La Seconde Lutte de Frédéric II et de Marie-Thérèse/04

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La Seconde Lutte de Frédéric II et de Marie-Thérèse
Revue des Deux Mondes3e période, tome 81 (p. 481-506).
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ETUDES DIPLOMATIQUES

LA SECONDE LUTTE DE FREDERIC II ET DE MARIE-THERESE, D'APRES DES DOCUMENS INEDITS.

IV.
CAPITULATION DE LA BAVIÈRE.[1]


I

La plus grande difficulté causée à la politique française par la mort inopinée de Charles VII était moins encore de lui trouver un successeur à la dignité impériale que de savoir quelle conduite tenir envers son fils Maximilien, le nouvel électeur de Bavière. La situation de ce jeune prince, devenu souverain à dix-huit ans, était pénible autant que périlleuse. A part la couronne du saint-empire, à laquelle son âge ne lui permettait guère d’aspirer, il héritait de toutes les prétentions que son père avait élevées sur la succession autrichienne, mais il héritait aussi de toutes les inimitiés et de tous les dangers qui en étaient la suite. A moins de démentir toutes les théories de droit public et privé dont Charles VII avait fait retentir les chancelleries d’Allemagne et d’Europe, à moins d’infliger sur une tombe à peine ouverte un désaveu éclatant à la mémoire paternelle, il ne pouvait guère se dispenser de défier Marie-Thérèse en réclamant, dès le premier jour, la qualité d’archiduc d’Autriche et de roi de Bohême, de représentant, en un mot, de tous les droits de la maison de Habsbourg. Mais ces orgueilleuses qualifications ne l’empêchaient pas de se trouver seul et dénué de toutes ressources personnelles en face de ses provinces ruinées et de son trésor mis à sec, pendant que les armées autrichiennes, campées sur le sol même de son patrimoine, menaçaient sa capitale tout ouverte. Pour leur tenir tête, il ne pouvait compter avec confiance ni sur sa propre armée en mauvais état et mal commandée, ni sur le petit corps de troupes françaises du marquis de Ségur, que la prudence obligeait à rester sur une stricte défensive. Nul espoir à fonder non plus, pour sortir de cet état précaire, ni sur la protection du cabinet de Versailles, qui était resté sourd aux derniers appels d’une voix mourante, ni sur le concours d’alliés qui avaient bien promis leur appui au chef de l’empire, dans l’intérêt commun du corps germanique, mais nullement à l’électeur de Bavière pour le soutien de ses revendications personnelles. C’était donc l’abandon et l’indigence aujourd’hui, peut-être demain la captivité ou l’exil. Quel trouble de telles perspectives ne devaient-elles pas jeter dans l’âme d’un enfant, et quelle fermeté précoce ne lui aurait-il pas fallu pour en supporter l’angoisse sans fléchir !

Ce n’était peut-être pas dans l’étourdissement du premier jour, alors qu’à l’émotion sincère de la douleur filiale se mêlait le charme secret que cause toujours une grandeur imprévue, que l’orphelin pouvait sentir toute l’étendue de son malheur ; mais il avait à ses côtés un confident, placé auprès de lui par son père lui-même, qui ne pouvait se faire la moindre illusion. C’était le ministre de France, Chavigny, à qui Charles, en mourant, avait remis le soin de la destinée de son fils, et qui n’ignorait pas combien il était loin d’être en mesure de répondre à cette confiance. Personne ne connaissait mieux que Chavigny à quel degré de gêne et presque de misère était réduit, sous tous les rapports, pécuniaires aussi bien que militaires, le gouvernement électoral, car il ne cessait depuis plus d’un au d’être l’intermédiaire des demandes de subsides de toute nature transmises par l’empereur et par son épouse pour subvenir à tous leurs besoins, même personnels et domestiques, et de la nature la plus intime ; et l’accueil fait à Versailles en dernier lieu à cette mendicité constante n’avait rien qui l’encourageât à en renouveler les instances.

De plus, Chavigny était l’inventeur, l’inspirateur, l’âme de l’union de Francfort ; c’était lui qui avait tenu la plume pour en rédiger l’acte définitif. Il ne pouvait ni penser lui-même, ni faire croire à personne que l’alliance dût survivre à la cessation de l’objet qui l’avait fait naître. C’était donc son œuvre si laborieusement élevée qui s’écroulait en quelque sorte sur sa tête ; le sol, en même temps, lui manquait sous les pas. Il se rendait compte, en effet (nous le savons par son propre aveu), du discrédit où était tombée en Bavière l’alliance française, et du désir ardent qu’éprouvait le pays tout entier, aussi bien la cour que le peuple, de se réconcilier, à quelque prix que ce fût, avec l’Autriche. Il lisait ce sentiment dans tous les regards, et, s’il eût été assez peu clairvoyant pour ne pas s’en apercevoir, une démarche éclatante, faite par le personnage de qui, peut-être, on devait le moins attendre une initiative pacifique, aurait suffi pour lui dessiller les yeux. Dès le lendemain même de la mort de l’empereur, c’était le commandant en chef des troupes impériales, le général Seckendorf, qui venait déposer son épée entre les mains du nouvel électeur, en déclarant qu’il ne pouvait plus porter les armes contre ses concitoyens, du moment qu’il s’agissait non de défendre l’empire contre des sujets rebelles, mais de commencer et de continuer une guerre civile[2].

Chavigny, homme de ressource et d’énergie, ne perdit pourtant pas contenance. Il sut user discrètement de l’autorité que lui donnaient sur le jeune prince sa réputation d’habileté, l’affection que le défunt lui avait témoignée jusqu’à la dernière heure, et le plaisir que la faiblesse et l’inexpérience éprouvent toujours à entendre une parole encourageante : — « Jetez-vous, lui dit-il avec plus de confiance qu’il n’en éprouvait peut-être lui-même au fond de l’âme, dans les bras du roi de France ; c’est lui qui va vous tenir lieu de père. » — Puis, devinant qu’il devait en coûter à l’orgueil d’un jeune homme qui avait grandi sur les marches du trône impérial d’être obligé à en descendre, il sut, sans lui faire aucune promesse précise, lui insinuer adroitement qu’on avait vu plus d’une fois dans l’histoire la vertu et le courage suppléer au nombre des années ; pour peu qu’il sût se conduire en homme et en prince, paraître à la tête de son armée, marcher avec elle au combat et peut-être à la victoire, aucune ambition, lui fit-il entendre, ne lui serait interdite. En attendant, pour lui faire adopter tout de suite une attitude décisive, il l’engagea à prendre, non pas le titre royal, qui aurait pu donner lieu à des difficultés d’étiquette avec les cours neutres ou même alliées, mais celui d’archiduc d’Autriche, tout aussi provoquant pour Marie-Thérèse. Ému par ses conseils et écrivant presque sous sa dictée, Maximilien se décida à adresser à Louis XV une lettre d’une tendresse filiale et presque enfantine. — « Ce jeune homme est une cire molle, disait en envoyant l’épître Chavigny, qui croyait s’être rendu maître de son esprit ; les maximes que son père lui a laissées sont pour lui la loi et les prophètes ; il s’ouvre à moi plus qu’à tout autre, il prendra le pli qu’on lui donnera. ». — Mais il ne manquait pas d’ajouter timidement qu’en récompense de ces bonnes dispositions et afin de les entretenir, quelques secours envoyés à temps pour éloigner des périls ou subvenir à des besoins pressans ne seraient pas superflus[3].

Avec les alliés de Francfort qui accouraient tous à lui, tout émus, les uns en personne, les autres par leurs envoyés et leurs correspondances, demandant ce qu’on allait faire d’eux, il ne montra pas moins de sang-froid et de fermeté. Si le but direct de l’alliance ne subsistait plus, leur disait-il, l’intérêt qui y avait donné naissance, le besoin de défendre l’indépendance du corps germanique contre l’arrogante prépondérance de l’Autriche, était plus pressant que jamais, à la veille d’une élection que Marie-Thérèse, campée avec ses troupes au centre de l’Allemagne et presque à la porte de Francfort, allait tenter sans doute d’enlever par la force pour en gratifier un étranger. L’union contractée pour la défense des droits de l’empereur, ne pouvait-on pas la maintenir ou la renouveler pour le soutien de la cause tout aussi sacrée de la liberté électorale ? « Si le maintien de la dignité impériale, écrivait-il dès le 31 janvier à l’un des confédérés, fait, il est vrai, un grand vide à la ligue de Francfort, manque-t-on d’objets aussi essentiels pour le remplir ? La liberté d’élection d’un empereur doit-elle être comptée pour rien, et verrons-nous tous, tant que nous sommes, la cour de Vienne et ses adhérens, aussi prostitués qu’ils le sont, faire un empereur à leur mode, et l’empire plus que jamais enchaîné dans la maison de Lorraine ? Si les alliés se démanchent, la France, qui peut, Dieu merci, se soutenir de son propre poids, saura bien se démêler des fusées qu’on lui a laissées : elle verra avec douleur ses alliés s’abandonner à une oppression visible ; elle n’aura pas à se reprocher de les avoir abandonnés. Me parlons donc plus, mes chers maîtres, de dissolution. Songeons plutôt à renouveler des conseils, des mesures et de nouveaux efforts, à nous resserrer par des liens plus étroits s’il le faut. Donnez au roi et à son conseil une quinzaine de jours, et je vous promets un plan ferme et tel qu’il pourra réunir les alliés[4]. »

