La Seconde Lutte de Frédéric II et de Marie-Thérèse/06

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La Seconde Lutte de Frédéric II et de Marie-Thérèse
Revue des Deux Mondes3e période, tome 82 (p. 481-519).
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ETUDES DIPLOMATIQUES

LA SECONDE LUTTE DE FREDERIC II ET DE MARIE-THERESE, D'APRES DES DOCUMENS INEDITS.

VI.
SUITES DE LA BATAILLE DE FONTENOY. — L’ARMÉE FRANÇAISE QUITTE L’ALLEMAGNE.[1]

L’impression causée par la victoire de Fontenoy fut profonde en France comme en Europe ; pour un moment l’illusion fut complète : c’était la résurrection de la France militaire et royale. Les contemporains de Louis XV voyaient renaître les splendeurs du règne de son aïeul. L’effet fut encore accru par la prompte soumission de Tournay, dont le siège fut repris le lendemain même de la bataille. Dès le 24, la ville était abandonnée par la garnison, qui se réfugiait dans la citadelle en demandant un délai de huit jours pour obtenir des états-généraux la permission de capituler. En attendant, le roi, toujours au camp et sous les armes, recevait les hommages enthousiastes de toute la France. Le parlement de Paris, puis, à son exemple, la chambre des comptes et toutes les cours souveraines, sollicitèrent l’autorisation d’envoyer des députés pour le complimenter, ce qui ne s’était jamais fait dans aucune circonstance pareille, et à un jour donné le camp fut envahi par une foule de magistrats, dont les grandes robes, mélangées avec les habits militaires, produisaient un effet inaccoutumé. Le roi les accueillit en cérémonie, assis sous une vaste tente, qui était un présent apporté, peu auparavant, par une ambassade turque, et dont les étoffes magnifiques rappelaient toutes les splendeurs de l’Orient. Dans les harangues qui lui furent adressées, l’admiration officielle dépassa toute mesure : — « Les conquêtes de Votre Majesté, disait l’un des orateurs, sont si rapides qu’il s’agit de ménager la croyance des descendans et d’adoucir la surprise du miracle. »

Louis dut être le premier à sourire de ce déluge d’adulations, car il avait le bon goût de ne s’attribuer à lui-même aucun mérite, comme l’atteste la lettre-circulaire qu’il adressa aux évêques pour demander le chant d’un Te Deum dans les églises, et où il reconnaissait que la victoire n’était due qu’au maréchal de Saxe et, après lui, à la maison du roi et aux carabiniers. Mais cette modestie même augmentait l’enthousiasme, et, malgré le ridicule excès de certaines démonstrations, le sentiment était sincère. Jamais événement national ne causa, dans tous les rangs de la population, une joie patriotique plus unanime[2].

Malheureusement, les émotions les plus généreuses demeurent rarement désintéressées, et on n’a pas plus tôt tourné un des feuillets de l’histoire qu’on voit reparaître les jalousies, les rivalités, les intrigues, toutes les faiblesses, en un mot, dont aucune réunion d’hommes n’est longtemps exempte, et une cour moins que toute autre. Le premier qui eut à souffrir de cette réaction inévitable, ce fut l’illustre Voltaire, qui, dans son empressement à prendre part tout haut à l’expression de la joie commune, courut au-devant de sérieux désagrémens. Son nouveau métier d’historiographe ne lui faisait pas oublier le culte dû à la muse de sa jeunesse : avant de raconter la victoire (comme il devait le faire plus tard avec une précision et un charme qui désespèrent ceux qui ont à en parler après lui), il se mit en devoir de la chanter ; il improvisa, en moins de cinq jours, la pièce qui figure encore dans ses œuvres sous le nom de Poème de Fontenoy. Malheureusement, il n’y a guère que Pindare à qui la poésie de commande ait jamais fourni d’heureuses inspirations, et encore le lyrique grec ne s’en est-il tiré qu’en en prenant à son aise avec le sujet qu’il devait traiter. Mais Pindare n’avait pas de cour à qui il dût chercher à plaire ; ce n’était pas le cas de Voltaire, qui ne pouvait pas ou ne crut pas devoir donner aussi librement carrière à son imagination. Loin de là, il se tint aussi près que possible du récit des faits, afin de pouvoir mentionner et louer tous ceux qui avaient pris part à l’action, rois et princes, généraux et régimens, et les morts aussi bien que les survivans. Le résultat fut que sa verve se trouva souvent refroidie par ce soin de n’omettre et de n’oublier personne. Il ne lui fallut pas inscrire, en trois cents rimes, moins de cinquante-sept noms propres, qui n’étaient tous ni harmonieux ni sonores, et dont le rapprochement gênait singulièrement l’allure du vers et l’essor de la pensée. Il convenait lui-même de la peine que lui donnait ce tour de force. — « La tête me tourne, disait-il à un de ses amis ; je ne sais comment faire avec les dames, qui veulent toutes que je loue leurs cousins et leurs greluchons. »

L’œuvre achevée cependant, tellement quellement, ayant peut-être le sentiment que, malgré de réelles beautés, elle se ressentait de la hâte qu’il avait mise à la faire et de la gêne qu’il s’était imposée, il crut devoir, pour en assurer le succès, la mettre tout de suite et à peine éclose sous le patronage des puissans du jour. Le premier et le mieux servi devait être naturellement le marquis d’Argenson, dont le récit, assez inexact, avait fourni le texte, et, comme nous disions au collège, la matière du développement poétique. Aussi le ministre reçut-il la pièce dès le 20 mai au soir, avec ce billet empressé : — « Vous m’avez écrit, monseigneur, une lettre telle que Mme de Sévigné l’eût faite, si elle s’était trouvée au milieu d’une bataille. Je viens de donner bataille aussi, mais j’ai en plus de peine à chanter la victoire que le roi à la remporter, et j’ai la fièvre à force d’avoir embouché la trompette. Je vous adore. »

L’approbation de d’Argenson n’était pas douteuse. Mais Voltaire en voulait encore une, sinon plus haute, au moins plus délicate à ménager, parce qu’elle ouvrait un chemin plus discret et plus sûr vers la faveur royale. Aussi un envoi ne lui parut-il pas suffisant : c’était une offrande personnelle qu’il voulait déposer aux pieds d’une divinité nouvelle, dont l’éclat voilé frappait pourtant déjà les yeux clairvoyans. Je veux parler de la belle d’Etiolés, qu’on commençait déjà à appeler la marquise de Pompadour, et pour qui on préparait à petit bruit, à Versailles, l’appartement de Mme de Châteauroux. Voltaire lui fit demander un rendez-vous, en accompagnant sa demande d’un de ces impromptus galans dont il avait le secret, et qui, bien mieux que les sonnets dont parle Boileau, valent à eux seuls un long poème :

Quand César, ce héros charmant,
De qui Rome était idolâtre,
Battait le Belge ou l’Allemand,
On en faisait son compliment
À la divine Cléopâtre !
Quand Louis, ce héros charmant,
De qui Paris fait son idole,
Gagne quelque combat brillant,
Il en faut faire compliment
À la divine d’Étiole.

« Je suis persuadé, madame, que du temps de ce César il n’y avait point de frondeur janséniste qui osât censurer ce qui doit faire le charme de tous les honnêtes gens, et que les aumôniers de Rome n’étaient pas des imbéciles fanatiques. C’est de quoi je voudrais vous entretenir avant d’aller à la campagne. Je m’intéresse à votre bonheur plus que vous ne pensez, et peut-être n’y a-t-il personne à Paris qui y prenne un intérêt plus sensible. Ce n’est point comme vieux galant, flatteur des belles, que je vous parle ; c’est comme bon citoyen, et je vous demande la permission de vous dire un petit mot à Étioles ou à Brunoy, ce mois de mai. Ayez la bonté de me faire dire quand et où je suis, avec respect, Madame, de vos yeux, de votre figure et de votre esprit le très humble, etc.[3]. »

Toutes les précautions furent vaines, et ni la protection du ministre ni celle de la nouvelle favorite ne suffit pour désarmer des critiques peut-être intéressées, mais qui n’en furent que plus vives. On a beau faire, on ne satisfait jamais les exigences de tous les amours-propres, et l’honneur d’être loué par Voltaire était trop grand pour ne pas faire des jaloux. Plus la liste des inscrits était longue, plus il était dur d’y être omis. Les élus eux-mêmes ne furent pas tous satisfaits de la part qui leur était assignée. Le poème de Fontenoy fut donc tout de suite l’objet de commentaires malveillans, et, dans une composition trop hâtive pour être suffisamment châtiée, il ne fut pas difficile de relever des vers faibles, des incorrections et des chevilles. Les quolibets et bientôt les satires et les parodies ne se firent pas attendre ; j’en ai trouvé une entre autres intitulée : la Plainte du curé de Fontenoy, où ce prêtre accuse Voltaire de lui faire concurrence pour la délivrance des extraits mortuaires des combattans. — « Voltaire, dit Luynes, a voulu parler de tout le monde, et sans avoir eu le temps d’être assez instruit des particularités ; il a même suppléé par des notes à ceux qu’il ne voulait pas nommer, mais, en voulant contenter tout le monde, il a fait grand nombre de mécontens. Les uns se sont trouvés confondus dans la foule et les autres ont jugé qu’ils n’étaient pas à leur place. Il a fait le duc de Gramont maréchal de France de sa propre autorité ; enfin, il s’est trouvé tant de fautes qu’il été obligé de faire plusieurs corrections. Il y a, dans ce moment-ci, cinq éditions, et ce n’est qu’à la cinquième qu’il a cru ce poème en état d’être présenté à la reine[4]. » — C’est pourtant avec l’envoi de cette édition que Voltaire croyait pouvoir écrire encore à d’Argenson : — « Le roi est-il content de ma petite drôlerie ? Seriez-vous mal reçu, monseigneur, à lui dire qu’en dix jours de temps, il y a eu cinq éditions de sa gloire ? N’oubliez pas, je vous prie, cette petite manœuvre de cour[5]. »

Luynes ajoute quelques jours après : — « Quoique M. de Richelieu ait bien fait dans la bataille, on trouve que Voltaire en a trop dit sur lui, et ceux à qui le succès de cette journée est véritablement dû ont paru blessés de ces louanges excessives. » — Ce fut là, en effet, le point délicat et l’écueil contre lequel Voltaire, malgré toute son adresse, ne put éviter de donner en plein. Écrivant sous la dictée du marquis d’Argenson et entraîné, d’ailleurs, par son amitié, il avait fait à celui qu’on lui désignait comme le Bayard de la journée une part telle qu’en réalité, pour ceux qui savaient lire, tout l’honneur lui était attribué. N’y eût-il en que ce seul fait que dix à douze vers étaient consacrés aux mérites de Richelieu, tandis que Maurice, et le roi lui-même, n’en avaient, chacun à son compte, que quatre ou cinq, cette inégalité à elle seule eût été significative. Maurice, pourtant, paraît n’y avoir pas pris garde à une première lecture, la joie de son triomphe qui durait encore le rendant très généreusement prodigue d’éloges envers tous ceux qui y avaient concouru. Il témoigna même son contentement par un billet de sa main à Mme du Châtelet, qui ne contenait aucune réserve. Mais il ne tarda pas à apprendre, et il ne manqua pas de gens pour lui faire savoir que Richelieu, avec sa jactance habituelle, se vantait tout haut d’avoir, à lui seul, rétabli une partie désespérée, arrêté la fuite du roi et la déroute de l’armée, en un mot préservé le royaume et la royauté d’un irrémédiable désastre. Ces forfanteries, accompagnées de critiques sans ménagement sur les dispositions prises par le maréchal, étaient répétées à tous les échos par les amis des deux sexes, aussi nombreux que bruyans, que le brillant seigneur comptait à l’armée autant qu’à Versailles. Un peu de mauvaise humeur se glissa alors dans l’esprit de Maurice (on en aurait conçu à moins), et des vers tels que ceux-ci, qu’il n’avait peut-être pas lus avec attention, durent prendre à ses yeux un sens nouveau :


Richelieu qu’en tous lieux emporte son courage,
Ardent, mats éclairé, vif à la fois et sage,
Favori de l’Amour, de Minerve et de Mars,
Richelieu vous appelle ; il n’est plus de hasard.
Il vous appelle : il voit d’un œil prudent et ferme
Des succès ennemis et la cause et le terme,
Il vole, et sa vertu secondant son grand cœur,
Il vous marque la place où vous serez vainqueur.


On n’aurait pu dire en termes plus clairs, et sous un voile poétique moins épais, que tout était perdu sans Richelieu, et que, par lui aussi, tout avait été sauvé, et c’est ce qu’on chantait aussi couramment dans des couplets comme celui-ci :


Mais quel est cet autre guerrier
Que la gloire environne ?
C’est Richelieu que le laurier
Joint au myrte couronne.
En grâce, en valeur, en vertu
Nul autre ne l’égale.
Serait-ce Hercule ? Je l’ai vu
Filer aux pieds d’Omphale.
(Chanson sur l’air : Lisette est faite pour Colin.)


Il était dur pour un vainqueur, déjà à demi mort, de se voir ainsi dépouillé de sa gloire devant la postérité par les échos de la renommée.

