La Seine Maritime/02

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LA

Seine Maritime


II.

Le Golfe intérieur de la Seine



Quâque jacet littus dubium quod terra retumque
Vindicat alterius vicibus…
(LUCANUS.)

Je reprends aux portes du Havre l’étude sur la Seine maritime dont Rouen doit marquer le terme[1]. J’essaierai cette fois, de conduire le lecteur autour de l’embouchure du fleuve proprement dite, c’est-à-dire autour du golfe allongé qui s’ouvre au-dessous de Quillebeuf. Nous rencontrerons chemin faisant les travaux d’endiguement dont on a dit tant de bien et tant de mal, et dont la circonspection éclairée du conseil des ponts-et-chaussées a fait suspendre depuis six mois la prolongation : il suffira de les considérer aujourd’hui dans les conquêtes de terrain qu’ils font pour l’agriculture. Comme travaux de navigation, il est avéré qu’ils ne sauraient apporter aucune amélioration à l’atterrage du Havre et qu’ils sont entrepris dans l’intérêt exclusif du port de Rouen : on ne pourra donc en apprécier avec justesse les effets généraux qu’au sein même de l’ancienne capitale de la Normandie.


I. — L’Eure, Harfleur, Lillebonne.

La plaine de l’Eure, dont Le Havre occupe la partie occidentale, comprend 965 hectares, et elle suffirait à l’établissement d’une ville de 190,000 âmes, en supposant une population égale en densité à celle que renferme aujourd’hui l’enceinte fortifiée de Paris. Les conditions de service d’un port dont l’aire territoriale embrasse Rouen et Paris ne comportent guère une moindre population. Le tonnage du port du Havre, élevé en 1847 à 1,675,000 tonneaux, retombait en 1848 à 1,015 : mais en 1855 il remontait au même degré qu’en 1847, et la moyenne des trois dernières années est de 1,989,000 tonneaux. Si la paix se maintient en Europe et que la progression des habitans suive celle des tonnages, Le Havre doublera d’étendue en trente ans. La prévoyance la plus vulgaire prescrit donc de tout préparer pour l’envahissement successif de la plaine entière ; le sol se couvrira de magasins et de chantiers pour le service de la grande navigation. Des dépôts de houille, de pierre, de bois, de métaux bruts, des ateliers de charpente ou de forges se grouperont au large dans cette plaine, qui semble faite pour les recevoir. La veine cave de ce grand corps serait un canal maritime dont Vauban n’a tracé que l’ébauche ; il ne devinait pas que, cent cinquante ans plus tard, des chemins de fer condenseraient l’espace autour des bassins qu’il creusait, et que la force d’expansion de la vapeur rejetterait au rang des conceptions étroites les calculs de Colbert sur l’avenir du Havre. Les besoins nouveaux exigent que le canal de Vauban reçoive les plus grands navires du commerce, vienne se dégorger sous les vieilles murailles d’Harfleur, et se ramifie dans la plaine comme font ces canaux hollandais sur lesquels le bordage des navires s’applique directement aux murailles des magasins et des ateliers. Tout, y compris le luxe des quais, devra dans ce quartier de rudes travaux se subordonner à l’économie des transbordemens. Ce projet d’extension du canal, qui ne suffit plus à l’assainissement de la plaine, a le mérite de n’être pas nouveau : Vauban, si attentif à déposer partout des germes dont l’ensemble de ses combinaisons assurait le développement, donnait une indication à l’avenir bien plus qu’il n’exécutait un travail définitif, et le duc d’Harcourt, gouverneur de la Normandie, le même dont le patronage passionné faisait prévaloir toutes les idées saines sur l’établissement de Cherbourg, recommandait en 1786 la navigation du canal de Vauban comme une condition essentielle de l’accomplissement des destinées du Havre. Le développement économique des surfaces territoriales et maritimes affectées aux besoins du commerce est, à l’entrée de la Seine, du plus haut intérêt pour la navigation générale : un fait considérable, rappelé dans la première partie de cette étude, l’a donné à pressentir. La balance des tonnages, c’est-à-dire des chargemens d’aller et de retour des navires, entre comme élément principal dans le bon marché du fret ; il n’existe point de parité entre les ports d’où l’on revient chargé et ceux d’où l’on revient sur lest. Or le poids des expéditions du Havre n’excède pas de beaucoup le tiers de celui des arrivages ; c’est comme si les deux tiers des navires entrés dans le port avec une cargaison s’en retournaient à vide, et pour les remplir il ne faudrait pas moins de 600,000 tonneaux. Le terrain de Paris offre en quantités indéfinies, pour combler ce déficit, une matière qui manque dans le Nouveau-Monde, et que réclament partout l’agriculture et l’art des constructions : c’est le plâtre. Les chemins de fer, sur lesquels le rapport des tonnages d’aller et de retour se rapproche beaucoup de celui de la navigation, apporteraient le plâtre à très bas prix ; malheureusement l’élévation des frais de dépôt exclut du Havre dans les conditions actuelles toutes les matières grossières.

Pour desservir toute la plaine, le canal de Vauban devrait avoir 6 kilomètres de longueur, une même étendue pour ses ramifications, et une profondeur de 8 mètres. Il offrirait de la sorte une surface d’eau de plus de 50 hectares, et, comme dans les grandes marées la différence de niveau entre la haute et la basse mer est au Havre de 6m,65, le canal pourrait, par un jeu d’écluse facile à organiser, jeter par marée, en arrière de la pointe du Hoc, un volume de 3 millions de mètres cubes d’eau. L’action bien ménagée d’une pareille puissance rendrait promptement au havre d’Harfleur une profondeur suffisante pour l’admission des navires de 500 tonneaux. Les houilles d’Angleterre, les bois de la Suède et de la Norvège, une partie du cabotage de l’Atlantique, celui de la Seine maritime en particulier, entreraient et sortiraient dès lors par Harfleur, et, ainsi dégagé, le chenal de l’ouest suffirait longtemps, avec l’élargissement qu’il est à la veille de recevoir, au principal mouvement de l’atterrage.

Les lieux qui nous occupent sont un grand exemple des vicissitudes que traversent parfois les établissemens maritimes. Le spectateur monté sur les hauteurs de Graville embrasse d’un même coup d’œil Le Havre et Harfleur : d’un côté l’espérance, de l’autre le souvenir. La fondation d’Harfleur se perd dans la nuit des temps. L’issue d’une jolie vallée sur l’embouchure d’un grand fleuve a dû être un des premiers lieux habités du pays. Le nom d’Harfleur ne rappelle aucune origine romaine ; on en a pourtant vu un vestige dans celui d’une ancienne porte de la ville, Caltinaut, et de fait cette porte s’ouvrait sur la direction des tronçons encore visibles de la chaussée qui conduisait à la capitale des Calètes, ad Calelanos, la Lillebonne de nos jours.