Pendant que Chavigny, faisant tête ainsi au désarroi général, rassemblait son monde et remettait en ligne ses batteries, une manœuvre en sens contraire était tentée à Vienne avec autant d’activité et de résolution. La nouvelle de la mort de l’empereur y était à peine connue, que Marie-Thérèse, par l’intermédiaire du nonce du pape, faisait offrir la paix à sa tante l’impératrice. La proposition fut envoyée par elle le jour-même où, déjà prise des douleurs de l’enfantement, l’infatigable princesse attendait la naissance d’un sixième enfant, qui devait être son second fils. La communication dut arriver à Munich avant que l’impératrice, obligée par l’étiquette (et n’étant peut-être pas fâchée de l’être) de ne recevoir personne pendant les premiers jours de son deuil, eût pu donner audience au ministre de France. Marie-Thérèse comptait, et non sans raison, sur le désir que devait éprouver une mère d’assurer la sécurité des jours et du pouvoir de son fils, et une archiduchesse d’Autriche de rentrer en paix avec sa famille. Mais quand les conditions demandées, ou plutôt imposées, furent connues, la noble veuve resta consternée et osa à peine les faire connaître au jeune prince. Renonciation à toute prétention, soit à l’empire, soit à la moindre parcelle de la succession d’Autriche ; adhésion pure et simple à la pragmatique sanction ; promesse de la voix électorale de Bavière pour le grand-duc ; rupture immédiate de toute alliance avec la France ou avec la Prusse ; engagement de prendre part à la défense de la liberté germanique contre l’étranger : tel était l’ultimatum dicté par Marie-Thérèse, et dont les cours de Londres, de La Haye et même de Saxe, quand elles en eurent connaissance, cherchèrent vainement à faire adoucir la rigueur. A ce prix seulement, la reine offensée consentait à restituer les points qu’elle occupait encore dans l’électorat et à rendre à Maximilien la totalité de ses biens héréditaires, mais sans y ajouter un pouce de terre[5]. En attendant, les hostilités n’étaient pas suspendues, et si la soumission n’était pas faite à temps, l’envahissement de la Bavière, allait continuer et s’étendre, et la conquête deviendrait définitive. En réalité, ce n’était pas offrir la paix à un adversaire, mais bien la grâce à un coupable.

Une double partie était donc engagée : ici pour séduire et là pour intimider Maximilien, placé lui-même, pour son début dans la vie royale, entre deux voies contraires, comme le héros de la fable. Il s’agissait de savoir lequel des deux sentimens, de l’ambition ou de la peur, l’emporterait dans sa jeune âme, ou plutôt, des promesses de Chavigny ou des menaces de Marie-Thérèse lesquelles passeraient le plus tôt à l’exécution, et de quel côté les effets répondraient le mieux aux paroles.

Mais Marie-Thérèse était reine, unique et souveraine maîtresse de ses actions ; Chavigny n’était qu’un serviteur, écho très peu fidèle d’un monarque débile et d’un ministère partagé. Les lettres suppliantes qu’il avait fait écrire à l’électeur causèrent à Louis XV un instant d’émotion et firent une impression plus vive encore sur d’Argenson, très porté à mêler la sensibilité à la politique. Disposé d’ailleurs à croire à la sincérité des autres, parce qu’il avait conscience de la sienne, et surtout à celle de la jeunesse, qui était à ses yeux l’âge de la candeur et de l’innocence, le ministre ajouta une foi entière aux assurances de fidélité et de soumission dont Maximilien était prodigue : « Ce jeune homme est la droiture même, dit-il, et sa lettre est tout ce qu’on pouvait désirer. » — Mais cela dit, il se borna à donner en réponse quelques assurances vagues que le roi ne manquerait, de son côté, ni à ses devoirs, ni à ses promesses ; puis rien ne suivit, aucune mesure décisive ne fut adoptée, et du plan ferme que Chavigny promettait à ses alliés on n’aperçut pas la moindre trace. Loin de là, l’idée de ressusciter sous un titre et avec un objet différent l’union de Francfort fut très mal accueillie : elle paraissait de nature à resserrer des liens qu’il était peut-être heureux de dénouer, et à créer de nouveaux engagemens dont on pourrait plus tard regretter les conséquences. « Gardez-vous bien, écrivait d’Argenson, le 6 février, de vous livrer à des idées de nouvelle ligue, sous le prétexte apparent de maintenir la liberté de l’élection du futur empereur, ou pour tout autre objet que ce puisse être. L’essentiel est de faire bonne guerre : les succès nous conduiront au but que nous nous proposons, et de faibles alliés ne feraient qu’accroître nos embarras, si les événemens ne succédaient pas aussi favorablement que nous avons lieu de l’espérer. » — Par le même motif, et pour réserver toute la liberté de l’avenir, Chavigny recevait la défense d’entretenir chez l’électeur la moindre espérance de se voir promu à l’empire, et, en fait d’accroissement de son électorat, on ne lui permettait de prétendre qu’à la conservation des conquêtes faites par la France, à la suite de la prise de Fribourg, sur la rive autrichienne du Haut-Rhin[6].

En réalité, le plan que Chavigny appelait en secret de ses vœux, et dont il faisait un peu témérairement la promesse à ses alliés, ne pouvait être autre que celui que j’ai indiqué moi-même comme le seul qui fût de nature à conduire la France au but qu’elle s’obstinait, à tort ou à raison, à poursuivre en Allemagne ; celui, par conséquent, qui n’avait pas même été discuté ni entrevu dans le conseil des ministres : je veux dire la concentration de toutes nos ressources sur un point et vers un objet unique. Pour rétablir sur le corps germanique la domination un instant acquise à Belle-Isle, mais que tant de secousses avaient ébranlée et qu’un dernier coup venait de mortellement atteindre, il fallait la racheter, en quelque sorte, à prix d’argent et la reconquérir à la pointe de l’épée. Ce n’était pas trop de toutes nos forces pour suffire à une telle tâche. Mais du moment que l’on persistait à disperser l’action de la France sur trois théâtres éloignés l’un de l’autre, — à recruter, à nourrir, à mettre en ligne et en campagne trois armées, toutes obligées de vivre sur un même fonds, qui n’était pas inépuisable, — il était clair que la limite imposée par cette triple entreprise à nos sacrifices nous commandait de les réduire là où il aurait été le plus nécessaire de les prodiguer. Chavigny ne songeait qu’à l’Allemagne, et effectivement, pour s’en rendre ou y rester maître, il aurait fallu ne point avoir eu tête d’autre pensée ; mais d’Argenson était bien obligé de songer aussi à l’Italie et surtout à la Flandre, où rien ne devait être négligé pour assurer le succès d’une prochaine expédition royale. Dès lors, quand il s’agissait d’entretenir le conseil des demandes transmises par Chavigny, en fait, soit d’hommes, soit d’argent, il devait se heurter contre une impossibilité matérielle que ses collègues n’avaient pas de difficulté à lui démontrer. On lui prouvait sans peine qu’il n’était pas possible de détacher un bataillon, ni de l’armée que le maréchal de Maillebois gardait sur les deux rives du Rhin pour défendre la frontière de France, ni de celle que le maréchal de Saxe rassemblait pour permettre au roi devenir en personne achever la conquête des Pays-Bas. Quant à l’argent, l’état du trésor ne permettait pas d’augmenter les subsides fournis à la Bavière ; il convenait même, dut-on leur dire, de les diminuer, principalement ceux qu’on appelait les subsides alimentaires et qui étaient destinés à pourvoir à la dépense personnelle du souverain, car un simple électeur n’avait pas besoin d’un train de maison aussi coûteux que le chef d’un grand empire.