La contrariété de Maurice dut être d’autant plus vive qu’on faisait circuler au même moment dans l’armée des copies d’une lettre écrite par le dauphin à sa femme, où le prince, racontant le seul incident de la journée dont il eût été personnellement témoin, paraissait encore sous le charme de l’ardeur entraînante de Richelieu, et témoignait l’enthousiasme naturel à la jeunesse pour tout ce qui brille et fait du bruit. L’affaire parut assez grave pour que le roi, qui avait jugé les faits avec plus de sang-froid, crut devoir s’en mêler lui-même, afin de ne pas laisser plus longtemps l’opinion s’égarer. Il demanda avoir la lettre du dauphin, et, sans la blâmer ouvertement, fit en sorte qu’on cessât de la répandre et d’en parler, à ce point que le prudent Luynes lui-même n’a pas osé insérer dans son journal la copie qu’il en avait faite. Les amis trop empressés de Richelieu comprirent alors la réserve qui leur était imposée, et Voltaire, qui n’était plus à temps de s’y conformer, eut le regret de voir le succès de son poème compromis par un de ces excès de zèle qui sont, à la cour, un des torts qu’on pardonne la moins ; et c’est sans doute à quoi Frédéric fait allusion quand il dit dans ses Mémoires que plus d’un Français, à ce moment, eut à se louer du temple de la victoire plus que du temple des muses. Voltaire en fut quitte pour se plaindre aux échos des satires que sa précipitation lui avait attirées, répéter que ses adversaires étaient de vilains gnomes et déclarer que, s’il n’était pas malade, il irait se jeter aux pieds de la reine pour obtenir justice de leur audace. Faute de mieux, il alla se consoler à Étioles, où la nouvelle marquise le régala d’un vin de Tokai délicieux, présent du roi, auquel il ressemblait, dit-il, par un heureux mélange de force et de douceur[6].

Le différend qu’il avait soulevé n’en resta pourtant pas là : le comte d’Argenson, ministre de la guerre, ayant assisté à la bataille, était chargé naturellement d’en faire le récit officiel ; il le rédigea sous les yeux du maréchal et de concert avec lui. Personnellement il aimait peu Richelieu, aucun supérieur ne pouvant s’accommoder aisément des allures importantes du personnage. De plus, depuis qu’ayant fait entrer au conseil son frère le marquis, il l’avait vu avec dépit échapper à son influence, il se plaisait à le contredire et à le contrarier en toutes choses. Richelieu passa donc mal son temps dans ce compte-rendu : à peine son nom y est-il prononcé, et de la grande action morale qu’il exerça en enlevant le dernier assaut, aucune mention n’est faite. C’était réparer une injustice par une autre ; aussi, quelques années plus tard, Richelieu étant devenu maréchal de France, tandis que Maurice cessait de vivre et le comte d’Argenson d’être ministre, il retrouva assez de crédit pour faire insérer, à la suite de la dépêche, une note rectificative tout à son avantage, dont il se fit délivrer copte, et qui figure encore à l’heure qu’il est dans les dossiers du ministère. Voltaire, de son côté, écrivant à peu près à la même époque son Histoire de Louis XV, et libre, cette fois, de toute contrainte, reprit en prose le thème qu’il avait développé en vers. En revanche, la mémoire du maréchal de Saxe trouva dans le célèbre critique Grimm un défenseur ardent qui ne craignit pas de déclarer tout haut à Voltaire que le peu de justice qu’il rendait au héros qui avait sauvé la France devait lui attirer l’indignation de tous les honnêtes gens. La controverse s’est ainsi prolongée jusqu’à la fin du siècle ; et, en vérité, on pourrait même dire qu’elle dure encore. N’avons-nous pas vu, de nos jours mêmes, le plus récent et le plus populaire de nos historiens, Michelet, ayant à nous raconter Fontenoy, nous peindre, sur la foi d’un compilateur aussi mal famé que Soulavie, le roi et Maurice lui-même tremblant pour leur vie, ne songeant plus qu’à fuir, et sauvés malgré eux par l’apparition soudaine et presque miraculeuse de l’ami de Voltaire[7] ?

La dépêche du ministre de la guerre, dont je viens de parler, renferme une autre omission qui parait plus singulière encore que la première et qui est due à un motif analogue : à peine s’il y est question de la manœuvre hardie par laquelle Cumberland et Königseck, changeant le terrain du combat préparé par Maurice, faillirent emporter la victoire, et nulle description n’y est faite en termes clairs et facilement compréhensibles de cette puissante colonne anglaise dont parlent pourtant tous les récits contemporains, dont la forme est figurée avec soin sur tous les plans de la bataille conservés aujourd’hui au ministère, et dont l’attitude arrache des cris d’admiration aux commis anonymes qui ont fait le commentaire de ces dessins. On dirait vraiment que la lutte s’est poursuivie toute la journée avec un succès, peut-être un instant incertain, mais sans s’écarter du plan primitif du général en chef. C’est encore ici un effet de l’humeur justement aigrie du maréchal.

On a vu, en effet, qu’à la première heure il ne faisait nulle difficulté de convenir franchement que Cumberland, en se frayant un chemin à travers un passage regardé comme impraticable, l’avait pris au dépourvu et atteint en quelque sorte au défaut de sa cuirasse. Mais, sur ce point encore, il s’aperçut bientôt qu’on s’emparait de son aveu pour en abuser et pour soutenir que tous ses desseins ayant été déjoués par cette surprise, la victoire ne lui appartenait plus en propre, mais bien au hasard d’une inspiration soudaine qui lui était étrangère. C’était une manière de faire rentrer en scène, par ce détour, le Deus ex machina dont on faisait le sauveur de la patrie. L’éloge affecté du général anglais devenait ainsi, tout simplement, une manière de faire tort au Français, qui ne pouvait manquer d’en concevoir une vive impatience. Le bruit qu’on faisait autour de la fameuse colonne commença à importuner ses oreilles, et il en témoigna son mécontentement même à ces tacticiens de chambre, qui, du fond de leur cabinet, endoctrinent habituellement le lendemain d’une bataille, la livrant en quelque sorte à nouveau sur le papier pour tirer parti de tous les incidens à l’appui de leurs systèmes. De ce nombre était le célèbre chevalier Folard, ami personnel de Saxe, comme il l’était aussi de Belle-Isle, et l’un des théoriciens militaires que tout le monde consultait le plus volontiers. Celui-là avait, cette fois, une raison toute particulière de témoigner pour l’opération de Cumberland une approbation admirative. Folard, en effet, professait une véritable prédilection pour l’ordre de bataille qui consiste à disposer des troupes en bataillon carré. Il prétendait en avoir trouvé les modèles dans ces monumens de l’antiquité qu’il ne cessait d’étudier, et c’était, disait-il, à une formation de ce genre qu’Épaminondas avait dû la victoire de Leuctres et celle de Mantinée. Lui-même, on peut se le rappeler, avait donné le conseil à Belle-Isle de suivre cet exemple dans sa fameuse sortie de Prague, et Belle-Isle s’en était bien trouvé. Ce fut le thème qu’il développa, à ce qu’il parait, avec complaisance dans plusieurs lettres à Maurice, et qui finit par lui attirer de la part de son ami une rebuffade un peu vive. Maurice prit la peine de lui démontrer que la composition de la colonne à laquelle il attribuait tant de mérite était le produit, non d’un calcul stratégique, mais d’un accident et d’une nécessité résultant de la configuration du terrain et même de la nature de la résistance qu’elle avait dû rencontrer : — « Parlons un peu, lui écrivit-il, de la colonne à laquelle vous revenez toujours ; le hasard a produit celle que les Anglais ont faite à Fontenoy : ils nous ont attaqués par lignes, mais comme leur centre trouvait une grande résistance au village de Fontenoy, leur droite a attaqué la brigade des gardes qu’elle a repliée ; voulant faire ensuite un quart de conversion pour prendre le village de Fontenoy en flanc et par derrière,.. comme ils avaient débordé, en le faisant, le terrain où était la brigade des gardes, ces deux lignes me présentaient le flanc, ce que tout le monde a pris pour une colonne, et, pour fermer ce flanc, ils avaient mis un bataillon ou deux en travers, ce qui formait le carré long… Vous voilà au fait, mon cher chevalier, et laissons là Épaminondas et toutes les colonnes du monde[8]. »

Le vainqueur de Fontenoy n’avait pas tort de se défendre, car ce n’était pas sa renommée seulement, c’était le rang élevé qu’il venait de gagner à la pointe de l’épée, c’était son droit de commander, presque même son droit de vivre dont on cherchait tout bas à le dépouiller. Quelque surprise qu’on eût éprouvée de voir sa fermeté d’âme dominer, pendant cette journée d’épreuve, le mal qui épuisait ses forces, on restait convaincu que cet effort suprême était le dernier soupir d’une âme expirante, et qu’il ne survivrait pas au moins moralement à ses victoires. On le voyait déjà ou enterré, ou réduit à cacher dans la retraite l’affaiblissement de ses facultés. Chacun se demandait à qui serait, après lui, confiée la tâche d’achever l’œuvre commencée, et à quelles mains serait remis le commandement qui allait lui échapper. Aucun nom n’était naturellement désigné : Belle-Isle était captif ; Noailles, depuis Dettingue, avait perdu crédit et confiance. Celui qui crut avoir quelque chance d’être appelé et qui se mit tout de suite, bien que discrètement, sur les rangs, fut un prince du sang, le comte de Clermont, qui s’était distingué dans la campagne précédente et avait conduit avec succès un corps d’armée dans l’Autriche antérieure pendant le siège de Fribourg. La faveur d’ailleurs semblait revenue aux princes, puisque Conti commandait l’armée du Rhin ; et Clermont se souvenait qu’il était petit fils du grand Condé. Mais, pour produire utilement sa prétention, il lui importait de savoir exactement combien de temps pouvait s’écouler avant qu’elle pût être exprimée tout haut, en d’autres termes et pour parler sans détour, combien de jours Maurice avait encore à vivre. Pour s’édifier sur ce point, Clermont n’imagina rien de mieux que de s’adresser à l’ami personnel de Maurice lui-même, celui qui vivait dans sa familiarité et qui, introduit par lui dans l’armée française, devait lui rester attaché par tous les liens de la reconnaissance, le comte de Lowendal. Des émissaires furent dépêchés au général danois pour l’interroger en confidence sur le véritable état de la santé de son ami, en lui laissant apercevoir qu’en échange de ce service rendu, le mérite éclatant dont il venait de faire preuve lui-même sur le champ de bataille, trouverait dans le successeur de Maurice un appréciateur aussi éclairé que celui qu’il était menacé de perdre. J’ai le regret de dire que Lowendal ne se refusa ni à se laisser poser ces questions douloureuses, ni à s’entretenir des espérances qui pourraient s’ouvrir pour lui le lendemain de la retraite ou de la mort de son protecteur. — « Je ne suis, mon cher Polignac, écrivait-il à l’un des envoyés du prince, ni un suffisant, ni un fat ; rompu dans les affaires du monde, je comprends que mon temps n’est pas encore venu d’être maréchal de France, et je sens que je ne puis le devenir plus promptement qu’en servant sous un prince victorieux qui veuille prôner mon application et me pousser vivement… Lisez donc dans mon âme tout ce que je dois désirer : c’est nommément d’avoir monseigneur à la tête des armées et de me voir honoré de sa confiance… Je vous dis et je vous répète que le maréchal de Saxe ne reviendra que difficilement. Il s’affaiblit de jour en jour, et, dans deux mois d’ici, je le vois bien bas et, peut-être hors d’état d’agir ; voilà deux ponctions qu’on lui fait ; il est comblé de grâces que le roi lui fait, mais je prévois qu’il n’en jouira pas longtemps. » — Et un autre émissaire de Clermont, rendant compte des informations qu’il avait recueillies, ajoutait : - « On est ici toujours pour le pauvre hydropique, qui tiendra bon tant qu’il pourra ; .. en vérité, c’est un spectre, et le pauvre homme en fait mille fois plus qu’il ne peut. Il veut, sans doute, remplir la maxime ancienne : Oportet imperatorem stantem mori, et il finira par là. On le gardera présentement tant qu’il aura un battement ; après quoi il pourrait se faire, si Votre Altesse Sérénissime était sur le tas, qu’on eût recours à elle. » — Et il terminait en faisant observer que, tout en sachant gré à Lowendal de sa complaisance, il ne fallait pourtant se fier à lui que médiocrement, vu son intimité avec Maurice, « car j’ai toujours l’idée qu’il veut se servir de la patte du chat pour tirer les marrons du feu, et il est toujours barbouillé avec le Sarmate[9]. »

Pendant qu’on se disputait ainsi l’héritage du grand général mourant, comme s’il eût déjà été enseveli dans son triomphe, le héros lui-même, que faisait-il ? Hélas ! il était occupé, lui aussi, à réclamer avec ardeur la succession d’un de ses meilleurs et plus fidèles amis. Il est vrai que celle-là au moins était ouverte. C’était celle du vieux maréchal de Broglie, qui, toujours en exil dans son nouveau duché depuis sa malheureuse campagne de Bavière, venait d’être frappé pour la seconde fois d’un coup d’apoplexie, le lendemain même de la bataille de Fontenoy. Avant de rendre l’âme, le vieux soldat trouva encore la force d’envoyer au roi, de sa main paralysée et tremblante, l’expression de sa joie patriotique. Il lui recommandait en même temps, en termes touchans, la situation de sa famille, dont la fortune n’avait jamais été considérable et qui restait après lui dans une condition très gênée. Son vœu était que le gouvernement de Strasbourg, dont il avait conservé le titre, maigre sa disgrâce, fût accordé en survivance à son fils aîné, le nouveau duc de Broglie, qui, à vingt-sept ans, avait déjà le grade de brigadier et servait avec éclat dans l’armée de Conti.