Peu de villes ont pris au moyen âge une part plus considérable qu’Harfleur dans l’histoire de notre pays. Sous le règne de Charles V, le plus ancien organisateur de notre marine, Harfleur était notre principal port de guerre et de commerce, l’arsenal de nos armemens et le but des plus meurtrières attaques de l’Angleterre. L’atterrage ne ressemblait point alors à la sinistre grève envasée qui s’allonge au-dessous de la ville. La flotte espagnole envoyée, sous le commandement de don Martin Ruiz de Avendano, pour secourir le royaume de France et le duché de Bretagne, y stationnait au nombre de quarante vaisseaux en 1405, et elle y fut ralliée par don Pedro Niño avec trois galères. « La ville d’Harfleur (Araflor), dit celui-ci[2], est belle et possède un bon port de haute mer. Les navires y entrent par l’embouchure d’une rivière qui la traverse, et la mer en enveloppe la moitié ; l’autre côté est couvert par une bonne muraille flanquée de fortes tours et par un fossé à escarpes maçonnées et rempli d’eau. Les portes sont doubles, précédées de ponts-levis, et chacune est placée entre deux tours. Cette ville est toujours bien approvisionnée ; elle fait un riche commerce et fabrique de. très beaux draps. Tout auprès se jette à la mer un grand fleuve appelé la Seine : Paris se trouve à cinquante lieues plus haut sur les rives de ce fleuve, et les barques vont et viennent entre les deux villes. »

Dix ans plus tard, en 1415, le roi d’Angleterre Henri V débarqua sur ce rivage avec 40,000 hommes, et s’empara d’Harfleur après une résistance héroïque qui dura six semaines. À son entrée, seize cents familles furent expulsées de la ville le bâton blanc à la main ; elles furent remplacées par des familles anglaises, et pendant cette période d’occupation il fallut, pour posséder des immeubles dans Harfleur, être né de l’autre côté du détroit. En 1435, la Normandie tout entière s’émut ; nobles, bourgeois, paysans, se levèrent comme un seul homme. « Si vinrent faire savoir (dit Alain Chartier dans sa Chronique) aucuns notables du pays de Caux au maréchal de Rieux qu’il assemblât gens d’armes de son côté, et que eux et grant parti du commun se trouveroient à un jour qui seroit dit, et de ce commun étoit chef un nommé Quarnel. Et lors se mit aux champs ledit maréchal, et Poton de Xaintrailles et autres capitaines prirent Fécamp et Harefleur d’assault. » Les paysans cauchois qui hâtèrent la lenteur des maréchaux de France avaient pour frères d’armes des bannis d’Harfleur, en tête desquels était Jean de Grouchy, l’un des aïeux du maréchal qui fut notre contemporain. Jean, de Grouchy eut à l’âge de quatre-vingt-un ans l’insigne bonheur de mourir entouré des siens sur la brèche par laquelle ils rentrèrent dans leur ville délivrée. Cent quatre des assaillans y périrent, et c’est en leur mémoire que la grand’messe se sonne à Harfleur par cent quatre coups de cloche[3]. Reprise en 1440 par les Anglais la ville leur fut enlevée pour toujours en 1450 par le comte de Dunois.

Harfleur avait dans la puissance d’envasement de la Seine un ennemi plus redoutable que les Anglais, et chacun des progrès de l’envasement était le signal du retrait de quelque faveur de la couronne. En 1710, la ville fut soumise à la taille, et cent familles la quittèrent ; elle ne s’est pas relevée de ce coup. « Le port, disait en 1703 un inspecteur général des fortifications, n’est plus qu’une prairie traversée par la Lézarde, et l’on y distingue encore tous les fondemens de l’enceinte. Cette ville, qui fut autrefois l’arsenal de la marine et la clé du royaume, ne présente plus à l’œil qui la cherche qu’un port comblé où paissent les troupeaux, des maisons chancelantes, des murs foudroyés et des ruines immenses. » Les maisons qu’on a conservées sont consolidées, et les ruines mêmes, sauf celles des anciennes portes de mer, ont péri… Etiam periêre runiœ. C’est tout ce qu’on peut ajouter pour compléter le tableau de l’état actuel.

La traînée de galets derrière laquelle s’est déposée l’alluvion de l’Eure se recourbe en bec d’ancre devant Harfleur. La pointe du Hoc est aujourd’hui fixée par l’interception devant Le Havre du courant de galets qui la nourrissait : elle couvre des vents d’aval une anse de 2,500 mètres d’ouverture, de 1,500 de profondeur, réduite par les envasemens à ne recevoir dans les meilleurs momens que quelques navires de 120 tonneaux qui vont décharger de la houille le long des quais solitaires de la Lézarde.

D’Harfleur à la pointe de Tancarville, les escarpes du plateau cauchois n’offrent guère qu’une craie recouverte d’un gazon fin ; les ouvertures de quelques fraîches et courtes vallées en rompent la monotonie. À l’approche de Tancarville, le paysage change ; de beaux bois couronnent le cap, dont le revers oriental présente au-dessus de sa longue terrasse le célèbre château avec ses ruines de trois âges, son encadrement d’arbres séculaires, sa ceinturé de précipices. J’ose conseiller aux chercheurs de sites grandioses et variés de ne pas se contenter d’admirer Tancarville du pont d’un bateau à vapeur qui passe et disparaît : qu’ils descendent à terre, qu’ils pénètrent dans le vallon, qu’ils grimpent au travers des ronces sur les terrasses, dont les murs crevassés se couvrent de lianes et de campanules, et ils seront bien dédommagés par le spectacle des vastes eaux que roule la Seine entre ses verdoyantes alluvions, ou au pied des pentes ombragées du Roumois et du pays de Caux. Une excellente petite auberge, dont la récente construction est due à la sollicitude de M. Vitet pour les artistes, les ingénieurs et les curieux qui peuvent visiter Tancarville, n’est pas le détail le moins intéressant de ce féerique paysage. Les digues du nord de la Seine s’enracinent au pied du phare de Tancarville et des carrières voisines, qui leur fournissent des matériaux ; elles ont été dirigées de manière à former un port de refuge auquel de meilleures destinées sont promises. Ce chenal sert aussi à faire écouler les eaux abondantes de l’égout des terres de Radicatel, et la réunion de celles du Bolbec y porterait une masse suffisante pour remplir toutes les conditions d’une navigation parfaite. On verra tout à l’heure quel usage pourrait faire de ce canal la population à la rencontre de laquelle il irait. Les digues qui finissent à Tancarville descendent sans interruption de Villequier, et dans un développement de 24 kilomètres, elles ont contraint la Seine à déposer en arrière de leurs lignes 2,267 hectares d’alluvions. Ces dépôts limoneux sont de la plus grande fertilité ; mais pour leur donner toute leur valeur, de grands travaux d’assainissement sont encore nécessaires : ces travaux rentrent naturellement dans la mission des syndicats de propriétaires formés pour l’entretien des digues, dont la solidité n’importe pas moins à la culture qu’à la navigation.

