sont pas les derniers événemens qui l’ont créée, ils l’ont à peine modifiée. Elle a sa raison d’être dans l’existence même de l’Italie nouvelle, et les esprits absolus dont ces événemens ont ravivé les espérances l’ont bien compris aussitôt. Ils sont allés trop vite et trop loin dans leurs désirs, au fond ils ne s’y sont pas trompés ; ils ont bien vu qu’une seconde expédition de Rome ne suffisait pas, qu’elle ne serait rien, si elle ne conduisait pas à la dissolution de l’unité italienne, que là était le vrai et unique moyen de porter un secours efficace au pouvoir temporel. Avec une Italie fractionnée, divisée, qui eût été non plus l’Italie, mais un assemblage d’états italiens, une souveraineté politique du pape était encore possible, quoique toujours difficile, au milieu des irrésistibles transformations du monde moderne. Le jour où l’Italie, effaçant ses vaines délimitations intérieures, s’est fondue et constituée en une seule nation, la question a été tranchée ; il n’y a plus eu de place pour un état pontifical dont l’existence n’a plus été qu’une fiction. On peut imaginer toute sorte de combinaisons pour laisser le pape à Rome, pour lui créer une souveraineté exceptionnelle, garantie de la liberté de sa puissance spirituelle. Ceci est bien possible. Admettre au sein de son unité une enclave absolument indépendante et hostile, un camp ennemi, une sorte de lieu d’asile ouvert à toutes les passions contraires, admettre que Rome cesse d’être une ville italienne pour revêtir je ne sais quelle nationalité abstraite et universelle, c’est ce que l’Italie ne pouvait et ne peut faire évidemment sans se trahir elle-même. L’Italie est condamnée à poursuivre l’abolition de la papauté temporelle tout aussi bien que le pape est condamné à poursuivre l’abolition de l’unité italienne. Il peut y avoir des nuances d’opinion, il n’y a pas de divergence essentielle sur ce point au-delà des Alpes. Modérés et exaltés vont au même but, nourrissent la même pensée, et c’est là le secret de ce qui est arrivé récemment. Un ministère est misérablement tombé sous le poids de l’orage qu’il avait amassé, un autre ministère s’est formé sous la présidence d’un homme que la veille encore M. l’évêque d’Orléans accablait de compromettans éloges, qu’il représentait presque comme le dernier des justes, comme une exception d’honneur, de bon sens et de modération en Italie. C’était en apparence un ministère conservateur succédant à un ministère révolutionnaire. Qu’est-il arrivé ? Le chef du nouveau cabinet sorti de cette effroyable crise, le général Ménabréa, a mis sans doute plus de formes dans son langage ; au fond, il a parlé comme tous ceux qui l’ont précédé, comme parleront ceux qui viendront après lui. Il est resté avec plus de tenue le porte-drapeau d’une politique qui ne peut changer, parce qu’elle est dans la force des choses aujourd’hui comme hier. C’est la lutte de deux principes, de deux droits opposés, lutte permanente, absolue, indépendante des accidens et des volontés personnelles, et c’est là ce que je me borne à indiquer ; mais il y a aussi ce que j’appellerai la génération actuelle, diplomatique, de la phase nouvelle où vient d’entrer cette lutte, de cette crise soudaine, imprévue, d’où a pu sortir une seconde expédition de Rome, et c’est ici qu’éclate la responsabilité des hommes, c’est ici que commence cette vaste confusion où la question principale a disparu dans le tourbillon des incidens secondaires, où la France, embarrassée, agitée, s’est laissé ramener, je le sais bien, dans une entreprise sans issue, et où l’Italie, il faut le dire, a été la première à mettre la France dans ces embarras en se précipitant elle-même tête baissée au-devant d’une humiliation qu’elle s’est attirée par ses fautes, par ses entraînemens, par le décousu de sa politique, par le vice d’une situation intérieure autant que par sa passion pour Rome.

La vérité est qu’elle n’a pas fait pour le moment une brillante rentrée dans le monde, cette terrible question romaine, qu’elle a été bien étrangement engagée et qu’elle a été conduite plus étrangement encore. A considérer la crise actuelle dans son origine immédiate, elle a sa source dans la convention du 15 septembre 1864, dans cette malheureuse convention qui vient de mourir d’impuissance, et qu’on aura bien de la peine à faire revivre. C’est là le point de départ, puisque c’est l’acte qui réglait les rapports de la France et de l’Italie vis-à-vis de Rome, puisque c’est l’exécution de cet acte qui a failli mettre les armes dans les mains des deux nations qui l’avaient signé. Je ne dis pas que ce fût une solution ni même un commencement de solution. Telle qu’elle était, la convention du 15 septembre avait ses inconvéniens et ses avantages. L’inconvénient ou, si l’on veut, l’obligation grave pour l’Italie, c’est qu’elle s’engageait à respecter, à faire respecter le territoire qui restait au saint-siège, à soulager le gouvernement pontifical d’une partie de sa dette, à transporter sa capitale à Florence ; l’avantage, c’était la fin de l’occupation étrangère à Rome, l’application définitive du principe de non-intervention, l’exclusion des autres puissances catholiques de toute délibération relative aux affaires romaines. De part et d’autre, on semblait s’entendre pour laisser le saint-siège en face de lui-même, en face de sa situation et de ses embarras. Que même dans ces termes la convention du 15 septembre pût permettre toutes les interprétations, c’était trop évident ; elle ressemblait à un expédient, à une halte dans la confusion, à une trêve pleine de ces sous-entendus qui ont été malheureusement le péril des relations de la France et de l’Italie. On se retirait et on ne se retirait pas, on s’engageait et on ne s’engageait pas. Ce qui est certain, c’est qu’en transportant le siège de son gouvernement à Florence ! l’Italie n’abrogeait nullement l’acte du parlement qui avait proclamé Rome capitale, c’est qu’en s’engageant à respecter le territoire du pape elle ne s’interdisait pas ce qu’on appelait les moyens moraux, l’influence des forces morales, c’est qu’en traitant du présent elle réservait l’avenir. C’était l’interprétation soutenue dès le premier moment à Turin, contestée d’abord à Paris et définitivement admise jusqu’à un certain point, confirmée par une dépêche télégraphique expédiée au gouvernement italien après des explications contradictoires, échangées entre le ministre des affaires étrangères de France et le ministre d’Italie devant l’empereur Napoléon lui-même. « Si dans la chambre, disait M. Nigra, le gouvernement du roi se renferme dans les limites de ma dépêche du 15 septembre, complétée par ma dépêche du 30 octobre, il ne sera pas désavoué par le gouvernement impérial. » Et que disaient ces dépêches du 15 septembre et du 30 octobre ? Elles étaient justement la réserve aussi ferme qu’habile du droit national, des aspirations nationales de l’Italie. Ce n’était donc pas une solution, c’était une situation de fait créée provisoirement dans une pensée de paix. Après tout, à quoi s’engageaient simplement les Italiens ? A ne pas employer la force, et dans ces termes cette situation n’avait assurément rien de défavorable.