En mourant, il exprima le désir que sa lettre au roi et la demande qu’elle renfermait fussent confiées au maréchal de Saxe. Il se rappelait (et le lecteur peut-être aussi se souviendra) que, pendant toute la campagne de Bavière, Maurice avait été le confident et le conseiller du vieux maréchal, et, comme il aimait à l’appeler lui-même, son bras droit. C’était même (tout porte à le croire), a l’inspiration de cet aide-de-camp, déjà placé très haut dans l’estime publique, qu’était due l’inspiration du dernier acte de cette campagne, celui qui avait attiré sur le général la défaveur royale. Broglie pensait donc que Maurice, dans tout l’éclat de sa gloire, se rappellerait ces jours d’épreuve, et il n’hésitait pas à le prier de servir de père à ses enfans. À peine était-il expiré que l’abbé, son frère, venant de recevoir son dernier soupir, transmettait ce vœu à Maurice avec un billet dont le ton seul attestait leurs anciennes relations d’amitié : — « Le maréchal de Broglie est mort aujourd’hui, à deux heures après-midi, dans la confiance que vous aiderez sa veuve et ses enfans. Il est temps, agissez, mon cher frère ; il ne faut pas vous en dire davantage. J’ai l’honneur d’être avec beaucoup de respect, monseigneur, votre très humble et très obéissant serviteur[10]. »

Quelque diligence que fit l’abbé, quand son courrier arriva au camp, la nouvelle de l’agonie, sinon de la mort du maréchal de Broglie, circulait déjà, et comme on était en train de chercher des récompenses dignes du service que Maurice venait de rendre à l’état, l’idée de disposer en sa faveur de la place importante qui allait se trouver vacante était venue à plus d’un esprit. Maurice, qui était informé de ce projet, y avait volontiers donné son adhésion ; aussi, dès qu’il eût pris connaissance de la demande que lui recommandait son ami mourant, sa pensée fut de se faire confirmer tout de suite l’espérance qu’on lui avait donnée, afin que, le fait étant accompli, il n’eût point (c’est son expression) à tromper la confiance dont le maréchal de Broglie l’avait honoré. Mais, à sa grande surprise, et, à son grand mécontentement, il se trouva que l’affaire n’allait pas toute seule et qu’une grave objection s’opposait à ce qu’il fût désigné pour un gouvernement ; il était protestant : un gouverneur avait un serment religieux à prêter en entrant en fonctions et des attributions de justice à rendre aussi, au nom de Dieu, ce qui, dans les idées du temps, ne pouvait convenir à un hérétique. Cette difficulté inattendue lui causa beaucoup d’impatience, et il s’en expliqua avec le comte d’Argenson d’une manière très vive et même avec une certaine éloquence : — « On m’a dit hier, écrit-il, que des obstacles insurmontables se rencontrent pour que je pus (sic) jouir de pareilles grâces, et j’en suis très affligé. J’ai toujours regardé le gouvernement d’Alsace comme une retraite convenable, et même la seule que je pusse désirer pour l’état qu’elle me donnerait ; mais je crois bien que je me suis trop flatté quand j’ai présumé que la cour pousserait ses bontés et sa confiance jusqu’à ce point-là… Je pense, et je crois voir à quoi m’en tenir, par rapport à mon établissement en France ; comme attaché à la gloire du roi, je prendrai la liberté de vous faire observer, monsieur, pour le bien du service de Sa Majesté, que les grâces militaires qu’on accorde dans les autres monarchies aux personnes d’un certain ordre sont toujours brillantes ; les chétives républiques même font des efforts pour les acquérir,.. leur reconnaissance est éclatante, et elles prodiguent pour cela les honneurs et les richesses, et ce qui peut flatter ceux qui ont de l’élévation. Lorsqu’on ôte ce point de vue aux hommes vertueux et qu’ils ne peuvent l’acquérir que par la bassesse, tout est dit… » Quant au maréchal de Broglie et à sa famille, la seule allusion qui est faite à leur demande dans cette lettre est celle-ci : — « Ce qui m’arrive là-dessus, pourra servir de consolation à Mme de Broglie, au cas que vous ne lui accordiez pas de grâces pour ses enfans. » — Peut-être la veuve de son ami attendait-elle de son intervention quelque consolation plus sensible que celle d’être associée au traitement dont il croyait avoir à se plaindre[11].

Quoi qu’il en soit, il avait le droit de tout demander et, sans élever si haut la voix, il était sûr de tout obtenir. Il eut, ou du moins on lui promit, non-seulement le gouvernement de Strasbourg, mais celui de l’Alsace tout entière, et, quant aux enfans du maréchal de Broglie, ils durent se contenter d’une pension de 1,000 écus chacun, sur la cassette royale. C’était l’épée à la main et sur les champs de bataille que le nouveau duc de Broglie devait reconquérir plus tard la survivance de son père.

Maurice rendit compte du succès de cette petite négociation à sa sœur la princesse de Holstein, dans des termes qui font voir qu’il avait exactement supputé les avantages de toute nature attachés à l’honneur qu’il sollicitait, et que l’arithmétique lui était plus familière que l’orthographe : — « Je ne vous entretiendrai pas, lui disait-il, de la victoire que j’ai remportée le 11 de ce mois sur les alliés avec l’armée de Sa Majesté très chrétienne qui était présente, et qui a été des plus complètes. Les Anglais y ont été étrillés comme des chiens courtauds ; l’affaire a duré neuf heures et, quoique je sois mourant, j’ai soutenu cette journée avec vigueur. Le roi m’a marqué sa reconnaissance : il m’a donné le commandement d’Alsace qui vaut 120,000 livres ; 40,000 livres de rente en fonds de terre ; les grands honneurs du Louvre comme aux princes lorrains ; j’ai avec cela de mes pensions et régimens, 140,000 livres : ainsi, je jouis des grâces de la cour, environ 300,000 livres, ce qui peut s’évaluer sur le pied de 30,000 ducats de Saxe avec les agrémens, tels que le gouvernement d’Alsace, qui fait l’état d’un souverain[12]. » On me reprochera peut-être, et j’ai en vérité moi-même quelque honte de m’arrêter à ces misères qui se mêlent à toutes les renommées, à ces ombres qui font tache dans l’éclat des plus vives lumières ; mais la critique, de nos jours, a des exigences impitoyables, elle veut tout connaître et ne laisse pas éblouir ses regards même par l’auréole de la renommée. Consolons-nous en pensant que ces faiblesses sont de tous les temps et de tous les pays, et que de plus grandes encore se révélaient au même moment, avec un plus triste éclat et moins de ménagement, dans le camp des ennemis de la France. Là on ne se disputait pas pour savoir quelle part devait revenir à chacun dans l’honneur de la victoire, mais bien quelle part de tort devait être attribuée à chacun dans la défaite commune, et c’était entre les alliés (comme il arrive dans toutes les coalitions, surtout quand la fortune les maltraite) un échange de récriminations amères. Les Anglais attribuaient tout le mal à la lâcheté des Hollandais, qui avaient reculé et quitté la partie dès la première heure ; et ceux-ci, pour ne pas demeurer en reste, accusaient l’imprudence de la manœuvre conseillée par Königseck et exécutée par Cumberland, et qui, disaient-ils, après quelques momens d’un succès apparent, avait fini par faire prendre l’armée entière dans une souricière. La querelle se prolongea pendant toute la durée de la retraite, et elle devint si vive que, dans les quartiers où les troupes des diverses nations se trouvaient rapprochées, il y eut des duels entre les officiers et des rixes au cabaret entre les soldats. Puis, quand il fallut rédiger une relation commune de la bataille, les trois généraux ne purent tomber d’accord sur la manière de présenter les faits, et, de guerre lasse, chacun resta libre d’en rendre compte, comme il l’entendait, à sa cour. M. d’Arneth nous a conservé le rapport envoyé par Königseck à Marie-Thérèse, et (ceci devient tout à fait curieux) on y remarque justement la même lacune que dans le compte-rendu du ministre français : la manœuvre capitale qui occupait toute l’Europe y est discrètement voilée sous des termes ambigus et presque passée sous silence. Königseck, à qui on reprochait de l’avoir imaginée, puisqu’on définitive elle n’avait pas réussi, s’en justifiait à Vienne pendant que Maurice trouvait qu’à Paris on en faisait trop de bruit[13].

Des camps la querelle passa au congrès des diplomates, qui restaient encore en permanence à La Haye autour de Chesterfield, attendant, d’heure en heure, la nouvelle d’une victoire dont ils se partageaient d’avance les fruits. Foudroyés par ce retour de fortune inattendu, ils ne purent dissimuler d’abord leur consternation, puis leur dépit et même leur fureur ; et l’on vit le moment où l’âpreté de leurs reproches mutuels mettait en péril l’alliance de leurs gouvernemens.

À ces divisions qui sont le fléau de toutes les coalitions se joignait le contre-coup des discordes civiles, qui, de tout temps, travaillaient les Provinces-Unies. C’était, comme au jour des de Witt, la vieille querelle de la bourgeoisie républicaine et des partisans du stathoudérat. Depuis un siècle, toutes les fois que le pouvoir suprême étant vacant, la sécurité ou l’honneur national était mis en cause, les amis secrets ou déclarés de la maison de Nassau accusaient l’incapacité jalouse de leurs adversaires républicains, et ils avaient beau jeu, cette fois, le choix malheureux du prince de Waldeck leur fournissant un grief dont ils ne se faisaient pas faute de tirer parti. De leur côté, les républicains n’allaient-ils pas jusqu’à insinuer que Kônigseck étant l’ami du prince de Nassau, il avait laissé perdre la bataille tout exprès pour opérer une réaction en sa faveur ! Aussi dit-on que si ce vieux et digne général avait paru dans une ville de Hollande, sa vie eût été menacée.

L’agitation passant toujours assez vite dans les pays républicains des conseils politiques sur la place publique et dans la rue, on put craindre le retour de quelqu’un de ces mouvemens populaires qui avaient si souvent ensanglanté les cités flamandes. — « On a doublé les gardes hier soir, écrivait l’abbé de La Ville le 14 mai, de crainte que la défaite des alliés en France ne servit de prétexte aux malintentionnés pour exciter quelques rumeurs séditieuses parmi le peuple. » — Et, quelques jours après : — « Un magasin de poudre a sauté la nuit dernière, circonstance qu’on a présentée au peuple comme une des preuves démonstratives que le sort de la patrie est confié à des poltrons. Enfin, on ne néglige rien de tout ce qui peut occasionner ici une fermentation assez vive pour opérer une révolution dans le gouvernement. » — La Ville ajoutait qu’il était obligé de s’observer dans son langage et de ne tenir que des propos modestes, pour ne pas « aigrir » la sensibilité hollandaise.

Seulement il s’en fallait que tous les Français, habitant encore la Hollande, s’astreignissent à cette règle de prudence. Habitués dans ce pays de liberté à une grande franchise de parole, et objets naguère de menaces insultantes, ils prenaient tout haut leur revanche avec une fierté bruyante. — « Je suis arrivé ici, écrit d’Amsterdam un négociant français, le 17 de mai : ubi fletus et stridor dentium. Je suis entré chez le libraire où je tiens ordinairement séance ; j’y ai trouvé deux de nos ennemis consternés et j’ai joui de leur tristesse. Un d’eux m’a demandé des nouvelles. — Je n’en sais aucune, ai-je répondu. — On dit que le roi a couché botté et habillé sur la paille dans un méchant hameau ? — Oui, ai-je dit, c’est mon roi. — Et M. le Dauphin aussi ? — Oui, ai-je répondu, c’est le fils de mon roi. — On me marque que M. le duc de Penthièvre a fait de même ? — Oui, me suis-je écrié, il est du sang de nos rois[14]. »

Ces provocations à l’esprit républicain n’apaisaient pas les esprits ; aussi peut-on juger de l’accueil qui fut fait aux propositions pacifiques dont d’Argenson avait pris, dès le lendemain de Fontenoy, la généreuse et un peu naïve initiative. On ne voulut pas même en entendre la lecture jusqu’au bout, et je crois, en vérité, qu’il n’y eut qu’un seul Hollandais qui fut en humeur d’y prêter l’oreille. Ce fut le ministre des états-généraux à Paris, l’ami de cœur de d’Argenson, le brave Van Hoey toujours prêt, dans ses sentimens évangéliques, à faire bon marché de l’intérêt et peut-être aussi de l’honneur de son pays. Celui-là s’associa, cette fois encore, à la proposition d’Argenson, mais avec une exagération dont l’effet eût été suffisant pour détruire tout son crédit sur ses maîtres, s’il en eût encore conservé quelque ombre. Il semblait vraiment, dans son enthousiasme pour la modération du roi de France, oublier que c’était le sang de ses compatriotes qui avait coulé à Fontenoy. — « Puisse, écrivait-il à d’Argenson avec une tendre effusion, le Dieu des armées, combattre toujours pour le meilleur et le plus pacifique des rois ! Puissent les plus grandes victoires rendre toujours sa modération plus éclatante que jamais ! Puisse-t-il triompher plus que jamais de la vengeance et des autres appâts séduisans de la guerre ! Oui, il faut que notre roi dompte tous ces monstres ! — Votre roi, me direz-vous ? Oui, mon roi, car ses vertus lui ont soumis, pour jamais, tous les bons citoyens de la terre… Mais je reviens de mon extase pour embrasser Votre Seigneurie mille fois. J’admire sa sagesse. Dieu veuille toujours bénir son ministère pacifique et le rendre toujours plus cher au roi et plus respectable aux hommes. Adieu, mon cher marquis, aimez-moi, car je vous aime autant qu’il est possible d’aimer. »

En recevant cette véritable déclaration d’amour, d’Argenson ne put s’empêcher d’en exprimer quelque surprise. — « Voilà, dit-il, un vrai Pater noster. Mais quel regret pourtant de ne pouvoir traiter par l’intermédiaire d’un homme qui a des intentions si droites, tant de zèle pour la gloire et les avantages de sa patrie ; cela le met dans le même état où était, dans la république romaine, P. Caton, qui s’était attiré la haine, parce qu’il censurait les vices et les vicieux et que sa vertu farouche ne lui faisait rien envisager de bien, que ce qui pouvait assurer le bien du peuple romain[15]. »

Ce n’était pas non plus à Londres, où l’orgueil national et la haine contre la France étaient plus excités encore qu’à La Haye, que les offres de d’Argenson avaient chance d’être écoutées. Là, à la vérité, l’impression produite par la fâcheuse nouvelle fut moins vive au premier moment. Les communications arrivant avec lenteur et difficilement en ce temps-là, à travers la mer, les ministres anglais essayèrent d’abord de cacher au public, et peut-être de se dissimuler à eux-mêmes, l’étendue de la défaite. Le mot d’ordre donné à la presse fut d’insister sur les pertes considérables de l’armée française et sur le danger qu’elle avait couru, pour laisser croire qu’en définitive l’issue du combat était restée douteuse. Cette sécurité vraie ou feinte était telle, que le roi, qui se trouvait en ce moment dans le port de mer de Harwich, prêt à s’embarquer pour l’Allemagne, hésitait à revenir sur ses pas pour tenir conseil à Londres, de crainte de jeter le trouble en paraissant trop ému. Son fils aîné, le prince de Galles, montra plus d’indifférence encore, car il se fit voir au spectacle, gai et souriant comme à son ordinaire, le jour même où de tristes rumeurs commençaient à circuler, et n’interrompit pas un instant sa vie de plaisir. Il est vrai que, très ouvertement opposé à la politique de son père et très mal avec son frère cadet, il ne s’affligeait peut-être au fond de l’âme que médiocrement de leur échec. Mais, au bout de quelques jours, des lettres privées vinrent porter le deuil dans les familles en annonçant des pertes cruelles, et il n’y eut plus à douter de l’humiliation des armes anglaises.