On a négligé jusqu’ici d’établir de bonnes communications le long des rives incertaines de la Seine maritime : où auraient-elles conduit ? Mais le changement opéré dans l’état des lieux a déjà donné naissance à des besoins nouveaux. De Tancarville, en côtoyant les collines de Radicatel, on se rend à pied en une heure et demie à Lillebonne, aujourd’hui simple chef-lieu de canton, jadis la capitale des Calètes, puis la Juliobona de César et la station principale des flottes romaines dans la Manche. Lillebonne avait encore au XIe siècle une grande importance, puisqu’il y fut tenu deux conciles, en 1066 et en 1080, et que ce fut dans le château qui la commande que le duc Guillaume convoqua la noblesse de Normandie pour la résoudre à conquérir l’Angleterre. Trois voies romaines rayonnaient autour de Lillebonne dans les directions des routes actuelles de Rouen, de Fécamp et d’Harfleur ; il ne reste dans la ville même, pour témoigner de son antique splendeur, qu’un cirque en belle maçonnerie réticulaire, dont les gradins sont cachés sous un tapis de gazon, et des substructions que met souvent à découvert le creusement des fondations des édifices modernes. Les vestiges de l’établissement naval des anciens sont ensevelis sous les envasemens de la mer et les terres amenées par les cours d’eau qui se réunissent dans la ville : on peut même douter, au relief du sol, que le port romain fût en contact avec l’emplacement de la ville actuelle ; il était plutôt à 1,200 mètres plus bas, au Mesnil, où se font sentir les marées, faiblement, il est vrai, mais par des chenaux si tortueux et si obstrués que le flot ne peut en atteindre l’extrémité que lorsque le jusant rappelle déjà les eaux dans la Seine. Si lent que soit ce mouvement, il prouve avec évidence qu’il serait possible de doter la vallée de Bolbec d’une communication directe avec la mer. Cette vallée est une des plus industrieuses de la Normandie : des cheminées de machines à vapeur s’y dressent, des bruits d’usines s’y font entendre de tous côtés ; les deux cantons de Bolbec et de Lillebonne, entre lesquels la vallée se partage, réunissent 32,000 habitans, et les populations urbaines sont à Bolbec de 8,664 âmes, à Lillebonne de 3,840. Cette laborieuse agglomération, presque appuyée sur la mer, ne reçoit la houille dont s’alimentent ses fabriques que par les ports du Havre, de Fécamp, de Dieppe, et les chemins de fer qui passent au loin sur le plateau élevé du pays de Caux : elle supporte les frais et les déchets d’un triple déchargement, et les mêmes observations s’appliquent à la plupart des approvisionnemens et des marchandises que reçoit ou qu’expédie la vallée. On veut mettre l’industrie française aux prises avec l’industrie étrangère : soit ; mais au moins faudrait-il la pourvoir d’armes égales, et pour les fabriques de la vallée de Bolbec, la première condition est de recevoir directement d’Angleterre le combustible qu’elles ne peuvent guère demander ailleurs. Le port et le chenal qui leur procureraient cet avantage sont des plus faciles à creuser au milieu des alluvions récentes qui se consolident en arrière des digues de la Seine. La moindre distance du Mesnil à la Seine par une ligne perpendiculaire aux digues est de 3 kilomètres ; mais il ne faudrait pas donner aux eaux du Bolbec cette direction : il serait visiblement préférable de les conduire par une courbe de 7 kilomètres dans le port déjà ouvert au pied du château de Tancarville ; la masse d’eau serait alors assez puissante pour que la liberté du chenal fût toujours assurée, et le trajet total serait à la fois plus court et plus facile. C’est presque toujours une faute dans les travaux maritimes que de diviser les eaux, de multiplier les défauts de cette espèce de cuirasse que constituent les digues, et d’éloigner les uns des autres les établissemens qui gagnent le plus à être groupés. Les grands ports de la côte ne perdront rien à la création dans leur voisinage d’un nouveau foyer d’activité : celui-ci leur enlèvera quelques commissions et un peu de leur encombrement ; mais il leur rendra le décuple par l’accroissement des relations et du travail dans la vallée de Bolbec.


II. — Quillebeuf, le Marais-Vernier.

C’était, il n’y a pas plus de cinq ans, une entreprise toujours pénible et souvent périlleuse que d’aller de Lillebonne à Quillebeuf. Le trajet direct aurait été de 6 kilomètres, mais il présentait des difficultés insurmontables : la Seine divaguait au loin entre des rives toujours incertaines ; elle formait des bancs mouvans autour du banc du Tot, si redouté des matelots, et il fallait faire un immense détour, sur des chemins fangeux, par le hameau nommé, avec un prosaïsme bien déplacé dans la patrie du grand Corneille, le Cul-du-Tot. Aujourd’hui. ce spectacle de désordre et d’abandon a disparu ; le banc du TOt et les lagunes qui l’environnaient sont remblayés par les dépôts limoneux de la Seine, et la merveilleuse aptitude du sol et du climat à produire de l’herbe les transforme à vue d’œil en riches pâturages ; d’innombrables troupeaux paissent en sécurité dans les lieux où l’homme ne laissait naguère pour trace de son passage que des débris d’agrès ou de barques échouées ; un pas de plus, et les terrains conquis se couvriront des cultures les plus variées. Déjà une route en ligne droite s’avance de Lillebonne sur des cales d’abordage pratiquées dans la digue vis-à-vis de Quillebeuf, et il ne faudra bientôt plus qu’un bac pour établir entre les deux rives de la Seine des relations qui promettent d’être actives.

C’est en atteignant Quillebeuf que la Seine perdait naguère ses allures de fleuve pour prendre un aspect maritime. Une pointe aiguë, taillée par les érosions des eaux dans les bancs de pierre du plateau du Roumois et semblable à l’angle curviligne formé par deux cercles tangens, marquait le partage entre ces deux caractères de la navigation, et signalait l’approche des dangers dont le ballottement des courans de flot et de jusant, entre les pointes avancées de La Roque, de Tancarville et de Quillebeuf même hérissait ce passage. Après le comblement de l’atterrage de Lillebonne, la navigation n’a pu se développer à l’embouchure de la Seine sans le sauvetage et le pilotage de Quillebeuf. La fruste antiquité de son église de Notre-Dame-de-Bon-Secours, assise à l’extrémité de la pointe, comme pour se rapprocher des matelots en péril, témoigne de l’âge du bourg, qui doit être contemporain de l’établissement des premières relations entre Rouen et la mer. En arrière de l’église sont étagées, sur la croupe rocailleuse du cap, des maisons modestes et proprement tenues, presque exclusivement habitées par des familles de marins. On montre dans une rue basse, qui servait alors de quai, l’habitation qu’occupa Henri IV quand il vint faire son exploration de la Seine maritime. Vu de la rivière, Quillebeuf a l’aspect d’une ville : il compte de quinze à seize cents habitans, possède une école d’hydrographie, et le cadre des pilotes, limité à quatre-vingt-dix-neuf, n’admet que des natifs du lieu. Les marins de Quillebeuf ne le cèdent en soumission à leurs femmes à ceux d’aucun autre pays, et, suivant un usage immémorial, leurs contrats de mariage assurent à leurs compagnes une procuration générale et irrévocable pour la gestion des affaires de la communauté : un homme de mer rougirait d’y connaître quelque chose ; on l’appellerait avocat, et le fiancé qui hésiterait sur une clause si bien justifiée par l’expérience se ferait montrer au doigt. Le beau sexe, par un juste retour, professe le plus superbe dédain pour tout ce qui ne navigue pas, et en particulier pour les Parisiens.