Elle n’était pas sans doute encore le dernier mot des espérances italiennes, dont elle semblait même ajourner la réalisation en plaçant Rome et le petit patrimoine de saint Pierre sous la sauvegarde d’une combinaison internationale. En réalité cependant, si la convention du 15 septembre avait un désavantage, ce n’était ni pour la France ni pour l’Italie ; c’était bien plutôt pour le saint-siège, qu’elle laissait en tête-à-tête avec lui-même, aux prises avec tous les embarras d’un gouvernement diminué, affaibli, privé de ressources. Que pouvait-il faire, ce pouvoir temporel ainsi réduit et soumis à une telle expérience ? S’il ne mourait pas subitement, il n’était pas bien sûr de vivre. Il était destiné à s’affaisser lentement. Le temps était contre lui, la force des choses était pour l’Italie, et si l’Italie avait déjà pour elle cette force des choses au moment où elle signait la convention du 15 septembre, elle l’avait bien plus encore lorsque l’annexion de Venise a eu définitivement complété l’unité italienne, lorsque la première occupation française a eu cessé à Rome. Dès lors ce n’était plus qu’une affaire de patience et d’habileté. Rien n’était plus simple que la politique à suivre pour les Italiens : ils n’avaient qu’à attendre, à se donner une administration qu’ils n’ont pas, à se créer des finances qu’ils ont encore moins, à développer toutes les forces du pays, à enfermer ce reste de pouvoir temporel dans le cercle magique d’une nation vivace, rajeunie, retrempée par la liberté, et en définitive à profiter des circonstances. Le résultat était infaillible. Je ne veux pas dire que cette politique n’ait été entrevue : elle l’a été au contraire par des esprits très fermes ; malheureusement elle n’a pu être pratiquée ni avec la fermeté ni avec la suite qui pouvaient la conduire à son victorieux dénoûment, et ce qu’on ne remarque pas, ce que je veux ajouter, c’est que les malheurs de cette convention de septembre, qui vient d’avoir une fin si tragique, ne sont pas seulement le résultat d’une question extérieure née subitement entre la France et l’Italie, ils tiennent à toute une situation intérieure, à une déviation véritable et assez récente de la politique italienne. Je m’explique : la convention du 15 septembre 1864 n’était pas uniquement en effet un acte international couvrant d’une garantie diplomatique une situation dont le dernier mot était laissé à l’avenir ; au point de vue intérieur, elle était l’expression d’une pensée, c’est que l’Italie, confiante dans l’influence contagieuse de ses idées et de ses institutions, n’attendait la réalisation définitive de ses destinées nationales, le complément de son unité, c’est-à-dire la réunion de Rome, que de l’action morale, de la liberté, en d’autres termes de la large application du principe de l’église libre dans l’état libre, et par là elle se rattachait à la politique qui a fait l’honneur et la force de la révolution italienne, à cette tradition féconde qu’inaugurait Cavour lorsque dans son libéral langage il disait au parlement : « Je rappellerai à l’appui de nos propositions qu’elles sont conformes à tout notre système. Nous croyons qu’on doit introduire le régime de la liberté dans toutes les parties de la société religieuse et civile. Nous voulons la liberté économique, nous voulons la liberté administrative, nous voulons la pleine et absolue liberté de conscience ; nous voulons toutes les libertés politiques compatibles avec le maintien de l’ordre public, et par cela même, comme conséquence de cet ordre de choses, nous croyons nécessaire à l’harmonie de l’édifice que nous voulons élever que le principe de la liberté soit appliqué aux rapports de l’église et de l’état. » C’est l’idée qui a été à l’origine l’inspiration de la révolution italienne, qui est restée dominante tant qu’il y a eu un parti libéral assez puissant pour la soutenir ; c’est par fidélité à cette tradition qu’à la fin de l’année dernière encore, au lendemain de l’annexion de Venise, le président du conseil, M. Ricasoli, se tournant désormais vers Rome, proposait au parlement de proclamer la liberté religieuse par la séparation définitive de l’église et de l’état.

Il y a, par malheur depuis quelque temps au-delà des Alpes deux choses également sensibles, également redoutables, et qui ont entre elles un intime lien : la première, c’est la neutralisation des forces politiques du pays par la décomposition de tous les partis, de toutes les opinions. Autrefois, au commencement de la révolution, il y avait des partis, il y en avait un surtout qui marchait avec son drapeau et son chef, et qui était le solide appui d’un gouvernement résolu. Aujourd’hui toute cette vie publique s’est pulvérisée, les partis décomposés errent à l’aventure sans lien et sans direction, et, à vrai dire, depuis quelques années il n’y a pas plus de gouvernement que de partis, Il y a des hommes qui passent au pouvoir rassemblés un peu au hasard, manquant d’autorité et d’ascendant pour suivre une politique, ayant le sentiment de leur propre faiblesse, se soutenant tant qu’il ne se trouve pas dans la chambre quelques groupes intéressés à se rapprocher pour renverser un ministère, et ces groupes eux-mêmes sont rapprochés moins par une opinion commune que par des ressentimens, des rivalités, des passions locales, des antipathies. Il y a des momens sans doute où le sentiment national se réveille et rassemble tous ces élémens incohérens en face d’un péril. Cet énervement de la vie publique n’est pas moins le mal profond de l’Italie depuis quelques années. D’un autre côté, justement à la faveur de cette confusion, l’idée de la liberté religieuse a perdu du terrain. Le mot est resté sur le drapeau, l’inspiration s’est amoindrie. Lorsqu’au mois d’avril dernier M. Ricasoli était obligé de quitter le ministère, il tombait sans doute pour plus d’une raison, pour l’inflexible hauteur de son caractère, pour avoir obtenu du roi un décret qui lui attribuait une sorte d’omnipotence sur ses collègues ; mais il tombait surtout parce qu’il avait présenté la loi proclamant la liberté religieuse, la séparation de l’église et de l’état ; il tombait pour avoir laissé rentrer les évêques dans leurs diocèses, pour avoir envoyé un négociateur à Rome, pour avoir pratiqué d’avance dans les affaires religieuses la liberté qu’il proposait au parlement de sanctionner ; il tombait enfin pour avoir pris au sérieux cette pensée que l’Italie, renonçant à la force, ne devait triompher dans la question romaine que par l’action morale, et c’est ce qui faisait immédiatement la faiblesse de son successeur, M. Rattazzi, porté au pouvoir par une sorte de réaction qui conduisait à une tout autre politique.

Rien ne donne mieux la mesure de cette étrange évolution de la politique italienne, de cette déviation, que les discussions parlementaires où s’agitaient, il y a quatre mois à peine, toutes ces questions. Un ancien ministre de la justice, M. Borgatti, le faisait remarquer avec autant d’élévation que de justesse en rappelant la séance de 1861 où, sous l’inspiration de Cavour, le principe de la liberté religieuse avait été proclamé. « Alors, disait-il, notre royaume naissait à peine ; nous n’avions pas été encore reconnus par toutes les puissances de l’Europe. Les conspirations de la cour de Rome, forte de l’appui de l’intervention étrangère, étaient d’autant plus périlleuses et redoutables. Eh bien ! voyez avec quel courage, avec quelle foi on parlait de la liberté de l’église, et on promettait de l’accorder pleine et entière aux applaudissemens de l’Europe ! Et aujourd’hui que nous sommes maîtres de nous-mêmes, que nous n’avons plus rien à craindre que de nos propres dissentimens et de nos incertitudes, on exhume des doctrines abandonnées, on se met l’esprit à la torture,… on en vient à croire que le droit commun ne suffit plus, que toutes les lois qu’on peut faire dans un pays libre ne suffisent pas pour sauver l’état des menées de la cour de Rome, que l’Italie est perdue, si on ne maintient pas les prérogatives du placet et de l’exequatur !… » M. Ricasoli lui-même, réduit à se justifier et revendiquant avec hauteur, selon sa coutume, la responsabilité de sa politique, caractérisait avec une force singulière cette situation où deux systèmes se trouvaient en présence, l’un tendant à la solution de la question romaine par l’action morale et la liberté, l’autre gardant son secret. « Excluant le cas qu’on puisse aller à Rome par la force, disait-il, nous avons cru qu’il fallait résoudre cette question par les moyens moraux et employer ceux-ci dans la mesure de l’opportunité. Il convenait au gouvernement du roi de pouvoir dire au monde catholique, soit par ses actes publics, soit dans ses relations diplomatiques : Vous n’avez aucune raison d’être en appréhension pour le pape ; ne voyez-vous pas comme nous traitons l’église ? En dégageant la question spirituelle, nous avons cru qu’avec le temps cela rendrait plus facile la solution de la question politique et civile. Par cette voie, nous pensions préserver de toute offense notre indépendance et notre dignité nationales. On enlevait à ceux qui parlaient au nom des intérêts catholiques le prétexte d’intervenir dans notre maison, et nous pouvions toujours leur répondre : Vous n’avez pas à entrer dans ces matières, nous pouvons et nous savons garder vos intérêts et les nôtres. Voilà notre pensée !… Si aujourd’hui on veut inaugurer un autre système, cela regarde ceux qui siègent sur ces bancs… » Et M. Ricasoli ajoutait d’un accent en vérité presque prophétique : « Messieurs, on peut me condamner ; mais prenez garde que l’avenir ne me donne raison !… » La gauche répondait alors : Non ! non ! Les faits ont parlé, et ont donné raison à M. Ricasoli.

Ainsi confusion des partis et des opinions conduisant à l’ambiguïté des situations, amoindrissement de l’idée de la liberté religieuse, c’est-à-dire de l’idée de l’action morale dans la politique italienne, et par cela même affaiblissement de l’autorité de la convention du 15 septembre liée à ce système, c’est là ce que je veux montrer, parce que là est en effet la clé de ce qui est arrivé. C’est la raison d’être de ces événemens qui n’eussent jamais été possibles, si l’Italie eût été conduite d’abord, si la politique libérale inaugurée par Cavour eût été maintenue ensuite avec une résolution virile. C’est la source complexe, obscure, mais réelle de cette crise, et le premier rôle revient incontestablement à deux hommes dont la rencontre n’est jamais d’un bon augure pour les affaires italiennes ni pour eux-mêmes, Garibaldi et M. Rattazzi, l’un le capitaine du peuple, se moquant parfaitement des moyens moraux et des combinaisons diplomatiques, l’autre arrivant au pouvoir pour ne rien faire, pour laisser tout faire ou pour finir par se jeter à la suite de ceux qu’il arrêtait la veille, en laissant l’Italie dans la plus effroyable épreuve.

