La Seconde Lutte de Frédéric II et de Marie-Thérèse/08

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La Seconde Lutte de Frédéric II et de Marie-Thérèse
Revue des Deux Mondes3e période, tome 83 (p. 481-525).
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ETUDES DIPLOMATIQUES

LA SECONDE LUTTE DE FREDERIC II ET DE MARIE-THERESE D'APRES DES DOCUMENS INEDITS

VIII.[1]
MARIE-THÉRÈSE, IMPÉRATRICE.

Pendant qu’au nord de l’Allemagne le traité conclu entre la Prusse et l’Angleterre, laissant la France dans un complet isolement, allait avoir pour effet d’interdire à ses armées l’entrée du territoire germanique, au sud, à Francfort, sous de tout autres influences, un but analogue était poursuivi. La diète électorale était réunie dès le 4 août, et les opérations, ou, comme on disait dans le langage des chancelleries du temps, le négoce de l’élection était poussé avec une vigueur et une rapidité inaccoutumées, dans le dessein d’arriver sans délai, en posant la couronne de Charlemagne sur la tête de l’époux de Marie-Thérèse, à mettre le saint-empire tout entier sous la puissance de notre ennemie.

En réalité, du jour où le prince de Conti avait pris le parti de faire repasser le Rhin à ses troupes, tandis que l’armée autrichienne restait campée autour du siège de la diète, l’élection de François de Lorraine était faite d’avance, et personne ne s’y méprenait. La moindre intelligence aurait suffi au cabinet français pour comprendre que le résultat était inévitable, et la dignité lui commandait, sinon de s’y résigner de bonne grâce (ce qui était difficile après une partie si imprudemment engagée), au moins de s’y préparer avec calme. Dans la politique comme dans la vie privée, rien ne compromet et ne prête à rire comme des efforts tardifs et désespérés faits pour courir après un succès quand on s’est enlevé à soi-même tout moyen de l’atteindre. Se retirer de la lutte électorale, puisqu’on s’était éloigné du champ de bataille ; — rappeler ses ambassadeurs à la suite de ses soldats ; — puis, l’élection faite, protester au nom des libertés germaniques, dont la garantie était toujours confiée à la France par le traité de Westphalie ; — mettre en avant quelqu’une des mille difficultés légales que la complication des chartes impériales tenait toujours au service des juristes de bonne volonté ; — entre temps, achever d’écraser les armées et les alliés du nouvel empereur partout où on continuait à les rencontrer, et de conquérir ceux de ses états qu’on était à portée d’envahir, — c’était l’unique procédé à mettre en usage pour supporter sans trop de dommage le mécompte présent et en réserver la réparation à l’avenir. Le jour ne tarderait pas à arriver (on pouvait du moins l’espérer) où l’élu de Francfort serait heureux d’acheter, au prix de quelque concession importante, la confirmation d’une grandeur qui ne lui paraîtrait pas à lui-même solidement acquise tant qu’un voisin puissant et victorieux se refuserait à la reconnaître. Du moment où on ne pouvait ni s’opposer ni s’associer à un choix devenu nécessaire, le bon sens indiquait de tenir l’adhésion de la France tranquillement en suspens, pour en faire, au moment propice, le précieux élément d’une négociation future.

Ce fut là précisément l’attitude que le roi de Prusse, avec le sens politique qui ne lui faisait jamais défaut, eut soin d’adopter tout de suite, bien qu’il lût plus intéressé encore que la France dans le choix de l’empereur futur, puisqu’il avait à y prendre part en qualité d’électeur de Brandebourg. On sait, du reste, que, dès le lendemain de la vacance de l’empire, il avait prévu que la chance tournerait d’une façon à peu près irrésistible en faveur du candidat autrichien, et que, ne se faisant à cet égard aucune illusion, il n’avait jamais formé sérieusement l’intention d’y faire obstacle, il demandait seulement avec son cynisme de langage habituel que quelque bon morceau lui fût assuré en échange de son consentement, et à la date même où la diète s’ouvrait, le marché, repris et poussé avec vivacité par le cabinet anglais, était, nous venons de le voir, à la veille même d’être conclu. Tant que l’affaire pourtant n’était pas faite, tant que les répugnances de l’Autriche n’étaient pas vaincues, le prudent monarque n’avait garde de lâcher le gage avant d’en tenir la valeur, et de se dessaisir du prix avant d’avoir la chose. Aussi donna-t-il à ses plénipotentiaires à Francfort l’instruction de protester dès le premier jour contre l’irrégularité même de la réunion, en s’abstenant d’y participer. Le motif de leur retraite dut être tiré des dispositions de la fameuse bulle connue sous le nom de Bulle d’or, qui imposait pour la validité d’une élection impériale les conditions suivantes : 1° légitimité des pouvoirs de tous les électeurs ; 2° pleine indépendance de la diète électorale ; 3° de la part des votans eux-mêmes, absence de tout engagement préalable qui pût enchaîner la liberté de leurs suffrages. — Or, suivant l’instruction prussienne, aucune de ces exigences de la Bulle d’or n’allait recevoir satisfaction. En premier lieu, on annonçait l’intention d’accorder à Marie-Thérèse la représentation de la voix électorale de Bohême, contrairement au droit reconnu et pratiqué dans l’élection précédente. — De plus, la seule présence des troupes autrichiennes autour de Francfort exerçait une pression matérielle indue. — Enfin, tout le monde savait que, par un article additionnel du traité de Fuessen, l’électeur de Bavière avait promis sa voix au grand-duc, à telles enseignes qu’en garantie de l’exécution de cette promesse, des garnisons autrichiennes occupaient encore quelques-unes des places fortes de Bavière. L’opération étant par tous ces motifs nulle et viciée en principe, ce serait se rendre complice de l’irrégularité que d’y intervenir.

Telles furent les conclusions que les ministres prussiens eurent ordre de développer, après quoi ils devaient se retirer, et, bien que présens à Francfort, y demeurer comme s’ils n’y étaient pas. La même ligne de conduite fut prescrite, toujours par le conseil de Frédéric, au représentant du jeune électeur palatin, le seul des membres de la diète qui eût imité l’exemple de la Prusse et qui, bien que très vivement sollicité, même menacé et déjà maltraité par l’Autriche, ne lui avait pas encore fait sa soumission. Prusse et Palatinat durent marcher tout de suite et tout le temps du même pas[2].

Des diverses allégations de l’instruction prussienne, la dernière peut-être était un peu surprenante de la part d’un prince qui, au moment où il incriminait les engagemens pris par l’électeur de Bavière, se mettait en mesure d’en contracter lui-même à Hanovre de tout semblables. Mais Frédéric, on le sait, était l’homme du monde le moins embarrassé pour reprocher amèrement à autrui ce qu’il faisait lui-même sans scrupule. A cela près, les griefs étaient assez fondés : ils auraient même pu être plus nombreux. Il en était un en particulier dont on pouvait remarquer l’absence : c’était le plus fort, le plus populaire, celui qu’on pouvait tirer de la qualité personnelle du grand-duc, étranger à l’empire par sa naissance, et n’y possédant qu’une puissance d’emprunt, dont il pouvait être privé d’un jour à l’autre, s’il avait la mauvaise chance de survivre à son épouse. De tous les reproches faits à la candidature autrichienne, il n’y en avait pas qui fût de nature à faire une plus forte impression sur l’opinion et sur la conscience des Allemands ; on devait donc s’étonner de voir Frédéric négliger un si bon motif d’opposition. Mais négliger n’était pas le mot, car c’était à dessein (comme Frédéric le fit plus tard remarquer lui-même) qu’il avait évité d’y faire allusion. Il voulait bien, dit-il, protester contre la forme de l’élection, mais non contre la personne de l’élu, par la raison qu’un vice de forme peut toujours être couvert après coup, tandis qu’une incapacité personnelle est ineffaçable, et le seul fait de la faire valoir pouvait constituer une injure impardonnable. Ainsi, en se retirant du collège électoral, il se gardait pour ainsi dire d’en fermer la porte sur lui, afin de rester libre d’y rentrer quand il lui conviendrait. A plus forte raison, et avec plus de soin encore, il évitait de prononcer aucun nom propre et interdisait à ses agens d’entrer en conversation sur un choix quelconque à opposer à celui qu’on allait faire ; et à ceux qui murmuraient encore autour de lui que, malgré les incertitudes et le langage équivoque du roi de Pologne, on pouvait peut-être, à la dernière heure, voir apparaître par surprise sa candidature improvisée, il se bornait à répondre en haussant les épaules : « Avez-vous jamais vu faire un empereur incognito[3] ? »

Tout autre, bien moins digne et bien plus compromettante pour l’avenir, fut la conduite dictée aux agens français. Mais précisément, parce que d’Argenson se sentait accusé d’avoir abandonné l’élection aux ennemis de la France, en renonçant jusqu’à l’ombre et à la possibilité d’une action matérielle, il se croyait obligé et presque piqué d’honneur de la faire réussir à son gré par la voie de la persuasion. Aussi, dans les dernières semaines qui précédèrent l’ouverture de la diète, tous les envoyés français, résidant auprès des petites cours dont le suffrage pouvait paraître encore incertain, reçurent-ils l’ordre d’assiéger les princes et leurs ministres de représentations éloquentes sur la servitude où ils allaient se réduire en rétablissant la tyrannie de la maison d’Autriche et en mettant de nouveau aux fers la liberté germanique. Par malheur, le moindre mouvement en avant d’un bataillon de l’armée de Conti aurait produit plus d’effet que toutes les prédications du monde, et le crédit faisait complètement défaut aux prédicateurs, qui étaient d’ailleurs assez mal choisis : car c’était, à Trêves, un ancien commissaire de gendarmerie, Renaud, homme de mauvaise façon, qui avait eu le tort de brutaliser plusieurs fois, sans motif suffisant, le vieux prélat ; à Cologne, à la place du spirituel de Sade, un ecclésiastique mal famé, l’abbé Aunillon, choix personnel de d’Argenson, qui avait placé en lui une confiance peu justifiée ; enfin à Munich, toujours le triste Chavigny, complètement discrédité depuis que le jeune électeur bavarois, comme un pupille révolté, s’était échappé de sa tutelle. Tous durent reconnaître que leurs exhortations étaient sans effet, tant qu’elles restaient purement morales, et proposèrent de les renforcer par d’autres procédés qui l’étaient moins, et que d’Argenson, dont la délicatesse ne paraissait répugner qu’à l’emploi de la force, ne se fit pas scrupule d’accepter. Une bourse de 2,000 ducats fut offerte au chancelier de l’électeur de Trêves, et une somme de 8,000 écus d’Allemagne aux ministres de l’électeur de Cologne, à raison de 2,000 écus par mois tant que le grand-duc ne serait pas élu empereur ; ce dernier point confié aux tendres soins d’une grande dame, la comtesse de Brandt, qui avait régné, disait-on, sur l’esprit de l’électeur, et qu’on fit revenir à Cologne tout exprès pour essayer de rétablir son influence.

Vaines tentatives : l’électeur de Trêves était désormais tout en Dieu, on ne pouvait plus le faire sortir des considérations mystiques. — « Ne voyez-vous pas clairement le doigt du Seigneur ? disait-il au résident de France ; c’est la Providence qui a conduit par la main M. de Belle-Isle dans le piège d’Elbingerode ; c’est elle qui, par la mort de l’empereur, a fait la paix de la Bavière ; la prudence des hommes ne peut rien contre la volonté divine. » Quant à l’électeur de Cologne, son honneur était intraitable : il avait promis, il avait juré, il voulait tenir ; l’abbé Aunillon ne pouvait que s’étonner de trouver si incorruptibles des gens si corrompus. — « Il m’écoute, ajoutait-il, avec un phlegme dont je ne fais pas honneur à sa philosophie[4]. »

Les prétentions de d’Argenson étaient pourtant devenues des plus modestes, car tout ce que, faute de mieux et en désespoir de cause, il se bornait maintenant à demander aux princes qu’il tentait de séduire, c’était de se prêter à l’ajournement de l’élection et de s’opposer par des délais, qu’il était toujours aisé de motiver, à une précipitation peu ordinaire, d’ailleurs, dans les habitudes germaniques. Non qu’il eût cessé d’avoir un candidat de son choix, et même d’exprimer tout haut ses sympathies et ses préférences pour le roi de Pologne, cet étrange prétendant, qui se refusait à l’être et qui, de jour en jour, plus engagé et plus déférant envers l’Autriche, se trouvait ainsi non-seulement l’allié, mais presque le serviteur de celui auquel on voulait le donner pour rival. — « Le roi de Pologne, écrivait-il encore, le 2 avril, à l’un de ses agens à Francfort, a au fond le cœur des bons patriotes et des Allemands ; il a le droit et il a la raison… Le parallèle du roi de Pologne et du grand-duc forme un tel contraste que la raison et le sentiment suffiraient pour inspirer au collège électoral des motifs de résistance à se déterminer sans réflexion pour le choix du grand-duc. » — Et à l’électeur de Trêves, pour le prendre par son côté faible, il faisait dire : — « Il faut insister sur l’article de la religion ; le roi de Pologne est le plus droit roi qui ait jamais porté couronne ou dit bréviaire ; sa famille l’est pour le moins autant que lui. » — Il ne renonçait donc pas à sa chimère favorite ; mais, ne pouvant se dissimuler que le vent ne soufflait pas en faveur d’une candidature qui persistait à rester dans l’ombre, il bornait ses vœux à éloigner toute résolution définitive, afin de laisser le temps aux événemens d’agir, à Auguste de se déclarer et, comme il le disait et l’espérait toujours, à la raison de se faire entendre. Il se flattait d’avoir obtenu, pour ce système de temporisation, l’appui d’Auguste lui-même et le concours de son représentant à la diète. Parfois même, avec la mobilité d’imagination qui lui était propre et ce goût de nouveautés originales qui était le fond même de son caractère, il lui arrivait de dire : — « Mais pourquoi l’empire ne se passerait-il pas de chef ? Une association libre comme celle des cantons suisses et des Provinces-Unies assure aussi fortement la sécurité de l’innocence et ne serait pas su jette aux mêmes inconvéniens que l’assujettissement forcé à l’autorité impériale. Les princes ecclésiastiques pourraient, en toute tranquillité, être de bons archevêques et des souverains heureux. Il en serait de même des autres princes, et tous se trouveraient exempts de rechercher, en s’abaissant lâchement devant l’autorité impériale, la faveur et quelques grâces de l’empereur régnant[5]. »

Mais tandis que le cabinet français ne cherchait plus qu’à gagner du temps, d’autres, devinant sa pensée et allant plus droit en besogne, ne songeaient, au contraire, qu’à se hâter pour en finir. Dès le 3 août, les représentans, réunis en conférence préliminaire, se montrèrent résolus à rendre (comme on disait) l’activité à la voix de Bohême, ce qui ouvrait la porte de la diète aux envoyés de Marie-Thérèse ; et cette décision amenant, comme on s’y attendait, la retraite immédiate de la Prusse et du Palatinat, il fut déclaré qu’on passerait outre sans tenir compte d’aucune absence, et que l’élection aurait lieu à la pluralité des présens. Puis, de crainte que la discussion des articles qui, sous le nom consacré de capitulations, devaient être présentés à l’empereur élu (comme la condition et la règle de son administration future) n’entraînât quelques délais, on convint, afin de rendre ces formalités le moins longues possible, de s’en tenir aux dispositions prises dans l’élection précédente. En un mot, tout fut préparé, comme l’annonçait un agent français, pour enlever militairement l’opération électorale. On sentait que la diète, appartenant désormais à Marie-Thérèse, n’était plus que l’instrument d’une main puissante.