L’opinion publique se retourna alors avec indignation contre les auteurs de ce mystère calculé et contre ceux qui avaient donné le scandale de cette insouciance apparente. — « Vous savez déjà en gros, écrit le célèbre Horace Walpole à un de ses amis, ce qui s’est passé devant Tournay ; nous ne voulons pas convenir que ce soit une victoire pour les Français, mais c’est comme une femme qu’on n’appelle pas madame tant qu’elle n’est pas mariée, eût-elle une douzaine d’enfans naturels. En réalité, nous sommes restés trois heures sur le champ de bataille, et j’ai bien peur qu’un trop grand nombre des nôtres n’y restent pour toujours… On dira ce qu’on voudra, c’est un rude coup… » — « C’est la première fois, écrit-il encore un peu plus tard, que, dans une bataille contre les Français, la chance tourne contre nous. Quand on a appris à épeler dans l’histoire d’Edouard III et d’Henri V, et à bégayer dès l’enfance les noms d’Azincourt et de Crécy, ceux de Tournay et de Fontenoy sonnent péniblement aux oreilles[16]. »

De ce moment, il n’y eut plus de sûreté à parler la langue ou à avoir l’accent français dans les rues de Londres. Il est vrai qu’il n’y avait plus guère résidant en Angleterre qu’un seul Français de quelque importance : c’était l’illustre prisonnier Belle-Isle, que j’ai laissé gardé à vue dans le château de Windsor, mais à qui on venait justement de rendre un peu plus de liberté. On lui avait permis de s’établir à ses frais dans une maison particulière et de circuler dans la contrée sans surveillance, moyennant sa parole d’honneur qu’il ne chercherait à nouer, en Angleterre, aucune relation politique, et qu’il ne donnerait dans sa correspondance avec la France aucun renseignement sur l’état intérieur du pays. Il usait déjà de cette facilité pour faire visite aux possesseurs des châteaux du voisinage et paraître même en public dans les courses de chevaux, où son grand air et sa bonne grâce avaient fini par le rendre l’objet d’une curiosité bienveillante. Mais il dut s’interdire ces modestes passe-temps, dès qu’il put craindre qu’on cherchât à lire sur son visage la trace d’une joie patriotique qu’il n’aurait pu contenir. — « J’ordonnai, dit-il, à mes gens de ne plus sortir, et je restai dans mon intérieur à regarder mes pages jouer à la boule pour éviter quelque triste aventure que pourrait occasionner la mauvaise humeur de quelques Anglais qui, de quelque condition qu’ils soient, s’occupent tous des affaires publiques et militaires[17]. »

Qui l’aurait cru ? le lieu peut-être où on parut le moins s’émouvoir de la victoire française, ce fut à Vienne, ou, tout au moins, dans les conseils intimes de Marie-Thérèse. C’était pourtant sur un territoire appartenant à la maison d’Autriche que la bataille s’était livrée, et la perte d’une de ses plus belles provinces pouvait en être la conséquence ; mais c’est que la reine attendait, à la même heure, de moment en moment, la nouvelle de l’issue d’un autre conflit dont le succès paraissait lui tenir beaucoup plus à cœur. Pendant que Louis XV entrait dans les Pays-Bas, le prince de Lorraine marchait, à grandes journées, vers la Silésie pour y rencontrer Frédéric ; et dès le début de la campagne, la reine avait paru mettre plus de prix à la destruction de son ennemi voisin qu’à la défense de ses possessions éloignées. Soit que la soif de la vengeance, seule faiblesse de cette grande âme, l’emportât désormais chez elle sur tout autre sentiment, soit que, se sentant Allemande avant tout, le soin de reconquérir en Allemagne même la prépondérance dont avaient joui ses aïeux et la parcelle du sol germanique qu’on lui avait ravie fût à ses yeux le premier de ses intérêts comme de ses devoirs, toujours est-il que, préoccupée de faire rendre à son époux, par les électeurs de Francfort, la couronne impériale, et de refouler l’usurpateur prussien dans les sables de Brandebourg, tout ce qui se passait au-delà du Rhin et à distance semblait beaucoup moins la toucher. L’Angleterre s’était bien aperçue de cette indifférence relative quand elle avait vu le duc d’Arenberg, emmenant avec lui le gros des troupes autrichiennes, ne laisser qu’un faible détachement avec Königseck, sous les ordres de Cumberland, et elle ne s’était pas fait faute de s’en plaindre. Le reproche n’étant que trop bien justifié par l’événement, Marie-Thérèse devait craindre de voir la réclamation se reproduire avec plus de force et d’être contrainte, pour y faire droit, à l’envoi de nouveaux renforts qui auraient diminué les forces dont elle avait besoin, soit pour défendre, au midi, contre le prince de Conti, la liberté de la diète électorale, soit pour appuyer, au nord, l’attaque du prince de Lorraine. Ce fut, nous dit un observateur sagace qui vivait dans son intimité, le souci principal que lui causa l’échec de ses alliés à Fontenoy. Elle craignit que la secousse ne fît échapper de ses mains la proie qu’elle croyait déjà tenir[18].

Mais cet ennemi lui-même, objet de tant de haine, ce ravisseur impuni, ce Frédéric, en un mot, que pensait-il du succès de nos armes, dont il était l’allié encore nominal, bien que toujours douteux et surtout toujours maussade ? Si on se rappelle dans quelles dispositions nous l’avons laissé, on jugera que son impression dut être et fut effectivement assez mélangée. La nouvelle vint le chercher en pleine campagne, dans un camp établi en avant de Breslau, autour duquel il avait concentré toutes ses troupes, après avoir non sans peine et sans coup férir rappelé à lui tous les détachemens qui gardaient l’entrée de la Silésie. Il laissait ainsi la province ouverte à l’attaque des Autrichiens commandés par le duc de Lorraine, et des Saxons sous les ordres du duc de Weissenfels. C’était à dessein qu’il attirait sur ce point toutes les forces ennemies, trouvant que cette position était la meilleure qu’il pût choisir pour leur résister ; vainqueur, il gardait sa conquête, mais vaincu, il ne lui restait plus de ressources. De la lutte décisive qui allait s’engager dépendait donc le sort de sa puissance et de sa renommée. C’est dans cet état d’inquiétude qui, même chez les âmes les plus fermes, précède les heures critiques que parvint à ses oreilles l’écho de la victoire française. Il connaissait trop bien le cœur humain pour ne pas apprécier le puissant appui moral qu’un tel exemple pouvait lui prêter, en rendant courage à son monde et en portant le trouble dans l’âme de ses adversaires. Puis, comme il nourrissait toujours l’espérance d’obtenir une paix favorable par l’intermédiaire de l’Angleterre, et qu’il entretenait même sous main, dans cette pensée, des relations constantes avec le ministère anglais, tout ce qui pouvait faire repentir le roi et la nation britannique de leur ardeur belliqueuse secondait, au fond, ses desseins secrets. Mais, d’autre part, il avait blâmé tout haut, avec le ton de dédain sarcastique qui lui était familier, la pointe de Louis XV sur les Pays-Bas ; il en avait d’avance prédit l’échec et décrié les résultats. Le moindre pas fait en Allemagne par le prince de Conti l’aurait encore mieux accommodé que la conquête de la Flandre tout entière. La victoire de Fontenoy faisait mentir ses oracles et engageait la France dans une voie dont il aurait voulu à tout prix la détourner. Sa satisfaction fut donc loin d’être complète, et, eût-elle été même plus vive au premier moment, la réflexion ne devait pas tarder à la tempérer ; cette succession de sentimens est visible dans deux billets écrits par lui à vingt-quatre heures de distance, au reçu de la dépêche qui annonçait l’événement :

« Mon cher Podewils, écrit-il le 21 mai, je suis dans la joie de mon cœur de ce que vous venez de m’apprendre. Je me flatte que la fierté de mon cher oncle sera un peu tempérée par la nouvelle de la défaite de son parti… Je suis persuadé que cela fera nécessairement que les fiers Anglais seront obligés de nous rechercher. » Puis, le lendemain : « Mon cher Podewils, j’ai en le temps de réfléchir depuis hier sur la bataille de Leuze[19]. Je trouve que cet événement nous est sans doute avantageux : 1° parce qu’il donnera des sentimens pacifiques aux Hollandais ; 2° parce qu’il peut enfin ouvrir les yeux des Anglais sur leurs véritables intérêts ; 3° parce que toutes les puissances seront obligées de convenir que, lorsque je suis uni avec la France, quoi qu’elles puissent faire, nous aurons toujours la supériorité d’un côté, et que, par rapport à ce principe, leur fierté s’adoucira avec moi. Mais il n’est point apparent que cette bataille nous fasse une diversion considérable. Les Hollandais crieront miséricorde, et on tirera de l’armée du duc d’Arenberg quelques troupes qui seront remplacées par des Saxons… Indépendamment de tout cela, cet événement me flatte et m’encourage, et me donne l’espérance de trouver cette année la fortune plus propice que l’art passé… Ah ! puissions-nous avoir un jour comme le 11 mai, et alors nos infâmes envieux, nos voisins perfides changeraient bientôt de langage, et la paix en deviendrait pour nous plus glorieuse et plus sûre[20] ! »

À ces calculs faits, comme on peut le voir, dans un intérêt tout personnel, qu’il confondait volontiers avec celui de la cause commune (tout en étant toujours prêt à s’en détacher), se joignait-il dans le fond de l’âme quelqu’une de ces suggestions de l’amour-propre inquiet, qu’on ne s’avoue pas à soi-même et dont le génie même ne réussit pas toujours à se préserver ? On sait quel plaisir il avait pris, pendant la campagne précédente, à accuser l’incapacité, la lâcheté même de tous les Français, souverain, princes et généraux ; le tout suivi toujours d’un retour orgueilleux sur lui-même et sur la comparaison que la postérité aurait à faire entre le jeune héros de la nouvelle grandeur prussienne et les héritiers dégénérés de Louis XIV. Ce sentiment s’était même fait jour dans les complimens, trop exagérés pour être sincères, dont il avait cru un moment de son intérêt d’accabler les débuts de Louis XV dans la carrière des armes. Lui déplaisait-il d’être, cette fois, obligé de parler sérieusement et de reconnaître que, si la comparaison n’était pas encore retournée à son désavantage, il devait au moins entrer en partage de gloire avec un monarque son égal ? Qui peut connaître le fond des cœurs ? Ce qui est certain, c’est que ceux qui avaient à lui faire leur cour, pour se mettre en grâce, ne croyaient pas pouvoir mieux s’y prendre qu’en diminuant l’importance de la journée de Fontenoy, et surtout de la part personnelle que le roi de France y avait prise. Ce sont souvent les serviteurs qui devinent les faiblesses des maîtres, et les trahissent par le soin qu’ils mettent à leur complaire.