Garibaldi est vaincu aujourd’hui, et il a le sort de tous les vaincus, il porte la peine de sa folle aventure. Il ne restera pas moins toujours Garibaldi, âme de feu, cœur de lion, tête puérile et vaine, personnification pittoresque du patriotisme italien, héros légendaire, l’homme enfin qui n’a qu’à frapper du pied le sol pour en faire jaillir des légions de volontaires, capable d’agrandir en un jour son pays et aussi de le perdre en un jour. Sa force est dans l’impulsion irréfléchie qui le fait ressembler à un boulet de canon et dans cette parfaite bonne foi avec laquelle il fait tout, même les choses ridicules aussi bien que les choses grandioses, allant en Sicile ou baptisant gravement des enfans sur son passage comme il faisait cet été, bravant la mitraille ou adressant tranquillement des circulaires aux représentans des puissances européennes pour leur signifier que le pape n’est rien à Rome, que seul il est l’autorité légitime. Son tort est de croire qu’il peut tout, de s’exagérer à lui-même, son rôle, et cela me fait souvenir d’un mot piquant de Cavour, qui prétendait que le vrai Garibaldi, c’était le roi, que l’autre n’était qu’un faux Garibaldi. — Cela veut dire que Garibaldi peut beaucoup quand il a le pays et le roi derrière lui, quand il ne va pas se heurter contre l’impossible. Alors il réussit, hors de là il échoue comme le plus vulgaire des révolutionnaires, et sa popularité peut à peine le sauver du naufrage. Ce qu’on peut le moins lui reprocher dans tous les cas, c’est de dissimuler, de conspirer dans l’ombre ; lui, il conspire tout haut, il ne laisse ignorer à personne où il va. Comment a-t-il été conduit à cette dernière entreprise ? Mon Dieu, ce n’est peut-être pas aussi compliqué qu’on le croit. Il n’est pas en vérité facile de tenir au repos un héros de ce genre, de le renvoyer à Caprera quand on n’en a plus besoin. Le fait est que Garibaldi n’était pas content de lui depuis sa campagne du Tyrol de l’an dernier ; il n’était pas accoutumé à cette guerre obscure contre des rochers et il se sentait presque déshonoré pour avoir fait si peu. Il se croyait tenu de se relever, et alors, avec cette candeur terrible de l’homme qui croit qu’on arrive toujours quand on part, il s’est dit qu’il fallait partir pour Rome. Il s’est mis à reprendre son rôle d’agitateur, à parcourir l’Italie, à organiser partout ces comités de secours, ces enrôlemens qui devaient lui donner encore une armée pour aller cette fois au Capitole. Cela a duré six mois, pendant lesquels on n’a pas toujours cru que ce fût bien sérieux. En réalité, il y a eu peut-être des momens où Garibaldi n’aurait pas voulu être aussi engagé, où il s’est presque laissé ébranler soit par les tiraillemens des comités insurrectionnels, soit par les conseils de beaucoup de ses amis qui s’efforçaient de le retenir, de lui faire entendre raison, soit enfin par les nouvelles qu’il recevait de Rome et qui n’étaient pas de nature à l’encourager. Il s’est laissé emporter par la passion, par son idée fixe, persuadé qu’encore une fois l’Italie marcherait à sa suite, que sa présence sur le territoire pontifical serait le signal d’une révolution à Rome, et c’est alors que la question s’aggravait tout à coup. Assurément, avec le plus vulgaire bon sens, Garibaldi aurait vu qu’on ne va pas à Rome comme on va à Marsala, qu’il plaçait son pays dans l’alternative de l’abandonner cruellement ou de le suivre follement ; mais, s’il eût raisonné ainsi, Garibaldi n’aurait pas été Garibaldi, et après tout il faisait son métier. La question est de savoir si le gouvernement italien faisait le sien en laissant croître une agitation qui pouvait finir par le dominer lui-même.

À vrai dire, cette agitation garibaldienne a eu plusieurs périodes. La première, qui n’avait rien de grave encore, va jusqu’à la chute de M. Ricasoli, au mois d’avril ; la seconde commence à l’avènement de M. Rattazzi, et c’est une chose étrange, quoique pourtant réelle, M. Rattazzi ne porte pas bonheur à l’Italie. Quand il arrive au pouvoir, il faut s’attendre à de l’imprévu et quelquefois à un imprévu sinistre, si bien que de plaisans observateurs le font figurer parmi les trois ou quatre grands jettaiori qu’on dit exister aujourd’hui en Europe. C’est lui qui au commencement de sa carrière, il y a dix-huit ans, conduisait le Piémont à Novare ; c’est lui qui paraissait au lendemain du grand mécompte de Villafranca ; c’est lui qui a fait Aspromonte ; c’est lui encore qui s’est trouvé là juste à point pour attirer à l’Italie le déboire d’une seconde occupation étrangère à Rome. Ce n’est pas que dans ces dernières affaires il eût une pensée d’hostilité contre l’alliance française, il passait au contraire pour un partisan de cette alliance, et même en Europe, en Allemagne, sa rentrée au pouvoir était considérée comme le symptôme d’une intelligence plus intime entre l’Italie et la France. Ce n’est pas qu’il eût de mauvais desseins prémédités contre la convention du 15 septembre, il montrait au contraire la plus ferme résolution de la maintenir et de la faire respecter. Malheureusement avec M. Rattazzi tout va à peu près à rebours, et, à défaut du mauvais œil, cela tient à la nature de son esprit, à la position qu’il se fait toujours. Ce n’est point un homme d’état ; c’est un légiste exercé, un orateur flexible et subtil, un tacticien habile, connaissant son parlement, croyant avoir tout fait quand il a esquivé une situation difficile, ayant l’art de se faire un appui des passions et des intérêts les plus divers, en éveillant des espérances qu’il est réduit à tromper périodiquement. Sa politique n’est pas de la politique, elle n’est pas plus de la droite que de la gauche, pas plus libérale que révolutionnaire : c’est une succession d’expédiens combinés avec une équivoque dextérité, et même ses résolutions en apparence les plus extrêmes sont encore des expédiens.

Lorsque M. Rattazzi remontait au pouvoir au mois d’avril dernier, toute la force de son ministère reposait sur une de ces combinaisons ambiguës. Il était partisan de la liberté religieuse, il le disait du moins, il l’avait dit encore peu auparavant dans un manifeste à ses électeurs d’Alexandrie, et il avait pour alliées les fractions de la chambre qui ont le plus de préjugés contre la liberté appliquée aux rapports de l’église et de l’état ; il se laissait imposer des ordres du jour qui n’avaient certes rien de libéral, mais qui avaient pour lui l’avantage de ressembler à un blâme de ses prédécesseurs. Il arrivait en proclamant l’intention de maintenir l’autorité de la convention de septembre, et sa position parlementaire dépendait de la gauche, qui ne respectait guère cette convention, des Piémontais, qui malheureusement en haine de Florence en sont venus à crier aussi haut que Garibaldi : Rome ou la mort ! De là ces ambiguïtés où s’émousse le sentiment des grandes situations, où tout se subordonne à une sécurité vulgaire et éphémère. Si M. Rattazzi eût été un homme d’état, s’il eût considéré d’un regard ferme et pénétrant la situation de l’Europe, de la France et de l’Italie, il eût compris que ce n’était pas le moment de tenter ou de laisser tenter des aventures, que la meilleure et la plus sûre des politiques était encore de s’en tenir à la tradition libérale de la révolution italienne, de s’attacher résolument, effectivement, quoique sans enthousiasme, à cette convention du 15 septembre, œuvre de transition qui ne compromettait rien, qui n’engageait rien, qui assurait à l’Italie la faveur des circonstances, le bénéfice de l’action du temps ; mais pour cela il fallait se hâter, ne pas laisser flotter l’esprit public, faire sentir au pays une direction, une volonté devant laquelle dût s’arrêter même l’impatience d’un homme à qui le patriotisme ne donnait pas le droit de se mettre au-dessus de tout, de jouer la destinée d’une nation. M. Rattazzi le pouvait d’autant mieux qu’à l’origine cette nouvelle agitation garibaldienne n’avait rien de profond ; elle n’est devenue sérieuse que parce qu’on a cru aux connivences du gouvernement et parce qu’on a cru aussi aux connivences du gouvernement avec d’autres politiques. Les Italiens, sauf les Piémontais peut-être et les têtes chaudes du parti de l’action, n’avaient pas cette fureur qu’on suppose de se jeter sur Rome à tout prix, ou du moins, s’ils voulaient toujours Rome italienne, s’ils ne cessaient d’avoir en vue l’abolition du pouvoir temporel, ils n’étaient pas aussi pressés que Garibaldi de monter au Capitole au risque de voir, le pape partir du Vatican ; ils sentaient vaguement le Ranger, et rien ne le prouve mieux que les efforts tentés par les membres de la gauche pour détourner Garibaldi de son entreprise. Si à la rigueur M. Rattazzi ne croyait plus pouvoir s’en tenir à la convention du 15 septembre, s’il jugeait cette convention insuffisante ou inexécutable, il fallait le dire ; il fallait se tourner vers la France, dégager diplomatiquement l’Italie, et sans violence, sans coups de tête, sans rien brusquer, poser de nouveau devant l’opinion cette insoluble question romaine en fixant la limite de ce qu’on voulait et de ce qu’on pouvait. Le pire de tous les systèmes était de ruser, de jouer avec le feu, de nier cette agitation qu’on laissait grandir, et de croire immobiliser d’un côté la France par des déclarations multipliées, de l’autre Garibaldi par l’influence de ses amis, en se réservant à soi-même au surplus je ne sais quelle résolution mystérieuse en face de l’inconnu.