La protestation de la France aurait dû suivre immédiatement celle de la Prusse, et il ne manquait pas à Francfort d’agens français pour la présenter. Il y en avait jusqu’à trois : La Noue, résident ordinaire dans la ville impériale ; Blondel, accrédité auprès de l’archevêque de Mayence, et qui avait suivi le prince-primat à la diète ; enfin, le comte de Saint-Severin, seigneur de distinction, exercé déjà à de hautes fonctions, et qui devait remplir, en qualité d’ambassadeur extraordinaire, le rôle si récemment dévolu à Belle-Isle, et joué par lui avec un éclat qu’on n’avait pas oublié. C’était celui-là dont la voix, se faisant entendre en même temps qu’arrivait en Allemagne l’écho, malheureusement trop affaibli, des victoires françaises dans les Pays-Bas, aurait pu avoir quelque retentissement. Sa retraite, après une apparition solennelle et suivie d’une protestation hautaine, aurait pu jeter quelque trouble dans des âmes timides et des esprits naturellement indécis. Mais un incident ridicule ne laissa pas à Saint-Severin, qui se sentait d’avance condamné à l’impuissance, même la ressource de garder un peu de prestige en s’enveloppant dans sa dignité.

Sa nomination avait été le chercher sur la route de Russie, où il allait remplir une mission extraordinaire, et il avait dû arriver à Francfort sans aller prendre à Paris ses lettres de créance : un secrétaire était chargé de les lui apporter. Seulement on n’avait pas réfléchi que les troupes autrichiennes occupaient toutes les routes qui conduisaient de la frontière de France à Francfort, et que l’accès en était interdit tout particulièrement aux Français. Sans doute, à l’ambassadeur lui-même, se présentant avec son caractère officiel et l’extérieur de son rang, on eût hésité à barrer le chemin ; mais un simple secrétaire, portant dans sa valise des lettres de créance qui n’étaient pas pour lui, n’imposait pas la même réserve. Les commandans autrichiens en jugèrent du moins ainsi, et ne se firent aucun scrupule de lui refuser malicieusement un laisser-passer. A quoi servait donc l’expérience si récemment faite par Belle-Isle ? C’était la seconde fois que la légèreté et la loyauté françaises étaient prises au piège par le sans-gêne de la rudesse germanique.

Dufour (c’était le nom du secrétaire), tout interdit, alla demander conseil au prince de Conti, qui campait toujours à proximité du Rhin. Le prince ne se trouva guère moins embarrassé ; c’était le cas peut-être pour lui de tenter un coup de tête, en donnant au secrétaire une escorte pour forcer le passage, au risque d’amener un de ces conflits qui, engagés par hasard entre des armées en présence, se terminent souvent à l’avantage du plus audacieux. Mais Conti ne se sentait ni en force suffisante ni assez sûr d’être avoué et approuvé, même en cas de succès, par son gouvernement, pour essayer pareille aventure. On se borna donc à chercher quelque moyen de tourner l’obstacle qu’on ne pouvait franchir, et un moment on s’était arrêté à l’idée d’embarquer le secrétaire sous un déguisement et avec ses lettres de créance dans sa poche, sur un des bateaux marchands qui remontaient le Mein. Mais, réflexion faite, cette manière gauche d’entrer en scène, pour un représentant de la France, sembla, non sans raison, pire encore que de n’y pas paraître du tout. La voie d’eau, d’ailleurs, n’était guère plus sûre que celle de terre, le grand-duc ayant réquisitionné, pour le service de ses troupes, tous les bateaux dont la ville de Francfort disposait ; on les lui avait accordés sans difficulté, et ils sillonnaient la rivière à toute heure. Il fallut donc patienter et parlementer avec les commandans autrichiens, qui finirent par entendre raison, mais seulement quand l’élection fut assez avancée pour que la remise des lettres de créance ne fût plus qu’une formalité inutile. En effet, à partir d’un certain moment du négoce, les électeurs étaient en quelque sorte au secret et ne pouvaient plus communiquer ouvertement avec les ambassadeurs étrangers, qui, de plus, le jour même du vote, devaient sortir de la ville, sauf à stationner quelque part dans les environs, jusqu’à ce que le résultat fût connu. En attendant, Saint-Severin, pour ne pas rester tout à fait inactif, se résolut à aller trouver personnellement l’archevêque de Mayence et à lui faire connaître en termes officieux (puisqu’ils ne pouvaient être officiels) le désir de sa cour de voir la diète surseoir à un choix qui ne lui paraissait pas suffisamment préparé. — « Il y a assez longtemps, lui répondit sèchement le prélat, que l’empire est privé de chef ; l’obligation de mon office d’archichancelier est de lui en faire promptement trouver un. » — L’ambassadeur, ainsi rebuté et se souciant peu de se le faire dire à deux fois, trouva alors plus commode de s’enfermer chez lui, en prétextant qu’il était malade (ses lettres même disent qu’il l’était réellement) : ce qui lui donnait aussi une bonne raison pour ne pas sortir de Francfort au moment indiqué, car il eût été très embarrassé (dans l’état des environs) de trouver, même pour quelques heures un abri où il pût rester en sécurité[6].

Quand Louis XV fut informé de la triste figure qu’avait faite l’agent porteur de son sceau et de sa signature, il en éprouva une humeur très vive, et dit tout haut que Dufour aurait dû, même au risque de sa vie, se frayer un passage. Mais, quant à d’Argenson, il dut se borner à faire remarquer combien les procédés de l’Autriche étaient différens des siens, puisque, tant que l’armée française avait campé dans le voisinage de Francfort, elle avait laissé circuler en liberté même les envoyés de Marie-Thérèse.

Avec quelque rapidité qu’on eût l’intention de procéder, telles étaient pourtant les lenteurs inévitables de la procédure germanique que les opérations ne pouvaient guère durer moins de quelques semaines ; la Bulle d’or en prévoyait même jusqu’à quatre, qu’il n’était guère dans les habitudes d’abréger. Pendant cet intervalle d’attente nécessaire, plusieurs incidens survinrent, qui, dans d’autres circonstances et sous une moins forte impulsion, auraient pu déterminer les électeurs à tout suspendre, tandis qu’une fois leur parti pris, l’effet fut contraire et ne fit que les raffermir dans leur résolution. Ce fut d’abord la nouvelle des progrès du prétendant en Écosse et de sa marche rapide et triomphale vers Edimbourg ; d’Argenson s’était flatté, en apprenant ce succès (qui l’avait trouvé longtemps incrédule), que le départ, devenu nécessaire, du roi George d’Allemagne, affaiblirait le crédit et l’action de son représentant à la diète. Loin de là, George, toujours Autrichien dans l’âme, n’en fut que plus pressé de régler, avant de s’éloigner, une question qui lui tenait au cœur et qu’il considérait comme très importante pour la sécurité de ses possessions allemandes ; il donna pour instructions à son envoyé, le baron de Münnchausen, de ne rien négliger pour que tout fût résolu le jour où il devait quitter le territoire germanique. Münnchausen lui-même, tout dévoué à Marie-Thérèse, s’acquitta de sa commission avec un tel déploiement de zèle, que Frédéric, informé de cet empressement et à qui tant de hâte déplaisait, eu conçut un peu d’humeur et même quelque inquiétude sur la sincérité des engagemens qu’on prenait envers lui à Hanovre au même moment[7].

Un mécompte plus grand encore fut causé, — sinon à Frédéric (qui n’avait jamais fait aucun fonds sur l’appui éventuel du roi de Pologne). — du moins aux agens français, par le changement subit qui survint, vers les derniers jours précédant l’élection, dans le langage et la conduite de l’envoyé de Saxe, le comte de Loos. A son arrivée, bien que sa manière d’être fut très louche et son langage peu rassurant, cet agent laissait pourtant encore planer quelque incertitude sur le vote qu’à la dernière heure il aurait à émettre. Il faisait entendre que, s’il s’était refusé à s’associer aux protestations de ses collègues prussiens et palatins, c’était pour garder son action dans la diète, afin de ralentir et au besoin d’entraver la marche de l’opération électorale. Soudainement, il jeta le masque, et, ne se séparant plus de l’envoyé d’Autriche, il annonça tout haut que sa voix était acquise au grand-duc.

C’était (il n’en fit pas mystère) l’effet direct de l’apparition menaçante du prince d’Anhalt et des troupes prussiennes sur la frontière de Saxe. Si Frédéric, par cette démonstration, avait pensé intimider son voisin, il était loin de compte. Auguste en prit occasion, au contraire, pour sortir d’une situation indécise, qu’il n’avait prolongée que pour éviter d’être poussé à bout et exposé à des extrémités trop rigoureuses. Puisqu’on ne le ménageait plus, dit-il, il n’avait plus lieu de garder lui-même aucune réserve. C’est ce qu’il déclara en termes très nets au ministre de France, Vaulgrenant, et l’annonce fut commentée avec une vivacité plus grande encore par le comte de Brühl, personnellement très irrité d’avoir été désigné dans le manifeste prussien par quelques-unes de ces qualifications injurieuses et piquantes dont Frédéric n’avait jamais le bon goût de se priver, même dans ses documens officiels. Une explication très aigre eut même lieu à ce sujet entre Brühl et Vaulgrenant, chez l’ambassadeur d’Espagne, et en présence d’une nombreuse réunion d’assistans. Brühl se laissa aller à exhaler tout son dépit. — « Je tâchai, dit Vaulgrenant, de garder autant de sang-froid que l’autre montrait de fureur. Vous entendez, ai-je dit au ministre d’Espagne, ce qu’on nous dit ? Vous voyez quel est le fruit de nos soins et quelle reconnaissance on nous témoigne ? .. Vous concevez que notre présence ici est déplacée, en même temps qu’elle devient inutile. Informons nos cours et attendons les ordres qu’elles jugeront convenables de nous donner. » — Brühl se montra bien alors un peu ému de cette menace d’une rupture faite ainsi sur place et sans retour, et voulut courir après ses paroles. — « Il me prit la main, ajoute Vaulgrenant, et me dit : Nous sommes, je l’avoue, vivement ulcérés, et il faudrait n’avoir pas d’entrailles pour ne pas ressentir les injures qu’on nous dit. Il nous faut quelques jours pour nous remettre, mais soyez sûr que nous ne précipiterons rien. » — Vaines assurances : l’instruction donnée au comte de Loos ne fut ni retirée ni atténuée[8].

D’Argenson fut tout de suite et exactement informé de ce revirement, qui, au fond, n’en était pas un. Ses agens, qui en étaient plus contrariés que surpris, n’ayant jamais partagé ses espérances, mirent même à le détromper un empressement qui n’était pas exempt de malice. — « Il fallait s’y attendre, écrivait l’un d’eux, car c’était une étrange manière pour le roi de Prusse d’offrir au roi de Pologne la couronne impériale que de la lui présenter à la pointe de son épée. » — On peut s’imaginer, mais on peindrait difficilement, le chagrin que le ministre déçu éprouva en voyant s’évanouir les dernières fumées de ses espérances. — « Que faire, écrivit-il sur-le-champ à son envoyé, si la Saxe nous abandonne ? Nous comprenons maintenant que les espérances dont elle a voulu nous flatter, sur le désir du roi de Pologne de devenir empereur, n’étaient qu’un moyen dont elle se servait pour arrêter l’invasion qu’elle appréhendait de la part des troupes prussiennes. » — Puis avec Chavigny, dont il avait deviné le blâme mal dissimulé au moment de la retraite de Conti, il entrait dans une sorte de justification plaintive. — « Nous ne pouvions, disait-il, que rester sur la défensive et non prendre l’offensive ; c’était aux Allemands à soutenir le système germanique et à montrer s’ils voulaient secouer le joug autrichien… Leur constitution, à cet égard, peut être comparée à celle de la Grande-Bretagne. C’est aux peuples du royaume à se donner un nouveau roi ; nous pouvons tout au plus les soutenir contre les fauteurs de la tyrannie. Ce n’était pas à nous à attaquer directement la tyrannie et l’usurpation. Ceux qui nous le demandent sont comme ces jacobites outrés qui ont perdu la cause qu’ils soutenaient. » — Mais en même temps, dans des confidences plus intimes, son irritation contre Auguste III s’exprimait avec toute l’amertume de l’affection trompée. — Ce prince naguère si droit, l’espoir des bons patriotes, n’était plus que contraste et extravagance… « Atteint d’une sorte de stupidité, il se laisse ruiner, déshonorer : il va devenir esclave, quand il pourrait devenir maître ; il s’appuie sur une liaison qui le perdra, bien loin de lui servir jamais à rien, et en lui s’invétère la haine pour ce qui serait propre à le sauver et à l’élever. » — D’Argenson n’en concluait pas moins qu’il fallait soutenir la gageure jusqu’au bout, bien qu’on pût prévoir qu’il faudrait céder à cette conduite monstrueuse, et, en guise de dernière ressource, il ouvrait à Saint-Severin un crédit de 300,000 écus pour corrompre, s’il était possible, un des plénipotentiaires autrichiens[9].

Il était trop tard, la date de l’élection était fixée ; on était maintenant si sûr du résultat qu’on avait songé un instant à attendre, pour le proclamer, le 4 octobre, jour de Saint- François et fête du grand-duc ; mais, de crainte d’être surpris par quelque nouvel incident, le 12 septembre fut enfin choisi, « et ce jour-là, écrit La Noue, l’élection du grand-duc de Toscane comme roi des Romains fut proclamée, entre une heure et deux heures de l’après-midi, au bruit de trois salves d’artillerie des remparts, au son de toutes les cloches de la ville et aux acclamations d’une populace effrénée, qui ne diminua rien de ses clameurs que fort avant dans la nuit. Les ambassadeurs de Bohême jetèrent de l’argent au peuple et illuminèrent le dehors de leurs hôtels, ce qui fut imité par les ambassadeurs de Hanovre ; mais entre les ministres étrangers, M. le nonce est le seul qui se soit piqué d’illuminations[10]. » Ainsi, après cinq ans de luttes sanglantes et au lendemain d’une grande victoire, toute l’œuvre de la France était détruite ; l’ancien vassal de Louis XV montait malgré lui au trône des césars ; le vœu de Charles VI était accompli : sa fille était impératrice.

Au même moment, par une singulière coïncidence, un autre avènement avait lieu à Versailles, presque royal aussi, bien que d’une nature différente, mais qui devait avoir presque autant d’importance pour la suite des événemens du siècle. Le roi de France, après avoir célébré la Saint-Louis dans la cathédrale d’Ostende (comme Maurice lui avait promis), était rentré dans sa capitale ; bien qu’il revînt couvert de nouveaux lauriers, l’accueil qui lui fut fait, cette fois, fut assez froid. Avec l’humeur mobile des Parisiens, on ne rallume pas aisément l’enthousiasme quand on l’a laissé s’éteindre. Puis, en l’absence du véritable vainqueur, qui était resté à tête de son armée pour achever les opérations de la campagne, des commentaires et des critiques avaient recommencé à circuler. De tristes nouvelles arrivaient des succès de la marine anglaise dans les parages lointains de l’Atlantique, et le résultat prévu de l’élection de Francfort faisait juger assez sévèrement la conduite de l’armée du Rhin. Enfin, on savait que, dès que la cour serait rétablie à Versailles, aurait lieu la présentation officielle de la nouvelle marquise de Pompadour à la reine[11].