Contraint par là de refuser à peu près tout ce qu’à Munich on attendait et même on réclamait de lui avec impatience, le ministre, ennuyé de ce rôle maussade, finit par en concevoir une humeur qu’il avait peine à déguiser, et qu’il fit retomber tour à tour sur la tête ou du jeune électeur, trop peu soucieux, suivant lui, de se tirer d’affaire lui-même, ou de l’agent qui se faisait l’intermédiaire trop complaisant de ces exigences. — « Soyez donc, écrivait-il dans une de ses boutades à Chavigny, plus Français et moins Bavarois, et ne laissez pas faire de notre patrie une vache à lait… Il semble, en vérité, qu’on veuille rançonner notre amitié : on nous demande tous les plus petits besoins. » — Effectivement, il venait de recevoir un mémoire où on le pressait de subvenir au renouvellement des habits et même du linge de l’électeur. — « Bientôt vous nous demanderez de vous fournir d’air et d’eau… Quand on est ainsi dans la gêne, on fourrage ses propres sujets, pour faire vivre son armée et pour soutenir son trône. Pensez-vous que notre bon Henri IV n’ait pas fait vivre la sienne aux dépens de ses bons sujets, quand il s’est agi de reconquérir son royaume, et alla-t-il demander à ses alliés de l’argent et des troupes ? On laisse pleurer ses sujets quand il s’agit de se défendre de l’ennemi… Il n’y a qu’un mot pour tout ceci : la Bavière ne s’aide pas assez, car on nous demande tout. Je vous demande sur quoi elle s’exécute elle-même ? Quand nous requérons sa fidélité, on m’en assure, à la vérité, mais on en use comme les prudes qui font enrager leur époux et ôtent ainsi toute grâce à la vertu. » — Puis, Chavigny essayant de revenir à la charge pour excuser son client et insinuer de nouveau quelques considérations d’intérêt général sur l’état de l’Allemagne et les moyens énergiques nécessaires pour y recouvrer l’ascendant perdu : « Où prend-il ce galimatias ? écrit le ministre d’une main irritée, sur son carnet de notes. Je ne trouve M. de Chavigny bon que pour brouiller les cartes, s’il est nécessaire de les brouiller ; mais ce secours sera cher… Je suis persuadé qu’il y a moins à faire qu’à laisser faire. M. de Chavigny, par son expérience, devrait sentir quelle est cette politique adroite qui évite d’éteindre le feu en voulant l’attiser, qui fait naître chez les autres les discordes qu’on souhaite de voir naître, et qui les excite doucement et avec adresse[7]. »

En définitive, la seule marque d’intérêt un peu ostensible que la France se décida à donner à ses alliés d’Allemagne, ce fut la substitution du jeune prince de Conti au maréchal de Maillebois dans le commandement de l’armée du Rhin. On pouvait penser, en effet, que la présence d’un prince du sang encore à la fleur de l’âge, actif, ardent et venant de s’illustrer en Italie par une campagne très bien conduite, serait de nature à rendre confiance aux esprits découragés et à imprimer une vigueur nouvelle aux opérations militaires ; d’Argenson ne se faisait pas faute de donner cette espérance à Chavigny pour le consoler du peu de succès de ses réclamations. Mais ce changement de main ne pouvait avoir d’effet qu’à la condition que le nouveau général se mit en campagne tout de suite et fit sentir à temps son action sur les points menacés. Or Conti n’obtint aucune autorisation de ce genre et dut, comme son prédécesseur, attendre, pour entrer en lice, l’époque ordinaire de la reprise des hostilités. L’instruction qui lui fut donnée, plutôt diplomatique que militaire, lui conférait seulement les pouvoirs nécessaires pour s’entendre avec les princes, qui, dégagés de l’union de Francfort, désireraient pourtant rester dans l’amitié de la France[8].

Pendant que Conti prenait ainsi lentement possession de son poste, et que Chavigny, accusé de servir trop chaudement la cause qu’il était chargé de défendre, perdait son temps à se justifier de n’être pas assez Français, Marie-Thérèse, sans consulter personne et sans un jour d’hésitation, marchait droit à l’accomplissement de ses desseins. D’une part, elle offrait encore d’envoyer à Augsbourg son ministre Colloredo pour entrer en négociation sur les bases qu’elle avait posées ; mais de l’autre, et le même jour, elle donnait ordre au comte Bathiany de faire avancer vers le centre de l’électorat le corps autrichien, qui, maître d’Amberg et de la contrée environnante, en occupait déjà la lisière. Effectivement, le 21 mars, Bathiany passait l’Inn avec 11,000 hommes de troupes, partagés en trois colonnes, et s’emparait rapidement de Landshut, de Straubing, de Landau et de Dingolfing, désarmant et emmenant prisonnières les garnisons surprises de ces cités. A Dingolfing, on n’était plus qu’à quelques lieues de Munich, et les Croates et les Pandours, se livrant au pillage et à des violences que le général autrichien ne réussissait pas à réprimer, répandaient la terreur jusqu’aux portes de la ville. Mais avant de s’avancer lui-même sur la capitale, Bathiany voulut avoir raison de Ségur et des Français qu’il commandait, et vint le chercher à Pfaffenhofen où il était campé. Ségur fit d’abord mine d’attendre l’attaque pour y faire tête ; mais reconnaissant bientôt l’infériorité de ses forces, il ne tarda pas à se mettre en retraite, et, poursuivi de poste en poste, l’épée dans les reins, il ne s’arrêta qu’au-delà de Donawerth, c’est-à-dire à l’extrême limite du territoire bavarois. Ainsi, en quinze jours, tout l’électorat était conquis[9].

On peut juger du trouble et de la stupeur que ces nouvelles désastreuses, arrivées coup sur coup et se suivant d’heure en heure, répandaient à Munich. Le danger avait bien été prévu, mais on ne s’attendait ni à une si vive attaque, ni à un succès si prompt. Il y avait même quelque chose de si rude et de si brutal dans le procédé autrichien, dans cette manière de pousser une négociation tambour battant et mèche allumée, sans laisser aux gens le temps de respirer, qu’au premier moment le jeune prince et sa mère, froissés dans tous leurs sentimens de famille, s’en montrèrent également blessés, et pendant quelques jours, dans leur intérieur, on ne parlait que de résistance. L’électeur dut partir pour Augsbourg, accompagné du ministre de France, pour y rassembler les restes de son armée et en prendre lui-même le commandement. L’impératrice restait à Munich pour contenir, par sa présence, l’audace des envahisseurs. — « Cette vertueuse princesse, écrivait Chavigny, m’a confié son fils, et ce ne sera pas sa faute s’il suit d’autres conseils que les miens. Il n’appartient qu’à Dieu de lire dans les cœurs ; mais sur ce qui parait jusqu’à cette heure, je dois rendre à l’électeur et à l’impératrice cette justice qu’ils n’ont pas l’air d’être ébranlés. La fermeté et la constance de l’un et de l’autre ne pourraient être mises à une plus rude épreuve ; il serait à désirer que nous ne l’eussions pas faite, mais au moins leur fera-t-elle honneur, pendant qu’elle donnera à penser à nos ennemis[10]. »

Mais cette exaltation de la première heure et ces fusées d’orgueil ne tardèrent pas à se dissiper devant l’affreuse réalité des faits. Augsbourg n’était pas plus facile à défendre que Munich, et l’armée, débandée, ne voulait ni se rassembler ni combattre : généraux, courtisans, ministres, tous demandaient la paix à haute voix. Le maréchal Torring ayant émis l’idée que l’électeur, à la tête de ses troupes, pourrait aller rejoindre l’armée française sur le Rhin et combattre avec elle, comme son aïeul avait fait dans la dernière guerre de Louis XIV, le successeur de Seckendorf dans le commandement de l’armée ne lui répondit que par un éclat de rire. C’était, en un mot, un murmure général qui assourdissait les oreilles du pauvre prince. Il lui fallait donc se rendre ou bien fuir seul, abandonné de tous les siens, sans savoir où poser sa tête et n’ayant pas même, comme son père, la ressource de chercher un asile dans les cités impériales qu’il n’avait pas le droit de se faire ouvrir. La nécessité était si cruelle et parlait si haut que Chavigny eut à peine le courage de le blâmer, lorsque, mandé chez lui le 19 avril, il le trouva la tête basse, balbutiant des excuses embarrassées, mais résigné et vaincu. Un traité de paix était sur la table, déjà revêtu de sa signature. C’était Seckendorf, sortant de sa retraite simulée, qui l’avait apporté tout rédigé d’avance par le ministre Colloredo, lequel s’était tenu lui-même en observation pendant cette rapide campagne sur la frontière du Tyrol et de la Bavière. Force fut bien alors de changer de ton et de justifier ce qu’on ne pouvait plus empêcher. — « Tant de disgrâces accumulées les unes sur les autres, écrivait tristement Chavigny, une armée en fuite, le cri des courtisans, les conseils pressans des malintentionnés, tout cela a ébranlé l’électeur,.. si bien que, pour le faire court, il fut décidé, hier matin, qu’on répondrait dans la journée aux propositions du comte de Colloredo ; de suite la réponse fut projetée, sous la direction du maréchal de Seckendorf. » — Le ministre autrichien n’avait donné que deux fois vingt-quatre heures pour la recevoir. Effectivement, quarante-huit heures après, Colloredo rencontrait le plénipotentiaire bavarois dans la petite ville de Fuessen en Bavière et la capitulation était signée.

Elle ne pouvait être plus complète, car toutes les exigences de Marie-Thérèse y recevaient satisfaction, sauf une seule qu’on avait consenti, non à écarter complètement, mais à laisser dans l’ombre en l’atténuant. L’électeur n’était plus tenu de passer immédiatement d’un camp dans l’autre, et d’ennemi de l’Autriche de devenir son auxiliaire. Il s’engageait seulement, par un article secret à mettre à la disposition des puissances maritimes un corps de 12, 000 hommes, à la condition qu’en retour elles lui accorderaient un subside égal à celui qu’il allait perdre du côté de la France. On lui épargnait ainsi le scandale de se mettre directement, du jour au lendemain, en lutte, sur le terrain même de l’Allemagne, avec ses alliés de la veille. Mais pour que la promesse fût sérieuse et constituât de sa part une obligation véritable, l’Autriche consentait à lui avancer un acompte, sur les subsides promis, de 400,000 écus le jour même de la ratification du traité. L’engagement de voter à Francfort pour le grand-duc fut aussi rejeté dans un acte également secret annexé au traité public. Maximilien avait réclamé cette faveur, et ne l’obtint qu’en promettant d’employer toute son influence pour que son exemple fût suivi par ses cadets de la maison de Bavière, les électeurs de Cologne et Palatin.