Jusqu’à un certain moment cependant, jusque vers le mois d’août, rien ne semblait compromis, et par une circonstance singulière le cabinet de Florence venait même d’obtenir une certaine satisfaction sur un point où la France avait été la première à donner des armes contre elle en traitant légèrement la convention du 15 septembre. Lorsque la France s’était engagée à quitter Rome et l’avait quittée en effet, ce n’était pas pour y rester par un subterfuge. C’est pourtant ce qu’elle avait paru faire en mettant à la disposition du saint-siège cette légion qui s’est appelée la légion d’Antibes ; c’était à nous de discuter le degré de légalité d’un acte qui mettait au service d’un souverain étranger, ce souverain fût-il le pape, des soldats français, maintenus dans les cadres de l’armée française, et, avec la vigoureuse netteté d’un esprit aussi libéral que patriotique, M. Eugène Forcade n’y a pas manqué dès la première heure. Diplomatiquement, cette combinaison avait l’inconvénient de paraître continuer l’intervention sous une forme indirecte et atténuée. Ce caractère se révélait complètement cet été dans une mission confiée à un général français à Rome, et plus encore dans une lettre adressée par le maréchal Niel au chef de la légion d’Antibes. L’Italie avait demandé aussitôt des explications, et la France s’était arrêtée, prenant l’engagement, si je ne me trompe, de ne plus laisser subsister aucun lien entre la légion romaine et l’armée française. C’était assurément une concession prudente dans un moment où la France insistait et se disposait à insister plus vivement encore pour que le gouvernement italien fît respecter la convention du 15 septembre. Jusqu’à quel point était-elle sérieuse et efficace ? On ne sait plus que penser en voyant la mission du général Dumont atténuée, à peu près contestée, il y a quelques mois dans une note officielle, et aujourd’hui hautement avouée dans l’exposé des affaires de l’empire. Pour l’instant, ce n’était pas moins une satisfaction ou une apparence de satisfaction donnée à l’Italie, et cela prouve ce que je disais, que rien ne semblait compromis. La France continuait à signaler au gouvernement de Florence toutes les menées dirigées contre les états du pape ; M. Rattazzi continuait à protester qu’il voulait faire respecter la convention du 15 septembre, que toutes les mesures étaient prises, qu’une armée était aux frontières, prête à empêcher toute invasion, lorsque la question changeait tout à coup de face au mois de septembre. C’était le moment où Garibaldi, échappant à ses amis et ayant déjà poussé ses premières bandes sur le territoire pontifical, se décidait à aller lui-même prendre le commandement de la nouvelle expédition contre Rome.

M. Rattazzi commençait à se trouver dans une situation difficile au milieu de toutes les complications qu’il amassait autour de lui depuis trois mois, en présence d’une agitation populaire que son attitude énigmatique encourageait. Qu’allait-il faire ? Il n’y avait plus à hésiter à se réfugier dans des protestations platoniques de fidélité à la convention du 15 septembre, puisque l’invasion était de jour en jour plus flagrante. M. Rattazzi se décida pour l’arrestation de Garibaldi, qui déjà était à Asinalunga, assez près de la frontière pontificale, et, par un de ces jeux singuliers du hasard qui mêlent toujours un peu de comédie aux drames italiens, le préfet chargé de faire arrêter le chef qui partait en guerre contre le pape, ce préfet s’appelait Papa ! C’était après tout un très embarrassant prisonnier, que M. Rattazzi garda aussi peu que possible dans la citadelle d’Alexandrie et qu’il se hâta d’envoyer à Caprera, où il le fit garder par quelques navires, pensant ainsi tout concilier. M. Rattazzi avait fait un calcul ; il s’était dit que, puisque ses alliés de la gauche s’étaient employés autant qu’ils l’avaient pu pour retenir Garibaldi, ils n’en voudraient pas trop au ministère de l’arrêter plus efficacement. Sa méprise fut complète. Garibaldi était à peine arrêté, que les membres de la gauche protestaient publiquement contre cette mesure, réclamaient la convocation du parlement et se mettaient en rupture ouverte avec le ministère. S’il n’y avait pas un moment dans ces crises où tous les partis perdent le sang-froid et où la confusion devient complète, M. Rattazzi, en s’aliénant la gauche, aurait pu retrouver l’appui des modérés, et il l’espéra peut-être un instant. Pas du tout, les modérés, soit par entraînement, soit par antipathie contre le chef du ministère, se mettaient eux-mêmes à demander qu’on marchât en avant, qu’on tranchât la question par une occupation régulière de Rome, de sorte que M. Rattazzi se trouvait dans un isolement complet, séparé de la gauche, qui l’abandonnait, ayant peu d’espoir de rallier les modérés et se voyant débordé par une agitation qui, laissée à elle-même, prenait l’apparence d’une vraie fièvre.

C’est alors que germait dans l’esprit de M. Rattazzi une idée singulière. — Puisqu’on voulait aller à Rome, il irait le premier, et il trouvait naturellement les meilleures raisons pour colorer cet acte d’audace qui n’était après tout qu’un acte de faiblesse. Il n’était plus maître de la situation, disait-il, on ne pouvait plus détourner l’invasion ; un mouvement pouvait éclater d’un instant à l’autre à Rome et devenir un danger pour l’Italie, pour la monarchie. Il s’agissait seulement de savoir ce qu’en penserait la France, et M. Rattazzi, s’armant de tous les périls de cette situation nouvelle, fit effectivement demander au chef du gouvernement français ce qu’il ferait dans le cas où une révolution éclaterait à Rome et où l’armée italienne irait occuper la ville éternelle : à quoi le chef du gouvernement français répondit, je crois bien, qu’il fallait réfléchir, qu’il y avait insurrection et insurrection, qu’une révolution qui serait l’œuvre des Romains eux-mêmes et une révolution qui serait faite par les bandes de Garibaldi ou par des étrangers introduits à Rome pourraient provoquer des conduites très différentes, mais que dans tous les cas il ne ferait rien sans se concerter avec le gouvernement italien ou sans le prévenir. M. Rattazzi crut-il voir dans cette réponse une de ces paroles qui permettent tout, pourvu qu’on fasse vite ? Céda-t-il aux influences excitantes qui l’entouraient ? Ce qui est certain, c’est que rien ne le décourageait, et qu’il entrait dans une vraie fureur d’action sans se demander où il allait. Il a voulu récemment expliquer cette étrange évolution dans un récit inspiré par lui, et qui a paru en Italie sous le titre d’Une page de l’histoire contemporaine. « Ce fut alors, dit-on, que Rattazzi se décidait à changer de direction, et, en tirant profit d’une agitation qu’on ne pouvait plus songer à réprimer, à accomplir et assurer pour toujours le sort de la nation. Ses mesures furent prises aussitôt et bien prises… Tout était préparé, jusqu’aux convois qui devaient transporter nos soldats, jusqu’à la proclamation qui devait annoncer à l’Europe le grand fait en rassurant les consciences sur le traitement réservé au chef du catholicisme. Le jour et l’heure étaient fixés ; tout était réglé, tout prêt en un mot ; mais au moment où il ne restait plus qu’à donner par le télégraphe le signal suprême, vint un contre-ordre. Qu’était-il arrivé ?… »

Ce qui était arrivé, je vais le dire. Les événemens s’étaient précipités : pendant que M. Rattazzi faisait des questions à Paris ou à Biarritz, le gouvernement français, voyant les bandes s’accroître dans les états pontificaux et le danger grandir, informé d’ailleurs de tout ce qui se préparait, le gouvernement français, dis-je, faisait ce qu’il avait promis : il prévenait le gouvernement italien que le moment était venu d’en finir, et, au cas où on ne ferait rien à Florence, il se tenait prêt à aviser lui-même par une intervention nouvelle. Voilà ce qui était arrivé entre le Ier et le 16 octobre, de telle façon que M. Rattazzi se trouvait avoir conduit l’Italie au seuil d’un conflit avec la France. Il ne persistait pas moins. Il se laissait tromper par une illusion et par un souvenir ; il se figurait que ce qui avait été heureusement accompli en 1860 par l’invasion de l’Ombrie et des Marches, il pouvait le renouveler sans rencontrer plus d’obstacles. Il oubliait d’abord qu’il n’était pas Cavour, et puis qu’on n’était plus en 1860. Il ne sentit la gravité de ce qui se passait que lorsqu’il fut prévenu, à n’en pouvoir douter, qu’il n’y avait plus à s’y méprendre, que l’intervention était décidée, que, si l’armée italienne allait à Rome, c’était la guerre, et la guerre, c’était peut-être une armée française à Florence au lieu d’un corps d’occupation à Civita-Vecchia et à Rome, c’était le péril de la dynastie et de l’unité italienne elle-même.