Effectivement, ce fut au jour indiqué que celle qui remplaçait Mme de Châteauroux dans le cœur du roi pour y régner tant d’années en souveraine, paraissant dans tout l’éclat de sa beauté, fut introduite dans ce cercle royal, d’où la tenaient éloignée sa condition comme sa naissance. Elle était amenée par la princesse de Conti, mère du général de l’armée du Rhin, qui s’était chargée de cette commission, dans l’espoir d’assurer à son fils la succession, toujours prête à s’ouvrir, du maréchal de Saxe… — « Il y avait un monde prodigieux, dit Luynes, dans l’antichambre et la chambre du roi, mais assez peu dans le cabinet… Tout Paris était occupé de savoir ce que la reine dirait à Mme de Pompadour. On avait conclu qu’elle ne pouvait lui parler que de son habit, ce qui est un sujet de conversation fort ordinaire aux dames quand elles n’ont rien à dire. La reine, instruite que Paris avait déjà arrangé sa conversation, crut par cette raison même devoir lui parler d’autre chose… Je ne sais si Mme de Pompadour entendit ce qu’elle disait, car la reine parla assez bas ; mais elle profita de ce moment pour assurer la reine de son respect et du désir qu’elle avait de lui plaire. La reine parut assez contente du discours de Mme de Pompadour, et le public, attentif jusqu’aux moindres circonstances de cet entretien, a prétendu qu’il avait été fort long et qu’il avait été de douze phrases. M. le dauphin parla à Mme de Pompadour de son habit. Ce qu’il y a de singulier dans le choix de Mme la princesse de Conti, c’est qu’elle ne connaît pas du tout Mme de Pompadour ; je crois même qu’elle ne l’avait jamais vue avant ce moment. » — Puis Mme de Pompadour fut installée dans l’appartement qu’avaient occupé avant elle Mmes de Châteauroux et de Mailly. Cette suite de cérémonies, aussi tristes que piquantes, eut lieu pendant cette première semaine de septembre, qui voyait couronner à Francfort l’ambition de Marie-Thérèse. Ainsi se trouvaient mises en présence, par le jeu le plus étrangement combiné du hasard et des passions humaines, ces deux femmes, la veille encore séparées par toute la distance que peuvent mettre entre des créatures humaines le rang et la vertu, et dont la rencontre allait, moins de dix ans après, concourir à changer l’axe de la politique européenne[12].


II

L’annonce de l’élection de Francfort, rapidement portée à Vienne, y fut reçue sans surprise et presque sans émotion. La nouvelle impératrice s’y attendait si bien et avec tant d’assurance, que tout était déjà réglé (je l’ai dit) pour son départ, jusqu’aux moindres détails du cortège et de la dépense. Aussi la joie de l’affection et de l’ambition satisfaites faisait déjà place, dans son âme, à un autre sentiment qu’elle avait peine à dominer.

Peu de jours en effet auparavant, elle avait reçu de son beau-frère le prince de Lorraine un courrier lui apportant une communication si étrange qu’elle avait eu peine à en croire ses yeux. Le prince, qui campait toujours sur la frontière de la Saxe et de la Bohême, lui faisait part qu’un messager du général de l’armée prussienne était venu lui demander un laisser-passer pour un courrier attendu de Hanovre, qui devait être porteur d’une convention conclue entre leurs maîtres communs et le roi d’Angleterre, et dont un des articles stipulait un armistice. Charles, au fond très fatigué d’une guerre qui ne tournait pas à l’avantage de sa réputation militaire, avait accueilli cette ouverture avec un plaisir que sa lettre laissait trop entrevoir ; mais en l’absence de toute instruction de sa cour, il avait, disait-il, dû se borner à répondre qu’il envoyait prendre des ordres à Vienne, et à promettre en attendant de ne faire lui-même aucun acte d’hostilité. Le bruit s’était sur-le-champ répandu dans l’armée que la paix était signée et que la guerre allait finir. Marie-Thérèse apprit ainsi, en quelque sorte par hasard, qu’en son absence et à son insu, en dépit de ses protestations formelles, son allié et son ennemi s’étaient entendus, et ce ne pouvait être qu’à ses dépens et dans les termes auxquels elle avait d’avance refusé d’adhérer. La nouvelle était publique, les deux armées en étaient informées avant qu’on eût pris soin même de la prévenir. Son irritation était au comble, et, en réalité, assez naturelle.

On peut juger par là de l’accueil qui attendait le ministre anglais, Robinson, lorsque le lendemain de l’arrivée du courrier du prince de Lorraine, ayant reçu lui-même des dépêches de Hanovre, il vint avec un air de profond mystère informer le ministre autrichien, le comte Uhlfeld, qu’il avait un acte très grave à soumettre à l’examen de la reine, mais qu’avant d’en faire part, il demandait qu’on lui promît le secret le plus absolu. Uhlfeld, qui eut probablement peine à le laisser arriver au bout de son discours sans sourire, lui répondit qu’il ne se chargerait pas d’une telle commission, parce que, s’il s’agissait d’une convention d’une nature quelconque à conclure avec le roi de Prusse, la reine était décidée d’avance à ne pas s’en laisser parler. Sur les instances du ministre, cependant, il consentit à consulter la reine au moins sur le point de savoir si elle voudrait s’engager au secret qui lui était demandé. Mais dans la journée, Robinson apprit que son prétendu secret était connu à peu près de tout le monde, à telles enseignes que le ministre de Saxe, le comte Saul, était parti précipitamment, chargé par Marie-Thérèse d’avertir le roi de Pologne de ce qui se passait à l’armée, au cas très peu probable où il n’en aurait pas été déjà directement informé. Robinson crut devoir alors prendre sur lui de renoncer à une réserve qui ne trompait plus personne, et de communiquer le texte même de l’acte dont il demandait la ratification. Les conditions qui y étaient portées étant précisément celles que Marie-Thérèse avait rejetées trois semaines auparavant avec indignation, il n’y avait nulle chance que cette confidence modifiât son impression ; aussi le soir, quand l’ambassadeur se présenta timidement à la cour, la reine passa devant lui sans faire semblant de le voir et sans lui adresser la parole[13].

La conduite de Frédéric débutant ainsi, dans l’exécution d’un traité qui n’existait encore qu’en projet, par la violation à peu près formelle d’un des articles, était et reste encore inexplicable. Avait-il pensé qu’en prenant Marie-Thérèse par surprise, pour la mettre en présence d’un fait accompli et du désir pacifique très prononcé des populations, il la ferait capituler sans condition ? En ce cas, son mécompte fut complet, car il ne réussit qu’à mettre sa rivale à l’aise, en lui faisant beau jeu pour déclarer tout haut et à tout venant qu’il n’y avait nulle sécurité à traiter avec un homme qui ne pouvait pas même un seul jour se résigner à tenir sa parole. — « Je puis faire la paix, je le sais, dit-elle quelques jours après à l’ambassadeur de Venise, Erizzo, en le prenant à part à Schoenbrunn au milieu d’une fête, mais je ne le veux pas, et je n’entendrai jamais raison là-dessus. Le roi de Prusse ne veut que m’endormir pour m’attaquer de nouveau, à l’improviste, au moment où j’y songerai le moins. » — Elle était si animée qu’elle sembla oublier qu’elle parlait à un observateur qui tenait note et devait rendre compte de tout ce qu’il entendait ; car, Erizzo lui, ayant demandé si elle était sûre de tous ses alliés ; — « Il y a la Saxe, dit-elle, qui n’est jamais ni une amie sûre ni une ennemie bien déclarée. Je sais bien que, pour la contenter, il aurait fallu que, si le grand-duc est empereur, la reine de Pologne pût être impératrice, et s’il ne tenait qu’à moi je céderais volontiers ma part ; mais il faut prendre ses alliés avec leurs défauts, et leurs engagemens sont tels que je les tiens. Quant au roi de Sardaigne, j’en suis sûre aussi, il connaît son intérêt ; s’il m’abandonnait, on le lui ferait ensuite payer trop cher. »

Dans ces dispositions, la réponse à envoyer au prince de Lorraine ne pouvait être douteuse : il eut ordre de ne tenir aucun compte de la demande de suspension d’armes qui lui était faite et d’en venir aux mains avec l’armée prussienne le plus tôt qu’il pourrait. « Vous m’avez, lui fit dire la reine, envoyé l’annonce d’une victoire il y a deux ans, le jour que j’ai été couronnée à Prague ; j’espère bien en recevoir une pareille pour le couronnement qui se prépare. » Après quoi, elle dut se mettre en route pour Francfort, et, le ministre anglais n’étant pas invité à la suivre, la négociation tomba pour le moment d’elle-même[14].

Mais si elle se taisait à Vienne avec Robinson, elle avait soin de parler ailleurs et à d’autres. Ce n’était pas seulement, en effet, un avis et un engagement de se mettre en garde qu’elle faisait parvenir au roi de Pologne : c’était une ouverture d’une tout autre et bien plus grave nature. Effectivement, le comte Saul était à peine arrivé à Dresde et n’avait pas plus tôt remis ses dépêches au comte de Brühl que celui-ci faisait prier le ministre de France, le marquis de Vaulgrenant, de passer chez lui sans délai. L’invitation devait sembler singulière, car, depuis la dernière altercation que j’ai racontée, Vaulgrenant avait à peu près rompu tout rapport officiel avec le ministre saxon, et, retiré chez lui, n’attendait plus que ses lettres de rappel. Aussi, quelle dut être sa surprise lorsque, à son entrée, Brühl lui tendit un papier en l’engageant à en prendre connaissance. C’était la copie de la convention signée à Hanovre entre les rois de Prusse et d’Angleterre. La lecture finie : « Voilà, dit Brühl, ce dont nous vous prévenions depuis six mois et ce que vous n’avez jamais voulu croire. » Puis il lui fit clairement entendre que, si le roi de France était disposé à payer son perfide allié dans sa monnaie, en s’accommodant de son côté aux dépens du parjure avec la reine de Hongrie, il avait tout lieu de penser que la reine, pour sa part, était disposée à s’y prêter. Le changement de langage était si brusque, le coup de théâtre si inattendu, que Vaulgrenant crut devoir se faire redire la proposition à deux reprises avant d’y ajouter foi, et ce ne fut qu’après un second entretien qu’il crut pouvoir la transmettre à Versailles sous une forme tout à fait officielle. Encore, craignant toujours quelque piège, conseillait-il de ne s’avancer sur ce terrain qu’avec méfiance[15].

La réserve était naturelle, mais nullement fondée ; car, si la résolution de Marie-Thérèse éclatait subitement, quelques paroles, échappées dans ses entretiens avec Robinson, nous ont fait voir que la pensée de tendre la main à la France pour rester libre d’écraser Frédéric s’était déjà présentée à plus d’une reprise à son esprit. En tout cas, cette fois, elle en avait si bien admis et embrassé avec tant d’ardeur le dessein, qu’elle ne crut pas devoir se borner aie faire connaître à Versailles par une seule voie. Ce ne put être, en effet, par un simple hasard que Chavigny, au même moment, voyait se renouveler à Munich le même changement à vue dont Vaulgrenant avait la surprise à Dresde.

Lui aussi, plus dégoûté encore que son collègue, parce qu’il avait eu plus d’échecs à subir, vivait depuis les derniers événemens d’Allemagne dans une pénible retraite, envoyant lettre sur lettre à Versailles pour conjurer qu’on le tirât du poste ingrat où chaque jour lui apportait un nouvel affront à dévorer. — « Dès qu’il n’est plus possible, écrivait-il encore le 13 septembre, d’arrêter un ouvrage aussi monstrueux que celui qui doit être consommé aujourd’hui à Francfort, me laisserez-vous plus longtemps languir ici ? » — Mais subitement, le 15, son langage change, et sa correspondance, la veille découragée et devenue presque nulle, se réveille et se ranime. C’est que le bruit de la convention de Hanovre vient de se répandre dans la ville, et, en l’apprenant, le comte Chotek, ministre d’Autriche, a dit tout haut : « qu’il serait temps que la cour de Vienne et celle de France se rapprochent l’une de l’autre, et que la reine de Hongrie ferait un bon parti au roi si Sa Majesté voulait abandonner un allié qui lui manquait si essentiellement. » Le propos a été tenu devant le ministre de Saxe, qui n’a pas perdu un moment pour venir le répéter à la légation de France. Même changement dans l’attitude de la cour, des ministres et de l’électeur de Bavière lui-même, naturellement flatté de l’espoir d’une réconciliation possible entre ses nouveaux et ses anciens protecteurs. Chavigny signale en particulier une dame de la cour de l’impératrice douairière, élevée à Vienne avec Marie-Thérèse et restée en relations familières avec son amie d’enfance, et qui se mit à prôner, avec une extrême vivacité, le projet de la nouvelle alliance. Il est vrai qu’elle paraissait s’y être préparée auparavant, puisqu’elle s’était mise en coquetterie réglée avec Chavigny lui-même, cherchant, dit celui-ci, à escamoter ma connaissance[16].

Chavigny, comme nous le connaissons, était trop avisé pour croire que de telles paroles, venant de tels auteurs, fussent dites en l’air, — trop désireux de prendre par un succès diplomatique sa revanche de tout ce qu’il avait souffert pour les laisser tomber, — mais trop prudent cependant pour les relever sans précaution ; aussi demanda-t-il qu’on voulût bien s’expliquer plus nettement et lui faire savoir s’il était oui ou non chargé de porter ces ouvertures à Versailles. La reine, lui fit-on répondre, allait passer en personne à Passau, sur la frontière de Bavière, en se rendant à Francfort : elle y avait mandé son ministre, qui se ferait accompagner de l’envoyé saxon ; à leur retour, les deux voyageurs auraient sans doute quelque chose à lui dire. Effectivement, l’excursion accomplie, une note lui fut remise de la part de la reine elle-même, conçue dans un esprit très pacifique, mais en termes pourtant peu significatifs, car elle déclarait seulement qu’elle était prête à traiter de concert avec ses alliés et à écouter les propositions de la France.

Ce n’était rien dire et même c’était renverser les rôles : elle paraissait accepter et non offrir elle-même la proposition d’entrer en pourparlers ; mais un commentaire suivit, tout à fait différent du texte. L’envoyé de Saxe, obligé à moins de réserve que son collègue, ne fit pas difficulté de raconter comment s’était passée l’entrevue de Passau. A peine arrivée, la reine avait fait monter le comte Chotek dans sa voiture et l’avait entretenu en tête-à-tête pendant toute la durée de la route de Passau jusqu’à Ratisbonne. Là elle s’était montrée non-seulement désireuse, mais pressée de faire affaire avec la France ; elle n’avait plus, disait-elle, rien de personnel contre la France, et la France n’avait rien à craindre d’elle. « Elle laissa voir, disait le narrateur, qu’elle était entièrement désillusionnée de la chimère d’entamer la frontière française. » Elle acceptait sans difficulté qu’une négociation fût ouverte à Dresde par les soins du roi de Pologne, ou à Munich par l’intermédiaire de Chavigny. Chavigny, toujours sur ses gardes et écoutant à son tour sans adhérer, chercha indirectement à savoir ce qu’on attendait en fait d’offres ou de concessions de la France. « On pense, reprit son interlocuteur, que vous ne tiendrez pas à garder toutes vos conquêtes de Flandre. » De plus en plus surpris et charmé, Chavigny resta cependant assez maître de lui pour déclarer froidement que le roi de France, n’ayant pris les armes que pour défendre la liberté de l’Allemagne, ne la sacrifierait pas aisément à la toute-puissance du grand-duc. Mais rentré chez lui et la plume en main, il avait peine à contenir sa joie. — « Le trait du roi de Prusse est bien noir, mais il a encore plus d’imprudence : lui et le roi d’Angleterre nous servent sur les deux toits[17]. »

En prenant connaissance pour la première fois peut-être de cet incident diplomatique si peu connu, en le tirant, pour ainsi dire, de la poussière des archives où la trace en était restée enfouie (car aucun auteur, pas même MM. d’Arneth et Droysen, n’en font mention, du moins avec ce détail et cette précision), l’historien français comprend sans peine le joyeux étonnement de Chavigny, et il n’éprouve qu’un regret, c’est que ce sentiment n’ait pas été partagé par ceux qui pouvaient mettre l’occasion propice à profit. Quel avantage inattendu s’offrait à la France ! Sa partie était perdue, définitivement perdue en Allemagne ; mais, dans les Pays-Bas et en Italie, elle restait victorieuse et maîtresse. Marie-Thérèse, en nous pressant de reconnaître son titre impérial et de lui laisser pleine liberté dans l’empire, ne réclamait donc de nous aucun sacrifice véritable. Mais de quelque désir de vengeance qu’elle subît l’entraînement, elle n’était ni assez naïve ni assez dépourvue de sens politique pour croire que rien ne lui serait demandé en échange de la facilité qu’elle obtiendrait de concentrer toutes ses forces contre le roi de Prusse. Elle ne s’attendait pas sans doute que la France allait lui restituer par pure grâce et en hommage tout le territoire conquis par ses armes et occupé à l’heure même par ses armées. L’abandon d’une partie au moins des provinces qui avaient été, au-delà du Rhin et des Alpes, le théâtre de nos victoires, était la condition, sinon clairement consentie, au moins sous-entendue et aisée à lire entre les lignes, de la proposition que Marie-Thérèse offrait avec tant d’empressement. L’extension de notre frontière du nord avait été le but constant des efforts de tous nos rois ; on pouvait faire un pas dans cette voie et un pas considérable. Il y avait donc là un jour, une heure, une minute à saisir où, la passion l’emportant dans cette grande âme sur tous les calculs de la raison d’état, on pouvait se faire payer largement par elle le prix de cinq années de lutte jusque-là stériles autant que sanglantes. Ce sont de ces occasions qui passent et ne reviennent pas : le génie du politique consiste à les saisir au vol. Le seul motif qui pût faire hésiter à en profiter eût été la crainte de paraître abandonner un allié sur le champ de bataille. Mais Frédéric, en prenant les devans, avait levé d’avance tous les scrupules et pris soin de mettre d’accord la loyauté avec la politique, la conscience avec l’intérêt[18].