Le revers oriental de la pointe de Quillebeuf est baigné par le long méandre au fond duquel gît le mouillage de Vieux-Port ; sous le versant opposé, le Marais-Vernier, auquel nous reviendrons bientôt, tient la place d’un golfe depuis longtemps comblé. En considérant la raideur des escarpes latérales de cette forteresse naturelle et le peu qu’il faudrait pour la rendre inexpugnable, en voyant les navires qui descendent ou remontent la Seine la ranger comme un autre Obligado, on comprend qu’Henri IV ait voulu faire de Quillebeuf le pivot de la défense de la Basse-Seine et le bouclier de Rouen. Le couteau de Ravaillac ne lui en laissa pas le temps, et, resté dans la routine de ses premières destinées, le vieux bourg n’a jamais pris le nom d’Henriqueville, qui devait consacrer la mémoire de sa transformation.

Toutefois l’opinion d’Henri IV sur la valeur militaire de Quillebeuf ne fut pas perdue pour tout le monde. Concini, devenu maréchal d’Ancre et gouverneur de la Normandie, tenta de s’en faire un abri contre les retours de son inquiétante fortune, et une tranchée profonde qu’il creusa pour couper la presqu’île est, malgré les éboulemens et les plantations qui en ont altéré le tracé, encore très apparente. En 1648, la fronde, toute-puissante à Rouen, se saisit de Quillebeuf et le fit fortifier, s’assurant ainsi sur le bas de la rivière les communications que le parti de la cour, en possession de Pont-de-l’Arche, lui interdisait en amont. Il importait d’autant plus de reprendre Quillebeuf à la fronde qu’elle était en négociation avec Cromwell pour le lui livrer et fournir dans cette place une base aux entreprises de l’alliance anglo-calviniste contre le royaume. Le comte d’Harcourt, celui que les filles de Paris appelaient Cadet-la-Perle, après avoir pris soin de donner l’éveil sur une attaque dirigée contre Pont-Audemer, qui tenait aussi pour la fronde, partit, un beau jour de février 1649, de Pont-de-l’Arche avec huit cents chevaux ; il se dirigea sur la ville ostensiblement menacée, et trouva sur sa route une députation d’avocats et de bourgeois beaux diseurs dont il interrompit les harangues en leur demandant si, oui ou non, la ville lui ouvrirait ses portes, et sur leur réponse équivoque : « Eh bien ! dit-il, vous allez m’accompagner et voir ce que je sais faire. » Il continua d’avancer ; mais à une demi-lieue de Pont-Audemer il tourna brusquement à droite et se porta au trot sur Quillebeuf, dont quinze kilomètres seulement le séparaient. Faire mettre pied à terre à sa troupe, la diviser en trois colonnes, donner l’assaut à la place, tout cela ne prit qu’un instant : la garnison fit des prodiges de valeur ; la ville n’en fut pas moins emportée, mise au pillage et brûlée. La députation de Pont-Audemer, témoin des procédés administratifs du comte, se hâta d’en dire son avis à ses compatriotes, et ils se soumirent sans se faire prier davantage.

Enfin, en 1674, Quillebeuf faillit devenir, aux mains des Espagnols et des Hollandais, la place d’armes d’une conspiration à laquelle l’histoire a donné le nom du chevalier de Rohan. Des débauchés ruinés, des ambitieux déçus, des niais importans, des femmes égarées avaient rêvé le renversement d’un gouvernement qui mettait leur suffisance et leur cupidité à l’étroit, et pour arriver à leurs fins ils n’avaient pas reculé devant un pacte avec l’étranger. On devait livrer aux Hollandais Quillebeuf, où ils se seraient fortifiés, soulever la Normandie, se porter rapidement avec quatre cents chevaux sur le château de Saint-Germain, alors dépourvu de garde, enlever le roi, et après cette capture, des débats dont le pays aurait été l’enjeu se seraient engagés. La mine fut éventée, et on la fit éclater sur les conspirateurs eux-mêmes. Latréaumont, gentilhomme normand qui avait été l’âme du complot, se fit tuer les armes à la main, et le 28 novembre le prince Louis de Rohan, le chevalier de Préaux et Mme de Villars, qui l’aimait, eurent la tête tranchée sur la place de la Bastille. Un vieux philosophe hollandais, Van den Enden, dont Spinoza avait été le disciple, avait été près d’eux l’agent du vice-roi des Pays-Bas ; arrêté au moment où il partait pour Bruxelles, il ne fut point admis à partager les honneurs de leur échafaud, et fut pendu, en qualité de roturier, à côté d’eux. On ne versa pas d’autre sang : quand l’instruction entrevit l’étendue des ramifications du complot, elle ne commit point la faute de les mettre au jour et s’arrêta. Louis de Rohan avait été le favori de la jeunesse de Louis XIV, quelquefois même son rival, et pour suggérer au roi un acte de clémence, on fit, dit de Thou, jouer Cinna devant lui ; il répondit qu’il pardonnerait volontiers un attentat contre sa personne, mais jamais un complot avec les ennemis de l’état.

Les jugemens portés de points de vue si divers sur les avantages stratégiques de la position de Quillebeuf n’ont point déterminé la reprise des projets d’Henri IV. Ce n’est pas qu’elle n’ait été souvent réclamée : elle l’était notamment sous le roi Louis-Philippe par le prince de Joinville, et en 1850 par la commission nautique chargée de l’examen des projets d’amélioration de l’embouchure de la Seine. En cas de guerre maritime, aucun port n’attirerait plus que Le Havre les coups de l’ennemi, et, quelles que fussent les défenses propres à la place, l’action de batteries flottantes manœuvrant en amont en serait le complément indispensable. Or cette réserve ne pourrait stationner que sous la protection de batteries étagées sur les flancs de la pointe de Quillebeuf. L’armement de ce point n’est pas moins nécessaire pour préserver Rouen de toute insulte. Les travaux d’endiguement exécutés entre Tancarville et Jumiéges approfondissent et régularisent le lit de la Seine ; mais les voies élargies pour le commerce le sont aussi pour la guerre, et avec l’aide de la vapeur, des brouillards et de la nuit, per arnica silentia lunœ, il ne faudrait à des hommes déterminés que quelques heures pour brûler vingt manufactures dans la banlieue de Rouen. Quand les ressources de l’attaque augmentent, la défense doit compléter les siennes. Quelques améliorations que reçoive l’embouchure de la Seine, Quillebeuf sera, sinon le seul point où l’on puisse arrêter les entreprises navales dirigées contre Rouen, du moins le réduit au pied duquel échouerait l’audace qu’aurait jusque-là favorisée la fortune.