Et pour jouer cette étrange partie, sur quoi M. Rattazzi pouvait-il compter ? Il aurait trouvé des soldats, je n’en doute pas ; il n’est pas moins certain que ces forces imposantes dont il se vantait de pouvoir disposer se réduisaient à quelque 15,000 hommes placés sur la frontière pontificale, et que l’armée italienne n’était nullement prête à entrer dans une telle lutte. Un instant, à voir cet entrain dans le danger, on a cru que l’Italie avait au moins la Prusse derrière elle. C’eût été vrai plus tard sans doute, ce n’était pas vrai encore : l’Italie était seule. Voilà dans quelles conditions M. Rattazzi acceptait l’idée d’une guerre avec la France ! Quand il se vit en face de cette situation qu’on lui présentait en traits saisissans, il était personnellement trop engagé déjà pour reculer ; mais avant d’aller plus loin, avant de donner ce signal suprême dont il a parlé, il voulut en appeler une dernière fois au roi en lui offrant sa démission, pour lui laisser toute liberté. Je ne sais si Victor-Emmanuel s’y attendait ; il demanda quelques heures pour réfléchir. Au fond, dès le premier moment, il avait accepté cette démission dans sa pensée, et franchement il ne pouvait mieux faire.

Il est facile à un homme qui passe au pouvoir de sauver sa popularité en laissant son pays dans les plus menaçantes complications ; c’est en réalité ce que faisait M. Rattazzi, sans le vouloir, je veux le croire. Sa démission, quoique tardive, avait du moins l’avantage de marquer un temps d’arrêt dans la précipitation des choses, d’ouvrir une issue, et par le fait cette simple éventualité d’un nouveau cabinet dont le général Cialdini, appelé par le roi, paraissait devoir être le chef, cette éventualité, dis-je, suffisait pour suspendre le départ de l’expédition française qui attendait à Toulon. Pendant huit jours encore, on réussit à détourner l’intervention. Par malheur, là où il eût fallu un ministère dans les vingt-quatre heures pour rendre une attitude à l’Italie, c’était un interrègne qui s’ouvrait ; c’était une crise laborieuse durant laquelle le général Cialdini, esprit plus accoutumé à la guerre qu’aux combinaisons des partis, se perdait en efforts aussi infructueux que prolongés pour rassembler des hommes décidés à accepter avec lui la responsabilité d’une retraite ou d’une halte de la politique italienne. Le problème, n’était pas à la vérité facile à résoudre. Il s’agissait de ne pas donner à cette retraite un caractère trop pénible, de ménager le sentiment national et en même temps d’ôter à la France toute raison d’intervenir. D’autres que le général Cialdini y eussent échoué. Que résultait-il de cet interrègne ? Garibaldi profitait de la circonstance ; il s’évadait de Caprera, accourait à Florence et passionnait la foule par ses harangues enflammées. L’idée vint bien à quelques personnes de sang-froid que, puisqu’on avait arrêté Garibaldi une première fois, on pouvait l’arrêter une seconde fois ; mais quand on alla chez le général Cialdini, celui-ci se récusa parce qu’il n’était pas encore ministre ; quand on alla chez M. Rattazzi, le président du conseil démissionnaire objecta qu’il n’était plus ministre. Pendant ce temps, Garibaldi quittait triomphalement Florence par un train spécial que lui faisait préparer M. Crispi, et qui le conduisait à Terni.

Dès lors, dans cette éclipse de tout gouvernement, le destin de l’Italie s’accomplissait. L’apparition de Garibaldi sur le territoire pontifical appelait l’intervention française. Le dénoûment était facile à prévoir, dût-il être sanglant, et c’est en face de cet enchaînement de complications de jour en jour aggravées que naissait enfin un cabinet, non plus sous la direction du général Cialdini, mais sous la présidence du général Ménabréa, avec le concours de M. Gualterio. On l’a appelé un ministère de réaction : ce n’est pas cela ; c’est un ministère de sauvetage, venu pour réparer de sérieuses avaries, pour conduire un navire fort endommagé sans laisser périr la fortune de l’Italie, en faisant flotter encore au contraire le drapeau de la politique nationale. Là est le secret de ce qu’il a fait, de ses actes et de ses paroles. Je résume donc ce qui touche à l’origine et à la suite de cette crise. Au premier moment, M. Rattazzi multiplie les protestations de fidélité à la convention du 15 septembre, et laisse grandir une agitation dont il atténue sans cesse la gravité jusqu’à ce qu’il se déclare hors d’état de la maîtriser ; au dernier moment, il laisse de côté la convention, se met à la place de Garibaldi et conduit son pays au seuil du plus redoutable conflit. C’est la part de l’Italie. Quelle est la part de la France ?

C’est la fatalité de cette triste affaire d’être devenue pour toutes les politiques une source d’anomalies, de contradictions, — et la France elle-même n’y a point échappé. Elle n’a eu que l’apparence de la netteté dans une situation à peu près aussi fausse que celle de l’Italie, et c’est pour elle surtout qu’il y a dans cette dernière crise deux choses distinctes, la question même de la papauté temporelle et une question de dignité diplomatique. Ce qu’on peut dire au premier abord, c’est que l’Italie a eu le malheur, a commis la faute de provoquer la confusion de ces deux questions en mettant en jeu les susceptibilités diplomatiques de la France, en créant à la politique française un ennui et des embarras de plus. On peut le voir maintenant, ce n’est pas d’hier, c’est depuis le mois de janvier dernier et surtout depuis le mois d’avril que la diplomatie française tient le gouvernement italien en éveil, qu’elle lui fait sentir le danger. Ceci est tristement vrai, et, il faut le dire, si les hommes d’état italiens ne se sont pas tenus pour avertis, s’ils n’ont pas compris que la convention du 15 septembre avait en ce moment une valeur particulière comme signe d’une influence mise en doute sur d’autres points, ce n’est pas tout à fait la faute du gouvernement français. Ce qui est clair encore, c’est que la France avait la force, qu’elle en a usé, et que peut-être parce qu’elle avait la force, parce qu’elle s’est trouvée en mesure d’agir avec une promptitude foudroyante, elle a pu échapper à quelques-unes des conséquences qui pouvaient naître d’une intervention nouvelle. Elle a réussi en ce sens qu’elle n’a pas été poussée du premier coup aux extrémités où elle pouvait être conduite, qu’elle est allée à Rome sans y trouver la guerre qui pouvait y être, que les Italiens, après avoir commis une faute, n’y ont pas heureusement persisté, qu’enfin tout ce qu’on pouvait craindre n’est pas arrivé. Cela prouve-t-il que la France, provoquée si l’on veut, n’ait pas cédé de son côté à la plus périlleuse des tentations, qu’elle ne se soit pas jetée elle-même dans une grande aventure avec la chance de n’y rencontrer que de médiocres occasions de gloire pour ses armes et des déceptions nouvelles ou des hasards nouveaux pour sa politique ?

Quel est en définitive, quel peut être le caractère de cette seconde expédition de Rome ? Où tendait-elle ? que se proposait-elle ? Là est justement la question, là commence la confusion. Le premier danger était de paraître poursuivre un but en contradiction avec tout ce qu’on a fait, de se lancer dans une entreprise à laquelle les passions, l’imprévu, les accidens, pouvaient donner des significations très différentes, qui, par sa nature et par ses conséquences, pouvait changer subitement toutes les conditions de la politique française. A entendre ceux qui se sont jetés sur cette expédition de Rome comme sur une proie, et qui étaient intéressés en effet à y voir une dernière chance, une chance inespérée, il semble que la question est toujours entière, que cette souveraineté politique du saint-siège, pour laquelle ils ont bien le droit de se passionner, est encore une réalité toute-puissante, comme elle l’a été dans d’autres temps, et que la France n’a pu avoir d’autre pensée que de voler au secours du pouvoir temporel pour le raffermir sur ses bases. Il serait vraiment un peu tard pour la France ; si elle avait songé réellement, si elle pouvait songer à aller sauver le pouvoir temporel, elle aurait dû y penser plus tôt et ne pas attendre la fin. Si la papauté temporelle vient de passer vingt mauvaises années, si elle en est arrivée au point de détresse où elle est aujourd’hui, il me semble que c’est sous les yeux, un peu avec le concours, beaucoup avec la tolérance de la politique française que se sont accomplis tant d’événemens qui ont plus qu’à demi tranché le problème.