Ces concessions n’étaient pas considérables, mais, quelques modestes qu’elles fussent, on eut encore de la peine à les faire agréer de Marie-Thérèse. Le secret gardé en particulier sur l’objet qui lui tenait le plus au cœur lui semblait renfermer une arrière-pensée suspecte qui excitait sa méfiance. Elle laissa clairement voir ce sentiment dans une lettre adressée de sa main à l’électeur, où des assurances affectueuses lui étaient données sur un ton de menace : « Autant j’ai été heureuse, lui disait-elle, de la signature des préliminaires qui amènent la réconciliation de nos deux maisons, autant il m’a été pénible d’apprendre que ce qui était convenu entre nous était encore mis en doute… Tout le mal est venu de la lutte de nos maisons, et rien ne peut être réparé que par leur union. J’ai toujours été disposée à me prêter à cette union, quoique bien des circonstances aient pu m’en détourner ; mais il faut que, tout à la fois, si votre électorat en profite, l’archiduché d’Autriche y trouve sa sûreté… La seule concession qui est demandée à votre Dilection, en échange de tant d’autres qui lui sont faites, ne lui coûte rien et ne peut tourner qu’au profit de votre électorat… Quiconque parle autrement à votre Dilection obéit à un intérêt étranger et oublie celui de la Bavière et de la patrie. Il faut que toute méfiance dis paraisse, si vous voulez que votre union soit durable. » — Et elle ordonnait en même temps à Colloredo et à Bathiany d’avoir l’œil ouvert, et, au cas où ils apercevraient la moindre tentative faite pour s’écarter de la lettre des préliminaires, d’arrêter au passage les ratifications et de recommencer immédiatement les hostilités. Il restait convenu d’ailleurs que, jusqu’à l’élection impériale, les places d’Ingolstadt, de Braunau et de Schœrding continueraient à être occupées par les troupes autrichiennes[11].

Chavigny n’avait pas absolument tort quand il disait, en levant les mains au ciel avec désespoir, qu’un traité ainsi commenté ne pouvait porter d’autre nom que celui d’un véritable coupe-gorge ; mais il n’en fallait pas tant pour faire fléchir tout ce qui restait encore de courage ou de fierté dans le cœur du jeune prince. Passant d’un extrême à l’autre, comme c’est l’habitude des âmes faibles, ce fut lui qui se retourna subitement avec hauteur contre le petit nombre d’amis fidèles de la France qui avaient combattu et qui, tout bas, blâmaient encore sa défection. Il chassa de son conseil et bannit de sa présence le maréchal Torring, le principal ministre de son père et le dernier soutien de l’alliance française. — « Tenez-vous encore pour heureux, lui dit-il en le congédiant, d’en être quitte à si bon marché : pour avoir attiré tant de maux sur votre patrie, vous mériteriez la peine capitale. » — Telle était la joie causée par le retour de la paix que personne ne songea à accuser ni même à remarquer cette honteuse et cruelle défaillance. On n’était sensible qu’à la joie de voir le souverain remis, bien qu’un peu tard, à l’unisson des sentimens de son peuple. C’était ailleurs que s’adressait la malignité populaire. On jouissait de l’embarras et même des craintes de Chavigny, qui, pour retourner d’Augsbourg à Munich, fut averti de ne partir que sous bonne garde, de peur que sur la route on ne lui fit un mauvais parti[12].

Quand la Bavière applaudissait ainsi à l’humiliation de son prince, abdiquant pour jamais les prétentions séculaires de sa dynastie, on peut juger de ce qui se passait à ses portes. C’était la débandade et la déroute de tout ce qui, de près ou de loin, tenait encore à la France. Le signal de la défection avait été donné par le prince de Hesse même, avant la soumission de l’électeur, pendant la marche triomphale des Autrichiens. Par son ordre et à la suite d’un concert secret avec le général de Marie-Thérèse, les six mille hommes dont ce prince perfide et volage trafiquait publiquement, et qui avaient passé l’année précédente de l’Angleterre à la France, étaient rentrés chez eux, mettant bas les armes et n’attendant que l’occasion de faire une nouvelle volte-face. L’électeur Palatin et le duc de Wurtemberg, bien que moins pressés de se rallier au vainqueur, firent pourtant savoir que, menacés chez eux et obligés de pourvoir à leur sûreté personnelle, la neutralité leur était imposée et qu’on n’avait plus à compter sur leur appui. Quand les alliés devenaient neutres, les neutres ou prétendus tels ne se mettaient plus en peine de déguiser leur hostilité. Dans les petites cours des bords du Rhin, un joyeux sentiment de délivrance s’épanchait en effusions insolentes. — « Voilà tous mes vœux exaucés, s’écriait l’électeur de Cologne ; » et il se livrait à de bruyantes parties de plaisir, oubliant qu’il portait encore le deuil de son frère, et que c’était son neveu qui venait de signer l’abaissement de sa famille. « C’est un beau manteau que celui de la France, disait en raillant l’électeur de Trêves au résident français ; mais vous connaissez le proverbe allemand, c’est dommage qu’il soit trop court et qu’on voie passer les pieds. » — Quant à l’électeur de Mayence, son attitude était si provocante, que le ministre Blondel dut quitter la ville, laissant à sa place un officier détaché de l’armée du Rhin, qui était autorisé à rendre menace pour menace et appeler la force à son aide si sa sécurité était menacée. Enfin, l’électeur de Saxe, agissant en qualité de vicaire intérimaire de l’empire, sommait par lettres impératives les troupes françaises d’avoir à évacuer le sol germanique, où rien, disait-il, ne justifiait plus leur présence, puisqu’elles cessaient d’avoir, soit à défendre un empereur qui n’était plus, soit à secourir la Bavière qui était pacifiée.

Dans ce soulèvement général, la résidence ou la traversée de l’Allemagne n’étaient plus sûres pour aucun Français, de quelque caractère qu’il fût revêtu : le sort de Belle-Isle les menaçait tous. L’officier-général Courten, revenant de sa mission militaire à Berlin, ne put arriver à Francfort que sous le déguisement d’un voyageur de commerce et en prenant les voitures publiques. Le comte de Sade, retournant à son poste à Cologne, se vit arrêté et emmené par un parti d’Autrichiens dans une petite ville du Palatinat, et ni les magistrats du lieu où la capture avait été opérée, ni le prince auprès duquel il était accrédité ne se soucièrent ou n’eurent le courage de le réclamer. — « J’ai mis huit jours de Manheim à Eisenach, écrivait le marquis de Vaulgrenant se rendant en Saxe, sans manger, boire ni dormir ; il n’est sorte de mauvais procédés, de friponneries, de retardemens que je n’aie éprouvés, même sur les terres de Saxe, malgré le passeport du roi de Pologne[13]. »


II

Mais si l’humiliation était grande et le danger personnel menaçant pour les Français résidant ou même faisant route en Allemagne, ce n’était pourtant pas la France elle-même qui était le plus directement atteinte, puisqu’elle gardait en Flandre tous ses avantages, et qu’une de ses armées, prudemment ménagée pendant l’hiver, restait intacte et l’arme au bras sur le Rhin. Bien plus grave, bien plus périlleuse devenait la position de Frédéric, que la défection de la Bavière laissait absolument seul au milieu de l’Allemagne, en butte à toutes les attaques et en face de sa rivale triomphante. Non que l’événement le prit tout à fait par surprise, car, mieux informé ou moins enclin aux illusions que Chavigny, il n’avait jamais fait grand fonds sur les promesses d’inébranlable fermeté arrachées à l’électeur ou à sa mère ; mais il avait espéré que, moyennant quelques bonnes paroles de sa part et des secours plus effectifs de la France, on pourrait maintenir le jeune prince dans une attitude de résistance, au moins pendant le temps nécessaire pour créer quelque embarras à l’Autriche, paralyser une partie de ses forces, et laisser arriver et agir les conseils pacifiques de l’Angleterre. Si une négociation s’engageait d’ailleurs (comme il voulait toujours s’en flatter), il lui importait essentiellement de garder groupés autour de lui les princes qui l’avaient secondé dans la lutte, de pouvoir porter la parole au nom de l’héritier de Charles VII et de tous ses défenseurs. — « Empêchez l’électeur de céder, si c’est possible, écrivait-il à son envoyé à Munich, et si vous le voyez mollir, tâchez au moins qu’il ne précipite rien et que nous ne tirions pas les uns sur les autres. » — La rapidité de la victoire de l’Autriche et l’effondrement de la Bavière qui en était la suite, en devançant son attente, trompaient son calcul : le coup qui lui enlevait ses alliés de la veille le privait en même temps de tout espoir d’obtenir de ses ennemis une paix honorable. On a déjà vu que le ministère anglais, devant ce succès qui dépassait ses prévisions et peut-être ses vœux, avait dû renoncer à ramener à des vues conciliantes, soit les prétentions orgueilleuses de Marie-Thérèse, soit les répugnances sourdes et obstinées de George II. Le même effet était produit à La Haye, où, à peine la paix de Fuessen fut-elle connue, que les conseils les plus belliqueux prévalurent dans l’assemblée des états-généraux, et qu’on votait d’enthousiasme tous les supplémens de concours militaire et naval réclamés par Chesterfield (un peu malgré lui) pour la continuation de la guerre. Même résultat aussi à Dresde, où Auguste III et son ministre, mettant fin à leurs hésitations vraies ou simulées, se précipitaient ouvertement dans les bras et aux pieds de Marie-Thérèse. Ordre était envoyé au ministre saxon, à Vienne, de se déclarer prêt à exécuter le traité de Varsovie et de promettre l’aide de son maître pour l’attaque de la Silésie, sans insister davantage pour lui faire réserver d’avance une part dans la province à reconquérir. Par le même acte, Auguste s’engageait, non pas expressément, à renoncer à la couronne impériale si elle venait à lui être offerte, mais à s’abstenir de toute démarche pour la rechercher et de toute opposition au choix du grand-duc. Et ces concessions n’étaient pas aussi désintéressées de sa part qu’elles en avaient l’air ; car Marie-Thérèse, en échange, offrait à l’ambition d’Auguste d’autres perspectives. — « Il ne suffisait plus, disait-elle tout haut, d’enlever au voleur de la Silésie le bien qu’il avait dérobé. Pour venger la justice offensée et assurer le repos de l’avenir, c’était le spoliateur qui devait être dépouillé à son tour. On réduirait à d’étroites limites le domaine héréditaire de la maison de Brandebourg, et dans le butin enlevé à l’ennemi commun, chacun pourrait se tailler un lot à sa convenance. » — Un partage des provinces prussiennes était déjà médité et une nouvelle négociation engagée sur cette base. Ainsi, de quelque côté que Frédéric jetât ses regards, il ne voyait plus que passions déchaînées contre lui. Dans le concert des princes, nulle voix ne s’élevait plus en sa faveur, tandis que les populations, le voyant seul rester en armes, l’accusaient seul aussi de la prolongation de leurs souffrances ; ses amis se taisaient ; ses ennemis, peu contens de le vaincre, ne songeaient plus qu’à l’écraser[14].