III

La nouvelle de la convention de Hanovre, dont la proposition de Marie-Thérèse n’était que la conséquence, arrivait, on le voit, au ministère français par deux voies également certaines, et, à dire vrai, il n’y avait rien dans la défection de Frédéric à quoi on ne dût s’attendre. Les avertissemens de Valori, bien que donnés sous la forme d’insinuations trop timides, auraient suffi pour mettre en garde tout esprit moins prévenu que celui de d’Argenson. Depuis lors, une aventure qui ne fut que ridicule, mais qui aurait pu être très grave, était venue attester à tout le monde, et à d’Argenson en particulier, le peu d’égards que Frédéric avait désormais souci de prendre pour la France et tout ce qui la représentait. Valori, se plaignant, comme je l’ai raconté, des dangers auxquels on le laissait exposé en le traînant à la suite de l’armée prussienne, ne croyait pas si bien dire : une nuit qu’on l’avait logé dans un faubourg isolé de la petite ville de Jaromir, il fut réveillé en sursaut par le bruit d’un coup de fusil, et, mettant la tête à la fenêtre, il aperçut l’unique sentinelle qui veillait à sa garde qui se débattait toute seule contre un gros d’hommes armés. C’était une compagnie irrégulière de Pandours, qui, battant la campagne aux environs, avait appris, je ne sais comment, la présence du ministre de France dans le voisinage, et trouvait plaisant de mettre la main sur une si bonne prise. L’hôte, acheté pour un peu d’argent, avait livré sa maison sans se faire prier. Nulle défense à ce premier moment n’était possible. Par bonheur, Valori et son secrétaire, un nommé d’Arget, étaient couchés dans deux petites chambres toutes semblables, ouvrant l’une et l’autre sur le même palier. Le chef de la bande, enfonçant l’une des portes d’un coup de pied, crut pénétrer chez le maître et se trouva en face du serviteur. « Êtes-vous le ministre de France, lui dit-il en braquant le canon de son pistolet sur sa poitrine ? — C’est moi, » dit d’Arget, payant d’audace et sautant en bas de son lit. Le courageux secrétaire eut encore le sang-froid et l’adresse de glisser sous ses couvertures un portefeuille contenant les papiers qui lui étaient confiés. Le Pandour donna ordre qu’on s’assurât de sa personne et qu’on l’emmenât sur-le-champ. Puis il fit procéder à une perquisition qui ne fut, en réalité, qu’un vol en règle. On forçait les armoires, on cassait la vaisselle, on se partageait les effets de l’ambassadeur et de ses domestiques. Tout y aurait passé, si un détachement prussien, averti un peu tardivement par le bruit, ne fût venu mettre l’ordre et taire prendre la fuite aux pillards. Il était temps, car Valori, ne voulant pas se prêter à la fraude pieuse de son secrétaire, allait se livrer lui-même, malgré les efforts de son valet de chambre, qui l’arrêtait à grand’peine en lui mettant la main sur la bouche et en le retenant à bras-le-corps.

D’Arget cependant, gardé à vue, les mains liées, pieds nus et en chemise, dut faire un trajet de plusieurs lieues pour être conduit à la tente de l’officier supérieur qui avait commandé l’équipée, et qui ne se tenait pas de joie d’avoir amené un tel personnage dans un tel accoutrement. D’Arget s’empressa de le détromper, mais son généreux artifice faillit lui coûter cher ; car ceux qui l’avaient amené, furieux qu’on se fût joué d’eux, témoignèrent leur dépit en déchargeant leurs armes derrière son dos, et le soldat prussien qu’on avait fait captif avec lui tomba raide mort à ses côtés. Alors seulement le commandant prit le captif en pitié, lui fit jeter une pelisse sur ses épaules, et lui prêta un cheval pour faire route jusqu’au quartier-général du prince de Lorraine, qui devait décider de son sort[19]. Le lendemain, il n’était question dans l’armée prussienne que de cette surprise nocturne qui ne faisait que médiocrement honneur à la vigilance de ses grands-gardes. Mais, quand Valori vint faire ses plaintes au roi de Prusse et lui raconter tous les détails de sa mésaventure avec une vivacité d’émotion bien naturelle, Frédéric le regarda en riant et lui répondit à peine, sans lui faire une ombre d’excuse ni une promesse de réparation. Loin de là, il parut s’amuser si fort de l’aspect ridicule que présentait le visage du gros homme tout rouge de colère et d’émotion, qu’il ne pouvait s’en taire, et quelques années encore après, il ne crut pas au-dessous de lui de consacrer une page de ses mémoires à en faire une description burlesque. On sait également que ce fut le sujet d’un poème comique qui figure encore dans ses œuvres, rimé à l’instar de la Pucelle, mais ne ressemblant au modèle que par la grossièreté et l’indécence[20]. Mais pourquoi, en vérité, le roi de Prusse se serait-il gêné quand le ministre du roi de France était d’humeur assez endurante pour prendre en douceur l’idée que son ambassadeur avait failli être livré la corde au cou à tous les outrages de la soldatesque ? Sur la dépêche de Valori racontant le traitement dont il était victime, on lit, de la main même de d’Argenson, cette note d’une brièveté éloquente : — « L’ordre du roi est qu’il se relire à Berlin ou à Breslau et qu’il quitte le camp où il est si mal gardé et si mal voulu. Le roi de Prusse, allié courageux, ferme et entreprenant, met trop peu d’onction et de concert avec un allié tel que le roi. »

L’onction et le concert avaient manqué effectivement au plus haut degré à la négociation que le roi de Prusse venait de conclure, et, puisque d’Argenson avait enfin reconnu sur quels sentimens il pouvait compter de la part de ce ferme et courageux allié, c’eût été bien le moins que le résultat qu’il pouvait prévoir ne le trouvât pas obstinément incrédule. Aux premiers indices, cependant, qui lui parvinrent de la convention de Hanovre (et ce furent les communications de Chavigny qui arrivèrent les premières, Munich étant plus rapprochée de la France que Dresde), il opposa la résolution très arrêtée de ne pas y ajouter foi. — « Répondre (met-il en note sur la dépêche de Chavigny) qu’il faut rejeter toute idée de négociation avec la cour de Vienne par la médiation de la Saxe. Dire toujours que le roi est persuadé que le roi de Prusse demeure fidèle et que le croire est le vrai moyen qu’il soit ainsi. » — Pourtant, quand il eut en main la copie du texte même de la convention remise par Brühl à Vaulgrenant, et accompagnée de l’offre formelle d’entamer une négociation avec Vienne, il fallut bien se décider à ouvrir les yeux, à réfléchir et à consulter[21].

Sa contrariété fut extrême : ce n’était pas seulement le déplaisir qu’un homme éprouve toujours à s’être trompé, ni la petite humiliation qu’il y a pour un ministre à recevoir la preuve de l’exactitude des avertissemens donnés par ses agens et qu’il a refusé d’écouter ; ce n’était pas seulement non plus la peine que l’ami de Voltaire devait ressentir à prendre en faute le héros, objet depuis tant d’années de son admiration et de sa confiance. Il avait en outre, à ce moment même, un motif spécial pour ne se prêter qu’avec répugnance à la pensée d’une négociation particulière, engagée en secret avec une seule des puissances belligérantes ; car il venait de faire une démarche à peu près publique d’un tout autre caractère. Il voulait donner suite au dessein généreux qu’il avait conçu après Fontenoy, de concert avec son doux ami, Van Hoey, et qui consistait à provoquer la réunion d’un congrès où seraient appelés les représentans de toutes les puissances afin d’y débattre les conditions de la paix générale. Le siège de ce congrès devant, suivant lui, être une des villes des Provinces-Unies, le chargé d’affaires, La Ville, avait reçu ordre exprès d’en faire de nouveau la proposition aux états-généraux, en laissant même entrevoir qu’un armistice pourrait être stipulé pendant toute la durée du congrès, pour laisser la diplomatie faire plus à l’aise son œuvre pacifique.

L’habile chargé d’affaires avait accueilli l’instruction d’assez mauvaise grâce, trouvant non sans motif que c’était un jour singulièrement choisi pour offrir un désarmement aux Provinces-Unies, que celui où les Anglais étaient obligés de les abandonner, et où Maurice de Saxe frappait déjà à coups de canon à leur porte. Il ne fallait donc plus qu’un dernier acte de vigueur pour emporter de haute lutte la soumission complète de la république. Choisir ce moment pour proposer un armistice, c’était un excès de générosité qui ne serait, pensait-il, pas compris et tout simplement taxé de faiblesse. — « Les principes sur lesquels cette proposition est faite, monseigneur, écrivait-il, ne devraient qu’exciter admiration, zèle et reconnaissance, surtout chez des républicains ; mais l’aveuglement et la haine ne connaissent guère les sentimens de la justice et de l’humanité. La proposition d’un congrès général est déjà regardée ici comme une marque de faiblesse de la part de la France : quelle qualification ne donnerait-on pas à l’offre d’un armistice ! On ne manquerait pas de le présenter à l’Europe entière sous le point de vue le plus faux et le moins conforme à vos sentimens. C’est alors qu’on parlerait de l’épuisement de la France… Je suis persuadé que nous n’arriverons à une paix convenable que par la porte de la dignité et de la vigueur ; nos ennemis craindront tout si nous ne paraissons rien craindre… La cour de Vienne ne connaît pas les partis mitigés, qui sont presque toujours des symptômes de faiblesse et le présage de malheurs ; et elle vient à bout de ce qu’elle entreprend. » Je ne sais si ces avis auraient suffi pour dissuader d’Argenson d’une tentative au moins prématurée, car les bonnes raisons ont rarement la bonne fortune de dissiper les illusions ; mais toujours est-il que la pensée de suivre une négociation en tête-à-tête avec la cour de Vienne par des voies clandestines, qui déplaisaient à la franchise de sa nature, ne pouvait venir à un moment où son esprit, tout plein d’une brillante chimère, fût moins préparé à la recevoir[22].

La question soulevée par les offres de Saxe et d’Autriche était cependant trop considérable pour être résolue par un ministre, sans être soumise au roi et à ses collègues. Il serait donc très intéressant de savoir comment, à cette heure critique et en face, si on ose ainsi parler, de ce tournant imprévu qui s’offrait à notre politique, les avis furent partagés. Malheureusement, le journal quotidien de d’Argenson est interrompu pendant son ministère, et nul document authentique ne vient y suppléer. On ne peut donc faire à cet égard que des suppositions plus ou moins vraisemblables. Nul doute que la proposition autrichienne ne fut accueillie avec joie par Maurepas, toujours ennemi de l’alliance prussienne, et par le contrôleur-général, Orry, toujours favorable à une paix qui pouvait seule alléger les charges énormes auxquelles il avait à pourvoir. Un concours plus imprévu dut y être apporté par le cardinal de Tencin, naguère encore favorable à toutes les réclamations de Frédéric, mais qui, depuis quelques mois, paraissait changer de visée, et avait même (les archives de Vienne nous l’apprennent) échangé tout bas quelques paroles pacifiques avec le marquis de Stainville, le représentant que François de Lorraine gardait à Paris en qualité de grand-duc du Toscane. Sans doute l’habile prélat, qui connaissait son monde, avait pressenti que du moment où on ne donnait pas satisfaction complète à Frédéric, il n’y avait plus lieu décompter sur lui, et que, dès lors, le parti le plus prudent était de se mettre en garde, et même de prendre les devans, pour ne pas se trouver au dépourvu le jour où on serait abandonné. De plus, l’intérêt extrême qu’il prenait à l’entreprise de Charles-Edouard, dont il était l’instigateur, lui faisait négliger tout autre soin. Il devenait par là même favorable à tout ce qui pouvait isoler George II en Europe et priver la dynastie de Brunswick de l’appui de l’alliance autrichienne. Mais le plus curieux serait de connaître ce que pensa Louis XV lui-même, encore à ce moment jaloux de son autorité, et n’en ayant fait la remise complète à personne. On voudrait savoir si la décision qu’il avait à prendre apparut avec toute sa gravité à l’héritier de Richelieu et de Louis XIV, et à celui qui, dix ans après, dans des circonstances et à des conditions bien moins favorables, devait sceller lui-même l’union de la France et de l’Autriche. Mais c’est sur ce point surtout que les renseignemens font défaut. Chambrier écrit bien à son maître que la haine de Louis XV pour le grand-duc semblait redoubler depuis que son vassal allait être couronné, et il ajoute que, peu de jours après l’élection de Francfort, une délibération importante ayant lieu sur les affaires d’Allemagne, le roi se montra plus éloigné que jamais de reconnaître le nouvel empereur, et se plaignit même avec vivacité que son conseil ne le soutînt que mollement dans sa résistance ; mais Chambrier ne connaissait pas la proposition de l’Autriche, et ne nous dit nullement que ce fût sur ce point, en particulier, qu’eût porté le débat dont il parle. Et, de plus, il constate, très peu de temps après, que le roi parlait aussi souvent de son collègue de Prusse avec humeur, gardant sur le cœur quelques traits moqueurs qu’il avait cru remarquer dans ses lettres et qui l’avaient piqué[23].