La France était bien là, je suppose, lorsque commençait en 1856, dans le congrès de Paris, cette sorte de mise en état de siège de la papauté temporelle. Elle n’était point sans doute étrangère à ces événemens de 1859, dont la première, l’irrésistible conséquence était la séparation de la Romagne, et c’était la politique française qui adressait, non plus aux Piémontais, mais à tous les Italiens, ces paroles retentissantes, faites pour leur tracer le chemin vers tout ce qui est arrivé : « La Providence favorise quelquefois les peuples en leur donnant l’occasion de grandir tout à coup ; mais c’est à condition qu’ils sachent en profiter. Profitez donc de la fortune qui s’offre à vous… Unissez-vous dans un seul but, l’affranchissement de votre pays. Organisez-vous militairement ; volez sous le drapeau du roi Victor-Emmanuel… » Lorsqu’en 1860 s’accomplissait l’invasion de l’Ombrie et des Marches, qui donc était à Rome, si ce n’est la France ? Elle a blâmé, je le veux, l’invasion, elle a dégagé sa responsabilité, et en définitive elle a renfermé son action dans un périmètre purement militaire, protégeant uniquement ce que l’ombre de son drapeau pouvait couvrir. Et ce congrès qui devait se réunir déjà, il y a sept ans, pour délibérer sur les affaires du saint-siège, qu’est-ce donc qui l’empêchait de se réunir, si ce n’est une brochure française ? Lord John Russell écrivait assez naïvement en ce temps-là : « Lorsque des brochures et des journaux qui sont censés reproduire les opinions du gouvernement français disent que l’autorité du pape doit être limitée à la ville de Rome, les populations de l’Ombrie et des Marches se soulèvent et organisent des soulèvemens contre le pape. » Quand la cour de Rome, se sentant à la fois trop protégée et pas assez suivant elle, voulait réclamer le secours des autres puissances catholiques, c’était bien la France qui s’y opposait sous prétexte qu’elle suffisait à la tâche, et je me borne à rappeler ces paroles du cardinal Antonelli allant droit à la politique française : « Relativement au but suprême (le rétablissement du patrimoine de l’église), le passé offre plusieurs souvenirs qui peuvent aplanir la voie. Le présent se compose de refus de secours efficaces. On oppose des difficultés à quiconque veut entreprendre l’œuvre. On impose des délais préjudiciables, on donne le conseil de se soumettre à des gens qu’on sait d’avance décidés à ne pas se soumettre : on propose des réformes que le saint-père a dû peser devant Dieu. On suggère l’avis d’abdiquer en partie à celui qui ne le peut en aucune manière. » Lorsqu’enfin l’Autriche et l’Espagne proposaient avec instance au gouvernement français de s’unir à lui « en vue d’assurer d’une manière définitive le maintien du pouvoir temporel, » c’était notre ministre des affaires étrangères qui répondait : « Je ne croirais pas utile de discuter ici, avec le développement nécessaire, le système d’après lequel les états du pape et la ville de Rome constitueraient, pour ainsi dire, une propriété de mainmorte affectée à la catholicité tout entière et placée, en vertu d’un droit qui n’est écrit nulle part, au-dessus des lois qui régissent les autres souverainetés. Je me borne simplement à rappeler que les traditions historiques les plus anciennes comme les plus récentes ne paraissent pas sanctionner cette doctrine….. » Et cette convention de septembre elle-même, à laquelle on se rattache comme à une dernière espérance, où l’on cherche une suprême garantie, on ne la jugeait pas ainsi au moment où elle était signée ; M. l’évêque d’Orléans, toujours le premier au combat, n’y trouvait pas la sauvegarde du pouvoir temporel ; il n’y voyait que le dernier mot d’une série d’événemens à travers lesquels on pouvait lire l’abandon de la papauté, et il s’écriait avec amertume : « J’ai vu la grande inspiration de la France s’affaiblir et s’épuiser. J’ai vu la garantie solennelle du droit devenir une protection provisoire, la protection du droit devenir une garde de la personne, la garde une simple escorte, l’escorte une faction aux portes de la maison et du jardin ; puis il m’a semblé que l’arme devenait pesante au bras qui la portait. J’ai suivi les jours, marqué les degrés, compté les heures. »

Ce que je veux montrer par cette tradition de faits et de commentaires, c’est qu’une seconde intervention dans la pensée de sauver le pouvoir temporel répondrait sans doute au vœu de ceux qui croient à la nécessité d’un pontificat politique, mais serait bien peu dans la donnée de tout ce qu’a fait et écrit la France depuis vingt ans ; c’est que ce mot de pouvoir temporel en est venu à prendre des sens très différens et à représenter des choses très diverses. Pour les uns, c’est toujours la vieille souveraineté pontificale avec tous ses droits, dans toute son intégrité, dans tout ce qu’elle a d’absolu ; pour les autres, c’est ce petit domaine baroque, c’est ce qui existe aujourd’hui sans retour sur le passé, avec la résignation aux faits accomplis. Il en est pour qui ce n’est plus que le Vatican et le potager. Au fond, disons le vrai, cette souveraineté temporelle qui se maintient encore dans la langue politique par la force de l’usage, cette souveraineté n’est plus qu’une fiction et ne représente plus rien de réel. Le mot survit, la chose a disparu ou disparaît tous les jours. Hors de cette intégrité absolue dont la restauration est la chimère des esprits extrêmes, est-ce que le pouvoir temporel, tel qu’il existe aujourd’hui, a la puissance de vivre ? Est-ce qu’il peut se suffire à lui-même ? Et surtout comprendriez-vous une guerre, presque une croisade, qu’on n’a pas faite pour un principe, pour une idée, quand il était temps encore, et qu’on entreprendrait aujourd’hui pour assurer au saint-siège la possession aussi précaire qu’insuffisante de Viterbe ou de Frosinone ? — Mais alors, direz-vous, pourquoi cette seconde expédition de Rome ? C’est là précisément que revient cette question de dignité diplomatique dont je parlais et qui la joué le premier rôle. L’exécution de la convention du 15 septembre est devenue en quelque sorte la pierre de touche d’une influence mise depuis quelques années à d’assez pénibles épreuves. En réalité, c’est au secours d’une signature trop ouvertement méconnue qu’on est allé, c’est l’autorité d’un engagement évident qu’on a voulu maintenir.

Je ne nie pas ces cruelles nécessités où se trouve quelquefois un pays de mettre sa parole sous la sauvegarde de ses armes. La politique française avait certainement le droit de ne pas laisser périr un titre entre ses mains. Il n’est pas moins vrai qu’en paraissant aller simplement dégager sa signature la France se plaçait dans la situation la plus fausse, et courait au-devant de dangers d’une bien autre nature. Je ne parle pas seulement de la guerre qui pouvait s’allumer et s’étendre en Europe en troublant toutes les alliances et en faisant passer notre drapeau dans un camp de réaction. Sans sortir de la question, en restant au-delà des Alpes, la France courait le risque de se démentir elle-même, d’aller défaire de ses propres mains ce qu’elle avait fait. Il est bien certain que, si les Italiens ne s’étaient pas arrêtés, tout pouvait changer. On peut faire des hypothèses qui n’ont été sans doute caressées nulle part, quoiqu’elles aient pu être entrevues. Supposez la guerre avec l’Italie sortant comme une fatalité de cette crise, nos vaisseaux bloquant Gênes et Livourne, une armée française allant à Florence, ou à Turin ou à Milan, pendant que quarante mille Espagnols auraient débarqué à Naples : alors, ce n’est pas moi qui parle, c’est un ministre de l’empire, M. Thouvenel, qui l’a dit, les ombres de trente mille de nos soldats morts pour l’Italie se seraient levées devant nous pour nous demander compte d’un sang versé avec une cruelle imprévoyance. C’était pourtant l’enjeu d’une seconde expédition de Rome. Une autre conséquence, et celle-là a éclaté immédiatement, c’était de réveiller toutes les passions, tous les fanatismes, de faire rentrer la religion dans la politique, car enfin c’est de religion qu’il s’agit ; c’est entre catholiques et libéraux que la question se débat, c’est par des considérations religieuses qu’on se prononce, et par un déplacement naturel, quoique singulier, la France dans cette confusion s’est trouvée avoir pour alliés accidentels ceux qui n’ont cessé de combattre sa politique au-delà des Alpes depuis dix ans, tandis qu’elle a contre elle ceux dont elle se rapproche le plus par l’essence de ses idées et de ses principes. C’est tout cela que risquait la politique française par une intervention nouvelle à Rome, et si l’imprévu n’a pas joué un plus grand rôle, c’est que la crise a marché vite, plus vite qu’on ne le croyait.