C’est Chambrier, par exemple, qui écrit de Lille, d’où il se prépare à aller rejoindre le roi pour lui faire compliment : — « La suite fera connaître de quelle importance est le gain de cette bataille ; mais il y a des gens qui croient que cette affaire n’est pas finie et que les alliés pourraient bien revenir à la charge. Les Français vantent la bonne contenance de leur roi et du dauphin, au point qu’on pourrait croire qu’il peut y avoir un peu d’exagération… » — « Ce sera quelque chose de bien singulier, ajoute-t-il, s’il ne résulte pas ici, de cette victoire, une enflure si considérable qu’on ne saura plus comment parler à ces gens-ci, tant ils auront les oreilles chatouilleuses sur les choses qui ne sont pas de leur goût, par la délicatesse qu’ils témoignaient, malgré leurs revers, dès qu’il s’agissait de quelque chose qui blessait un peu le ton de hauteur que Louis XIV a établi ici. Un ministre de la conférence m’a dit un jour à ce sujet : — « On ne connaît pas encore Louis XV ; il sera aussi haut que Louis XIV et peut-être plus haut. » Je sais de bonne source que le roi de France, voyant à un moment la cruelle situation de son armée, dit au maréchal de Saxe : — « Tout est perdu ! » A quoi celui-ci répondit : — « Pourvu que Votre Majesté ne le fasse pas paraître, il y aura du remède ; ce jour est si important qu’il faut vaincre ou mourir[21]. »

Quoi qu’il en soit, et quelle que fut son humeur secrète, Frédéric n’en laissa rien voir, le jour où il dut recevoir dans son camp le marquis de Valori accompagné d’un officier français, M. de La Tour, dépêché tout exprès du camp de Tournay pour lui raconter le détail de la journée du 11 mai. Il les accueillit, au contraire, avec toutes les marques d’une véritable satisfaction, examina avec eux un petit plan de la bataille qui lui fut montré, et témoigna la plus vive admiration pour les dispositions du maréchal de Saxe. Puis, il retint ses hôtes à dîner, où on but à plusieurs reprises à la santé du vainqueur de Fontenoy. En se levant de table, il engagea M. de La Tour à rester quelques jours auprès de lui pour être témoin de ce qui allait se passer, et repartir chargé de la bonne nouvelle qu’il espérait bien lui-même renvoyer à son tour au roi de France. Mais le soir, prenant Valori en tête-à-tête sous sa tente, il lui laissa voir le fond de sa pensée et le peu de prix qu’à son point de vue particulier (ce serait trop de dire égoïste), il attachait à tous les lauriers qu’on pouvait cueillir hors de l’Allemagne : — « Je suis toujours bien charmé de la gloire personnelle, lui dit-il, que le roi a acquise et des avantages qui lui reviennent de cette mémorable victoire : mais, convenez-en avec moi, elle ne m’est d’aucune utilité ; je n’en ai pas moins d’ennemis sur les bras, et la reine de Hongrie ne regarde pas cet événement comme un de ceux qui doivent lui être extrêmement nuisibles… Je vous accorde que les Hollandais pourront être d’abord consternés, et rechercheront les moyens de sortir d’affaire, mais prenez garde qu’ils le chercheront inutilement. Ils sont à présent dans les entraves de l’Angleterre et forcés malgré eux à en suivre toutes les impressions et tous les mouvemens. Or, c’est se faire illusion de croire que les Anglais seront consternés de cette aventure au point de changer de mesures. Au contraire, je suis fortement persuadé que la nation s’irritera et qu’il sera moins difficile que jamais de l’engager à redoubler d’efforts. Croyez-moi, il n’y a qu’un moyen de mettre la reine de Hongrie à la raison, c’est en mettant le prince de Conti en état d’agir avec supériorité et de suivre le duc d’Arenberg, s’il revient contre moi en Bohême… Si le prince de Conti était en force pour marcher sur Égra, quel bien n’en résulterait-il pas ? La Saxe ne tarderait pas à changer de mesure, Hanovre tremblerait, et vous jugez bien que, pour tous les cercles prêts aujourd’hui à se déclarer contre vous, ils crieraient beaucoup et vous obéiraient. Vous ne doutez pas non plus que, si vous étiez forcés de repasser le Rhin, je n’eusse raison de me croire abandonné, et que, quelque effort que je fasse par moi-même, il faudrait que je succombasse… Mais alors vous aurez la plus grande partie de l’Allemagne contre vous, les Anglais et les Hollandais y trouveront des troupes à leur solde tant qu’ils voudront et le grand-duc sera empereur. Mais, je vois ce que c’est, ajoute-t-il, vous craignez de vous enfourner en Allemagne, mes chers amis. »

Revenant alors avec un merveilleux sang-froid sur sa situation personnelle et la passe étroite où il s’était volontairement engagé, il explique à Valori, en détail, par quel artifice et dans quel dessein il avait lui-même appelé les Autrichiens en Silésie, où il espérait les écraser. C’était en les trompant par le moyen de faux espions qui leur avaient fait croire que son mouvement de recul était le commencement d’une évacuation complète de la province. — « J’ai ouvert, dit-il, tous les passages de la Haute et de la Basse-Silésie. On ne peut prendre des souris sans ouvrir la souricière ; je me flatte et j’espère qu’ils y entreront. L’état de mes affaires veut ce coup décisif ; si je les bats, comme je l’espère, je ne ferai pas comme par le passé, je suivrai ma victoire[22]. »

Sa confiance ne tarda pas à être justifiée par le succès. Trois jours après, le 4 juin, la bataille était livrée et gagnée. Les Autrichiens avaient donné en plein dans ce piège qui leur était tendu, ne voyant rien devant eux dans les passages, pourtant aisés à défendre, qui gardaient la Silésie, et, trompés par de faux rapports, ils s’étaient avancés sans défiance[23], et rien n’égala leur surprise quand ils trouvèrent devant eux à Friedberg, en avant du petit ruisseau de Strigau, l’armée prussienne rangée en bataille. Frédéric ne leur laissa pas le temps de respirer. Le 4 juin, à deux heures du matin, il faisait attaquer par sa droite les Saxons, qui formaient la gauche de l’armée envahissante. Le prince de Lorraine, prévenu trop tard, n’eut pas le temps de venir à leur aide, et Weissenfels était déjà battu et en pleine déroute, au point du jour, avant que les Autrichiens eussent en le temps de seller et de brider leurs chevaux. Le roi prit alors le commandement de son aile gauche, et, complètement délivré d’inquiétude du côté de son flanc droit, opéra un mouvement de conversion qui, menaçant d’envelopper les Autrichiens et de leur couper la retraite, les força d’abandonner rapidement le champ de bataille. Ils regagnèrent en désordre ces défilés de montagnes qu’ils s’étaient estimés heureux, quelques jours avant, de franchir sans y rencontrer d’obstacles. Ils laissaient derrière eux quatre mille morts, sept mille prisonniers, parmi lesquels trois généraux et soixante-seize drapeaux.

« La ruse, dit Frédéric, prépara cette action, et la valeur l’exécuta. » — Sa joie était telle que le soir, en revoyant Valori, qui, du reste, avait suivi de sa personne toute la journée les incidens du combat, il lui dit, avec l’accent d’une émotion presque pieuse : « Mon cher ami, Dieu m’a singulièrement protégé et mis l’esprit d’aveuglement parmi mes ennemis. » — « Voyez donc, dit Valori dans ses mémoires, combien on se trompe quand on dit qu’il ne croit pas en Dieu. » — Quant au prince de Lorraine, qui avait fait preuve, dans cette rencontre, d’autant d’imprévoyance que d’indécision, c’était sur un ton bien différent qu’il écrivait à Vienne dès le soir même : — « Je n’ose, disait-il à son frère le grand-duc, mander la nouvelle à la reine, mais je m’en remets à votre prudence. Le malheur me fait d’autant plus de peine que nos gens ont fait comme des cochons. Pardonnez le terme ; mais je suis furieux et vous supplie de prier la reine de continuer toujours ses bontés, de même que vous. »

Rentré dans sa tente, Frédéric remit, comme il l’avait annoncé au messager de Louis XV, un petit billet ainsi conçu : — « Monsieur mon frère, j’ai la satisfaction d’apprendre à Votre Majesté que mes armées viennent de remporter une victoire sur les Autrichiens et Saxons ; comme MM. de Valori et de La Tour y ont été présens, je m’en rapporte à la relation qu’ils en feront à Votre Majesté. Elle aura vu que je n’ai pas tardé à suivre son exemple ; c’est à présent le tour du prince de Conti. » — Et, en post-scriptum, seulement ces deux lignes : — « Je félicite Votre Majesté sur l’action glorieuse qui s’est passée à Fontenoy et sur la prise de Tournay[24]. »


II

Le ciel s’était donc subitement éclairci de tous les côtés de l’horizon ; Frédéric passait de l’extrême péril à tout l’éclat d’une gloire nouvelle, et l’alliance des cours de France et de Prusse, naguère si fortement ébranlée par une série de mécomptes et de mésaventures, semblait de nouveau raffermie par une double victoire. Ce changement à vue était complété par d’excellentes nouvelles venues d’Italie, où le maréchal de Maillebois, qui avait fait échange de commandement avec le prince de Conti, venait de faire la plus brillante entrée de campagne. Pressé par les armées réunies de France et d’Espagne, le général autrichien Lobkowitz abandonnait les côtes de la Méditerranée pour se retirer dans le Milanais, et la république de Gênes, jusque-là engagée dans la cause de Marie-Thérèse, se trouvant sans défense, faisait sa soumission aux deux maisons royales de Bourbon par un traité signé à Aranjuez le 4 juin, quinze jours après Fontenoy, et le jour même de Friedberg. Tout souriait donc aux deux vainqueurs ; restait à savoir quel parti ils sauraient tirer, pour leur cause commune, des avantages qu’ils venaient de conquérir, chacun pour son compte, à la pointe de l’épée, par des efforts séparés.

Il était un fruit de leur triomphe qui semblait leur être assuré, pour peu qu’ils voulussent bien, se rapprochant l’un de l’autre, joindre leurs mains pour le cueillir : c’était le choix d’un candidat à leur gré pour le trône impérial. Nul doute que si Louis XV (comme Frédéric l’en pressait), profitant de l’émotion causée par ce réveil de la gloire et de la puissance françaises, eût donné ordre au prince de Conti de s’avancer rapidement en Allemagne et de mettre la main sur la ville impériale où le collège princier devait se réunir, l’élection, ne pouvant plus s’opérer qu’avec sa permission et sous ses yeux, ne se fût terminée que suivant son bon plaisir. L’expérience récemment faite par Belle-Isle prouvait avec quelle docilité l’urne électorale de Francfort se prêtait à reproduire le nom dicté par la victoire. On ne voit pas trop qui aurait gêné Conti dans l’accomplissement de ce coup de force, et encore moins qui l’en eût fait repentir. Il n’avait que peu de choses à craindre du duc d’Arenberg, qui ne ramenait de Flandre qu’un corps d’armée, en assez mauvais état, de trente à quarante mille hommes, et n’avait plus aucun secours à attendre des Anglais, déconcertés et dispersés. Fontenoy avait rendu un nouveau Dettingue impossible. Sur sa gauche, du côté de la Bavière, il avait moins encore à redouter, et il dépendait de Frédéric de le délivrer à cet égard de toute inquiétude. Il suffisait que ce favori de la fortune voulût bien tenir la parole qu’il avait donnée fièrement à Valori quand il annonçait que, vainqueur, il suivrait sa victoire. En poussant hardiment sa pointe, soit sur Vienne, à travers la Bohème et la Moravie, pour inquiéter Marie-Thérèse dans ses propres foyers, soit sur Dresde, pour lui enlever l’appui des Saxons, il ne laissait plus à la reine vaincue aucune troupe disponible qu’elle pût diriger sur Francfort, où la domination de Conti serait ainsi devenue incontestée.

Que manquait-il donc aux deux souverains alliés pour assurer à leur politique ce nouveau succès, qui semblait en quelque sorte venir au-devant d’eux ? Une seule chose, mais essentielle : il leur manquait la volonté. J’entends cette volonté sérieuse, qui est décidée à proportionner les moyens au but, et résignée aux sacrifices nécessaires pour l’atteindre.

J’ai expliqué, à plus d’une reprise, par quel retour d’opinion l’exclusion de la maison d’Autriche du trône impérial, premier objet de la guerre dont souffrait l’Europe, et poursuivie naguère avec ardeur par les deux puissans ennemis de Marie-Thérèse, n’arrivait plus maintenant qu’en seconde ligne dans leurs préoccupations et dans leurs préférences. Chacun d’eux avait désormais en vue un but d’ambition plus direct, plus personnel et en quelque sorte plus tangible que la revendication abstraite de l’indépendance du saint-empire. Si la France s’attachait bien encore, avec une molle obstination, à refuser à Marie-Thérèse le titre qu’avaient porté ses aïeux, c’était par un engagement de faux point d’honneur et dans l’espoir de l’humilier encore plus que de l’amoindrir. Au fond, Louis XV et ses ministres reconnaissaient, sans se l’avouer à eux-mêmes, que la tâche de créer et de soutenir un empereur de leur façon leur imposait plus de charges qu’elle ne leur donnait de force réelle. Enivrés d’ailleurs de leur victoire, le prince, comme les généraux, étaient adonnés tout entière à leur glorieuse expédition de Flandre. Loin de songer à enlever à Maurice un seul soldat pour renforcer Conti, ils n’auraient pas vu sans regret un mouvement en avant trop prononcé de l’armée du Rhin qui les aurait exposés, suivant la juste et piquante expression de Frédéric, au risque de s’enfourner en Allemagne. Frédéric, de son côté, ne pouvant espérer pour lui-même la dignité suprême, ne voyant aucun candidat à son gré parmi ceux qui y pouvaient prétendre, ne maintenait son opposition à l’élection de François de Lorraine que comme un élément de négociation et un moyen d’échange le jour où il aurait des conditions de paix à débattre avec son épouse. C’était une valeur à porter en compte dans le marché qu’il espérait bien toujours conclure par l’entremise et avec le courtage de l’Angleterre. En un mot, conquérir la Flandre pour l’un des monarques, conserver, étendre la Silésie pour l’autre, c’étaient là les objets de leur principale et plus chère pensée. La comédie électorale qui allait se jouer à Francfort n’occupait que la moindre partie de leur attention et de leurs vœux.

Et ce qui rendait plus languissant et encore moins efficace le concours apporté par les deux puissances à un résultat qui ne les intéressait plus qu’en apparence, c’est que leurs sentimens mutuels leur étaient parfaitement connus, et que chacune lisait clairement dans le fond de l’âme de l’autre. Il n’était pas, dans un des centres politiques d’Allemagne ou d’Europe, un seul agent français qui ne soupçonnât les négociations, à peine cachées, entretenues par Frédéric avec l’Autriche par l’intermédiaire de l’Angleterre, et ne s’attendit à apprendre d’un jour à l’autre qu’une paix particulière était conclue par lui au prix de l’abandon de son allié. D’Argenson restait presque seul à compter encore sur la fidélité de son allié, et encore, quand on lui apportait des preuves trop évidentes du contraire, il ne trouvait, pour s’obstiner dans sa confiance, d’autre raison à donner que celle de sa phrase favorite : — « Le roi de France aime encore mieux être trompé que de tromper lui-même. » — Dans cette conviction, aucune armée française n’osait faire un pas en Allemagne de crainte d’être prise au piège. Même disposition à Berlin, Frédéric ne se faisant aucune illusion sur la répugnance que les souvenirs de Prague avaient laissés dans le cœur des Français pour toute aventure analogue. Tout en sollicitant de Conti un coup d’audace, il se gardait bien d’y compter et se mettait, à tout événement, en mesure de s’en passer. Chacun restait ainsi en observation et comme en arrêt, de peur d’être dupe de l’autre. Mettez maintenant en présence de cette incertitude, de cette paralysie des deux armées victorieuses, une résolution intrépide comme celle de Marie-Thérèse, jamais intimidée, jamais ébranlée, jamais découragée et ne voulant qu’une chose à la fois, mais ne la perdant jamais de vue, et il était clair que, bien que battue à droite et battue à gauche, l’intrépide princesse saurait se frayer hardiment son chemin entre ses ennemis étonnés et arriver encore à mettre la main avant eux sur la couronne de Charlemagne.