Le nom de Quillebeuf a jeté jusqu’à présent un sinistre reflet sur la navigation de la Basse-Seine. Tout le monde connaît cette barre terrible qui, grandissant avec les marées des syzygies et les vents d’ouest, envahit périodiquement l’embouchure du fleuve. L’intumescence des flots, que l’attraction de la lune et du soleil promène sur les profondeurs de l’Océan avec une vitesse presque égale à celle de la rotation du globe, se ralentit et s’élève quand le fond s’exhausse, et cet effet n’est nulle part si marqué que sur les grèves allongées des rivières à marées. Les premières ondes du flot y avancent lentement ; celles qui suivent les surmontent et glissent sur leur dos avec une vitesse qui croît en raison de la profondeur ; enfin, dans ce concours de tranches d’eau de plus en plus accélérées, les ondes successives finissent par former un bourrelet mouvant dont le roulement formidable balaie le lit de la rivière et en bouleverse les rives. Cette explication du phénomène du mascaret, due à M. Babinet[4], confirme la féconde découverte de M. Chazallon sur la décomposition des marées en plusieurs ondes de puissances et de rapidités différentes, et elle gagnerait beaucoup à être complétée par une série d’observations attentives sur la marche de ces ondulations retentissantes. Malheur aux navires qu’elles surprennent dans les posées de la Seine ! Elles les renversent, les roulent, les submergent et les ensevelissent dans la vase, qu’elles soulèvent et laissent retomber. Ces désastres n’étaient nulle part si fréquens que devant Quillebeuf, où le flot s’engouffrait dans un étranglement subit : tout navire exposé aux coups de la barre y était considéré comme perdu, et l’équipage le quittait après y avoir agrafé un câble au moyen duquel on le retirait, s’il plaisait à Dieu, comme un poisson au bout d’une ligne ; de nombreuses pointes de mâts s’élevant au-dessus du sable et des flots témoignaient du reste de l’incertitude de cette manœuvre. Les endiguemens exécutés depuis cinq ans ont substitué une courbe à grand rayon au brusque renversement du chenal, et si la régularisation du lit n’anéantit pas sur ce point le phénomène de la barre, il en atténue tout au moins le danger. Les pilotes de Quillebeuf perdent ainsi les occasions d’exercer leur courage à la vue de leurs foyers, et s’ils n’avaient pas d’autres ressources, leur bourg ressemblerait à ces auberges à chevaux de renfort dont un redressement de route malencontreux supprime la clientèle ; mais l’atterrage du Havre est tout entier leur domaine, il leur appartient d’y guider les bâtimens en danger, et lorsque le navigateur lointain qui cingle vers le Chef-de-Caux voit à la lueur des éclairs une voile taillée en aile d’oiseau de mer bondir sur le dos des lames, il sait qu’il va recevoir un pilote de Quillebeuf.

Les populations ne conservent leur vigueur que sous un ciel salubre. Les habitans de Quillebeuf doivent leur énergie à la vivacité des vents qui balaient sans relâche leur territoire ; mais l’action de ces vents se fait à peine sentir en dehors du cours de la Seine, et ils laissent des miasmes délétères naître et s’appesantir à quelques milliers de pas du rivage. Le foyer intarissable de ces exhalaisons, c’est le Marais-Vernier. À 8,000 mètres à l’ouest-sud-ouest de la pointe de Quillebeuf s’avance la pointe de La Roque, plus haute, plus abrupte et presque aussi aiguë que sa voisine. Entre elles est taillée une échancrure en fer à cheval, monument de la puissance des courans qui, antérieurement aux temps historiques, ont corrodé le plateau du Roumois. La consistance et la verticalité des assises de pierre de cette enceinte ne permettent guère de supposer que l’action directe des eaux les ait mises dans l’état où nous les voyons ; il est plus probable que cette action se sera exercée sur des couches terreuses inférieures, et que l’enlèvement de celles-ci aura déterminé un grand écroulement sous-marin. Rien n’égale la majesté de ce cirque : l’arène a plus d’une lieue et demie de diamètre, et les assises, couronnées de nombreux villages, ont une hauteur régulière à peu près double de celle des tours de Notre-Dame. Lorsque, après avoir creusé l’échancrure, les courans se sont amortis, le fond du cirque, devenu calme, a pris l’aspect d’une naumachie : une couche de sable s’est étendue au fond ; puis des végétations sous-marines s’y sont silencieusement superposées, et de grossières alluvions les ont recouvertes. Cette période de comblement a dû comprendre une longue suite de siècles ; M. Hébert, capitaine de port Quillebeuf, possède un plan du Marais-Vernier signé C. Chastillon et portant la date de 1580 : la terre et l’eau s’en partagent presque également l’étendue ; un petit bras de la Seine côtoie le pied de l’enceinte, et l’on sait que vers ce temps de petits bâtimens venaient à haute mer se charger de pierres, près de la Grande-Mare ; et du château du Marais, à des carrières dont le front de taille est encore à vif. Tel était le marais que vit Henri IV. L’ingénieur par les mains duquel il voulait dessécher tous les marais du royaume, Bradley, entreprit en 1617, en vertu de l’ordonnance du 15 novembre 1599, la mise en valeur de celui-ci. Il sut obliger la mer à se donner elle-même des barrières, lui fit déposer en avant du marais un bourrelet de sable et de terre qui lui en interdit l’entrée, et cet ouvrage de la nature dirigée par l’art s’est maintenu par sa propre stabilité depuis deux cent quarante ans.

En arrière de ce banc insubmersible, une surface de 1,715 hectares se trouve au-dessous du niveau des hautes mers, et cette cuvette, submergée l’hiver comme les polders de la Hollande, est sujette, dans sa partie tourbeuse et pendant les grandes sécheresses, à des incendies souterrains. C’est là le marais proprement dit ; il occupe près de la moitié de l’espace total compris entre le pied des gradins du cirque et le rivage tracé par Bradley. Ce marais est un foyer pestilentiel dont les exhalaisons dévorent les populations de plusieurs communes. La vigueur, la santé, sont des biens inconnus d’elles, et quand les victimes de l’infection sortent de l’aire où elle sévit, on les reconnaît à leurs traits livides, à leurs membres grêles, à leurs ventres ballonnés : leurs maladives existences sont courtes, et elles en voient arriver le terme sans inspirer ni ressentir de regrets. Il n’est pas rare de rencontrer dans les villages soumis à l’influence du marais des individus qui, jeunes encore, en sont à leur troisième ou quatrième mariage : la mort frappe à coups trop précipités pour laisser aux affections durables le temps de se former ; à peine les familles savent-elles se reconnaître dans les rapides évolutions de leur état civil, et des généalogistes de village font métier de démêler, au milieu de ces complications, les fils de transmission des héritages.

On a plusieurs fois projeté de compléter l’œuvre de Bradley. Des études attentives ont été faites à ce sujet de 1830 à 1842, et l’on s’est demandé lequel vaudrait le mieux pour accroître un produit agricole qui n’excède pas 30,000 francs : tenir le marais à sec avec des pompes à vapeur, ou en exhausser le sol avec les dépôts des eaux troubles de la Seine. À ne considérer que l’économie de l’entreprise, le premier procédé serait le moins dispendieux, l’autre le plus profitable. Le dessèchement mécanique ne changerait pas la chétive nature des sables et des tourbes qu’il mettrait au jour, le colmatage au contraire leur superposerait une terre féconde ; mais l’élargissement du sol arable est ici d’un intérêt secondaire : ce qui importe, c’est d’ensevelir à jamais sous une épaisse couche de terrain salubre les germes empoisonnés qui déversent aux environs la maladie et la mort. Les avantages de l’entreprise en dépasseraient infiniment les charges ; seulement ce qu’elle produirait de plus précieux, la santé, la capacité de travail rendues à des populations déshéritées, ne reviendrait pas aux auteurs directs du dessèchement : ces mécomptes sont de ceux auxquels pourvoit l’intervention de l’état.