Dans cette défection générale, une dernière espérance lui restait encore, et, comme dit son historien Droysen, une dernière corde à son arc ; mais, par cette fatalité qui s’attache souvent à la mauvaise fortune, celle-là aussi vint inopinément à se rompre à la dernière heure. Il croyait pouvoir compter au moins, pour empêcher la Saxe d’agir, sur l’intervention amicale de la Russie. On sait quel soin il avait mis, dès le début de la guerre, à se ménager la bienveillance de sa puissante voisine, la tsarine Elisabeth, dont la neutralité lui était indispensable pour la sécurité de sa frontière du nord. Il se flattait d’y avoir réussi, et tout semblait l’en assurer. N’avait-il pas su habilement profiter d’un moment d’irritation d’Elisabeth contre un ambassadeur de Marie-Thérèse pour obtenir d’elle la garantie du traité de Breslau, en même temps qu’elle appelait dans sa famille, comme épouse du grand-duc héritier, une princesse qui tenait de près à la maison de Prusse ? Depuis lors, que n’avait-il pas fait pour lui complaire ! Quels soin délicats n’avait-il pas pris pour aller au-devant de ses désirs et ménager ses secrètes faiblesses ! Un véritable commerce amoureux s’était établi entre les deux souverains, avec une correspondance habituelle de billets doux et l’échange classique des portraits. — « Quelle satisfaction n’est-ce pas pour moi, s’écriait Frédéric en recevant l’image grotesque de la sauvage tsarine, de paître mes yeux dans les traits de la plus grande, de la plus belle, de la plus accomplie souveraine que l’Europe ait vue naître ! »

Et de plus réels services venaient en même temps confirmer ses tendres protestations. Ainsi, quand Elisabeth, dans une boutade d’inconstance ou de jalousie, traitant un ambassadeur comme le plus vulgaire des amans, avait brusquement donné son congé au ministre de France La Chétardie (après l’avoir honoré de bontés compromettantes), c’était Frédéric qui s’était entremis auprès de Louis XV pour empêcher que cette querelle d’amoureux ne dégénérât en rupture diplomatique. Il avait si bien fait que, loin de lui en garder rancune, le roi de France, en accréditant un nouvel ambassadeur, avait consenti à donner à la fille de Pierre le Grand le titre de majesté impériale, qu’elle convoitait depuis longtemps, et que l’orgueilleuse étiquette de la maison de Bourbon avait refusé même à son glorieux père. Tant de coquetteries et de déférences semblaient avoir produit leur effet, car Elisabeth venait d’annoncer l’intention d’offrir sa médiation aux puissances belligérantes pour terminer le conflit européen, et Frédéric, se croyant maître de son cœur, s’applaudissait d’avance du verdict qu’en qualité d’arbitre de la paix du monde, elle ne pouvait manquer de rendre en sa faveur.

La nouvelle, promptement transmise à Versailles, n’y inspirait pas moins de confiance et n’y causait pas moins de satisfaction. D’Argenson s’était empressé de faire écrire à Louis XV une lettre pleine de tendresse pour l’impératrice, une vraie lettre d’agacerie, disait-il, et pour être plus sûr qu’elle serait bien tournée, il en avait confié la rédaction à la plume habile de Voltaire. — « La souveraine à qui je dois le plus d’estime, faisait-on dire au roi de France dans cette épître galante, veut être la bienfaitrice des nations. Les rois ne peuvent aspirer chez eux qu’à la gloire de faire la félicité de leurs sujets : vous ferez celle des rois et des peuples… Personne d’eux ne sentira mieux que moi le prix que votre personne ajoute à ce bienfait, ni quel est le bonheur de vous devoir ce que les souverains doivent désirer le plus. » — Ajoutons pour le dire en passant qu’à ces douceurs royales le poète diplomate trouva moyen de joindre, par le courrier qui les emportait, un hommage délicat pour son propre compte : c’était l’offrande d’un exemplaire de la Henriade, accompagné d’une dédicace où il assurait qu’après avoir chanté Elisabeth d’Angleterre, il ne désirait rien de plus que de célébrer une autre Elisabeth qui égalait la première par sa magnificence en la surpassant par ses autres vertus[15].

Malheureusement, quand cet envoi, si bien préparé par Frédéric et ses bons amis pour achever de tourner la tête de la tsarine, arriva à Saint-Pétersbourg, le vent y avait brusquement changé. On ne tenait, en vérité, jamais rien avec cette cour fantasque, où tout se décidait par de puériles vanités de femme et par les appétits de ministres corrompus. Subitement et coup sur coup, Frédéric apprit de son envoyé auprès d’Elisabeth d’abord que la tsarine renonçait, sans dire pour quelle cause, à toute idée de médiation, puis que, le considérant lui-même, dans la guerre présente, comme le véritable agresseur et le premier violateur de la paix de Breslau, elle déclarait n’être plus tenue de faire honneur à la garantie qu’elle avait promise. Bien plus, elle laissa même entendre que, liée à la Saxe par des conventions antérieures, si Auguste, après avoir pris part à la lutte qu’elle croyait légitime, était exposé à des représailles, elle croirait devoir étendre sur lui sa protection.

Quand cette nouvelle inopinée parvint à Frédéric, toute sa fermeté d’âme ne put le défendre de laisser voir une douloureuse surprise ; quoi, non-seulement, après tant de protestations d’amitié, on renonçait à le défendre, mais on donnait publiquement carte blanche à ses ennemis pour lui courir sus ! Et d’où venait ce revirement inattendu ? On se perdit en conjectures pour l’expliquer. Le seul motif allégué (et qui ne paraissait pas sérieux), ce fut que, dès que le projet de médiation russe avait été connu, une proposition du même genre avait été mise en avant, à Constantinople, par le sultan, et qu’une impératrice de Russie ne pouvait consentir à être mise en collaboration ou en concurrence avec le Grand-Turc. Beaucoup pensèrent (et l’hypothèse plus simple était plus vraisemblable) que c’était le chancelier Bestuchef qui, largement payé par l’or britannique, avait su retourner à la dernière heure l’humeur mobile de sa maîtresse. Il est vrai que le même Bestuchef avait accepté 50,000 ducats du ministre de France pour opérer en sens contraire, mais l’Angleterre était bien assez riche pour surenchérir. Toutes les suppositions étaient permises, car tout était croyable de tels gens conduits par de tels mobiles. Le fait cependant que tout changeait à Saint-Pétersbourg le même jour et presque à la même heure où Vienne était dans le triomphe, et où Munich se rendait à discrétion, permet de penser que là comme ailleurs, et même dans ces régions reculées, la voix de la fortune s’était fait entendre et obéir. Le rôle d’arbitre, d’ailleurs, ne devenait-il pas inutile et presque ridicule quand le procès semblait décidé d’avance par le sort des combats[16] ?