Le premier indice apparent de cette hésitation des vainqueurs à profiter de leur victoire, ce fut l’attitude expectante adoptée tout de suite par Frédéric, très différente de l’essor qu’on s’attendait à lui voir prendre et qui eût été dans ses habitudes comme dans son caractère. Au lieu d’entrer résolument en Saxe ou de s’avancer en Bohême, on le vit, après deux ou trois journées de marché, s’arrêter sur la lisière de cette dernière province, dans le voisinage de Königgrätz, et s’établir à quelque distance en arrière de l’Elbe, mettant son camp dans le petit village de Chlum, où il ne passa pas, l’arme au bras et sans bouger, moins de six semaines. Il a donné dans l’Histoire de mon temps, et ses biographes ont donné pour lui, plus d’une raison de cette immobilité inattendue, entre autres la crainte, s’il passait la frontière de Saxe, de déterminer l’intervention de la Russie (qui avait promis à Auguste sa protection), et l’intérêt d’obtenir ses ressources de l’Autriche en mangeant les plus fertiles contrées de ses meilleures provinces. La vérité est que, voulant éviter toute démarche qui lui aurait fermé le retour vers une voie pacifique, il marquait pour-ainsi dire le pas, regardant alternativement des deux côtés de l’horizon pour voir ce qui lui arriverait, soit d’Angleterre, en fait de propositions d’accommodement, soit de France, en fait de secours pécuniaires ou militaires. — « Allez tout de suite à Hanovre, écrivait-il à son ministre à Londres, Andrié (en lui reprochant avec vivacité d’avoir laissé partir le roi George sans l’accompagner) ; sachez au juste l’impression que la victoire complète que, grâces à Dieu, j’ai remportée sur les Autrichiens, fera sur le roi d’Angleterre et sur son ministre, ce qu’ils pensent de faire et s’il n’y a pas moyen de tourner les négociations de manière que les Anglais viennent eux-mêmes proposer un accommodement avec la reine de Hongrie d’une façon plus convenable qu’on ne l’a fait jusqu’ici. » — « Ne craignez pas, écrivait-il le même jour à Podewils (grand partisan, on le sait, du raccommodement avec l’Angleterre), que je me précipite dans mes résolutions. Je poursuis à présent mon grand objet, qui est de déloger les Autrichiens de Königgrätz, où ils ont un magasin, très important… Cela fait, je suis au terme de mes opérations. Je gagne, par cette position, le temps de pousser mes opérations et de parvenir à la paix… Je ne fais la guerre que pour parvenir à la paix, et vous pouvez être persuadé que je suis trop philosophe pour suivre l’impétuosité de mes passions dans des objets de cette importance, dont dépend le salut de l’état… » — Et, quelques jours après : — « Je vise toujours à la paix ; si nous pouvons l’avoir par les Anglais, ce sera la voie la plus courte pour sortir d’embarras… Demain, l’avant-garde marche à Königgrätz ; c’est là mon nec plus ultra. Ne croyez-pas que je ferai les sottises que les Autrichiens souhaitent de me voir faire. Je m’en garderai bien ; il ne s’agit, en attendant, que de voir ce que fera notre politique. Je crois que nous avons amolli le cœur endurci de Pharaon, et qu’à présent il sera plus souple et plus traitable. »

Mais, en même temps, il donnait ordre à Chambrier de reprendre, avec le ministère français, la conversation que la bataille de Fontenoy avait interrompue, et d’insister plus que jamais sur les exigences qu’il avait mises en avant et qui consistaient, comme je l’ai dit, dans ces trois points : octroi d’un subside pécuniaire pour subvenir à l’état épuisé de ses finances ; déclaration d’hostilité ouverte à la Saxe, si elle continuait à prendre parti contre la Prusse ; enfin, pour rendre cette déclaration sérieuse et suivie d’effet, marche résolue du prince de Conti en Allemagne. — « Nous allons voir ce qui en sera, disait-il en renouvelant ainsi ses demandes. Si le prince de Conti fait des sottises, la France sera la première à s’en repentir. J’attends l’événement pour en juger[25]. »

Sa résolution d’attendre et de voir venir fut pourtant mise à quelque épreuve ; car l’événement, pendant ces premières heures au moins, ne lui apporta, ni d’un côté ni de l’autre, la satisfaction qu’il attendait. D’une part, ni Fontenoy ni Friedberg n’avaient encore assez amolli le cœur du Pharaon britannique pour le disposer à entrer avec sincérité dans la voie des accommodemens. Le ministre anglais Harrington, qui accompagnait son roi sur le continent, était bien toujours au fond de l’âme disposé à ouvrir l’oreille aux bonnes paroles des envoyés de Frédéric ; mais, une fois qu’il avait touché le sol allemand, George oubliait complètement qu’il était roi d’Angleterre et passait sous le joug de son ministère hanovrien, dont le chef, le baron de Münnchausen (le même qui avait présidé à l’arrestation de Belle-Isle), était tout dévoué à la cause autrichienne. Marie-Thérèse, par son entremise, ne cessait d’entretenir sous main l’inimitié de l’oncle contre un neveu qu’il n’avait jamais aimé et dont la gloire, chaque jour croissante, ne faisait que l’irriter de plus en plus ; elle lui laissait même entrevoir qu’une fois ce voisin et ce parent détesté mis à terre (moyennant un dernier effort qu’il dépendait de lui de rendre plus heureux que les autres), il trouverait dans ses dépouilles de quoi agrandir son électorat. Ni Andrié, qui rejoignit George à Hanovre, ni le jeune Podewils, qui quitta La Haye pour venir le retrouver, ne purent tirer de lui une parole significative[26].

A Paris, les ouvertures de Frédéric eurent encore moins de succès. Chambrier n’avait pas mal jugé quand il prévoyait qu’exaltée par sa victoire et se croyant revenue aux jours de Louis XIV, la cour de France se montrerait moins abordable que jamais, et il ne fut pas longtemps sans avoir à signaler dans les réponses qui lui furent faites ce ton de hauteur et d’enflure qu’il avait prévu. Ce ne fut pas, à la vérité, chez d’Argenson, toujours disposé à bien prendre ce qui venait de Berlin ; mais Louis XV était très justement fier de la part qu’il avait eue à la journée du 11 mai ; il se regardait désormais comme l’égal en gloire d’un confrère auquel il s’était toujours cru supérieur par l’éclat de son rang. Il trouvait un peu court et un peu sec le compliment de deux lignes mis par Frédéric en post-scriptum de l’annonce de sa propre victoire. Puis Frédéric n’avait-il pas dit tout haut, à plusieurs reprises, sur ce ton gouailleur qu’on lui connaissait, que les événemens de Flandre étaient sans doute très beaux ; mais que, quant à lui et pour le succès de la cause commune, il y attachait aussi peu d’importance qu’à ce qui se passait au Monomotapa, à Pékin ou sur le Scamandre ? Enfin, se raillant un peu des adulations dont Louis XV était l’objet, il tenait à faire voir que, les méritant peut-être mieux, il avait le bon goût de ne pas les rechercher. — « Voltaire, écrivait-il, veut faire un poème sur ma journée du 4 qui fait un grand tintamarre dans le monde ; priez le poète de n’en rien faire. Je préfère, s’il veut me faire plaisir, qu’il m’envoie un chant de la Pucelle. »

On ne manquait pas de redire ces bons mots à Versailles, car Frédéric parlait et riait toujours si haut, que tous les échos des commérages d’Europe en retentissaient. — « Le roi de France, écrit Chambrier, est un peu fâché que Votre Majesté tourne en ridicule sa guerre de Flandre : le gain de la bataille de Fontenoy lui a rendu les oreilles délicates ; on m’a parlé de tout cela le cœur un peu gros. » — Et d’Argenson lui-même, malgré sa résolution de ne jamais douter de l’amitié prussienne, était troublé de ces incartades. — « Quelle tête, écrivait-il, que ce roi de Prusse ! Ceux qui l’ont vu le jour de la bataille disent qu’on ne vit jamais de si grand prince, si modeste et si sage, et puis le lendemain ce n’étaient que mauvais discours et fanfaronnades. » — Il espérait pourtant être venu à bout de tempérer la mauvaise impression faite sur l’esprit du roi. — « Le roi en est revenu, disait-il à Chambrier ; il ne tiendra qu’au roi de Prusse d’avoir toujours son amitié. » — Mais la mauvaise humeur royale ne s’en retrouva pas moins tout entière quand on vint au chapitre très délicat des subsides que le roi de Prusse réclamait. Ce fut une opposition générale dans le conseil. Le contrôleur Orry, surtout, qui connaissait l’état épuisé du trésor de France, et entendait chaque jour le gémissement des populations surchargées d’impôts, — mais qui ne se refusait jamais à une dépense quand il s’agissait déplaire au maître, — sûr cette fois d’être appuyé dans sa résistance, se montra d’une économie intraitable. Il se refusait absolument à croire que le roi de Prusse eût réellement besoin de secours, et rappelant qu’il s’était vanté souvent au début de la guerre, de la bourse si bien garnie que lui avait laissée le vieux roi son père : — « Quand on avait fait un tel héritage, disait-il, devait-on demander la charité ? »

Rien n’était plus vrai cependant : le fonds paternel était mangé, et le sol ingrat, les populations très peu riches du Brandebourg ne fournissaient pas de quoi le remplacer. L’aveu qu’il fallait faire de cette indigence n’était pas ce qui coûtait le moins au conquérant de la Silésie et ce qui devait lui rendre le refus moins sensible. Quand le ministre de France dut lui transmettre les réponses maussades et les fins de non-recevoir négatives de son gouvernement : — « Mon cher Valori, lui dit-il, vous savez quels sont mes principes sur l’article des subsides. Vous devez conclure que mon besoin est extrême, puisque je me suis résolu à en demander. Je ne vous cacherai point que, malgré ma victoire, ce secours ne m’est point devenu moins nécessaire. Vous voyez dans quel état est ma cavalerie ; .. je n’ai pas un écu pour la remonter… Je n’ai pas de ressources à espérer de mes peuples. Croyez que c’est à contrecœur et avec bien de la peine que j’expose mon indigence, après avoir voulu toujours passer pour au-dessus de mes affaires. Mais il faut avouer qu’il n’y a que la France, l’Espagne et la Hollande qui soient en état de soutenir une guerre qui se prolonge. Pour nous, cela est au-dessus nos forces. Cette dernière campagne m’a coûté d’extraordinaire, je vous le jure sur l’honneur, sept millions d’écus ; c’est à peu près le fond du sac. » — « Je lui ai trouvé, remarqua Valori, un air humilié qui m’a fait comprendre qu’effectivement ses besoins étaient tels qu’il me les avait dépeints[27]. » Sur le second objet des réclamations du roi de Prusse, l’attitude nettement hostile à prendre envers la Saxe, le ministère français se montra au premier moment mieux disposé, et le nouvel envoyé de France à Dresde, Vaulgrenant, reçut l’ordre de menacer Auguste III et son ministre favori, le comte de Brühl, de l’inimitié de la France, s’ils persistaient à appuyer l’Autriche dans ses tentatives agressives sur le territoire prussien. Seulement la menace arrivait un peu tard, quand tout un corps d’armée, parti de Saxe, figurait déjà dans les troupes autrichiennes en qualité d’auxiliaire, et que Marie-Thérèse avait eu l’art de s’attacher le roi et surtout la reine de Pologne par un nouveau traité qui complétait celui de Varsovie : une des stipulations de ce traité opérait un partage anticipé des provinces méridionales de Prusse, dont une part devait venir agrandir l’électorat saxon. L’appât de cette perspective de vengeance et de conquête était si puissant sur ce couple débile et haineux que même l’échec de Friedberg ne réussissait pas à l’en détacher. Il est vrai que Marie-Thérèse, veillant à préserver ses alliés de toute tentation de découragement, avait eu soin, le lendemain même de la-bataille perdue, d’envoyer à la reine, sa cousine, un messager porteur de ces paroles éloquentes par lesquelles elle excellait à remonter les courages : — « Quoique le mal ne soit pas petit, disait-elle, on l’a cru plus grand qu’il ne l’est, suivant la relation que je viens d’en recevoir, qui m’a appris, à ma grande satisfaction, la bravoure avec laquelle les troupes saxonnes se sont distinguées. La cause est trop juste pour ne pas se confier en Dieu qu’à la fin elle triomphera. Pour manifester sa toute-puissance, Dieu a jusqu’ici dirigé toutes les choses, en sorte que les événemens les plus heureux ont suivi les plus grands revers. »

Elle lui annonçait en même temps l’envoi de nouveaux renforts qui rendraient son armée, en quelques semaines, autant ou même plus forte qu’elle n’avait été en pénétrant dans la Silésie. Ce langage plein de confiance réussit si bien à la faire renaître que, quand Vaulgrenant vint s’acquitter de son message comminatoire, au lieu d’avoir affaire à des esprits troublés par la mauvaise fortune, il trouva dans le cabinet saxon la sécurité la plus complète. Le thème couramment adopté était que l’avantage remporté par le roi de Prusse était plus que médiocre et ne compromettait en rien l’avenir. Il eut beau grossir sa voix, il ne parvint pas à faire peur, ni même à se faire prendre au sérieux[28].