Sans avoir plus de grèves et de marécages à colmater que nous, les Italiens sont beaucoup plus avancés dans la pratique de cet art, et, pour ne citer qu’une entreprise accomplie de nos jours, le comblement des marais des bouches de l’Ombrone, commencé en 1828 et terminé en 1837, a employé 175 millions de mètres cubes de limon, c’est-à-dire un volume décuple de celui d’une couche d’un mètre d’épaisseur superposée à la surface entière du Marais-Vernier. Cette masse énorme a été transportée par de bien plus longues dérivations que n’en exigeraient les eaux de la Seine. Bordé par un fleuve incessamment couvert de navires, placé entre deux villes maritimes dont l’alimentation réclame sans cesse de nouvelles extensions de culture, le colmatage du Marais-Vernier serait cent fois plus profitable que celui de lagunes enveloppées dans des maremmes désertes, sans voisins et sans débouchés, et le volume de terre employé au comblement du foyer d’infection serait ici soustrait à l’encombrement de l’atterrage de la Seine, dont nous avons tant d’intérêt à ralentir la marche.

Les travaux de navigation de la Basse-Seine placent aujourd’hui la plaine du Marais-Vernier dans des conditions nouvelles. Une digue de 10,200 mètres de développement, appuyée sur les pointes de Quillebeuf et de La Roque, rejette les eaux de la Seine à 3 kilomètres de leur ancien rivage, et protège, en avant des travaux de Bradley, la formation de 2,330 hectares d’atterrissemens. Les nouveaux terrains sont déjà sur la plus grande partie de cette étendue au niveau des marées d’équinoxe, et ils s’élèvent rapidement sur les autres points. La plaine comprend ainsi une surface de près de 6,000 hectares, dont deux tiers d’excellent terrain, et l’autre, véritable foyer d’infection, enlève presque toute capacité de travail à la population qui devrait cultiver le reste. Ce champ, jusqu’à présent maudit, n’en recèle pas moins une richesse très considérable : c’est une couche de tourbe de 6 ou 7 mètres d’épaisseur, et dont l’étendue, calculée sur des sondages imparfaits, contient une puissance calorifique équivalente à celle de 60 millions de tonnes de houille, c’est-à-dire du décuple de l’extraction annuelle de toutes les mines de France réunies. Un habitant du Havre intelligent et riche a prétendu mettre en valeur ce gisement si bien placé pour alimenter la navigation à vapeur de la Seine et l’industrie du bassin qui s’étend de Louviers à la mer[5] : il recule avec raison devant les charges d’une entreprise prématurée, certaine aujourd’hui de succomber sous deux ennemis mortels, l’insalubrité du théâtre d’opérations et la fabuleuse cherté des transports au milieu de terres limoneuses presque toujours humides. Depuis Henri IV, des milliers de navigateurs ont côtoyé le Marais-Vernier sans se douter de son existence, et sans entendre le gémissement monotone qui s’exhale du sein de cette campagne dolente. De temps en temps, on s’est souvenu de ce malade abandonné ; mais on n’a soupesé le fardeau de l’entreprise d’assainissement que pour le laisser retomber. Ce serait le tour de notre siècle calculateur d’être humain par spéculation. Nous possédons à deux pas du Havre, à trois de Rouen, sur un rivage qui réunit tous les avantages de la navigation fluviale à tous ceux de la navigation maritime, un territoire mieux doué par la nature qu’aucun de ceux qu’ait fécondés la Hollande ; nous proclamons avec éclat la nécessité d’assurer à nos districts manufacturiers, à nos établissemens maritimes, le bon marché des subsistances, et nous laissons incultes, au milieu des plus peuplés d’entre eux, des terres qu’un peu de bonne volonté transformerait en immenses jardins !

La plaine du Marais-Vernier est inhabitée, et, sur les 60 kilomètres carrés de superficie qu’elle occupe, il n’existe point de chemins. Le sol naturel, complètement dépourvu de pierres, se prête mal à l’établissement des voies ordinaires qui sillonnent nos campagnes. Aussi est-ce par un système de canaux rayonnant autour de Quillebeuf que veut être vivifié ce vaste espace ; les chemins empierrés viendront plus tard comme complément. Le premier de ces canaux est tracé de Quillebeuf à la Grande-Mare, réceptacle des infiltrations roussâtres de la couche de tourbe et peut-être le futur port intérieur de l’embarcation du combustible. Approfondi et régularisé, ce canal remplira le double office d’émissaire des eaux surabondantes du marais et de véhicule des eaux limoneuses qui doivent en opérer le remblai ; ses embranchemens, se ramifiant dans toute la plaine, y porteront les amendemens et les engrais nécessaires, en rapporteront les produits, et serviront à ménager avec art tantôt l’assèchement, tantôt le rafraîchissement des terres. Le plus parfait modèle d’aménagement de marais connu est celui des watteringues de Dunkerque ; si l’on sait y chercher des exemples et des encouragemens pour la mise en valeur du Marais-Vernier[6], il faudra bientôt ouvrir sous les quais délaissés de Quillebeuf un bassin que réclamera la navigation alimentée par la culture locale et par l’exploitation de la tourbe. La nécessité d’un refuge s’y fait déjà sentir, et le port regagnera, par le mouvement dont il deviendra le foyer, bien plus qu’il n’a perdu par la suppression des dangers auxquels il portait secours.

III. — Pont-Audemer, Honfleur, Trouville.

La pointe de La Roque, qui ferme à l’ouest le Marais-Vernier, est l’extrémité d’un prisme de pierre qu’on dirait taillé à pic dans le plateau. Sous l’escarpe orientale est creusée la jolie vallée de la Risle[7]. Un petit phare occupe l’extrémité de la pointe, et en arrière, à 95 mètres au-dessus du niveau de la Seine, se trouve l’emplacement d’un camp retranché des Anglais au XVe siècle. Cette position était très forte. On a autrefois proposé de percer le prisme par un canal souterrain pour amener les eaux de la Risle dans le marais ; mais les eaux de la Seine y peuvent produire à bien moins de frais d’aussi bons effets.

On ne prend nulle part une idée plus nette de la stratification du plateau de la Haute-Normandie qu’en remontant la vallée de la Risle. La coupe du terrain s’y montre en mainte place comme dans une élévation géométrique. Les prairies qui en tapissent le fond reposent sur l’argile brune qui sert de base à la formation. Arrosées par les eaux limpides qui suintent de la couche des calcaires superposés à l’argile, elles serpentent comme un large ruban vert entre les talus du plateau. Ces pentes, quand elles sont douces, se couvrent de moissons qui jaunissent sous l’ombre incertaine des pommiers ; plus rapides, elles se garnissent de bois ; quand elles sont abruptes, elles cachent leurs escarpes blanchâtres sous une large draperie de thym, de bruyère et de plantes odorantes. Des teintes de pourpre jettent une décoration méridionale au milieu de la fraîcheur du paysage normand, et donnent crédit à la prétention qu’a le pays d’avoir autrefois possédé des vignes. La Risle cependant, resserrée entre les talus de ses berges d’argile, coule sur un lit de gros galets marins qui paraît s’étendre au loin sous tout le sol de la vallée.