Quoi qu’il en soit et quelle qu’en fût la cause, l’abandon inattendu de la Russie, à un moment si critique, déguisant peut-être des desseins plus hostiles, était pour Frédéric la plus redoutable des complications ; attaqué de front par l’Autriche, pris en flanc par la Saxe, s’il venait à être menacé aussi au nord et sur ses derrières, il allait se trouver véritablement entouré comme par un cercle de feu. Les revers de la campagne précédente n’avaient atteint que le prestige de sa renommée : l’issue de la lutte qui allait s’engager mettait en cause l’existence même de sa royauté. La frontière silésienne n’étant séparée que par une petite distance et par une plaine tout ouverte de la capitale même de la Prusse, Breslau reconquis après une bataille malheureuse, c’était presque Berlin remis à la discrétion du vainqueur. Tout d’ailleurs manquait à la fois au conquérant d’hier, qui n’était même plus sûr d’être demain maître chez lui ; car, pour la première fois depuis qu’il menait ses troupes au combat, l’argent lui faisait défaut pour les payer régulièrement. La première guerre avait épuisé l’épargne laissée par son père, et un court intervalle de paix n’avait pas suffi pour remplir le trésor mis à sec. Quand l’horreur de cette situation apparut à tous les yeux avec sa réalité poignante, ce fut dans l’entourage même le plus intime du prince un cri de douleur et d’effroi ; à Berlin, la terreur était au comble, chacun songeait déjà à fuir, et les gens riches (ils n’étaient pas nombreux dans cette capitale, jusque-là peu favorisée de la fortune) faisaient ouvertement leurs paquets, pour emporter avec eux tous les objets de quelque valeur. Tout le mal provenant d’une agression peu motivée dont le roi était seul responsable, il pouvait lire un reproche silencieux dans tous les regards. On murmurait même assez haut que ce serait folie de sacrifier l’état entier et les vieilles provinces de Prusse au maintien d’une conquête improvisée par une fantaisie de la veille. — « Si j’ose le dire avec un profond respect, écrivait Podewils éperdu, Votre Majesté se rendrait responsable à elle-même et à toute la postérité, si elle voulait mettre toute la fortune de son état au hasard d’être renvoyé de fond en comble sans pouvoir jamais s’en relever[17]. »

A ces conseils d’une prudence trop bien justifiée par l’imminence et la gravité du péril, Frédéric répondit avec un calme et une confiance qui ne provenaient d’aucune illusion. — « Je ne suis point étonné, dit-il, de l’embarras où vous êtes à Berlin. Je risque le plus de vous tous, et je suis tranquille et préparé à tout événement. Berlin n’est pas une ville qu’on puisse défendre ; il faut l’abandonner et sauver effets, argenterie à Magdebourg et les dicastères de même. Laissez dans ce cas l’alternative dans ma famille d’aller à Magdebourg ou à Stettin. Mon intention est de tomber sur les Saxons après que leur armée et celle des Autrichiens sera entrée ici et que nous les aurons battus. Il faut des remèdes violens aux maux violens. Je veux tout conserver ou je veux tout perdre. Ne voyez pas tout en noir, mon cher ami. Il est vrai que la trahison de la Russie, si subite et pour une raison si frivole, n’était pas un événement à prévoir ; il est vrai que nous sommes dans une grande crise et qu’il peut nous arriver bien des malheurs ; mais à cela je réponds que deux ans plus tôt ou plus tard ne valent pas la peine qu’on s’afflige d’un malheur prévu,.. et que, si les choses tournent à bien, notre situation deviendra plus sûre et plus affermie qu’elle n’a été par le passé. Continuez à travailler à mon plan en honnête homme, et pensez que, quand nous n’avons rien à nous reprocher, nous ne devons pas nous affliger des événemens et des malheurs auxquels tous les hommes sont exposés… En cas que toutes les conjonctures se déclarent contre moi, j’aime mieux périr avec honneur que d’être perdu pour toute ma vie de gloire et de réputation. Je me suis fait un point d’honneur d’avoir contribué, plus qu’aucun autre, à l’agrandissement de ma maison ; j’ai joué un rôle distingué parmi toutes les têtes couronnées d’Europe : ce sont autant d’engagemens personnels que j’ai pris et que je suis tout résolu de soutenir aux dépens de ma fortune et de ma vie. Vous pensez en fort honnête homme, et, si j’étais Podewils, je serais dans les mêmes sentimens ; mais j’ai passé le Rubicon, et je veux soutenir ma puissance ou je veux que tout périsse, et jusqu’au nom prussien soit enseveli avec moi… Tranquillisez-vous, cependant, et donnez-vous patience ; si l’ennemi entreprend quelque chose, nous le vaincrons à coup sûr, ou nous serons tous massacrés pour le salut de la patrie et pour la gloire de la maison. Mon parti est pris, quoique vous puissiez faire ; il est inutile d’entreprendre de m’en dissuader. Quel capitaine de vaisseau est assez lâche, lorsqu’il est entouré de l’ennemi et qu’il a fait tous ses efforts pour s’en dégager, et ne voyant plus de secours, qu’il ne mette généreusement le feu aux poudres pour priver aussi l’ennemi dans son attente ? Pensez que la reine de Hongrie, cette femme, n’a pas désespéré de son sort lorsque ses ennemis étaient devant Vienne et que ses plus florissantes provinces étaient envahies, et vous n’auriez pas le courage de cette femme lorsque nous n’avons pas encore perdu de bataille, qu’il ne nous est arrivé aucun échec et que, par un heureux succès, nous pouvons remonter plus haut que nous n’avons jamais été ! Adieu, mon cher Podewils ; fortifiez votre courage, donnez-en aux autres, et si un malheur arrive, — dont certainement je souffrirai le plus, — soutenez-le avec magnanimité et constance ; c’est tout ce que Caton et moi peuvent vous dire[18]. »

Noble langage et vraiment royal ! Pourquoi faut-il que celui qui le tenait eût attiré sur sa tête l’orage même qu’il mettait tant de grandeur d’âme à braver ? — « Quand on n’a rien à se reprocher, » disait-il. Pouvait-il donc oublier que, s’il était réduit à jouer toutes ses destinées sur une seule carte, c’était pour avoir voulu doubler un enjeu frauduleusement gagné dans une première épreuve ? Ce n’est pas la seule fois, d’ailleurs, qu’on devait le voir dans le cours de cette vie mémorable, après avoir soulevé la conscience publique par l’abus de la puissance, reconquérir l’admiration et presque l’estime par sa fermeté dans le malheur, comme s’il se fût fait un jeu de provoquer la fortune à l’abandonner, pour la contraindre ensuite de se ranger derrière lui par des coups de force et de génie.

Ce calme étonnant d’esprit, et surtout de conscience dont jouissait Frédéric, avait l’avantage incomparable de lui permettre d’organiser d’avance dans le moindre détail, avec un sang-froid qui pensait à tout et prévoyait toutes les chances, la résistance à l’attaque qui, de tant de côtés à la fois, était prête à fondre sur lui. Un point, cependant, plus important que tout autre, et qu’il avait peine à tirer au clair, c’étaient la nature et l’importance du concours que, dans ce péril dont la face était nouvelle, il pouvait attendre de la France. Tout ce qui avait été médité, discuté ou arrêté à cet égard ; tous les plans de campagne formés par Belle-Isle, apportés à Berlin ou remportés à Versailles par Courten, et sur lesquels d’ailleurs on n’était jamais bien tombé d’accord, devenaient sans application depuis que la Bavière, soumise, était soustraite au mouvement des armées, puisque tous ces projets avaient la défense de l’électorat pour objet principal et le Danube pour base d’opérations. Tout était donc à recommencer sur nouveaux frais, et ç’allait être là, on peut bien le penser, le sujet de nouveaux et vifs débats entre les deux gouvernemens, dans lesquels Frédéric, tel qu’on le connaît, ne devait se faire faute ni d’amers reproches ni de récriminations mordantes.

Dans une série de dépêches pressantes, il mit littéralement à la question le ministre français pour tirer de lui la promesse d’une aide immédiate et effective ; et, pour commencer, il lui faisait sans pitié son procès, le déclarant seul coupable et seul responsable de tous les maux et de tous les périls de la situation. La défection de la Bavière, suivant lui, n’était imputable qu’à la France, qui n’avait pas su la secourir à temps. De même l’attitude agressive de la Saxe n’était due qu’à l’orgueil qu’on lui avait inspiré, en perdant son temps à la courtiser ; et maintenant, après tant de fautes commises, qu’allait-on faire ? Oubliait-on donc que, si sa personne et son royaume couraient fortune aujourd’hui, c’était parce que l’année précédente il avait, par une diversion opportune en Bohême, forcé l’Autriche à lâcher l’Alsace déjà conquise, et sauvé ainsi de la ruine la France envahie et son roi à l’agonie ?