Il est vrai, Garibaldi a été vaincu comme il devait l’être ; il est passé du champ de bataille de Mentana dans une prison, pour revenir bientôt dans son île, où il est aujourd’hui ; l’Italie est rentrée dans ses limites après une promenade militaire sur le territoire du pape ; la France elle-même en est à parler déjà du rapatriement de ses troupes, et dans tous les cas elle commence à se replier sur Civita-Vecchia. La cour de Rome a retrouvé le calme. Il reste à savoir ce qu’a produit cette rapide et étonnante échauffourée, ce qu’elle a résolu, ce qu’elle laisse après elle. Elle n’a rien résolu, elle a produit un immense ébranlement, elle laisse après elle l’incohérence et le doute. L’Italie, la France, la papauté, en se retrouvant en présence, peuvent se demander où elles en sont réellement.

L’Italie sans doute sort la plus meurtrie de cette crise violente. Elle ressemble un peu à ceux qui ont été battus et qui ne sentent les coups qu’ils ont reçus que le lendemain ou quelques jours plus tard. Vaincue sans combat, humiliée par la faute de ceux qui l’ont conduite, elle est pour le moment tout entière à l’irritation de l’orgueil blessé, à l’animosité contre la France, au mécontentement d’elle-même et au sentiment d’un malaise profond, parce qu’en effet son état est des plus graves. Son crédit en Europe d’abord ne peut être des plus brillans ; il subit le contre-coup de tout ce qui vient d’arriver et passe par une légère éclipse. De toute façon, l’Italie se trouve dans la condition d’une puissance qui n’a pas pu ou n’a pas voulu tenir un engagement, et qui a besoin de se reconnaître pour rendre à sa parole une suffisante autorité. Au point de vue intérieur, les partis sont plus que jamais profondément divisés, et la monarchie elle-même n’est peut-être pas sans avoir souffert de cette cruelle mésaventure d’hier dont les opinions extrêmes peuvent se faire une arme envenimée. C’est une confusion complète de passions, d’irritations, d’antipathies, de rivalités locales, qui est assurément une épreuve pour l’unité. Financièrement, la situation n’est pas moins critique, et c’est un journal italien d’une certaine compétence dans ces matières qui écrivait, il y a quelques jours à peine : « Quoi qu’on en dise, nous sommes d’avis, et nous ne sommes pas les seuls de cette opinion, que la question vraiment grave, la question périlleuse, la question urgente est pour l’Italie non pas l’existence pour une année de plus ou de moins du pouvoir temporel du pape, mais bien la triste condition où se trouvent nos finances. L’épuisement croissant du trésor fait déjà sentir son influence sur toute la vie économique du pays. Notre commerce est arrêté, nos industries sont exténuées, la confiance publique est éteinte. Chaque famille, quelle que soit sa position financière, se senti dans le malaise et regarde avec crainte un avenir incertain. A l’extérieur, notre position, proclamée désespérée par les malveillans, est reconnue du moins très dangereuse par nos amis. Que cet état de choses se prolonge encore un peu, et la question financière, perdant le caractère économique, finira par se changer en question sociale. »

Voilà la situation où la dernière aventure laisse l’Italie, et je ne cherche pas à la dissimuler ; mais l’Italie a deux choses que rien ne remplace : elle a au fond une certaine vigueur de bon sens qui se retrouve aisément, et elle a par-dessus tout la liberté, qui guérit toutes les blessures. C’est une des plus oiseuses chimères de se figurer que le remède à une crise quelconque pour l’Italie peut se trouver dans les coups d’état, dans les dictatures opposées à ce qu’on appelle le débordement révolutionnaire. La liberté, quoique récente, s’est si promptement acclimatée au-delà des Alpes, elle est si bien entrée dans les mœurs, que personne ne peut songer à y toucher. Pour faire un coup d’état, il faudrait, ce me semble, un dictateur. Le dictateur, ce n’est pas sans doute ce roi qui ne demande qu’à aller chasser ou combattre quand il le faut, laissant ses ministres gouverner, le parlement délibérer, la presse discuter, la nation tout entière vivre comme elle l’entend, et au-dessous du roi, ce n’est pas plus le général Ménabréa que le général La Marmora, ou M. Rattazzi ou M. Ricasoli. Qu’on ne s’y trompe, pas en effet, ces distinctions qu’on imagine quelquefois entre un parti conservateur et un parti révolutionnaire sont une pure illusion, parce qu’au-delà des Alpes c’est tout le monde, à commencer par le roi, qui est révolutionnaire, c’est l’Italie nouvelle elle-même qui est la révolution vivante et permanente. La vérité est qu’au milieu de toutes ces divisions et ces confusions de partis il y a deux choses sur lesquelles cessent tous les dissentimens, — l’intégrité du programme national et l’inviolabilité des institutions libres. La réaction est un fantôme qu’on évoque quelquefois et auquel on ne croit guère. C’est par la liberté que l’Italie s’est fondée, c’est par la liberté qu’elle peut vivre, c’est par la liberté appliquée à la société religieuse comme à la société civile, selon le mot de Cavour, qu’elle peut arriver à résoudre les problèmes qui pèsent encore sur elle. Tout le reste n’aurait d’autre résultat que de conduire à des crises nouvelles. Quelle est après tout aujourd’hui la meilleure politique pour l’Italie ? Il n’y en a qu’une : ne pas se hâter, attendre, remettre vigoureusement la main à ses affaires intérieures, étouffer, si elle peut, toutes ces haines et ces animosités mauvaises conseillères qui sont la suite d’une déception, laisser à la force des choses le temps de reprendre son empire et de travailler pour elle, chercher enfin par tous les moyens à se guérir d’une cuisante blessure, à se rétablir de cette rude secousse dont les traces ne peuvent s’effacer si vite.

Ce que l’Italie a perdu, au moins pour un moment, dans ces derniers événemens, je le vois bien ; ce que la France a gagné, je ne le sais trop, et, si prompts qu’aient été ses succès, la politique française, il me semble, est la première à ne point s’exagérer l’éclat d’une campagne où elle n’a trouvé jusqu’ici d’autre avantage que d’essayer nos nouvelles armes de guerre sur les volontaires de Garibaldi. Sans doute la France a fait ce qu’elle a voulu en dégageant la signature qu’elle avait mise sur la convention du 15 septembre et en écartant du saint-siège le péril d’une agression violente. On peut dire que jusqu’ici tout a été pour le mieux dans la plus mauvaise des affaires. Et après ? C’est là que la question recommence et se relève tout entière ; c’est là que se montre de nouveau cette fatalité des situations fausses qui laissent après elles une traînée de difficultés, qui sont tout juste un peu plus embarrassantes le lendemain que la veille. Dans quelles conditions en effet reste la France ? Va-t-elle continuer jusqu’au bout et sans plus attendre ce rapatriement de nos soldats, qui a déjà commencé ? S’il en est ainsi, il est évident qu’elle a risqué beaucoup pour peu de chose, qu’elle a déployé une énergie bien disproportionnée avec le but réel qu’elle poursuivait, qu’elle va se retrouver en face de toutes ces espérances de restauration pontificale qu’elle a surexcitées sans avoir le dessein de les satisfaire. Elle montre, ce que je crois parfaitement vrai d’ailleurs, et ce que je disais, que dans tout cela elle est unie à l’Italie par les idées et par les principes ; elle n’est liée que par un accident de dignité et d’honneur diplomatique à la conservation du pouvoir temporel. C’est justement ce que M. de Falloux indiquait avec une pénétration alarmée dans une lettre récente : « Je l’avouerai, disait-il, j’ai toujours cru, je crois encore que, moitié par condescendance, moitié par ancienne sympathie, le gouvernement français est d’accord avec le gouvernement italien sur le fond même des questions ; il n’est en dissidence que sur les questions secondaires de procédés et de dates… C’est là ce qui, à mes yeux, constitue le vrai péril… » Pour en revenir là, ce n’était pas la peine de faire un si grand effort.

La France au contraire reste ra-t-elle à Rome ou tout au moins à Civita-Vecchia tant que dureront les périls du saint-siège ? Alors c’est une occupation nouvelle, indéfinie, succédant à la seconde expédition de Rome, continuant à peser sur nos rapports avec l’Italie, et le rôle de la France pourrait devenir véritablement assez triste. Si la France veut n’être plus qu’une sentinelle muette, immobile, s’abstenant désormais de toute opinion sur le gouvernement, temporel protégé par elle, il n’y a plus rien à dire ; c’est un rôle d’abnégation qui peut mener loin. Si elle veut se mêler d’avoir une opinion, de prêcher de nouveau la conciliation, la nécessité des réformes, alors elle se heurte inévitablement contre toutes les difficultés qu’elle a rencontrées autrefois, qui ont fini par lasser sa politique, et que notre ambassadeur, M. de La Valette, résumait dans ces mots significatifs : « Lorsque la France, il y a six mois à peine, a invité le saint-père à s’entendre avec elle en principe et sans en fixer les bases sur une transaction destinée à assurer son indépendance, ses ouvertures ont été repoussées par une fin de non-recevoir absolue. Sa sollicitude ne s’est point lassée. Le gouvernement de l’empereur vient de formuler et de soumettre au saint-siège les propositions les plus explicites. Chargé de les transmettre, je constate avec le même regret qu’elles ont eu le même sort. » Voilà la question qui reste indécise après la seconde expédition de Rome, laquelle place encore une fois la France dans l’alternative d’avoir beaucoup risqué pour rien, ou de subir la fatalité d’une seconde occupation plus compromettante encore que la première.