En suivant la vallée de la Risle, on ne tarde pas à rencontrer Pont-Ademer. Ce port avait au moyen âge une importance maritime qui devait se fonder sur des circonstances hydrographiques fort différentes de celles qui l’entourent aujourd’hui. La pêche du hareng y florissait au XIe siècle, et la Neustria Pia nous apprend qu’il était fort renommé pour la salaison de ce poisson[8]. Lorsqu’on 1122 le duc Henri, premier du nom comme roi d’Angleterre, prit et brûla Pont-Audemer révolté, les habitans, dit la chronique de Siméon de Durham, enfouirent, pour les soustraire au pillage, leur or, leur argent, le poivre, le gingembre et autres marchandises exotiques : il y avait donc alors un commerce établi entre la Normandie et l’Orient, et Pont-Audemer en était un des foyers. Pour qu’il en fût ainsi, il ne fallait pas qu’on dût chercher l’entrée de la Risle au travers du marais embrumé qui la masque aujourd’hui ; on la trouvait alors au fond d’une jolie anse dont les rives inclinées n’avaient point le pied engagé dans un banc d’alluvions spongieuses, et les marées qui se heurtent à Pont-Audemer contre un barrage de 4 mètres de hauteur remontaient beaucoup au-delà ; leur jeu plus puissant pouvait maintenir la liberté du chenal intermédiaire. Le retour à ses anciennes destinées ne paraît pas promis à Pont-Audemer, mais la régularisation et la fixation de l’embouchure de la Risle devront tout au moins être comprises dans les travaux de navigation de la Seine : on complétera ainsi l’effet des ouvrages intérieurs qui ont, depuis quelques années, rendu la ville plus accessible aux navires. Jusqu’à présent le mouvement du port n’a point dépassé 20,000 tonneaux ; la ville n’était qu’une humble partie de la clientèle de Rouen, du Havre et d’Honfleur : elle a maintenant l’ambition de recevoir directement d’Angleterre sa houille, de Suède ses bois, et l’arrivée à quai d’un bâtiment norvégien de 160 tonneaux a été saluée en 1856 comme le début d’une ère nouvelle. Déjà les berges de la Risle sont encombrées de ballots de laine, de lin, de coton, de bois de teinture et de bois du Nord ; un bateau à vapeur entretient des relations régulières avec Le Havre, de puissantes manufactures s’élèvent de tous côtés, et l’activité du travail industriel promet à la navigation une extension dont il faudra bientôt tenir compte.

Placé sur la route directe de Caen à Rouen, en tête d’une navigation maritime et fluviale assez importante, Pont-Audemer était, pour son malheur, pendant les guerres qui ont désolé la Normandie depuis le XIIe siècle jusqu’à la consolidation du trône d’Henri IV, un poste militaire considérable. Dans le siège de 1122, qui se termina par l’incendie de la ville, le château ne se rendit d’épuisement qu’au bout de six semaines de combats meurtriers. Charles le Mauvais s’en étant emparé en 1378, le connétable Duguesclin vint l’assiéger avec des forces considérables. « Si y eut plusieurs assaults, dit Froissart, et furent ceux du dedans durement oppressés et requis par le connestable qu’ils se rendissent ou tous seraient morts s’ils étoient pris par force. C’étoient les promesses que le connestable promettait par coutume… » Il vint à bout des Navarrois, et pour n’avoir point à y revenir il fit raser l’enceinte, les tours et la citadelle. Les villes ne pouvaient pas, dans ces siècles de désordres, rester longtemps ouvertes, et se clore était une condition d’existence. Pont-Audemer fut de nouveau fortifié et occupé, sous le règne de Charles VI, par les Anglais, qui n’en furent définitivement chassés que le 12 août 1448. « Étoient dedans icelle ville, dit Alain Chartier, quatorze cent vingt Anglois, lesquels se défendirent moult vaillament et longuement ; mais à la fin perdirent la ville et se retrahirent en une forte maison. Les François y entrèrent par le moyen du feu qu’ils avoient mis, et les Anglois, voyant leur puissance, se rendirent tous prisonniers au comte de Dunois. »

Ce que la ville eut à souffrir dans ces guerres nationales est attesté par les lettres patentes du 5 septembre 1449, où, la voyant en voie de tourner à ruine) Charles VII l’exempta de la taille, pour qu’elle ne demeurât inhabitée. Cette exemption fut prolongée en 1455, en 1459, en 1462, pour rendre les habitans plus enclins à eulx employer de corps et de biens au rétablissement des fortifications. Ces travaux marchaient lentement. Louis XI réduisit pour dix ans, en 1464, la taille de la ville à 200 livres par an, à la condition qu’elle en consacrerait le double à sa défense ; il y établit en 1465 une taxe sur le sel pour le même objet, et en 1480 il la dispensa de taille pour dix ans, pourvu qu’elle employât quatre années de suite 1,200 livres par an à relever ses remparts. Les affaires de la marine n’étaient point alors conduites autrement que celles des fortifications : des lettres patentes du 6 avril 1475 taxèrent les habitans de Pont-Audemer à 200 livres dans un emprunt forcé pour l’armement de la nef la Siméone d’Honfleur, destinée à s’opposer aux damnées entreprises des Anglais. Les prêteurs avaient part aux prises, et la Siméone fit son devoir, car au retour de la campagne elle rendit à la ville, outre ses 200 livres, six pièces de canon. On comprend combien, dans un temps où la fortification des places et l’armement des bâtimens de guerre étaient mis au rang des charges municipales, il restait à faire pour constituer l’unité française. Ceux qui, malgré les vices de cette organisation, vengèrent alors l’indépendance de la nation n’en méritèrent que mieux d’elle. Les chroniques du temps nous ont transmis de longues listes de leurs noms ; mais ces noms mêmes sont presque tous éteints, et les chevaliers de Charles VII ne sont plus représentés dans leur pays que par la famille impérissable qui se perpétue dans les rangs de nos soldats.

Pont-Audemer n’a plus d’enceinte fortifiée, et les derniers vestiges de ce titre de noblesse de la ville ont été rasés en 1840. Il n’y a point apparence que beaucoup des rues actuelles aient conservé le tracé de celles que dévastèrent les Anglais : elles sont larges, bien alignées, et le seul monument du moyen âge qui s’y montre est l’église byzantine de Saint-Germain. La ville possède un autre monument fort digne d’attention, quoique inachevé. Commencée à la fin du XVIe siècle et continuée jusqu’au commencement du XVIIIe, l’église paroissiale offre une alliance pleine de grâce et de majesté du style gothique et du style de la renaissance : les tours sont tronquées, les murs intérieurs n’arrivent pas à l’imposte. L’édifice se construisait sur l’axe d’une vieille église romane qu’on démolissait à mesure que la nouvelle avançait, et une nef, qui serait magnifique si la voûte en était posée, aboutit à un chœur roman des plus humbles proportions. Ces belles constructions sont l’ouvrage des anciennes corporations des marchands de Pont-Audemer : elles sont l’expression de la puissance des libertés municipales, comme l’abandon prolongé où on les a laissées est le témoignage de la stérilité d’une trop grande centralisation administrative. Quand nos pères posaient la première pierre d’un monument, ils le concevaient librement, se laissaient aller à des idées de grandeur, de beauté, parfois à des fantaisies, et la génération qui commençait l’entreprise en léguait avec confiance la continuation à l’avenir. La perspective d’un but élevé faisait jusqu’à des martyrs ; le dévouement de la jeunesse, les legs des mourans, venaient en aide aux efforts de la communauté. C’est ainsi que se sont élevés tant de monumens qui sont la gloire de nos provinces. Le nivellement de nos institutions ne laisse plus de place à de semblables efforts ; et l’on s’en aperçoit à la sécheresse de l’architecture contemporaine.