Ce qui contribuait d’ailleurs plus que toute chose à rendre ses menaces vaines, c’est qu’il avait lui-même l’ordre d’en tempérer l’effet, en continuant à presser Auguste d’accepter la candidature au trône impérial en concurrence avec le prétendant autrichien. C’était à coup sûr un étrange entêtement que de persister à transformer en rival de Marie-Thérèse le prince même qui se rangeait ouvertement dans son alliance et dont les troupes servaient sous ses drapeaux. Mais cette chimère, qui prêtait à rire et causait beaucoup d’impatience à Frédéric, était toujours chère au ministère et surtout au ministre français, qui ne pouvait se décider à en faire le sacrifice. D’Argenson en était véritablement épris ; ce qui le séduisait, c’était la preuve de grandeur d’âme que donnerait le roi de Prusse vainqueur en tendant la main à son ennemi vaincu pour lui offrir une couronne. — « Cela serait beau, généreux et digne d’un grand prince, » écrivait-il à Valori. — Auguste III n’avait aucune raison de compter sur la générosité de Frédéric, et encore moins d’envie de s’y fier. Mais le vœu exprimé par la France lui offrait un moyen de se faire ménager par elle ; aussi se gardait-il de lui ôter absolument toute espérance. Dans ses entretiens avec Vaulgrenant, il avait toujours soin d’établir qu’en s’alliant avec l’Autriche pour résister à l’ambition de son voisin de Prusse, il avait réservé la liberté de son vote électoral, qu’il était maître d’en disposer à son gré, et d’accepter même l’empire pour lui-même s’il jugeait que le salut de l’Allemagne fût intéressé à son élévation. Était-ce tout à fait un jeu, et ce langage ne renfermait-il pas une part de sincérité ? Auguste ne gardait-il pas, en effet, une arrière-pensée de se réserver une chance personnelle, pour le cas où l’élection d’un étranger comme François de Lorraine serait reconnue (ainsi que beaucoup de juristes allemands le soutenaient) contraire aux constitutions de l’empire et aux prescriptions de la Bulle d’Or ? Qui pourrait le dire ? Qui peut jamais savoir ce qui se cache de détour et de duplicité au fond, d’une âme peureuse ? Mais, en attendant, ce faux-fuyant lui permettait de se maintenir avec le ministre français sur le terrain d’une négociation indéfiniment prolongée. Tant qu’il n’avait pas opposé aux instances de la France une réponse décidément négative, Vaulgrenant ne quittait pas Dresde, le ministre de Saxe à Versailles ne recevait pas ses passeports, et la déclaration de guerre sollicitée par Frédéric, toujours promise, toujours annoncée, était renvoyée du jour au lendemain[29].

Cette obstination à se leurrer d’un frivole espoir eut encore pour la cause des alliés en Allemagne une conséquence plus grave : elle empêcha complètement Conti de faire la démonstration que tout le monde attendait et dont l’effet eût été d’enlever l’élection de haute lutte. Toutes les fois, en effet, qu’Auguste avait l’occasion, par lui-même ou par son favori Brülh, de laisser entrevoir au ministre de France qu’il ne serait pas absolument éloigné de suivre ses conseils, il se pressait d’ajouter qu’il n’accepterait jamais une grandeur personnelle que si elle lui était déférée par le vœu libre et spontané des princes électeurs. Il se refusait d’avance à toute complicité même indirecte dans une tentative quelconque de contrainte et de coercion. Vicaire intérimaire de l’empire, il ne porterait pas lui-même atteinte à l’indépendance de sa patrie, et le meilleur moyen, même pour la France, de faire accepter son choix, c’était de se disculper d’avance de toute idée d’entreprise sur la liberté du corps germanique. Ces paroles généreuses trouvaient en d’Argenson un auditeur disposé d’avance par la tournure naturelle de son esprit à entrer dans de telles vues ; car, se confiant volontiers, on le sait, à l’action de sa bonne foi et de sa sincérité dans les affaires humaines, il répugnait à l’emploi de la force et doutait de son utilité. Il ne fit donc point difficulté d’envoyer à Conti un projet de déclaration qui devait être publié dès que la diète songerait à se réunir. Ce manifeste portait en substance que le roi de France, ne voulant gêner en rien l’élection impériale, ne laissait ses troupes dans l’empire qu’afin d’empêcher la reine de Hongrie d’user de violence pour forcer les délibérations de la diète électorale, et que Sa Majesté, ne voulant point employer ses armes pour retarder l’ouverture de la Diète, croyait devoir laisser à ses amis dans l’empire et aux intéressés le soin de pourvoir à l’élection par les moyens convenables conformes aux constitutions de l’empire.

Et, dans une note de sa main, envoyée pour commenter ce projet d’instruction, il ne faisait pas difficulté d’ajouter que la présence de l’armée française en Allemagne avait pour but d’agir sur les esprits plutôt métaphysiquement que physiquement, en les ramenant par l’opinion plus que par la crainte. Conti, à qui, au fond, cette attitude convenait (car il craignait toujours de s’avancer, ne sachant ce qu’il avait ni devant ni derrière lui), ne se fit pas faute de publier d’avance et même d’étendre les assurances qu’on lui commandait de donner. Son inaction, affectée d’ailleurs, en était le meilleur commentaire[30].

Ces déclarations répétées causèrent, même parmi les ennemis de la France, un étonnement général. Les petits princes de l’empire n’étaient pas accoutumés à être traités avec tant d’égards. Peut-être même, toujours prêts, comme ils l’étaient au fond, à suivre la fortune, aimaient-ils qu’on les dégageât de toute responsabilité en pesant sur leur faiblesse et en leur forçant ouvertement la main. L’Autriche, d’ailleurs, y mettait moins de scrupule, et ils avaient tout lieu de penser qu’en refusant d’user de tout moyen de contrainte, la France ne faisait qu’en laisser l’usage à Marie-Thérèse, qui n’hésiterait pas à s’en servir. Mais, chez les amis de la France, à qui les dernières victoires venaient de rendre courage, ce fut une véritable consternation. — « Les bras me tombent, » écrivait à Conti lui-même le malheureux Chavigny, qui restait encore en Bavière dans la plus fausse situation du monde, essayant d’empêcher le jeune électeur de compléter sa défection en prenant activement parti contre nous : — « J’avoue que je ne sais pas autre chose que de jeter mon bonnet par-dessus les moulins… Que peut-on espérer de cette espèce de déclaration que Votre Altesse Sérénissime devra faire de ne gêner en rien l’élection ? .. N’eût-il pas été plus simple de garder un silence qui aurait au moins tenu les esprits en suspens ? J’en demeure là, de crainte de m’émanciper trop… La cour de Vienne aura ses coudées franches, elle disposera à son gré des cercles qui n’eussent osé remuer, tandis que nous aurions fait bonne contenance : le grand-duc sera empereur, et il ne le sera pas plus tôt qu’il entraînera l’empire et le fera déclarer. A quoi serviront les prodiges du roi de Prusse en Silésie ? .. Quel parti peut-il prendre, sinon de faire sa paix, et il ne faut pas douter que la cour de Vienne et ses allies ne lui fassent un pont d’or… Je n’ai pas peine à pénétrer l’esprit qui dirige notre politique : nos bureaux sont maîtres du fond comme de la forme ; leurs préjugés nous persécutent au-dedans pendant que l’opinion nous détruit au dehors[31]. »

Chavigny n’en disait pas assez : ce n’étaient pas les bureaux du ministère seulement, devenus en effet plus que froids sur la suite à donner à l’élection de Francfort, c’étaient tous les ministres français, les généraux et le roi lui-même, qui entraient volontiers à la suite de d’Argenson dans ses vues de neutralité généreuse et d’impartialité électorale. Non qu’ils fussent aussi disposés que lui à donner aux moyens moraux la préférence sur les moyens matériels, mais parce que, uniquement occupés de la Flandre, l’Allemagne leur était à charge, et qu’ils ne demandaient pas mieux que de se laisser convaincre par tous les argumens qui les dispensaient de faire sur ce terrain ingrat un effort sérieux. Le plus empressé à prêcher cette abstention à Francfort, ce dut être le maréchal de Saxe, qui, une fois maître de Tournay, n’avait nulle envie d’en rester là, et s’était mis au contraire tout de suite à l’œuvre pour achever la conquête de la province. — « Ce ne serait qu’un jeu, » disait-il au roi ; et le prince, ayant pris goût à ces promenades triomphales, ne demandait pas mieux que de continuer de les faire en sa compagnie. Mais comme ces combats, bien que peu meurtriers, ne laissaient pas que d’affaiblir l’armée conquérante, quelques renforts étaient nécessaires pour combler les vides, et on ne pouvait prendre que sur le Rhin. Ordre fut donc envoyé à Conti de laisser partir pour la Flandre un détachement de vingt mille hommes. Si ce n’était pas un commencement de retraite, c’était du moins une renonciation évidente à toute action agressive importante.

Frédéric ne s’y trompa pas ; il attendait d’heure en heure, avec plus d’impatience que d’espoir, la nouvelle des mouvemens militaires qu’il avait sollicités, et, voyant entrer sous sa tente Valori, qui ne quittait plus l’armée : — « Eh bien ! lui dit-il, le prince de Conti a-t-il enfin rencontré et battu les ennemis ? » Quand il sut qu’au contraire le général français venait de se laisser enlever tout moyen d’agir : « Voilà qui est fait, dit-il, je n’attends plus rien de ce côté-là et je n’ai plus que de mauvais pronostics à faire… Je prévois que le prince de Conti repassera le Rhin et que l’élection du grand-duc se fera malgré le roi votre maître, ainsi que l’association des cercles et de la plupart des princes d’Allemagne, et qu’ils porteront la guerre en France… Voilà, et que va opérer ce beau et inutile détachement ? .. Je n’en reviens pas, poursuivit-il ; au nom de Dieu, à quoi est-il bon ? Vous aviez devant vous une armée battue. Je parierais qu’elle ne reparaîtra pas de toute la campagne. Qu’aviez-vous besoin de ce secours ? La campagne du roi est faite, et glorieusement. Il fallait, au contraire, détacher de la Flandre, s’il était possible, après la prise de Tournay, pour l’Allemagne. C’est là qu’il faut être le maître, et par cela seul que le roi votre maître peut en imposer à ses ennemis et secourir ses alliés. Mais je vois de reste à quoi je dois m’attendre : le Rhin repassé, il n’y aura plus de ressource. »

Et, comme Valori cherchait à lui persuader et à se persuader lui-même que tout n’était pas perdu, et que Conti gardait encore de quoi faire un heureux effort : — « Mon ami, dit-il, l’espérance est une monnaie dont vous cherchez à me payer depuis longtemps et qui ne me met pas du tout à l’aise ; je n’en veux plus, il me faut des faits. » — Ce mot de monnaie, répété avec insistance, fit penser à Valori que ce n’était peut-être pas là seulement une métaphore : — « Aussi je crois, disait-il en rendant compte de cet entretien orageux, que la chose deviendrait moins difficile si on pouvait au moins lui faire envisager un dédommagement de ses dépenses. Il lui faut de l’argent, cela est sûr et certain[32]. »

En réalité, bien que dépité et découragé de se voir si mal secondé, Frédéric hésitait encore. Il lui en coûtait de couper le dernier fil qui le rattachait à l’alliance française pour se retrouver isolé, à bout de ressources, et, malgré les plus éclatans faits d’armes, obligé, en définitive, de s’en remettre à la discrétion, peut-être à la charité britannique. Ballotté ainsi entre deux partis, dont aucun ne se présentait dans des conditions conformes à ses vœux, ne réussissant au point où il l’aurait voulu ni à stimuler la France, ni à séduire l’Angleterre, son irritation et son anxiété étaient extrêmes, et ses ministres lui entendaient dire : « — O profondeur ! ô abîmes ! l’esprit humain ni tous les politiques de l’univers ne peuvent vous pénétrer ni nous éclairer ! » — « Je le regarde avec terreur, disait son secrétaire particulier Eichel, son front chargé de nuages et ses yeux dont les regards annoncent des orages[33]. »

Le dénoûment, qu’il n’était que trop aisé de prévoir, vint bientôt mettre un terme à ses incertitudes. Marie-Thérèse, en effet, informée de l’affaiblissement de l’armée de Conti, encouragée d’ailleurs par l’attitude expectante et indécise de ses deux adversaires, donna l’ordre au corps d’armée qu’elle avait encore en Bavière de se porter à la rencontre de celui qui revenait de Flandre, et dont le duc d’Arenberg avait cédé le commandement au comte Bathiani. La jonction des deux généraux autrichiens s’opéra en avant de Francfort, sous les yeux mêmes de Conti, qui ne se crut pas en force pour s’y opposer. Puis, quand il se vit en face de ces deux troupes qui, réunies, comptaient plus de cinquante mille hommes, il eut encore moins le courage de leur tenir tête. La peur le prit, soit d’être délogé des positions qu’il occupait entre le Mein et le Rhin, soit d’être tourné et de voir couper ses communications avec le fleuve, et il se décida à le repasser. Il eut beau dire et proclamer que ce mouvement rétrograde n’était qu’une manœuvre stratégique destinée à mieux appuyer et à concentrer ses forces, et promettre qu’au premier jour on le verrait reparaître sur l’autre rive, personne ne s’y méprit : c’était l’abandon ; et tout le prestige reconquis par deux victoires fut à l’instant évanoui. Francfort ouvert aux armées autrichiennes, c’était le diadème impérial mis sur le front de Marie-Thérèse.