Et la papauté, cette papauté victorieuse, raffermie en apparence, elle n’est pas en réalité dans une condition bien meilleure. Elle a trop de finesse pour se fier beaucoup elle-même à cette fortune inattendue, pour ne pas sentir l’équivoque sur laquelle repose son apparente victoire. Elle a tenu ferme, à la vérité, pendant un mois avec son armée, et ce serait une iniquité bien vaine de ne pas reconnaître la courageuse ardeur de ces volontaires de la foi allant se heurter contre les volontaires du patriotisme. Si étrange que soit ce spectacle d’un pape gardé par des zouaves, ces zouaves ont fait leur devoir avec la vaillance de soldats sachant mourir pour leur cause ; mais enfin, s’il est une chose évidente, constatée, avérée, c’est que sans l’arrivée des soldats français ce dernier combat de Mentana, qui a fait évanouir l’invasion garibaldienne, risquait fort d’être une défaite pour les pontificaux. Si la France n’eût été là, cette petite armée du pape allait en s’épuisant ; bientôt elle eût à peine suffi à la garde de Rome et du Vatican : de telle sorte que ces événemens mêmes, en sauvant le pouvoir temporel d’une catastrophe soudaine, montrent une fois de plus qu’il est à la merci d’un secours étranger. Zouaves, légion d’Antibes, volontaires de tous les pays, intervention française, c’est toujours l’appui extérieur, et plus on multiplie les secours, plus on rend sensible ce fait sous lequel périt la souveraineté pontificale, cette impossibilité d’un pouvoir politique réduit à vivre de l’étranger et par l’étranger, ralliant autour de lui toutes les hostilités, devenant une cause permanente de déchirement pour la nation au sein de laquelle il est placé et, selon le mot récent d’un ecclésiastique de talent, un signe de contradiction pour le monde moderne. La seconde intervention française a rendu au pape le service de compléter cette démonstration.

D’ailleurs cette victoire même n’a rien changé politiquement ; elle laisse le saint-siège avec son territoire insuffisant, ses ressources bornées, ses finances délabrées et tout ce qui faisait dire au cardinal Antonelli, il y a deux ans, que l’état actuel de l’église était un corps artificiel et difforme ayant une tête démesurée et point de membres. Aujourd’hui comme hier, ce n’est plus un état, c’est un reste d’état trop grand pour un patrimoine, trop petit pour constituer une indépendance réelle. Les populations des provinces pontificales et surtout les Romains, dira-t-on, n’ont rien fait pour se soustraire à la domination du saint-siège ; ils ne se sont pas laissé ébranler par toutes les excitations révolutionnaires, ils sont restés calmes jusqu’au bout. — Cela ne prouve nullement, malgré tout ce qu’on peut dire, que les Romains veuillent rester séparés de l’Italie, qu’ils soient très attachés au pouvoir temporel ; cela prouve qu’à leurs yeux le problème est double, qu’en voulant être Italiens ils voudraient aussi voir Rome garder son prestige de ville universelle et le pape rester au Vatican ; cela prouve encore, si l’on veut, que Garibaldi et ses volontaires ne sont pas précisément les sauveurs de qui ils attendent l’accomplissement de leur destinée. C’est la signification véritable de l’attitude de cette population pendant la crise qui vient de passer sur elle comme un tourbillon. C’est l’exacte mesure de la fidélité des Romains au pouvoir temporel, fidélité toute négative, précaire, inerte, que l’occupation étrangère n’est pas faite pour échauffer et pour raffermir. Une intervention nouvelle, c’est un progrès de plus dans le travail de fusion entre Rome et l’Italie.

Somme toute, il est clair, je crois, que cette seconde expédition romaine, née fatalement peut-être d’une situation violente et fausse, n’a profité ni à la France ni à la papauté, tout en devenant la source d’une amertume profonde pour l’Italie. Elle n’a fait qu’accumuler les difficultés, exciter les haines, raviver les antagonismes. Il y a des momens où une conciliation directe, une transaction a été peut-être possible ; elle ne l’est plus guère aujourd’hui. Entre l’Italie et la papauté, une entente serait assez difficile ; entre la France et l’Italie, il n’y a plus de place sans doute pour quelque nouvelle convention de septembre. De ce côté on est allé jusqu’où on pouvait aller, on est arrivé en face de l’impossible. Et maintenant, cette solution qui ne peut naître d’un rapprochement direct de situations si tranchées, est-ce un congrès qui va la trouver ? Ce congrès qui ne s’est pas réuni en 1860 va-t-il être plus heureux aujourd’hui et découvrir le moyen d’apaiser une crise morale, religieuse, politique sur laquelle sept années de plus ont passé ? Je comprends l’intérêt qu’il y a pour la France à se soulager un peu du poids de toutes ces affaires de Rome, à partager, ainsi qu’on l’a dit, cette tâche avec les autres gouvernemens, comme aussi il ne serait pas trop surprenant que l’Europe se montrât un peu moins pressée de se saisir d’une question à laquelle elle est restée jusqu’ici étrangère, que la France a paru jalouse de garder sous sa protection, sous sa direction, en évinçant même ceux qui voulaient s’en mêler. Admettons cependant tous les embarras préliminaires écartés et le congrès réuni : ainsi voilà l’Angleterre protestante, la Prusse également protestante, la Russie gréco-orthodoxe ou schismatique, sans parler des puissances catholiques, cherchant ensemble ce qu’il faut de souveraineté temporelle, ce qu’il faut d’âmes et de territoire pour assurer l’indépendance spirituelle d’un pape, ayant à se prononcer entre l’Italie, revendiquant Rome au nom de la nationalité, et le saint-siège, revendiquant le patrimoine de l’église au nom du catholicisme, au nom de ce droit immuable que M. Thouvenel, parlant au nom de la France, déclarait n’avoir vu écrit nulle part ! L’œuvre est assurément nouvelle, aussi nouvelle qu’épineuse.

Il est facile dans un congrès de rétrécir ou d’élargir un état ordinaire qui subit indifféremment les fluctuations de la guerre ou d’une négociation. Ici il s’agit de bien autre chose ; il s’agit de fixer un minimum de souveraineté politique en vue d’une destination toute spirituelle ! Et, cette difficulté même résolue, que fera le congrès ? A quoi s’arrêtera-t-il ? Laissera-t-il la décision qu’il aura prise dépourvue de toute sanction ? Alors ce ne sera plus qu’une grande et vaine consultation diplomatique qui aura le sort de toutes les consultations, c’est-à-dire qu’on écoutera ou qu’on n’écoutera pas. Le congrès au contraire voudra-t-il aller plus loin en couvrant d’une sanction effective ses délibérations ? Alors c’est une intervention permanente et collective dans les démêlés de l’Italie et de la papauté. On entre dans un fourré obscur et inextricable. La diplomatie, peut-on faire remarquer, a une base toute simple, toute pratique, implicitement acceptée comme la condition première d’une délibération européenne, c’est la possession actuelle : soit ; mais comme il a été prouvé que cette possession ne suffit pas, qu’elle n’est qu’une embarrassante anomalie, il faut la modifier, l’étendre, la fortifier par des garanties nouvelles, et on se retrouve toujours en face des mêmes difficultés. La vérité est qu’avec ou sans congrès, au point où en sont les choses, il n’y a plus qu’une solution possible, ce serait celle qui en laissant s’accomplir ce qui est inévitable, en dehors de toute considération de territoire et de juridiction politique, assurerait à la papauté une situation exceptionnelle, une souveraineté d’un ordre particulier fondée sur des immunités universellement reconnues, ayant ses ressources propres et constituant une garantie de liberté au moins aussi réelle que ce qui existe aujourd’hui. Le pape ne sera point indépendant, dites-vous ; l’est-il davantage parce qu’il a ces quatre palmes de terre dont il parlait lui-même et qu’il ne peut défendre qu’avec l’appui d’une force étrangère ? Il aura du moins l’avantage dans cet ordre nouveau d’être complètement affranchi de toutes ces solidarités terrestres faites pour enchaîner, pour compromettre son autorité morale. Tout le reste n’est qu’une combinaison vaine. Et si je voulais résumer d’un mot ce qui se dégage de toute l’histoire contemporaine, surtout de la dernière crise, je dirais qu’il y a sans doute encore une question de Rome considérée comme résidence de la papauté, il y a la question des moyens les plus propres à garantir le libre exercice du pouvoir spirituel du saint-siège ; il n’y a plus à vrai dire de question de pouvoir temporel : le temporel a été emporté par le mouvement des choses, et le mouvement des choses ne le fera pas revivre.


CHARLES DE MAZADE.