Quoi qu’il en soit, il paraît certain que la majorité des ministres avait si beau jeu à user de l’argument que le roi de Prusse lui avait fourni, qu’elle força la main à d’Argenson, et avec l’adhésion au moins tacite du roi, il fut résolu qu’on ouvrirait l’oreille aux offres de pourparlers qui venaient de Vienne. Ce qui dut contribuer à emporter la décision, malgré les résistances ministérielles et peut-être royales, ce fut le mouvement très vif qui se déclara dans tous les cercles où l’on parlait de politique, à Versailles et même à Paris, dès qu’y arriva l’écho du bruit déjà répandu en Allemagne de la convention de Hanovre. Avec la vivacité française, on alla même beaucoup plus loin qu’une simple réponse à faire à des offres que, d’ailleurs, on ne pouvait connaître. Sans attendre que l’initiative vînt de Vienne, l’avis général fut que la France devait la prendre elle-même, en offrant tout de suite, moyennant quelque compensation, à Marie-Thérèse la reconnaissance de son nouveau titre. User de la liberté que nous rendait le roi de Prusse, en reconnaissant une élection qu’en réalité on ne savait trop comment contester, n’était-ce pas une bonne fortune, un tour bien joué, et par là même une occasion de se débarrasser une fois pour toutes de cette importune affaire d’Allemagne ? C’était le conseil que donnaient unanimement les agens français encore présens à Francfort. Tout meurtris de leur échec, mais plus irrités encore d’être abandonnés par leurs compagnons d’infortune, les agens prussiens, ils étaient heureux de retrouver un moyen de remettre les rieurs de leur côté. — « La reconnaissance immédiate de l’empereur serait une démarche, écrivaient Saint-Severin et Blondel, qui étonnerait l’Europe, désarmerait l’empire, déconcerterait l’Angleterre ; il n’y a rien d’autre à faire dans l’état de frénésie qui règne autour de nous. » L’entraînement fut assez fort pour déterminer les conversions les plus inattendues. Aucune cependant ne dut être plus imprévue que celle de Belle-Isle lui-même, qui était sorti de captivité plus Prussien que jamais, et, dès son retour, avait été assurer Chambrier que ses sentimens pour Frédéric étaient invariables, et que l’union de la France et de la Prusse était l’évangile dont il ne se départirait jamais. Mais quand les relations qu’il avait laissées en Angleterre lui apprirent qu’on s’y entretenait couramment du nouveau traité consenti par Frédéric, il semble que le sang lui monta au visage et que les écailles lui tombèrent des yeux ; car de cette écriture précipitée et cavalière, que ne peuvent méconnaître ceux qui l’ont une fois rencontrée, on trouve à la date du 25 septembre la note suivante : « Si la reine de Hongrie est encore libre, elle acceptera avec empressement de se réconcilier par préférence avec le roi, lorsqu’on lui abandonnera le roi de Prusse. Quelque éloignement que la cour de Vienne et en particulier le grand-duc aient pour la France, je crois que la haine pour le roi de Prusse est encore supérieure : rien ne peut équivaloir le recouvrement de la Silésie pour la maison d’Autriche ; .. tout consiste donc à constater l’infidélité du roi de Prusse pour autoriser le roi à le prévenir. C’est à quoi on ne peut travailler avec trop de vivacité et de secret[24]. » Force était donc bien à d’Argenson de s’exécuter, mais avec quelles incertitudes et quels regrets ! la lecture de la dépêche écrite à Vaulgrenant (en même temps qu’un pouvoir lui était envoyé pour entamer la négociation) peut seule en donner une idée. Rarement la prose officielle a trahi à ce degré les sentimens intimes de l’écrivain ; rarement aussi un ministre, en donnant une instruction, s’est montré moins pressé de la voir exécutée. Quelle tristesse d’abord dans le début ! C’est l’accent douloureux de l’amitié déçue. — « Jusqu’ici, dit la dépêche, Sa Majesté a eu peine à croire que le roi de Prusse voulût lui manquer et faire une paix séparée. Les divers avis qui avaient été donnés s’étaient trouvés faux et même démentis par des actions d’éclat, contraires à ce que l’on voulait faire entendre de la négociation de la part de la Prusse pour une paix particulière. Vous savez quelle est l’attention scrupuleuse de Sa Majesté pour marquer en tout les égards et une fidélité exacte à ses alliés, et elle a toujours dû penser qu’elle éprouverait les mêmes sentimens et un parlait retour de la part du roi de Prusse. Mais, s’il est vrai qu’il ait déjà fait son traité avec le roi de la Grande-Bretagne, Sa Majesté n’a plus aucune raison de faire difficulté de traiter de ses différends avec la reine de Hongrie par l’intermédiaire du roi de Pologne. »

L’ami pourtant voudrait douter encore et, en tout cas, bien établir que c’est lui qui est resté fidèle et qui a été trahi. — « Aussi, avant toutes choses, continue d’Argenson, Sa Majesté souhaiterait que vous puissiez avoir plus de certitude de la réalité du traité du 26 août dernier, et que, pour cet effet, le comte de Brühl voulût bien vous montrer la pièce originale dont il vous a donné une simple copie. C’est avec peu d’espoir de l’obtenir que je souhaiterais aussi que, même dans un court préambule des préliminaires, on y mentionnât le traité signé par le roi de Prusse et le roi d’Angleterre, ce qui, dans l’avenir, servirait de preuve que le roi n’a traité de la paix, sans le roi de Prusse, qu’après que celui-ci en a donné l’exemple et en a prescrit lui-même la nécessité. »

Enfin, la dépêche se termine par cette recommandation, destinée à prouver que les bons sentimens persistent malgré l’offense et sont même prêts à renaître : — « Enfin, vous devez bien observer que quelque sujet de mécontentement que le roi puisse avoir du roi de Prusse après un pareil procédé de sa part, Sa Majesté ne veut absolument point entendre parler qu’il soit question de stipulations tendant à lui enlever la Silésie, ou à lui causer, d’ailleurs, aucun préjudice, de sorte que vous devez vous bien garder de souffrir que, dans ce traité à faire, il soit inséré aucune condition contre le roi de Prusse. Il serait contre l’honneur de la France qu’on pût lui reprocher de sacrifier ses alliés à son propre intérêt. Mais quand d’eux-mêmes ils se portent à traiter et à conclure séparément, sans sa participation, elle peut en faire de même sans penser qu’il devra leur en arriver de mal[25]. »

Assurément personne ne pouvait songer à demander à la France d’envoyer un corps d’armée auxiliaire à Marie-Thérèse pour l’aider à reconquérir la Silésie. C’était une idée aussi ridicule qu’odieuse qui ne pouvait venir à aucun esprit ; mais, ce point écarté (dont il ne pouvait être question), on ne conçoit pas bien de quel autre préjudice d’Argenson pouvait recommander à son agent de préserver le roi de Prusse. Il y avait, en effet, un préjudice très certain et même très considérable que devait causer à Frédéric un traité quelconque conclu à ce moment critique entre la France et l’Autriche : c’était celui qui résultait de la faculté que retrouverait Marie-Thérèse de retirer les quarante mille hommes qu’elle entretenait encore sur le Rhin et dans les Pays-Bas pour concentrer toutes ses forces sur les frontières prussiennes. Mais c’était là le but même en vue duquel Marie-Thérèse se décidait à se retourner du côté de la France ; il fallait donc ou renoncer à négocier avec elle ou se résigner d’avance à faire au moins ce tort-là à notre infidèle allié. C’était une conséquence nécessaire que d’Argenson, de quelque faculté de se faire illusion qu’il fût doué, ne pouvait méconnaître. En feignant de l’ignorer, il ne faisait que laisser voir combien lui coûtait la démarche à laquelle il était contraint, et avertir par là même son agent de ne pas s’y associer avec trop d’empressement.

Est-ce à cette incertitude, à ce désir de faire à la fois et de ne pas faire, à cet espoir secret de rester en route qu’il faut attribuer le choix assez malheureux qui fut fait du négociateur auquel d’Argenson confie le soin d’accomplir la tâche à laquelle il se résignait lui-même de si mauvaise grâce ? Il pouvait, on l’a vu, pour répondre aux avances de Marie-Thérèse, se servir indifféremment ou de Chavigny à Munich, ou de Vaulgrenant à Dresde. Si l’on voulait réellement mener promptement l’affaire à bonne fin, nul doute que le premier intermédiaire ne fût préférable. Chavigny était un homme de résolution et d’entreprise, connu pour tel partout où il avait figuré. Dès son arrivée dans l’empire, il avait su prendre un véritable ascendant sur Charles VII et forcer Frédéric même à compter avec lui. On vient de voir avec quelle chaleur il embrassait l’idée déjouer auprès de Marie-Thérèse, pour arriver à un résultat opposé, un rôle analogue. Des communications directes étaient déjà établies entre lui et la princesse, puisqu’elle lui avait fait dire de lui envoyer à Francfort les propositions de la France. Rien ne lui eût été plus aisé que de donner à ces relations un caractère plus confidentiel, soit en se rendant lui-même dans la ville impériale où il avait laissé de nombreux amis, soit par le moyen des agens inférieurs tels que Blondel et La Noue, dont il connaissait la capacité et possédait la confiance. Si quelqu’un pouvait enlever de haute lutte une décision rapide, c’était lui ; ce fut cependant de ses deux correspondans celui à qui d’Argenson fit attendre le plus longtemps sa réponse ; et quand il se décida à lui parler, au bout de quinze jours, ce fut pour lui exprimer ses doutes sur la réalité de la convention de Hanovre, en y ajoutant ces quelques mots bien propres à refroidir son zèle : — « Quant à la négociation proposée par la reine de Hongrie, entretenez-la, mais y mettez du vôtre le moins que vous pourrez[26]. »

Vaulgrenant, qui resta ainsi seul chargé de pouvoirs réguliers, était loin de jouir de l’autorité et de posséder l’expérience de son collègue. C’était un diplomate novice dans son métier, arrivé en Allemagne juste à temps pour assister aux mécomptes et aux déboires de la politique française et pour se voir constamment joué et enfin publiquement maltraité par le comte de Brühl. Il ne tenait en main aucun fil qui lui permît de nouer des rapports personnels avec l’Autriche. Ce n’était pas à lui en réalité qu’on remettait le soin de négocier. Son rôle se bornait à accepter la médiation du roi de Pologne. Ainsi la France, à ce moment critique, remettait le soin de sa destinée à un tiers égoïste, fourbe et peut-être vénal, qui ne se servirait probablement de son nom que suivant d’autres convenances et pour d’autres intérêts que les siens. Il était clair que Vaulgrenant, doutant lui-même de la sincérité du médiateur, apercevant dans le ton de son ministre une méfiance qu’il partageait, craignant à la fois d’être trompé à Dresde et désavoué à Paris, ne songerait qu’à s’aventurer le moins possible sur le terrain semé de pièges où on lui commandait de marcher. De plus, en plaçant le centre de la négociation à Dresde, d’où Marie-Thérèse s’éloignait en ce moment même, au lieu d’aller la chercher elle-même à Francfort, on se condamnait d’avance au plus fâcheux retard.

L’essentiel, cependant, eût été d’aller vite et de mettre promptement les fers au feu pour profiter non-seulement du premier moment d’irritation de Marie-Thérèse, mais de l’embarras dans lequel Frédéric devait se trouver placé par une résistance plus obstinée qu’il ne l’avait prévue. Il eût été d’une importance capitale d’avancer et peut-être de conclure l’affaire dans le délai de six semaines accordé à l’Autriche et à la Saxe, pour donner leur adhésion aux préliminaires de Hanovre, et durant lequel l’armée prussienne ne pouvait faire aucun acte d’hostilité. Condamné ainsi à attendre, dans l’immobilité, des adhésions qui n’arrivaient pas, la situation de Frédéric allait devenir gauche et presque ridicule. Il avait menacé la Saxe de son courroux si elle ne s’humiliait pas à un jour fixé : le jour passait et l’effet ne suivait pas la menace. Il avait annoncé avec une présomption indiscrète une convention mystérieuse suivie d’un armistice : il restait seul dans l’attitude du soldat au repos, tandis que, dans le camp opposé, on se préparait ouvertement à l’attaquer. Tous les regards étaient donc tournés vers lui pour lui demander le mot de cette énigme ; et le plus difficile n’était pas de se dérober aux interrogations, pourtant assez pressantes, des agens français ; il en était quitte pour tourner le dos à Valori et faire dire par Podewils, au secrétaire d’ambassade resté à Berlin, que s’il épargnait encore la Saxe, c’était parce qu’il voulait la conversion et non la mort du pécheur. Mais que dire à ses propres troupes ? que dire au vieux général d’Anhalt, qui, en raison de son âge, avait son franc parler, et qui se plaignait (dit Frédéric lui-même) sur un ton de brutalité héroïque qu’on l’arrêtât après l’avoir poussé en avant, et qu’on ne lui permît pas de faire retentir dans les champs saxons sa vieille trompette de Sodome ?

Ce qui accroissait l’embarras, c’est que, la convention ayant dû être soumise au ministère anglais après le retour du roi George dans ses états, tant que les ratifications n’étaient pas encore arrivées, on pouvait toujours craindre que George lui-même ne fût sous-main pour quelque chose dans les indécisions de l’Autriche et ne cherchât à se soustraire, par cette voie indirecte, aux engagemens qu’il n’avait conclus qu’à regret. Cette seule pensée remplissait Frédéric d’inquiétude et d’irritation, et rien n’est plaisant, pour le dire en passant, comme de voir avec quelle vivacité, au moment même où il en prenait si à son aise avec ses obligations envers la France, il s’indignait sincèrement de la supposition qu’il pourrait lui-même ne pas rencontrer chez son nouvel allié la fidélité la plus scrupuleuse. — « Ce serait à penser, disait-il avec Blaise Pascal, que la terre est une affreuse prison, peuplée de misérables scélérats, tous sans foi et sans honneur. » — On trouvera sans doute que le nom de Pascal arrive ici d’une façon assez inattendue et par occasion ; on pourra se demander ce que l’auteur des Provinciales aurait pensé de l’instruction donnée par Frédéric lui-même à Chambrier pour répondre aux questions qu’on pourrait lui faire, et ainsi conçue : — « Pour ce qui est des soupçons que quelques ministres vous font entendre que je chercherais à m’accommoder avec la reine de Hongrie, vous ne ferez pas mal d’insinuer, si l’occasion s’en présente, que, jusqu’ici, il n’était absolument rien de conclu avec la reine de Hongrie. » — Il avait raison, rien n’était conclu, puisque la reine de Hongrie ne consentait à rien. Mais qu’aurait dit l’accusateur d’Escobar de cette assertion équivoque, qui n’était vraie que moyennant une restriction mentale[27] ?

Une situation indécise, qui n’était ni la paix ni la guerre, pouvait, en se prolongeant, avoir, même au point de vue militaire, de graves conséquences. Pour n’abandonner aucune de ses positions, et en particulier pour laisser le prince d’Anhalt en mesure de frapper en Saxe, au premier signal, le coup si bruyamment annoncé, Frédéric était contraint de donner à sa ligne d’opérations une étendue très difficile à défendre. Le prince de Lorraine, au contraire, n’ayant qu’à obéir aux instructions qui lui commandaient de prendre sans délai l’offensive, pouvait concentrer toutes ses forces sur le point qu’il lui con rendrait de choisir. Le résultat fut que l’armée prussienne ne compta bientôt plus dans le camp de Chlum, autour du roi qui y résidait toujours, que dix-huit mille hommes, tandis que le prince de Lorraine vint se placer en face avec une force plus que double. Cette fois, se méfiant de la capacité dont le prince avait donné, à Friedberg, une preuve si médiocre, la reine, sa belle-sœur, lui avait adjoint pour conseils deux généraux qui passaient pour expérimentés, le prince Lobkowitz et le duc d’Arenberg. Les deux armées étaient si rapprochées que Frédéric lui-même voyait les trois chefs autrichiens tenir leur conseil de guerre sur une hauteur voisine, munis de longues lunettes qui les faisaient ressembler, dit-il, à des astronomes, mais qui leur permettaient de compter les Prussiens homme par homme et de distinguer tout ce qui se passait dans le camp ennemi. La position de Chlum était trop bien choisie pour qu’il fût aisé de l’attaquer ; mais Frédéric ne tarda pourtant pas à s’y sentir gêné, parce que la cavalerie légère hongroise et autrichienne lui enlevait ce qui restait de subsistances dans une contrée déjà épuisée, et menaçait même d’interrompre ses rapports avec la Siiésie. Il crut donc prudent de faire un mouvement de retraite pour se rapprocher de la frontière de Bohême, afin de s’établir sur un point en communication avec ses magasins où il pourrait vivre plus à l’aise et attendre plus patiemment la fin du délai pendant lequel il était condamné à l’inaction. Il était temps, en effet, de se retirer, si l’on ne voulait pas être bloqué dans Chlum ; car les Autrichiens avaient si bien fait le cercle autour de lui que, pour opérer cette marche rétrograde, il ne lui restait plus qu’un étroit passage dans le petit triangle formé par l’Elbe et un de ses affluens, à travers une contrée de difficile accès, couverte d’une forêt épaisse, et coupée par de nombreux accidens de terrain. Les premières étapes furent franchies pourtant sans difficulté, parce qu’on venait au même moment d’apprendre dans le camp autrichien l’élection de Francfort. Tout s’y était mis en liesse et l’on ne songeait qu’à se livrer à de bruyantes démonstrations de joie ; mais le 30 septembre, au matin, comme l’armée prussienne qui avait campé autour de la bourgade de Staudentz allait se mettre en marche, on vint avertir Frédéric qu’on apercevait à l’horizon une longue ligne de cavalerie et que, par l’étendue de la poussière, il y avait lieu de penser que ce devait être toute l’armée ennemie. C’était le fait : Charles de Lorraine s’était enfin mis en mouvement avec toutes ses forces. Il comptait attaquer l’armée prussienne sur ses derrières, tandis qu’elle trouverait sur ses flancs et en face les hussards et les Pandours, bourdonnant comme des guêpes et profitant pour le harceler et retarder sa marche de tous les plis de terrain ; on aurait ainsi, pensait le prince, le temps de la rejoindre, de l’envelopper par le nombre, et de la livrer sans défense possible à une perte certaine.