Le grief était spécieux et la réclamation fondée en apparence ; mais, comme il était aisé de prévoir l’attaque, il n’aurait tenu qu’à d’Argenson d’avoir en poche la meilleure des répliques à y opposer. Il lui aurait suffi de s’être procuré la preuve (qu’on lui avait, je l’ai dit, cent fois offerte à La Haye, à Londres et à Dresde) des négociations clandestines engagées par Frédéric avec l’Angleterre. Si ces pourparlers avaient abouti, en effet (et ce n’était pas, on l’a vu, la faute de Frédéric s’ils étaient restés en route), quel eût été le sort d’une armée française engagée en Bavière sur sa parole ? Aurait-elle pu s’y défendre, seule, contre toute l’Allemagne soulevée, en présence de la Prusse devenue tout à coup neutre, inactive et presque hostile ? Frédéric n’aurait-il pas lui-même engagé la Bavière à se faire comprendre dans une pacification générale des puissances allemandes, conclue à l’insu et à l’exclusion de la France ? C’eût été la répétition exacte des scènes dont la Bohême avait été le témoin deux années auparavant : la France délaissée, sinon trahie, aurait vu de nouveau ses troupes bloquées dans quelque citadelle et contraintes de se rendre à discrétion ou de se faire jour, l’épée à la main, par une retraite périlleuse. En tout cas, l’isolement auquel Frédéric se plaignait de se voir livré, ce serait lui qui l’aurait imposé à sa trop confiante alliée. Partant quitte, chacun était libre désormais de rester chez soi et de ne songer qu’à ses propres intérêts ; les griefs étant au moins égaux de part et d’autre, personne n’avait le droit de rien reprocher ni de rien réclamer à l’autre. Mais ne s’étant pas muni à temps de la pièce de conviction qui aurait fermé la bouche aux récriminations et rétorqué l’accusation contre l’accusateur, il ne restait à d’Argenson d’autre rôle à prendre dans ce dialogue que la tâche toujours ingrate de plaider les circonstances atténuantes et d’offrir, pour des torts dont il ne se disculpait qu’à moitié, des justifications et des reparations insuffisantes.

En réalité, le trouble du ministre français était très grand et presque égal à sa surprise ; car, trompé par les illusions, volontaires ou non, de Chavigny, l’anéantissement de la Bavière le prenait absolument au dépourvu. — « Comment quarante mille hommes ont-ils pu céder devant quinze mille ? » répétait-il, en oubliant qu’on l’avait averti depuis longtemps que les troupes bavaroises n’existaient que sur le papier. Dans cette confusion d’esprit (dont ses notes confidentielles nous donnent le témoignage), la communication qu’il prépara pour répondre aux plaintes du roi de Prusse parut si imparfaite, si peu concluante, même au conseil des ministres, qu’il fallut la faire corriger, compléter et presque refaire par le maréchal de Noailles, aidé du diplomate Bussy. Elle n’en fut, à dire le vrai, ni meilleure ni plus forte. Tout se bornait toujours à dire qu’on n’avait pu défendre la Bavière, parce qu’on ne défend pas un peuple et un prince qui s’abandonnent eux-mêmes ; et que, si la Saxe s’éloignait, c’est qu’on n’avait pas su la détacher de l’Autriche, en lui offrant de bonne grâce la candidature impériale ; mais qu’il serait peut-être temps encore de réparer cette faute. D’ailleurs, on se mettait toujours à la disposition du roi de Prusse pour combiner les mesures à prendre, en vue de la campagne prochaine, en Allemagne, et en attendant, les opérations de Flandre, poussées avec vivacité, allaient opérer la diversion la plus avantageuse. Le tout fut envoyé à Frédéric avec un petit billet flatteur de la main de Louis XV lui-même.

C’était là, il en faut convenir, une assez pauvre argumentation, qui, sans donner aucune satisfaction à Frédéric, lui laissait tous les avantages de la discussion ; aussi n’y a-t-il pas lieu d’être surpris qu’il l’ait accueillie avec une impatience à peine tempérée par le mépris. Après avoir criblé la pièce française de notes amères et de coups de crayon irrités, il s’amusa à y répondre point par point, prenant exactement la même forme, celle d’un mémoire didactique mis sous le couvert d’un billet royal. — « Il semble, est-il dit dans ce mémoire, que le meilleur parti qu’on puisse prendre entre des alliés est de ne point entrer dans la discussion de certains faits qui ne peuvent causer que des reproches, et ces reproches de l’aigreur. Suffit que celui qui fait son apologie croit avoir besoin de se justifier. » — Partant de là, l’idée de rentrer en négociations avec le roi de Saxe au moment où il est déjà en armes aux portes de la Silésie y est repoussée avec dédain. Même accueil est fait à la promesse d’une diversion en Flandre, qui ne peut rien changer à l’état des affaires en Allemagne. — « Si les Espagnols, dit toujours le mémoire, font une descente dans les Canaries, que le roi de France prenne Tournay ou que Thomas Tuli-khan (sic) assiège Babylone, ces faits sont tout à fait égaux, et personne dans l’état n’est d’opinion que cela apporte le moindre changement dans la guerre de Bohême et de Moravie[19]. »

Bref, cette correspondance plus qu’aigre-douce se termine par l’exigence des trois points suivans : 1° marche immédiate de l’armée française du Bas-Rhin sur le Hanovre, seul moyen, dit Frédéric, de faire prendre une dose d’émétique à l’Angleterre ; 2° notification officielle faite à la Saxe, portant que l’entrée d’un seul de ses soldats en Silésie serait considérée par la France comme une offense personnelle, et, par conséquent, comme un cas de guerre ; 3° enfin, l’octroi d’un subside de 4 millions à prendre sur les fonds qui devaient rester libres depuis qu’on n’avait plus de pension à payer à l’électeur de Bavière. Chambrier eut ordre d’obtenir sur ces divers articles une réponse par oui ou par non[20].

C’était une instruction que l’envoyé prussien aurait été bien embarrassé pour exécuter, car, avant que la lettre qui le portait fût non-seulement arrivée à Versailles, mais partie de Berlin, le roi de France s’était mis en campagne pour la Flandre, les opérations militaires étaient déjà très vivement engagées, et comme il emmenait avec lui plusieurs de ses ministres, notamment celui des affaires étrangères, il était clair qu’aucune résolution définitive ne pouvait être prise ni même sollicitée avant que l’issue au moins des premiers engagemens ne fût connue.

Seulement, ce départ royal en lui-même était une réponse anticipée, et en fait, sinon en paroles, un refus catégorique opposé aux exigences de Frédéric. Ce que demandait Frédéric, en effet, c’était au fond tout simplement qu’on mit à sa disposition deux armées françaises, l’une immédiatement pour marcher en droiture sur le Hanovre, l’autre éventuellement pour appuyer et rendre sérieuses les menaces qui devaient être adressées à la Saxe ; en d’autres termes, que le principal effort des armes françaises fût porté de nouveau au cœur de l’Allemagne et engagé au service de la Prusse. Or, du moment qu’une armée royale combattait déjà en Flandre, l’impossibilité de faire droit à une telle demande était évidente et ne souffrait même plus de discussion. Il était clair que là où le roi de France payait de sa personne, là serait toujours et devait être la plus forte et la meilleure partie de ses troupes. Tout ce qui n’était pas mis directement sous ses ordres devait pourtant être conduit et ménagé de manière à rester toujours disponible, et à pouvoir être rallié en cas d’échec pour lui venir en aide. Par cela seul donc que le roi commandait en Flandre, toute autre opération militaire que celle qu’il dirigeait lui-même n’était plus qu’un accessoire exposé à tout instant à être sacrifié au principal. L’incompatibilité entre le parti déjà pris à Versailles et celui que sollicitait Frédéric était manifeste.

Le ministre de Prusse ne pouvait même conserver à cet égard aucune illusion, car Louis XV, en donnant, par sa seule présence, la préférence à la campagne de Flandre sur toute autre, ne faisait que répondre à un sentiment national très vivement exprimé autour de lui. Le dégoût des expéditions allemandes, déjà si général et si profond, ne pouvait qu’être accru et passer à l’état aigu à la suite des derniers événemens. De Flandre on avait déjà vu venir une fois la victoire, on courait volontiers à sa rencontre ; mais d’Allemagne n’arriverait-il donc jamais que des nouvelles d’humiliation et de ruine ? A tout prix on voulait bannir la pensée de ce pays néfaste et en détourner ses regards, et cet élan de l’opinion commune était secondé par des raisons politiques et militaires très solides, que développaient tout haut des juges compétens. — « Les armées du roi ne sont pas assez fortes pour prendre l’offensive à la fois en Flandre et sur le Rhin ; il faut choisir. » — Ainsi s’exprimait, dès le commencement même de l’hiver, un rapport très bien fait, attribué à un ami personnel du maréchal de Saxe, le comte de Lowendal, et écrit sous son inspiration… — « La conduite de l’armée du Bas-Rhin ne doit donc être qu’un jeu qui tienne en suspens et rende inutiles les forces détachées de l’armée ennemie. Mais l’effort doit se faire, de notre part, en Flandre. Agir autrement, ce serait perdre de vue notre objet… Quand nous nous emparerions du Hanovre (continue l’auteur anonyme, parlant ici comme s’il avait eu la confidence ou la divination des désirs que devait exprimer Frédéric), il faudrait une armée pour le garder tant que la guerre durera. Elles sont fort chères à entretenir dès qu’elles sont au-delà des frontières, et la paix, si avantageuse qu’elle soit, il n’en restera rien, pas le moindre dédommagement. Le roi d’Angleterre n’a rien à nous offrir qui fût à notre bienséance. Du côté de la Flandre, il n’en est pas de même ; nous pouvons y faire des conquêtes : elles ne nous resteront pas toutes, mais nous pouvons espérer d’en garder quelques-unes, et ce qui nous en restera sera autant de diminué aux possessions de la maison d’Autriche. De plus, nous y vivons à ses dépens. »