Je crois, en vérité, qu’il n’y avait que d’Argenson qui voulût en douter ou du moins en faire encore le semblant, car on se demande si c’était sérieusement qu’il écrivait à son représentant à Francfort ces surprenantes paroles : — « Il paraît que le roi de Pologne, ayant toujours regardé le séjour de l’armée de France près de Francfort comme un obstacle au succès des vues qu’il a formées dès le commencement pour la couronne impériale, va présentement se déclarer candidat. » — Était-ce sans sourire aussi qu’il ajoutait : « Il nous avait toujours donné le conseil de ne pas paraître vouloir intimider les électeurs. Nous allons voir ce qu’il y avait de vrai-Les bons patriotes allemands ne peuvent plus hésiter entre le roi de Pologne et le grand-duc, qui va regarder l’empire comme sa conquête. » — En tout cas, si son illusion était sincère, elle n’était pas partagée à côté de lui, même dans sa plus intime confidence : — « Vous allez donc, Monseigneur, lui écrivait Voltaire, faire le siège d’Oudenarde ? mais on dit que tout va mal en Allemagne et que vous allez repasser le Rhin. Si cela est, vous avez quitté le solide pour le brillant, et ce n’était pas peine de donner l’exclusion au grand-duc pour le voir empereur dans trois mois, mais ce n’est pas mon affaire et je n’ai qu’à vous chanter[34]. »

Effectivement, à peine la nouvelle de la jonction des deux généraux autrichiens était-elle parvenue à Vienne, et avant même qu’on y connût la retraite des Français qui en était l’infaillible conséquence, le grand-duc demandait à venir prendre le commandement des deux armées réunies ; Marie-Thérèse, bien que n’ayant plus confiance depuis longtemps dans ses talens militaires et n’aimant pas à les mettre à l’épreuve, ne chercha pas à le retenir, sûre qu’il n’avait plus que des lauriers à recueillir. Elle-même faisait déjà tous ses préparatifs pour le suivre dès que l’élection serait connue, indiquait ses étapes sur la route qu’elle prendrait et désignait les dames qui devraient l’accompagner.

Reçu par ses troupes avec enthousiasme, le grand-duc se rendit droit à Mayence pour s’entendre, sur la convocation immédiate de la diète électorale, avec l’archevêque, à qui, en qualité de chancelier de l’empire, appartenait le droit de la présider. Il y fut accueilli avec les honneurs et y parut dans l’attitude d’un souverain. — « Le grand-duc est arrivé, écrivait le résident de France, il est entré à cheval avec une suite de cent personnes, au bruit de l’artillerie et des acclamations du peuple. L’électeur l’a reçu à la porte de la cour et s’est tout de suite enfermé une demi-heure avec lui. On a été après à La Favorite (maison de campagne de l’électeur), où on a dîné. La table était de trente couverts. Le grand-duc donna une tabatière d’or aux chambellans, et à chacun des deux pages qui ont servi à table, une montre d’or. » — De petits princes qui étaient présens, le landgrave de Hesse-Darmstadt entre autres, passèrent devant lui en s’inclinant pour lui baiser la main. Dans les rues qu’il traversait, les habitans mettaient à leurs chapeaux une branche verte, couleur de la livrée de la maison d’Autriche.

A Londres, l’évacuation de l’Allemagne par l’armée française parut un événement si décisif et si surprenant qu’on ne pouvait l’expliquer qu’en supposant la perte d’une grande bataille, dont l’annonce et même le détail furent affichés dans toutes les tavernes de la cité. A Berlin, ce fut le signal de la plus vive irritation et d’un véritable déchaînement contre la France. — « Tout le monde veut quitter la France, écrivait le chargé d’affaires qui tenait la place de Valori, puisqu’elle ne pense plus qu’à elle. Si le maître pensant comme tout le monde, nous serrons bientôt plantés là. » — Le maître pensant absolument comme ses serviteurs, le résultat ne devait pas se faire attendre[35].


DUC DE BROGLIE.

  1. Voyez la Revue du 15 avril, des 1er et 15 mai, des 1er et 15 Juin.
  2. Journal de Barbier, mai 1745.
  3. Voltaire à d’Argenson et à Mme de Pompadour, 19-20 mai 1745. (Correspondance générale.)
  4. Journal de Luynes, t. VI, p. 469. — Voici encore un échantillon des satires dont Voltaire fut l’objet :
    Il a loué depuis Noailles,
    Jusqu’au moindre petit morveux,
    Portant talon rouge à Versailles…
  5. Voltaire à d’Argenson, 20 et 20 mai 1745. (Correspondance générale.)
  6. Journal de Luynes, t. VI, p. 462-468. — Voltaire à M. de Moncrif, 16 juin, et à Mme de Pompadour, 4 Juillet 1745. (Correspondance générale.)
  7. Journal de Luynes, t. VII, p. 185 et 186. — Michelet, Histoire de France, Louis XV, p. 248.
  8. Maurice de Saxe à Folard, 18 Juillet 1745. (Ministère de la guerre.)
  9. Papiers de Condé. — Lettres adressées au comte de Clermont, 3 et 4 juin 1746. (Ministère de la guerre.)
  10. Le maréchal de Broglie au roi : Broglie, 20 mai 1745. — L’abbé de Broglie au maréchal de Saxe, Broglie, 22 mai 1745. (Ministère de la guerre. — Correspondances diverses.) — Papiers de famille.
  11. Le maréchal de Saxe au comte d’Argenson, 20 mai 1745. (Correspondances diverses. — Ministère de la guerre.)
  12. Le maréchal de Saxe à la princesse de Holstein, sa sœur, 31 mai 1745. — (Correspondance conservée à la Bibliothèque de Strasbourg.) — Cette lettre, dont l’authenticité ne peut être douteuse, donne pourtant matière à quelque difficulté. En fait, le maréchal de Saxe n’a jamais joui, à aucune époque, ni du gouvernement de l’Alsace ni du gouvernement particulier de la ville de Strasbourg (qui en était distinct en principe, quoique les deux postes fussent souvent occupés par la même personne). Son nom ne figure dans aucun des annuaires ni sur aucune des listes qu’on a conservées des principaux fonctionnaires d’Alsace, et le maréchal de Coigny fut gouverneur de la province jusqu’à sa mort, arrivée en 1760. Il faut donc croire que la promesse dont parle la lettre de Maurice (comme d’une chose déjà accomplie) ne fut pas tenue. On trouva probablement quelque compensation équivalente à lui accorder, car de l’humeur dont il vient de se montrer dans la citation précédente, il n’aurait pas enduré avec patience un manque de parole qui l’aurait frustré d’un avantage sur lequel il avait compté.
  13. D’Arneth, t. IV, p. 411-415.
  14. La Ville à d’Argenson, 14-17-18-20 mai 1745. (Correspondance de Hollande. — Ministère des affaires étrangères.) — Pol. Corr., t. IV, p. 172-173.
  15. Van Hoey à d’Argenson, 20-29 mai 1745. — D’Argenson à La Ville, 16 mai 1745. (Correspondance de Hollande. — Ministère des affaires étrangères.)
  16. Correspondance d’Horace Walpole avec Horace Mann, 17 mai, 1er Juillet 1745.
  17. . Journal de la captivité du maréchal de Belle-Isle, tenu par son ordre, (Ministère de la guerre.)
  18. D’Arneth, t. III, p. 65. — Trizzo, ambassadeur de Venise à Vienne, 29 mai 1745. (Archives de Venise.)
  19. C’est le nom qu’il donne à la bataille de Fontenoy.
  20. Frédéric à Podewils, 21-22 mai 1745. — Pol. Corr., t. IV, p. 172-174.
  21. Chambrier à Frédéric, 14-17 mai 1745. (Ministère des affaires étrangères.) — Un petit fait que je ne puis insérer dans ce récit, parce qu’il se rapporte à une date postérieure, montre quel dépit secret Frédéric avait ressenti, et garda même assez longtemps, de l’honneur que Louis XV et son fils s’étaient fait à Fontenoy. On a vu qu’il consacra quelques pages de ses mémoires sur l’Histoire de son temps au récit de la bataille, et j’ai déjà en occasion de dire qu’il existe deux textes différens de cette partie des mémoires, l’un écrit en 1746, au lendemain des événemens, l’autre retouché et remanié plus tard à tête reposée, pendant les loisirs de la vieillesse du grand monarque. Ce second texte seulement avait vu le jour et était, connu jusqu’à ces derniers temps. C’est en 1879 qu’a été publié, à Leipsig, le texte primitif jusque-là resté ignoré dans les archives de Berlin. Or, dans ce texte, écrit un an juste après la bataille de Fontenoy, Frédéric, encore obligé de compter avec l’évidence et le témoignage unanime des contemporains, rend pleine justice à la conduite de Louis XV et du dauphin : « Louis XV et le dauphin, dit-il, payèrent de leur personne dans cette journée décisive pour la Françe ; si le roi ne l’en eût empêché, le dauphin aurait chargé les ennemis à la tête des gardes du corps. » Mais dans le texte remanié plus de trente ans après, l’auteur, n’ayant plus à craindre d’être contredit par aucun témoin oculaire, se met plus à l’aise et change absolument de ton et d’appréciation. » — « Louis XV et le dauphin, dit-il, se trouvaient en personne à cette action. On les avait placés auprès d’un moulin, qui était en arrière ; depuis, les soldats français n’appelaient leur roi que Louis du Moulin. » Je n’ai pas besoin de dire que je n’ai trouvé aucune trace dans les écrits contemporains de cette grossière plaisanterie, incessamment répétée cependant depuis lors par tous les historiens français, en particulier par Michelet, qui trouve moyen de la faire figurer dans un récit de la bataille, lequel ne tient pas plus de deux pages.
  22. Valori à d’Argenson, 30 mai 1745. (Correspondance de Prusse. — Ministère des affaires étrangères.)
  23. On voit, par une dépêche de Venise du 5 juin 1745, que le prince de Lorraine avait fait partager à Vienne son illusion et qu’on s’applaudissait de l’évacuation de la Silésie.
  24. Histoire de mon temps, chap. XIII. — Frédéric à Louis XV, 4 juin 1745. — Pol. Corr., t.. III, p. 182. — D’Arneth, t. III, p. 72, 77, 410.
  25. Histoire de mon temps, chap. XIII. — Valori, Mémoires, t. I, p. 230. — Frédéric à Andrié, 18 juin ; à Podewils, 10-18 juin 1745. — Pol. Corr., t. IV, p. 189 à 190. — À Chambrier, 15 juin 1745. (Ministère des affaires étrangères.) — Droysen, t. II p. 504, 505.
  26. Pol. Corr., t. IV, p. 191, 197, 199. — Droysen, t. II, p. 517, 518. — Die Englische Friedens Mittlung in Jahre 1745, par Ernest Borkbouski. Berlin, 1884, p. 78.
  27. Chambrier à Frédéric, 4-6 juin 1745. — D’Argenson à Vauréal, ambassadeur en Espagne. — Valori à d’Argenson, 6 juillet 1745 ; (Correspondances de Prusse et d’Espagne. — Ministère des affaires étrangères.)
  28. D’Arneth, t. IV, p. 38, 40, 81, 82, 420. — D’Argenson à Vaulgrenant et Vaulgrenant à d’Argenson, juin 1745, passim. (Correspondance de Saxe. — Ministère des affaires étrangères.) — Le traité par lequel Marie-Thérèse et Auguste III se partageaient d’avance les duchés méridionaux de la Prusse avait été signé à Leipzig le 18 mai 1745. Il venait donc à peine d’être ratifié au moment de la bataille de Friedberg. Ce document, qui resta alors inconnu, a reçu depuis lors une grande publicité dans une circonstance fameuse : il figure au nombre des pièces que Frédéric, envahissant la Saxe, au début de la guerre de sept ans, prit par colère dans les archives de Dresde, et fit connaître à toute l’Europe dans un mémoire où il résumait tous ses griefs contre la cour de Saxe. Un second traité du 23 août 1745 devait développer celui-là.
  29. Correspondance de Saxe, juin 1745, passim. — D’Argenson à Valori, 15 juin 1745. (Correspondance de Prusse. — Ministère des affaires étrangères.)
  30. D’Argenson à Conti, 29 mai. — Conti à d’Argenson, 10 juin. — Note de d’Argenson, 25 juin 1745. (Correspondance d’Allemagne. — Ministère des affaires étrangères.)
  31. Chavigny au prince de Conti, 15 juin 1745. (Correspondance d’Allemagne. — Ministère des affaires étrangères.)
  32. Valori à d’Argenson, 21 juin 1745. (Correspondance de Prusse. — Ministère des affaires étrangères.)
  33. Pol. Corr., t. IV, p. 235. — Droysen, t. II, p. 520 et suiv. La preuve qu’à ce moment Frédéric hésitait encore à se séparer définitivement de l’alliance française, c’est que, dans le cours de ce même mois de Juillet, il consentit encore à tenter, par complaisance pour le ministre français, un suprême effort auprès d’Auguste III, afin de le détacher de l’Autriche en lui promettant un agrandissement en Bohème pour son électorat, la dignité impériale pour lui-même et la succession au trône de Pologne pour son second fils. Je ne mentionne pas cette proposition dans ce récit, parce qu’elle n’aboutit à aucun résultat et que je doute que Frédéric y eût jamais attaché une importance sérieuse. — Vaulgrenant et Valori à d’Argenson, juin et juillet, passim. (Correspondance de Saxe et de Prusse. — Ministère des affaires étrangères.)
  34. Pol. Corr., 8, 20, 27, 31 juillet 1745, t. IV, p. 209, 221, 237, 244. — D’Argenson à Saint-Severin, ministre à Francfort, 2 août ; à Chavigny, 3 août 1713. (Correspondance d’Allemagne et de Bavière. — Ministère des affaires étrangères.) — Voltaire à d’Argenson. (Correspondance générale, 8 juillet 1745.)
  35. D’Arneth, t. III, p.75. — Blondel à d’Argenson, 16 juillet 1745. (Correspondance de Mayence.) — Loise à d’Argenson, 10 juillet 1745. (Correspondance de Prusse.) — Latouche, agent secret en Angleterre, à La Ville, 10 juillet 1745. (Correspondance d’Angleterre.) — Saint-Severin à d’Argenson, 15 juillet 1745. (Correspondance d’Allemagne. — Ministère des affaires étrangères.)