Ce plan était très bien combiné, et Frédéric y rend justice dans ses mémoires. Il est probable que, si son coup d’œil pénétrant n’eût pas à l’instant deviné le dessein de son adversaire, — s’il se fut borné, comme tout autre l’aurait fait, à presser le pas pour échapper à la poursuite, — il fût tombé dans le piège. Une résolution, d’une extrême audace, le tira de péril. Il faut vraiment se donner le plaisir de la lui laisser raconter lui-même.

« Il était, dit-il, aussi téméraire pour moi de me retirer devant l’armée autrichienne par des passages étroits que de la combattre. Vu la supériorité de son nombre, le prince de Lorraine s’était flatté que je choisirais le parti de la retraite ; c’est sur quoi il avait compté et sur quoi sa disposition était faite. Il voulait engager avec moi une affaire d’arrière-garde, dans laquelle il était sûr que mon armée aurait péri. Je considérais le danger des différens partis que j’avais à prendre ; mais comme il n’y avait pas de temps à perdre en réflexions inutiles, sans balancer plus longtemps, je résolus d’attaquer les Autrichiens, malgré le nombre et malgré le poste avantageux qu’ils occupaient, aimant mieux être écrasé les armes à la main que de céder le terrain dans un moment critique, qui aurait fait dégénérer ma retraite en une fuite ignominieuse. « Il est toujours dangereux de manœuvrer en présence d’un ennemi qui a déjà formé sa bataille. Mon armée avait à faire un quart de conversion par la droite pour changer entièrement son front et en présenter un qui fût parallèle à celui des Autrichiens. Cette manœuvre délicate se fit avec un ordre et une célérité inconcevables, avec cette différence des deux armées que celle des ennemis avait trois lignes de profondeur et que la mienne n’en avait qu’une. Le terrain qui me restait m’obligeait de me déployer sous le feu de deux batteries de canon, chacune de quatorze pièces, qui tiraient en écharpe : les ennemis jetèrent même nombre de grenades royales dans ma cavalerie ; mais rien ne décontenança les soldats, aucun cavalier ne quitta son rang, et malgré toute la diligence qu’on put employer, mes troupes soutinrent la canonnade pendant une grosse demi- heure[28]. »

L’effet de cet admirable changement de front, si bien opéré sur place et plus tard si bien décrit, fut plus grand qu’on ne pouvait s’y attendre. A peine la manœuvre était-elle accomplie, que la cavalerie prussienne fut lancée à fond de train sur la gauche des lignes autrichiennes, qui ne se trouvèrent nullement préparées à ce retour imprévu. Le terrain où elles avaient fait halte était trop étroit pour leur permettre de se déployer, et de plus adossé à un fossé profond ; le premier choc en les faisant reculer les y précipita, la première ligne poussant la seconde, qui à son tour culbuta sur la troisième. Ce fut une vraie déroute. Par une opération alors analogue à celle qu’il avait déjà faite avec succès à Friedberg, Frédéric, tranquille de ce côté, reporta en hâte toutes ses forces sur la droite, retrouvant ainsi sur ce point, sinon l’avantage, au moins l’égalité numérique. Là aussi, la surprise et la confusion firent leur effet, et tout céda devant la savante impétuosité que Frédéric, présent de sa personne, savait imprimer aux mouvemens qu’il commandait.

A la vérité, comme il poussait les fuyards l’épée dans les reins jusqu’au village de Sohr, on vint l’avertir que son camp était envahi et livré au pillage. C’était la cavalerie hongroise, destinée, dans le plan du prince de Lorraine, à inquiéter la retraite des Prussiens, qui, ne les voyant pas venir, avait pénétré dans les campemens occupés par eux la nuit précédente. Trouvant les tentes prussiennes sans défense, ils passaient leur temps à les mettre à sac et faisaient main basse sur les provisions ou bagages de toute sorte qu’on y avait laissés. — « Tant mieux, dit Frédéric sans s’émouvoir : s’ils pillent, ils ne nous dérangeront pas. » — Et, effectivement, si au lieu de perdre le temps à ces prises inutiles, ces maraudeurs avaient poussé une charge sur la queue de l’armée prussienne engagée au même moment en sens opposé, on ne sait quel désordre en serait résulté. Le goût de rapines et de violences habituel à toutes les troupes indisciplinées sauva Frédéric de ce dernier péril, et il put compléter tranquillement son triomphe. Seulement, quand il rentra le soir dans sa propre tente, il la trouva toute dévastée : deux de ses secrétaires intimes étaient emmenés prisonniers, tous ses papiers et tous ses effets étaient enlevés, à ce point qu’il eut peine à se procurer de quoi changer lui-même de linge. Quand il demanda à souper, il n’y avait plus rien à lui servir. — « Comment s’embarrasser de telles bagatelles, dit-il, lorsque l’esprit est occupé dans ces momens décisifs à ces plus grands intérêts du soutien de l’état et de la gloire de la nation[29] ? »

Il avait raison de penser et de parler ainsi ; pourtant ces bagatelles, qu’un général occupé de vaincre fait bien de dédaigner, produisent souvent sur l’imagination populaire une impression qui ne correspond pas à leur importance. Aussi, quel que fût l’éclat de la victoire qu’il avait si hardiment enlevée et malgré le nombre des prisonniers, des canons et des drapeaux restés en son pouvoir, le fait d’un souverain dépouillé de ses propres vêtemens dans sa propre tente, et forcé de laisser aux mains de ses ennemis ses confidens les plus intimes, était en lui-même trop étrange pour ne pas faire naître, dans l’esprit de ceux qui n’étaient pas au courant des détails de l’incident, quelque doute sur la réalité même du succès. L’incertitude devint plus grande encore quand on vit, peu de jours après, le vainqueur, au lieu de poursuivre son avantage, continuer sa marche en arrière, évacuer même la Bohême et rentrer en Silésie comme pour y prendre ses quartiers d’hiver. C’était une mesure de prudence très sagement adoptée pour éviter le retour de surprises pareilles à celle dont il avait failli être victime. Mais une retraite ne paraît jamais la conséquence naturelle d’une victoire ; aussi ne faut-il pas s’étonner si, le résultat de la journée de Sohr étant tout de suite contesté, l’écho n’en arriva que très affaibli dans les contrées méridionales d’Allemagne que Marie-Thérèse parcourait, à la même date, pour se rendre à Francfort, au milieu des acclamations joyeuses des populations.


IV

Là, si ce n’était pas la victoire, c’était une marche pacifique qui n’en ressemblait pas moins à un triomphe. Plus la princesse approchait de la ville impériale, plus l’accueil était enthousiaste et l’élan des cœurs unanimes. On eût dit que c’était l’Allemagne entière qui, ressuscitée, unie et délivrée, faisait son apparition dans la personne de l’héroïque souveraine.

Avant d’entrer à Francfort, elle devait rejoindre son époux au camp où il était encore et passer avec lui la revue de ses troupes. Le rendez-vous était auprès d’Heidelberg, sur le territoire de l’électeur palatin, le seul du collège princier qui se fût uni à la Prusse pour faire défaut au moment du vote. Le jeune souverain avait exprimé très haut le désir qu’aucun de ses sujets ne prît part à une démonstration militaire faite par une armée qui occupait indûment ses états. Il ne fut pas écouté, et le jour de la revue il errait presque seul dans Manheim, la population en masse s’étant portée à Heidelberg. Nulle trace, dans cette foule empressée, ni des divisions religieuses, ni des rivalités locales : sujets des diverses principautés voisines, catholiques et protestans de toutes les communions, marchaient la main dans la main. « Le voisinage de la reine de Hongrie, écrit Tilly (le résident de France à Manheim), a augmenté la frénésie de tout le monde pour cette princesse, qui a passé elle-même toute son armée en revue, non pas à cheval et habillée à la hongroise comme on l’avait dit (les médecins s’y étaient opposés à cause de sa grossesse), mais dans une petite chaise découverte, le grand-duc à cheval à côté d’elle, lui nommant le nom des officiers et des régimens. Elle a dîné sous la tente, comblant de politesse tout le monde, faisant partout des présens considérables : on ne parle que de cette princesse. » Et, deux jours après, le même correspondant ajoute : « MM. d’Aix-la-Chapelle, craignant que l’électeur ne voulût pas laisser passer sur ses terres leurs vieilles reliques (la couronne de Charlemagne et les autres attributs de la souveraineté attendus à Francfort pour le sacre), les ont fait porter secrètement par les voitures publiques, et les députés les ont suivis aussi secrètement, ce qu’ils n’auraient jamais fait si indécemment si ce n’était pour le couronnement de cette princesse, qui est aujourd’hui l’idole de l’Allemagne[30]. »

Le 4 octobre, jour de Saint-François, était la date fixée pour la cérémonie. Mais la veille un bruit étrange se répandit et causa une surprise générale. Personne n’avait douté que Marie-Thérèse ne figurât dans la solennité à côté du nouvel empereur et ne fût couronnée avec lui ; l’espoir de la contempler était même pour la foule le principal attrait de la fête. On apprit tout à coup qu’elle refusait d’être associée au couronnement, et qu’aucune insistance (même les plus pressantes, faites par l’empereur lui-même) n’avait pu triompher de sa résistance. Elle donnait pour motif l’état de sa santé, qui ne lui permettrait peut-être pas de braver jusqu’au bout la fatigue de rester longtemps agenouillée. Mais ce prétexte ne trompait personne, car elle n’avait pas l’habitude de ménager une constitution très forte et que les épreuves répétées de la maternité n’avaient pas ébranlée. On se perdit en conjectures, et, aujourd’hui encore, les historiens se plaisent à commenter diversement cette résolution singulière. Ils inclinent presque tous à penser qu’ayant reçu à Prague et à Presbourg les insignes d’une souveraineté qui n’appartenait qu’à elle, elle trouvait au-dessous de sa dignité de n’arriver cette fois qu’au second rang, comme femme de l’empereur plutôt que comme impératrice, pour être associée à une dignité dont elle n’aurait que le titre. On ajoute même que, comme reine de Hongrie et de Bohême, elle avait vu placer la couronne sur sa tête ; à Francfort, ce serait le manteau impérial seulement qu’on jetterait sur ses épaules, et elle ne pouvait penser se résigner à un changement d’étiquette qui attestait une infériorité de situation.

Rien dans les sentimens connus de la princesse n’autorise à lui prêter ce mesquin calcul de vanité. J’inclinerais au contraire à faire une supposition tout opposée. Sans doute son affection conjugale, bien que toujours aussi vive, avait, avec les années, un peu changé de nature : elle n’avait plus sur les talens militaires et politiques de l’homme qu’elle aimait les illusions que, dans l’inexpérience de la jeunesse, lui avait fait concevoir l’ardeur d’une passion naissante. Le malheur, la nécessité et l’habitude du commandement lui avaient révélé combien était faible l’appui placé à ses côtés, et appris à ne plus compter que sur elle-même. Mais précisément parce qu’elle voyait maintenant plus clair dans le jugement que tout le monde portait autour d’elle, parce qu’elle savait que là où elle serait on ne regarderait qu’elle, — elle serait tout et François ne serait rien, — il lui répugnait de constater par cette éclipse certaine une infériorité qu’elle n’avait aucun plaisir à reconnaître. Elle pouvait craindre d’enlever ainsi aux yeux des populations allemandes tout prestige au chef qu’elle avait enfin réussi à leur donner. Ce jour tant attendu devait être celui de son mari et non le sien. Ce serait méconnaître l’originalité d’un noble caractère que de ne pas comprendre le rôle qu’a joué, à toutes les époques de cette vie royale, le mélange des affections domestiques aux calculs de la raison d’état, et la part que la femme, plus tard la mère, a toujours prise aux résolutions de la souveraine[31].

Malgré cette absence que chacun commentait et regrettait tout bas, la cérémonie eut lieu suivant toutes les formalités antiques, mais avec un éclat inaccoutumé. — « Ce matin, à onze heures, dit le résident La Noue, le prince est sorti de son palais, précédé, après les livrées et les gentilshommes, des comtes de l’empire à pied et nu-tête, des ambassadeurs, des électeurs séculiers à cheval, habillés à l’espagnole et couverts, du maréchal héréditaire de l’empire marchant devant lui aussi à cheval avec l’épée nue, et il s’est rendu à la principale église. Il montait un cheval noir et s’avançait sous un dais à fond jaune avec l’aigle éployée de l’empire,.. une couronne fermée en tête, et revêtu d’un manteau de velours pourpre doublé d’hermine, le collier de la Toison d’or au cou. » La couronne qu’il portait en entrant à l’église était celle du royaume de Jérusalem, dont la maison de Lorraine se disait, je ne sais à quel titre, héritière ; au moment où il dut la changer contre le diadème impérial, l’archevêque de Mayence, qui officiait, demanda à haute voix, suivant un usage consacré, s’il n’y avait pas dans l’assistance quelqu’un qui portât le nom de Dalberg : c’était le droit de cette noble maison de recevoir la première accolade de l’empereur. Un membre de la famille présent s’avança, armé de pied en cap et le casque en tête, et l’empereur, le touchant avec l’épée de Charlemagne, l’arma chevalier de sa propre main.

En sortant, l’empereur se rendit à l’Hôtel de Ville, où Marie-Thérèse, après avoir assisté sans éprouver aucune lassitude (quoi qu’elle en eût dit) à toute la solennité, l’avait déjà devancé. Dès qu’elle l’aperçut, elle s’avança à sa rencontre le visage enflammé, les yeux brillans, agitant son mouchoir et mêlant sa voix aux clameurs de la foule. On eût dit qu’en le voyant paraître dans ce brillant appareil que rehaussaient sa haute stature et son port élégant, elle retrouvait tout le feu de ses premières amours. Ceux qui l’approchaient ont même raconté qu’avant d’applaudir, elle avait eu soin d’ôter ses gants, afin qu’on entendît plus distinctement le son de ses mains frappant l’une contre l’autre. Elle assista ensuite au festin qui suivit, sans qu’elle eût l’air de songer davantage aux ménagemens qu’exigeait son état[32]. Ce fut au milieu des émotions de cette journée qu’on dut lui apprendre l’échec que le prince de Lorraine venait de subir en Bohême. Le mal eût été plus grand encore que, tout entière à la joie et à l’orgueil, elle en eût ressenti peu de trouble. Mais comme le messager qui apportait la nouvelle arrivait également nanti de ce qu’on avait pu sauver des effets et des papiers saisis sous la tente de Frédéric, ces indices matériels, qui semblaient ceux d’une victoire plutôt que d’une défaite, l’aidèrent à se faire une illusion qu’elle s’empressa de répandre autour d’elle. Il fut aussitôt convenu dans son entourage que l’engagement de Sohr avait tourné en définitive à la gloire et à l’avantage de l’Autriche ; et il fut même question de faire chanter un Te Deum. Ce fut François qui, se pénétrant de l’esprit de sa nouvelle dignité, fit remarquer que Francfort était une ville impériale et non autrichienne, et que, l’empire étant encore neutre, il ne convenait pas à son chef de faire célébrer la victoire d’un des membres du corps germanique sur un autre. L’impératrice dut donc se contenter du plaisir de parcourir une correspondance qui, n’étant pas faite pour passer sous ses yeux, ne pouvait manquer de l’intéresser.