Les mêmes considérations étaient développées, avec plus de force encore, par le maréchal de Noailles, dans une lettre adressée confidentiellement à Louis XV, et il les appuyait non-seulement sur l’intérêt de la grandeur, mais sur les nécessités de la défense nationale. « Dans la position où nous sommes, disait-il, il est de la prudence et même presque indispensablement nécessaire de ne faire la guerre offensive que d’un seul côté à la fois. Il serait impossible de l’entreprendre en plusieurs endroits en même temps : les guerres passées fournissent assez d’exemples du peu de succès de pareilles entreprises, et l’on n’a pas de forces suffisantes pour oser seulement le tenter. Il n’y a plus de choix, Sire, sur le lieu où on doit agir offensivement. » — Et il allait jusqu’à conclure que le meilleur plan serait de faire retirer l’armée du Rhin derrière le fleuve, avec ordre de maintenir sur la frontière française une ligne purement défensive. La conclusion était hardie, et peut-être la seule logique ; seulement, pour qu’elle fût vraiment applicable, il aurait fallu, en évacuant le sol de l’Allemagne, renoncer aussi à lui dicter le choix d’un empereur, car on ne pouvait faire le vide de toute action militaire et prétendre y conserver même l’ombre d’une influence diplomatique. C’était une inconséquence ou une contradiction dont il était peut-être un peu tard pour s’aviser[21].

Quoi qu’il en soit, Noailles et Lowendal voyaient juste, et le Danois, si récemment devenu Français, raisonnait avec l’instinct du véritable intérêt et de la gloire de la France. Ce jour-là, comme dans tout le cours de notre histoire, c’était bien sur notre frontière septentrionale que se jouait la partie décisive et que notre patrie devait tourner ses regards, soit pour défendre, soit pour accroître sa grandeur. Mais il n’est pas étonnant non plus que ces considérations d’un patriotisme exclusif et un peu jaloux ne fussent que médiocrement du goût de Frédéric. Il exagérait sans doute sa pensée, quand il prétendait qu’une armée française en Flandre ne lui rendait pas plus de service qu’au Monomotapa, car une diversion qui empêche une coalition de concentrer ses forces n’est jamais sans utilité. Mais il est certain que, pour sauver Berlin en péril, soixante mille hommes, commandés par le maréchal de Saxe auraient mieux fuit son affaire sur le Danube ou sur l’Elbe que sur l’Escaut. Quand il se bornait à dire à Valori : « La Flandre est un objet pour le roi de France, elle n’en est pas un pour le roi de Prusse, » il restait dans l’exacte mesure de la vérité. C’est ainsi que, des deux parts, sans s’être donné le mot, mais à la lumière des faits et par les leçons de l’expérience, on arrivait à une conviction pareille, à savoir qu’entre les deux états encore nominalement unis avait cessé d’exister cette communauté d’intérêts qui peut seule assurer la solidité et même la fidélité des liaisons politiques. La France était lasse de se ruiner en hommes et en argent pour fonder à ses dépens, au fond de l’Allemagne, une puissance nouvelle dont la reconnaissance était plus que douteuse, et le monarque prussien, de son côté, qui s’était fait un jeu de prendre ou de laisser à son gré l’alliance française, suivant le caprice du jour ou l’humeur de son ambition, s’irritait de ne plus trouver sous sa main le jouet ou l’instrument aussi docile. Sur le seul point que les deux gouvernemens poursuivissent encore en commun, l’élection impériale, leur accord tout négatif n’était qu’apparent, puisqu’ils ne pouvaient s’entendre sur le choix du candidat à opposer au grand-duc, et que Frédéric était prêt à sacrifier sa résistance au moindre profit personnel qui lui serait offert.

Ainsi, peuples, armées et princes se dégoûtaient et se détachaient insensiblement les uns des autres, et on allait avoir le spectacle singulier de deux gouvernemens encore engagés dans une alliance apparente, mais travaillant et combattant chacun de leur côté, sans unir leurs efforts, sans concerter leurs desseins, se soupçonnant à toute heure et se reprochant même l’un à l’autre la stérilité de leurs victoires. C’est qu’une alliance, quand elle n’est pas fondée sur une confiance mutuelle et sur des intérêts communs, loin d’être une force, est une chaine pesante qui, gênant les mouvemens des deux parties, et tirée en sens contraire avec un frottement continu, ne peut tarder à se rompre.


Duc DE BROGLIE.

  1. Voyez la Revue du 15 avril, du 1er et du 15 mai.
  2. Graf Seckendorf und der Friede von Fuessen. — Gotha, 1882, p. 43.
  3. Chavigny au roi, 22 janvier ; — à d’Argenson, 30 janvier et 8 février 1745. (Correspondance de Bavière. — Ministère des affaires étrangères.)
  4. Chavigny, 31 janvier 1745. (Correspondance de Bavière. — Ministère des affaires étrangères.) — La minute de cette lettre n’indique pas à qui l’original fut adressé ; peut-être était-ce une sorte de circulaire envoyée à tous les confédérés de Francfort.
  5. D’Arneth, t. III, p. 8 et suiv. — (Correspondance d’Erizzo, ambassadeur de Venise à Vienne, février et mars 1745. — Chesterfield à Harrington, même date. (Correspondance de La Haye. — Record Office.) — Chavigny à d’Argenson, 4 mars 1745. — C’est ce jour-là seulement, un mois après la mort de l’empereur, que Chavigny obtient une audience de l’impératrice. Il fait semblant de ne pas comprendre la cause de ce long retard ; mais il est peu probable qu’il pût s’y tromper. On voit par une dépêche de l’ambassadeur de Venise, Erizzo, que dès le 29 janvier, jour où la mort de l’empereur fut connue à Vienne, ordre était donné au général des troupes autrichiennes en Bavière de poursuivre les opérations militaires avec la dernière vigueur, malgré les rigueurs de la saison.
  6. D’Argenson à Chavigny, 6 février. — Note autographe de d’Argenson, 15 février 1745. (Correspondance de Bavière. — Ministère des affaires étrangères.)
  7. D’Argenson à Chavigny, au prince Grimbeighe, ministre de Bavière à Paris, et notes autographes, 13-16 février, 15-20 mars 1745. (Correspondance de Bavière. — Ministère des affaires étrangères.)
  8. Instruction donnée au prince de Conti, 3 avril 1745. (Correspondance d’Allemagne. — Ministère des affaires étrangères.)
  9. D’Arneth, t. III, p. 16.
  10. Chavigny à d’Argenson, 7-15 avril 1745. (Correspondance de Bavière. — Ministère des affaires étrangères.)
  11. D’Arneth, t. III, p. 23-27-403.
  12. . Chavigny à d’Argenson, 24 avril 1745. (Correspondance de Bavière. — Ministère des affaires étrangères.)
  13. Correspondances de Bavière, de Trêves, de Cologne, de Mayence, de Manheim, de Francfort, de Saxe, etc, mars-avril 1745 passim. — Ministère des affaires étrangères.)
  14. D’Arneth, t. III, p. 38 et suiv. — Pol Corr., t. IV, p. 106.
  15. Note de d’Argenson à Ledran, 15 avril 1745. (Correspondance de Russie. — Ministère des affaires étrangères.) — Voltaire, éd. Beuchot, t. XXXVI, p. 130. — Correspondance générale, 3 mai 1745.
  16. D’Arneth, t. III, p. 41-46. — Droysen, t. II, p. 58 et suiv. — D’Aillon, ministre de France en Russie, à d’Argenson, mars et avril, passim. (Correspondance de Russie, — Ministère des affaires étrangères.)
  17. Laurence, chargé d’affaires d’Angleterre ou Prusse, à Carteret, 4 mai 1745. (Correspondance de Prusse. — Record Office.)
  18. Pol. Corr., t. IV, p. 133-134. — Frédéric à Podewils, 19, 20, 27 avril 1745. La première de ces lettres est antérieure à la paix de Fuessen, comme le sont également plusieurs de celles que je vais avoir encore à citer ; mais elles datent toutes du moment où le succès des armées autrichiennes en Bavière fut regardé pour assuré par tout le monde, sauf par ceux qui, comme Chavigny, avaient un intérêt personnel à en douter jusqu’à la dernière heure. A partir de la fin de mars, la capitulation de l’électeur n’était plus qu’une affaire de peu de jours à attendre, et l’effet, comme nous dirions aujourd’hui, en était escompté d’avance.
  19. Observations sur les événemens de Bavière, 3 mai 1745. (Correspondance de Prusse. — Ministère des affaires étrangères.) — Pol. Corr., t. IV, p. 152. — Frédéric à Louis XV, 16 mai 1745. — Réponse au mémoire du roi de France. — Pol. Corr., t. IV, p. 158 et 166.
  20. Frédéric à Chambrier, 17 mai 1745. (Correspondance de Prusse. — Ministère des affaires étrangères.)
  21. Mémoire sur la campagne de 1745, attribué au comte de Lowendal. (Papiers de Condé. — Ministère de la guerre.) — Noailles au roi, 29 avril 1745. Rousset, t. II, p. 191.