Les pièces enlevées aux secrétaires de Frédéric étaient en mauvais état, lacérées, maculées, difficiles à lire : les pillards qui les avaient prises attachaient peu de prix à des paperasses dont ils n’auraient pas su faire usage. En rassemblant cependant les lambeaux épars et en les étudiant de près, on y fit de curieuses découvertes. La correspondance de Frédéric avec les ministres anglais apprit à Marie-Thérèse avec quel sans-gêne le cabinet de son bon allié George disposait d’elle et de ses provinces, et se vantait de la faire céder, quelque condition qu’on lui imposât, en lui refusant les subsides pour lui couper les vivres. — « En m’en parlant, disait le ministre de Bavière au résident Blondel, elle pleurait encore de colère. » — On vit aussi que Frédéric, dans ce dialogue édifiant, n’en prenait pas lui-même moins à son aise avec son allié de France. Il y avait, entre autres, une instruction envoyée à son ministre en Hollande, afin de lui apprendre à masquer la convention de Hanovre, si l’abbé de La Ville en avait le soupçon, qui parut un chef-d’œuvre inappréciable d’astuce et d’effronterie[33]. Frédéric avait donc été très mal informé de l’étendue de sa perte, puisqu’il assure dans ses mémoires que ses secrétaires, avant de se laisser prendre, avaient mis tous ses papiers en sûreté ; et il fut plus mal inspiré encore, s’il est vrai, comme il le raconte également, qu’il choisit précisément le moment de la présence de l’impératrice à Francfort pour lui faire « lâcher quelques paroles de paix » par des émissaires chargés de sonder le terrain, et de voir quel effet avait produit sur elle la journée de Sohr. Il est aisé de deviner quel accueil ces porteurs de paroles reçurent et quel rapport ils durent lui en faire. « Cette princesse fit paraître, dit encore Frédéric, qu’elle laisserait plutôt son cotillon que la Silésie. »

Le ministre bavarois, de qui Blondel recevait de première main ces détails intimes, ne manquait pas de faire remarquer que ce serait le moment pour les souverains de France et d’Autriche, également trahis et insultés, de mettre en commun leurs injures pour en tirer vengeance. Ce n’était pas la bonne volonté, on l’a vu, qui manquait à Blondel pour entrer dans cette pensée, pas plus qu’aux autres agens français présens à Francfort, qui tous avaient écrit dans un sens conforme à leur ministre. Mais n’ayant reçu de lui aucune réponse, et Blondel même ayant été assez sèchement averti de ne se mêler que de ce qui le regardait, ils n’avaient garde d’ouvrir l’oreille à ces insinuations, et, pour ne pas les entendre, ils s’enfermaient chez eux. — « Je vis ici comme un proscrit, écrivait Saint-Severin, n’osant parler à personne et sentant que je suis de trop. » — Personne ne se trouvait donc sur place pour avertir promptement à Versailles de l’état d’esprit de Marie-Thérèse, et cependant elle désirait elle-même si vivement entrer en relation directe avec Louis XV, qu’elle pensa, dit-on, un moment à demander pour le comte Chotek, son ministre à Munich (qui se plaignait de souffrances de poitrine) la permission d’aller passer l’hiver à Montpellier, dans l’espoir qu’en traversant Paris il trouverait quelqu’un avec qui s’aboucher ; mais ce diplomate, encore jeune et novice, recula devant la pensée d’être chargé à lui seul d’une tâche si délicate. Faute de mieux, il fallut donc se contenter de l’intermédiaire plus lent que d’Argenson avait préféré. Ce fut le comte Saul, ministre de Saxe à Vienne, qui vint porter la parole, non pas directement au nom de la France, mais au nom du roi de Pologne, choisi par Louis XV pour médiateur[34]. Une négociation engagée par une voie si détournée n’avait pas chance de marcher promptement. Quand ce n’eût été que la perte de temps nécessaire pour faire passer par Dresde tout ce qu’il aurait été si simple d’envoyer en droiture à Paris, ce délai, dans une heure critique où chaque instant était précieux, suffisait pour tout compromettre. Mais de plus la mission dont Saul se trouvait chargé pour la France n’était ni la seule ni même la plus pressante qu’il eût à remplir. Il avait, en outre, à combiner avec l’impératrice le projet d’une attaque nouvelle qu’il proposait de diriger contre Frédéric, dans des conditions différentes des précédentes (que je devrai exposer tout à l’heure), et à régler le rôle que chacun des combattans aurait à y jouer. Tant de préoccupations diverses ne permettaient à Saul de donner à la négociation française qu’une partie de son attention et de son temps. Du moment, d’ailleurs, que l’affaire se traitait ainsi par procureur, Marie-Thérèse, de son côté, ne pouvait s’en occuper elle seule ni elle-même. Tout fut donc renvoyé à l’examen de son vieux ministre Bartenstein, nourri dans les préjugés antifrançais et qui, bien que comprenant l’intérêt de céder quelque chose aux circonstances, procéda avec les préjugés, la méfiance, les lenteurs, les formalités de toute sorte habituelles à la chancellerie autrichienne. On fut tout de suite en désaccord sur les conditions de l’alliance projetée. La France demandait, comme le prix de son concours, un établissement pour l’infant d’Espagne en Italie, une garantie assurée à son protégé l’électeur palatin, et pour elle-même les places flamandes d’Ypres, de Furne, de Tournay et de Nieuport, actuellement entre ses mains. C’était peut-être beaucoup exiger, mais Bartenstein répondit en refusant à peu près tout, sauf l’espérance d’une part à faire à l’infant, pourvu que ce ne fût pas aux dépens du roi de Sardaigne. On était donc assez loin de compte, pas beaucoup plus, cependant que dans une négociation ordinaire, où il est assez d’usage que l’un, au début, demande plus qu’il n’espère obtenir, et l’autre accorde moins qu’il n’est résigné d’avance à concéder. Mais c’étaient justement ces marchandages, ces allées et venues si fâcheuses dans les circonstances présentes auxquelles une transaction directe, confiée à des gens d’énergie et de résolution, aurait eu le mérite de couper court. Aussi n’y eut-il pas lieu d’être surpris si la réponse à peu près négative de Bartenstein aux den)andes de la France arrivait à peine à Dresde pour de là être transmise à Versailles, au moment où, les fêtes du couronnement étant terminées, le couple impérial quittait Francfort pour rentrer dans ses états et dans sa capitale[35].

L’impératrice mettait pourtant encore tant de prix à se venger de l’Angleterre en se faisant écouter de la France qu’elle entretint de cet espoir plusieurs des petits princes qui vinrent la saluer avant son départ ou sur son passage. — « L’électeur de Cologne m’a dit, écrit Aunillon, qu’il était persuadé que la reine de Hongrie n’était pas éloignée de faire sa paix avec la France, même aux dépens d’une partie des Pays-Bas, qu’il pouvait me le dire et qu’elle s’en était expliquée. » L’électeur de Trêves était moins affirmatif et jurait qu’on ne lui avait rien dit, mais il laissait tout entendre. « Préparez-vous à quelque chose d’extraordinaire, disait-il au résident ; je ne doute pas que la reine ne fasse volontiers sa paix avec le roi : il n’y a plus entre les deux maisons de France et d’Autriche aucun motif d’inimitié. — Mais le roi, répondit Renaud, ne veut pas traiter sans ses alliés. — Ah ! en ce cas, reprit en souriant l’électeur, c’est rendre la paix bien difficile[36]. »

Mais plus le désir de Marie-Thérèse se manifestait avec vivacité, plus semblait croître la répugnance de d’Argenson à y répondre. La victoire des Prussiens à Sohr le remplit de joie, et il la laissa voir à Chambrier avec une effusion d’autant plus remarquable que le ministre prussien (bien qu’imparfaitement au courant des divisions du conseil) apercevait clairement chez d’autres ministres des sentimens tout contraires. Ce qui semblait plaire le plus à d’Argenson dans cet heureux incident, c’est qu’il y voyait une raison de remettre en question, sinon l’existence même, au moins la portée et l’exécution de la convention de Hanovre. « Si le roi de Prusse, écrivait-il, a traité avec les Autrichiens, au moins il ne les ménage guère, et la convention prétendue tient maintenant du roman plus que de l’histoire. » — Mais, répondaient à l’unisson Conti, Vaulgrenant et même Chavigny, cet événement ne prouve rien, ou prouverait le contraire. Puisque le roi de Prusse s’est laissé attaquer et s’est borné à se défendre, c’est donc qu’il espérait et qu’il doit aujourd’hui plus que jamais espérer encore que la reine de Hongrie va adhérer à ce qu’on lui propose ? — « Non, répondait d’Argenson, il faut croire le mal le plus tard qu’on peut de la part d’un allié qu’on a ménagé avec tant de soin. Puis le roi de Prusse est d’un caractère si incertain qu’il ne persévérerait peut-être pas plus dans la défection que dans ses engagemens[37]. » Vaulgrenant, étonné de ce scepticisme persistant qu’il ne pouvait pas partager, mais qu’il n’osait pas trop ouvertement contredire, n’en comprenait que mieux combien peu le ministère tenait au succès de la négociation dont on l’avait chargé. — « Dans le doute, écrivait-il, si nos conditions sont acceptées, puis-je encore faire usage de mon pouvoir ? »

Pour sortir pourtant de cette incertitude qu’il était seul à éprouver encore, d’Argenson imagina un moyen assez heureux de mettre Frédéric dans l’alternative ou de dissiper ou de confirmer avec éclat tous les soupçons. Il lui proposa de renouveler publiquement, de concert avec l’électeur palatin, une protestation contre l’élection de Francfort, mais sous une forme plus solennelle que la première, visant plus directement la personne de l’élu, et à laquelle le roi de France s’associerait en qualité de garant de la paix de Westphalie et de protecteur des libertés germaniques. Le coup n’était pas mal joué pour réduire son allié suspect au pied du mur et couper court à tous les ambages ; mais c’était à la condition qu’on fût résolu d’avance, en cas de refus ou même d’ambiguïté dans la réponse, à prendre soi-même acte de la liberté d’action rendue par là à la France ; c’était aussi à la condition qu’on tînt en réserve pour ce cas si probable une négociation déjà très avancée avec l’Autriche, pouvant aboutir sans délai à une conclusion effective et qui aurait eu ainsi le caractère d’une prompte et juste représaille[38].

La proposition trouva Frédéric dans une humeur qui, bien que naturelle à son caractère, lui était devenue depuis quelque temps étrangère. Après de longs mois d’angoisse et de perplexité, se voyant échappé, par deux actes d’une témérité heureuse, à des périls où il avait cru succomber, il reprenait dans sa fortune et dans son étoile une confiance absolue. Les ratifications anglaises lui étant arrivées peu de jours après la bataille de Sohr, il se croyait maintenant pleinement maître du terrain. — « La reine Thérèse, disait-il, en passera par où le roi George voudra. » — Si ce n’était pas tout de suite, ce serait dans quelques semaines ou quelques mois, quand, l’or anglais faisant défaut, la disette commencerait à se faire sentir. D’ici là, comme on entrait dans la saison d’hiver, on avait, pensait-il, le temps d’attendre et au besoin de se retourner.

Quelques rumeurs étaient bien arrivées à ses oreilles de négociations tentées entre l’Autriche et la France, mais il n’y attachait aucune importance. C’étaient, disait-il, de « petites indignités saxonnes, des chipotages du cardinal de Tencin, qui ne méritaient pas un instant d’attention ; une alliance de la France et de l’Autriche serait un bouleversement total pour lequel rien n’était préparé. » Peut-être d’ailleurs, sachant à qui il avait affaire, jugeait-il, non sans raison, qu’un pareil changement de front demandait, pour être exécuté sur place, une promptitude de coup d’œil et de résolution dont personne, dans le conseil de Louis XV, n’était doué. En tout cas, il espérait qu’il en serait quitte pour se rapprocher immédiatement de l’Angleterre, qui lui ouvrirait alors largement les cordons de sa bourse. En attendant, il s’acheminait gaîment vers Berlin pour y goûter quelque temps de repos, mettant en usage la philosophie pratique du proverbe italien : Chi ha tempo ha vita. Il ne songeait même plus au châtiment exemplaire dont il avait à tant de reprises menacé la Saxe. La paix, à ses yeux, était désormais « immanquable. » — « Je vous suis obligé, écrivait-il à Podewils, de m’avoir commandé en Russie une pelisse de renard. Nous aurons à l’avenir plus besoin de la peau du renard que de celle du lion[39]. »

Un homme si sûr de son fait n’était pas en disposition de ménager personne. — « Valori, dit-il à Podewils en recevant la demande de d’Argenson, m’a fait les propositions les plus ridicules qu’il soit possible d’imaginer. Il s’agit de détrôner avec l’électeur palatin le grand-duc. Dieu garde que je m’embarque de ma vie avec d’aussi ingrats amis et d’aussi misérables politiques. » Mais, suivant son usage, sa réponse, au lieu d’être simplement négative, fut donnée en forme d’acceptation conditionnelle, sous une condition dérisoire qui frisait l’impertinence. Il chargea Chambrier de faire savoir à d’Argenson qu’il était prêt à rédiger avec lui toutes les protestations qu’il voudrait, pourvu qu’il fût sûr que la France les appuierait immédiatement par l’envoi de cent mille Français au-delà du Rhin, en marche vers la Saxe ; il demanda de plus qu’on mit à la disposition du ministre de France en Russie une somme suffisante pour gagner les ministres de la tsarine et les empêcher de prendre parti pour l’Autriche. Cette fois, d’Argenson, ne pouvant plus se méprendre, éprouva un accès véritablement plaisant d’irritation et de désespoir. — « Le roi de Prusse, écrit-il dans une note autographe, ne nous demande jamais aucun conseil de conduite, mais des choses rudes, dépensières et impraticables. Donnez-moi 16 millions en quinze jours, que le prince de Conti ait cent mille hommes sur le Rhin à la fin du mois… Envoyez-moi une armée en Saxe… Gagnez- moi la cour de Russie bien vite. »

Chambrier, à sa première audience, reçut en plein visage, mais sans trop s’en émouvoir, ces éclats d’une colère trop tardive et trop plaintive pour être bien effrayante. — « Quel besoin, lui dit vivement d’Argenson, le roi de Prusse, s’il est victorieux, a-t-il de nos troupes en Saxe ? Comment les ferai-je passer ? Par quel chemin ? Puis-je les faire voler comme des oiseaux ? Souffrez, monsieur, que je vous dise qu’un allié doit proposer et non exiger, mesurer ses desseins à la possibilité des choses, ne pas affecter d’ignorer ce que tout le monde connaît, et communiquer ses propres desseins au lieu de se borner à diriger ceux des autres… Et parmi tant de questions, comment la principale échapperait-elle ? Vous me dites bien que le roi de Prusse ne manquera pas au roi, et que la bataille de Sohr vient d’en donner la preuve. Mais cela répond-il à tout ? cela dissipe-t-il tous les nuages ? Qu’est-ce que cette notoriété publique qui assure qu’il y a un traité signé, le 26 août, entre le roi de Prusse et l’Angleterre ? .. Des copies en courent partout, et le seul éclaircissement que vous nous donniez sur ce fait, depuis deux mois qu’on le soupçonne, ce sont des inductions tirées de vos bonnes intentions personnelles. »

Chambrier, qui n’avait effectivement ni la possibilité de tout nier, ni l’autorisation de tout confesser, se retira en balbutiant de vagues excuses. Mais, dans un post-scriptum joint à la dépêche où il rendait compte de cet entretien, il avertissait son maître que, sauf d’Argenson, tous les ministres tenaient son arrangement avec l’Angleterre pour avéré, et, loin de s’en inquiéter, paraissaient en prendre leur parti et dire qu’on ferait bien les affaires sans lui. Le cardinal de Tencin, en particulier, répétait que la bonne foi, comme toutes les autres vertus, avait ses bornes au-delà desquelles elle n’était plus que faiblesse et duperie[40].

Frédéric comprit alors qu’un plus long déguisement était inutile, et que, surtout sur un esprit droit et honnête comme celui de d’Argenson, une apparente franchise serait de meilleur effet. Podewils eut donc enfin la permission (qu’il avait déjà sollicitée plusieurs fois) de convenir avec Valori de la réalité de la convention de Hanovre, et de lui en communiquer, sinon le texte, au moins les dispositions principales. L’aveu fut naturellement précédé des récriminations habituelles sur l’abandon dont la France avait payé les services qu’on lui avait rendus, et sur l’extrémité à laquelle le roi de Prusse s’était vu réduit par la retraite de l’armée de Conti, et le refus des subsides qu’il avait réclamés dans une nécessité pressante. Hors d’état de poursuivre la lutte à lui seul, avec un trésor épuisé et une armée affaiblie, il avait bien dû penser à lui-même et à ses peuples, mais sans oublier pourtant son allié. Rien, d’ailleurs, dans le projet de convention, n’était de nature à porter ombrage à la France, puisque tout se bornait au maintien entre les mains de la Prusse de cette conquête de Silésie dont la France, dans un intérêt personnel bien entendu, devait toujours désirer que la possession restât enlevée à ses rivaux. — « Ne vous trompez pas, disait le ministre prussien, si nous avions voulu promettre quelque chose contre vous, nous aurions pu obtenir davantage ; mais le roi a été inébranlable sur cet article. » — C’était donc un pas fait vers la paix générale dans les conditions que la France elle-même pouvait souhaiter, et rien n’étant conclu, tout étant encore en projet et restant en suspens, il lui suffisait, si elle voulait être comprise dans l’arrangement, de s’unir avec deux signataires de la convention pour venir à bout des résistances de la cour de Vienne. Et quant au secret qui avait été nécessaire pour aboutir, la France avait-elle droit de s’en plaindre, quand elle en avait donné l’exemple en provoquante La Haye, sans prévenir personne, la réunion d’un congrès général ? Devant cette étonnante argumentation, Valori paraît être resté à peu près muet. Mais en transmettant le récit fidèle qu’il venait d’entendre, il ne pouvait s’empêcher de demander si, à quelque prix que ce fût, il ne fallait pas s’estimer heureux d’être défait d’un allié si incommode. — « Je me borne à ce terme, disait-il, pour ne point entrer dans les autres qualifications qu’il n’a que trop méritées. »

Effectivement, était-ce la peine de répondre ? Il n’était que trop aisé de démontrer que le moyen d’avancer la paix générale n’était pas d’assurer à l’un des belligérans, par l’abandon de l’autre, un avantage dont il devait certainement être tenté d’abuser. Il était moins difficile encore de repousser toute assimilation entre une convention faite à deux, à huis-clos et dans l’ombre, et la demande d’un congrès où tous, publiquement appelés, auraient eu droit de se faire entendre. Mais les événemens, en se précipitant, allaient couper court aux désunions superflues, et l’avantage était assuré d’avance à celui des trois acteurs de ce drame qui saurait les faire tourner à son profit, en usant à la fois de plus de résolution et de moins de scrupule. Je n’ai pas besoin de dire qui était celui-là.


Duc De Broglie.

  1. Voyez la Revue du 15 avril, des 1er et 15 mai, des 1er et 15 juin, du 1er août et du 1er septembre.
  2. Droysen, t. II. p. 451. — Pol. Corr., t. II, p. 273.
  3. Valori à d’Argenson, 3 octobre 1745. (Correspondance de Prusse. — Ministère des affaires étrangères.)
  4. Renaud et l’abbé Aunillon à d’Argenson, juillet et août, passim. (Correspondances de Trêves et de Cologne. — Ministère des affaires étrangères.)
  5. D’Argenson à Saint-Séverin, ministre à Francfort. 2, 17 août ; — à Renaud, résidant à Trèves, 22 août 1745 ; — Vaulgrenant à d’Argenson, 22 juillet 1745.— Un mémoire, joint à cette dernière lettre, fait voir que le comte de Brühl s’était à peu près engagé à faire, à Francfort, tous les efforts possibles pour retarder l’élection, ce qui n’est pas surprenant, Auguste III ayant un certain intérêt à prolonger une situation qui le faisait caresser et ménager par tous les partis. (Correspondances de Francfort, de Trêves et de Saxe. — Ministère des affaires étrangères.)
  6. Dufour et Conti à d’Argenson, 29 et 30 août 1745 ; — Saint-Severin à Conti, 29 août ; — à d’Argenson, 1er, 2 et 3 septembre 1745. (Correspondance d’Allemagne. — Ministère des affaires étrangères.) — Note de d’Argenson à Saint-Severin, 12 août 1745. (Correspondance d’Allemagne. — Ministère des affaires étrangères.)
  7. Droysen, t. II, p. 541-543. — Frédéric à Podewils, 1er septembre 1745. — Pol. Corr., t. IV, p. 275.— Note autographe de d’Argenson, 24 août 1745. (Correspondance d’Allemagne. — Ministère des affaires étrangères.)
  8. La Noue à d’Argenson, 23 août, — Saint-Severin à Conti, 28 août, 3 et 10 septembre ; — Vaulgrenant à d’Argenson, 24, 28 et 31 août 1745. (Correspondances d’Allemagne et de Saxe. — Ministère des affaires étrangères.)
  9. D’Argenson à Saint-Severin, 30 et 31 août ; — à Vauréal, ambassadeur en Espagne, 7 septembre ; — à Chavigny, 11 septembre 1745. (Correspondances d’Allemagne, de Saxe et d’Espagne. — Ministère des affaires étrangères.)
  10. La Noue a d’Argenson, 13 septembre 1745. (Correspondance d’Allemagne. — Ministère des affaires étrangères.)
  11. Chambrier à Frédéric, 10 septembre 1745. — Ministère des affaires étrangères.)
  12. Journal de Luynes, t. VII, p. 59 et 60.
  13. Robinson à Harrington, 1er et 4 septembre 1745. (Correspondance de Vienne. Record Office.)
  14. Robinson à Harrington, 4 septembre 1745. (Correspondance de Vienne. Record Office. — Correspondance d’Erizzo, ambassadeur de Venise, 4 septembre 1744.) — L’appréciation ironique des dispositions de la reine de Pologne ne se trouve pas, je l’avoue, dans la dépêche d’Erizzo ; je l’ai empruntée à une dépêche antérieure de Robinson (25 août, parce qu’elle m’a paru donner une idée plus complète des sentimens de l’impératrice.
  15. Vaulgrenant à d’Argenson, 10 et 14 septembre 1745. (Correspondance de Saxe. — Ministère des affaires étrangères). — Le comte de Brühl, dans cet entretien avec Vaulgrenant, répéta bien à plusieurs reprises qu’il parlait en son propre nom et sans répondre des résolutions de Marie-Thérèse. Il ajouta même que le texte de la convention lui avait été communiqué par le ministre d’Angleterre et non par la reine. Mais les dépêches de Robinson nous font savoir qu’il y eut, pendant ces jours, une communication constante et un fréquent échange de courriers entre Vienne et Dresde, et Brühl ne se serait pas avancé jusqu’à faire des offres formelles sans le consentement de sa fière et puissante alliée.
  16. Chavigny à d’Argenson, 13 et 15 septembre 1745. (Correspondance de Bavière. — Ministère des affaires étrangères.)
  17. Chavigny à d’Argenson, 22 septembre 1745. (Correspondance de Bavière, — Ministère des affaires étrangères.)
  18. La négociation engagée entre la France et l’Autriche, à ce moment critique, n’est mentionnée dans aucun historien antérieur à MM. Droysen et d’Arneth. Mais M. Droysen n’en attribue l’origine qu’à une proposition faite par le ministre saxon Saul à Marie-Thérèse à Francfort, le mois suivant, et M. d’Arneth, qui parle bien de l’entremise de Chavigny et du ministre autrichien à Munich, ainsi que de l’entrevue de Passau, ne parait pas en avoir compris l’impératrice. Il pense que Chavigny était chargé d’une ouverture à faire par le cabinet français, et en citant la note écrite qui lui fut remise, il y voit l’intention plutôt d’éluder la proposition que de l’accepter. La correspondance de Chavigny contredit absolument cette appréciation. Chavigny n’avait et ne pouvait avoir reçu aucune instruction de ce genre de d’Argenson, qui était très éloigné de songer à se séparer du roi de Prusse ; et complètement en disgrâce lui-même auprès de son ministre, il n’aurait jamais pris sur lui une démarche de cette importance. (Droysen, t. II, p. 572 ; — d’Arneth, t. III, p. 127, 130 et 437.)
  19. Valori à d’Argenson, 4 septembre ; — d’Arget à d’Argenson, 10 octobre 1745. (Correspondance de Prusse. — Ministère des affaires étrangères.) — Valori, Mémoires, t. I, p. 244.
  20. Frédéric, Histoire de mon temps, chap. VII. C’est dans le premier texte inédit de cette histoire que se trouvent les moqueries si peu convenables dont je parle. Frédéric eut pourtant le bon goût de les faire disparaître dans l’édition qu’il a donnée lui-même au public. Quant au poème auquel l’aventure de Valori sert de prétexte, c’est une détestable rapsodie que l’éditeur des œuvres complètes du roi de Prusse aurait mieux fait de supprimer pour l’honneur de sa mémoire.
  21. Note de d’Argenson sur la dépêche de Chavigny, du 15 septembre 1745.
  22. D’Argenson à La Ville, 16 septembre ; — La Ville à d’Argenson, 23 septembre 1745. (Correspondance de Hollande. — Ministère des affaires étrangères.)
  23. D’Arneth, t. IV, p. 128 et 437 ; — Chambrier à Frédéric, 10, 17, 27 septembre, 15 octobre 1745. — (Ministère des affaires étrangères.)
  24. Chambrier à Frédéric, 17 septembre 1745 ; — Saint-Severin et Blondel à d’Argenson, 15 septembre. — Note autographe de Belle-Isle, 25 septembre. — (Correspondance d’Allemagne. — Ministère des affaires étrangères.) — Dans la correspondance d’Angleterre, on trouve aussi, à la date du 6 octobre, une lettre de Belle-Isle adressée à d’Argenson ; et lui rapportant les nouvelles qui lui arrivèrent d’Angleterre au sujet de la convention de Hanovre, il dit : « J’espère que vous avez su prendre les devans ; jamais votre ministère n’aura eu une occasion si décisive et si importante : il ne s’agit que d’avoir des preuves, et cela doit être facile. » — D’Argenson met en note : Il est d’avis de saisir le moment. »
  25. D’Argenson à Vaulgrenant, 22 septembre 1745. (Correspondance de Saxe. — Ministère des affaires étrangères.)
  26. D’Argenson à Chavigny, 4 octobre 1745. (Correspondance de Bavière. — Ministère des affaires étrangères.)
  27. Valori et Loysel à d’Argenson, 15, 18, 19 septembre 1745 ; — Frédéric à Rothembourg, à Podewils, à André, 16 et 23 septembre 1745. — Pol. Corr., t. IV, p. 281, 283 et 288 ; — Frédéric à Chambrier, 28 septembre 1745. — (Ministère des affaires étrangères.)
  28. Frédéric, Histoire de mon temps, ch. VII. — Je cite ce passage d’après le premier texte resté inédit, comme je l’ai rapporté, jusqu’en 1879. Le second texte qui figure dans toutes les œuvres de Frédéric est un peu différent. Je préfère en général, quand la chose est possible, citer le premier manuscrit, rédigé à une époque plus rapprochée des faits et donnant, par là même, mieux l’idée de l’état d’esprit de l’auteur dans cette première époque de sa vie.
  29. Frédéric, Histoire de mon temps. — Cf. Carlyle, t. IV, p. 175 et suiv.
  30. Tilly à d’Argenson, 27 septembre, 4 octobre 1745. (Correspondance de Manheim. — Ministère des affaires étrangères.)
  31. D’Arneth, t. III, p. 105 et suiv., 429 et 430 ; — Erizzo, ambassadeur de Venise 6 novembre 1745.
  32. La Noue à d’Argenson, 4 octobre 1745. (Correspondance d’Allemagne. — Ministère des affaires étrangères.) — Erizzo, ambassadeur de Venise, 2 et 9 octobre 1745 ; — d’Arneth, t. III, p. 108.
  33. Blondel à d’Argenson, 19 octobre 1745 : « La reine, dit-il, a trouvé dans la cassette qui a été prise au roi de Prusse à l’action du 30 plusieurs papiers de correspondance d’Angleterre avec ce prince par laquelle elle a lieu de se convaincre que l’Angleterre ne se fait aucun scrupule de la sacrifier. (M. le ministre de Bavière) m’a assuré que la reine de Hongrie lui en avait parlé les larmes à l’œil. » — Chavigny à d’Argenson, 2 novembre 1745 : « Parmi les pièces enlevées au roi de Prusse que Bartenstein a montrées, il y a une minute d’une longue lettre que ce prince aurait écrite à son résident en Hollande et dans laquelle il l’aurait instruit avec beaucoup de force sur le langage qu’il devait tenir à l’abbé de La Ville pour masquer la négociation de Hanovre. » (Correspondances d’Allemagne et de Bavière. — Ministère des affaires étrangères. — Charles de Lorraine à l’empereur, 4 octobre : « Si ces papiers, par malheur, n’étaient pas tombés entre les mains des hussards, nous en aurions bien davantage ; mais la plus grande partie a été perdue. Comme vous le savez bien, les houzards se soucient très peu des papiers ; ils les ont pillés et déchirés. » (D’Arneth, t. III, p. 434. — Erizzo, ambassadeur de Venise, 27 novembre 1745.)
  34. Blondel et Saint-Severin à d’Argenson, octobre 1745, passim. (Correspondances d’Allemagne et de Mayence) — Lettre particulière de La Noue à d’Argenson, 4 novembre 1745. C’est dans cette lettre qu’est mentionné le projet de voyage du comte Chotek à Montpellier ; d’Argenson met en note : — « Si Chotek avait cru que la négociation fut sincère et non illusoire, il eût accepté cette occasion d’honneur et de profit.
  35. Vaulgrenant à d’Argenson, octobre 1745, passim. — La réponse faite par l’Autriche aux propositions dont Saul était porteur n’est mentionnée dans cette correspondance qu’à la date du 30 octobre. Toutes les lettres précédentes se plaignent de la lenteur de la procédure suivie à Francfort. (Voir d’Arneth, t. III, p, 131.)
  36. Aunillon et Renaud à d’Argenson, 21 octobre 1745. (Correspondances de Cologne et de Trêves. — Ministère des affaires étrangères.)
  37. Chambrier à Frédéric, 15 octobre ; — d’Argenson à Vaulgrenant, 14 octobre ; — à Chavipny, 20 octobre ; — Vaulgrenant à d’Argenson, 8 et 12 octobre ; — Conti à d’Argenson, 10 octonre. (Correspondances d’Allemagne, de Saxe et de Bavière. — Ministère des affaires étrangères.)
  38. Frédéric à Valori, 9 octobre ; — à Podewils, 10 octobre 1742.— (Pol. Corr., t. IV, p. 303.)
  39. Frédéric à Podewils, à André, à Rothembourg, octobre 1845. — (Pol. Corr. t. IV., p. 301 et suiv.)
  40. D’Argenson à Valori, 11 et 19 octobre ; — Chambrier à Frédéric, 22 octobre 1745. — J’ai dû combiner ces deux récits du même entretien, qui ne diffèrent que par certains détails. — (Ministère des affaires étrangères.)