Pont-Audemer est à 10 kilomètres de la Seine, et l’on descend de la Risle à Honfleur en côtoyant les falaises que couronne le phare de Fatouville, puis l’anse envasée de Fiquefleur et de Saint-Sauveur. Cette échancrure a pour rivage une conque verdoyante dont le replis le plus frais porte le nom de val des Anglais. Il le doit à la sépulture qu’y trouva un corps de fourrageurs que les habitans d’Honfleur, expulsés de leurs demeures pendant l’occupation de 1346, surprirent en cet endroit. Un seul homme leur échappa. Fiquefleur comptait au XIIe siècle comme port de pêche côtière ; il avait même des nefs, car il en perdit une au grand désastre de L’Écluse, en 1340. Il n’est plus atteint par la mer que dans les marées d’équinoxe, et ne possède plus un seul canot.

On ne sait rien de précis sur la fondation d’Honfleur ; mais les traces que le sol conserve de son état primitif montrent dans la petite plaine qui s’enfonce, au débouché du vallon de la Claire, entre le mont Vassal et la côte de Grâce, une anse que remplissaient, dans des temps reculés, les eaux de la Seine. Le courant de sable et de vase qui côtoie cette anse y a formé des atterrissemens ; trop faibles pour les chasser, les eaux de la Claire ont néanmoins été assez abondantes pour maintenir en arrière un petit havre. Cet abri était enveloppé dans des forêts dont celle de Touques est le reste. Avec le voisinage des bois et le contact de la mer, Honfleur a dû commencer par un chantier de constructions navales, et depuis que la ville a une histoire, cette industrie n’a pas cessé d’y être florissante. La chapelle de Notre-Dame-de-Grâce, élevée en 1036 sur un de ces caps protecteurs que les navigateurs normands aimaient à placer sous l’invocation des saints, témoigne que l’anse était dès lors fréquentée ; elle ne devait pourtant receler en 1066 qu’une obscure bourgade, puisqu’il n’en est pas mention dans l’état des navires que le bâtard de Normandie conduisit à la conquête de l’Angleterre. Dans le siècle suivant, la bourgade devint ville. En 1204, elle ouvrait, dit la chronique, ses portes à Philippe-Auguste ; elle avait donc des remparts, et ce fut longtemps son malheur. Dominée de tous côtés, jamais place ne fut plus mal à propos fortifiée, ni plus évidemment condamnée à succomber toutes les fois qu’elle serait investie. De 1346 à 1449, Honfleur fut deux fois pris par les Anglais, qui y exercèrent des cruautés inouïes, et deux fois repris par les Français. Les guerres de religion ne lui furent pas moins désastreuses de 1562 à 1598. Les protestans, aidés en 1563 par les Anglais, l’enlevèrent deux fois, pour ne le garder que quelques semaines ; mais ils n’en rendirent guère que les cendres. Enfin en 1681 les fortifications, par-dessus lesquelles plongeait le canon de l’assiégeant, furent rasées, et depuis, aussi bien gardée du côté de la mer par les bancs de son atterrage qu’elle est vulnérable du côté de la terre, la ville n’a point été attaquée. Un camp formé en 1756 sur les hauteurs de Grâce a montré comment il faudrait, à l’occasion, la défendre.

En dépit de ces dévastations périodiques, Honfleur grandissait comme ville maritime. L’énergie de ses habitans semblait se retremper dans le sang et dans le feu, et chaque désastre y provoquait une recrudescence d’activité. C’est ainsi qu’en 1457, huit ans seulement après l’expulsion des Anglais, la ville arma l’expédition qui, sous le commandement de Pierre de Brézé, mit à rançon l’île de Wight, Portsmouth, et revint chargée de dépouilles. Fortifiées par les mesures que prit Louis XI pour réparer en Normandie les ravages de la guerre, la marine d’Honfleur et celle de Dieppe donnèrent à la France une part dans les grandes entreprises navales de la fin du XVe siècle et du commencement du XVIe. La navigation, qui n’était auparavant qu’un métier, se préparait à devenir une science. Les pillotes de la noble ville de Honnefleur furent au premier rang de ceux qui fournirent à Pierre Ferrandu les matériaux du Grant Routtier et Pillotage de la Mer, qui, composé en 1483 et imprimé en 1520, est le plus ancien des livres d’hydrographie modernes. Les côtes de France, Bretaigne, Engleterre, Espaigne, Flandres et aultres Allemaignes y sont décrites. C’était à peu près tout ce qui intéressait les navigateurs de l’Océan au moment où Christophe Colomb et Vasco de Gama leur ouvrirent de nouveaux horizons.

L’impulsion donnée par l’Espagne et par le Portugal fut sentie à Honfleur. Au mois de juin 1503, Binot-Paumier de Gonneville en partit pour un voyage de découvertes à l’est du cap de Bonne-Espérance. L’ancien cap des Tempêtes se montra à nos Normands digne de son premier nom, Assaillis par d’affreuses tourmentes, ils cherchèrent au sud une terre dont le vol des oiseaux de mer leur faisait présumer l’existence ; ils la trouvèrent, et mouillèrent à l’entrée d’une rivière qu’ils comparèrent à l’Orne. Ce rivage leur fut hospitalier, et ils y passèrent six mois. Déjà pourvus d’une certaine organisation sociale, les indigènes étaient assez avancés pour comprendre les avantages d’une civilisation supérieure à la leur ; ils aspiraient à se les approprier, et Arosca, leur roi, confia son fils Essoméric à Binot-Paulmier pour le faire instruire dans les arts des chrétiens. La promesse de le ramener ne fut pas tenue : le sieur de Gonneville ne put engager ses compatriotes dans une seconde expédition ; mais il adopta Essoméric, lui donna son nom et le maria à une de ses nièces, dont l’arrière-petit-fils, chanoine de Lisieux, a recueilli tout ce qui reste de notions sur l’expédition de 1503. Cette expédition est probablement la première qui se soit donné une mission scientifique ; elle avait emmené à cet effet « maistre Nicole Lefébure d’Honfleur, curieux et personnage de savoir, qui pourtraya les façons de force bestes oiseaux, poissons, et aultres choses singulières inconnues en chrétiensté. » Par malheur, Binot-Paulmier n’a pas dit, et probablement il n’a pas su, à quel point de la mer des Indes il avait tourné vers le sud. On commettait de son temps d’étranges erreurs de longitude, témoin Christophe Colomb et ses premiers imitateurs, qui se croyaient aux Indes-Orientales quand ils étaient en Amérique. Quelle était donc cette terre nouvelle où les Honfleurois abordèrent ? On a prétendu que c’était l’Australie ; mais l’Australie est près de deux fois plus loin du Cap que l’Europe ne l’est de l’Amérique, et sa hideuse population indigène ne ressemble en rien à celle qui fit un si bon accueil à nos compatriotes. Ce dut être une peuplade malaise que visita Binot-Paulmier, et la terre où il descendit ne peut guère être autre que celle de Madagascar ; mais on n’en saurait revendiquer pour lui la découverte : les Portugais y étaient débarqués le 10 août 1503, c’est-à-dire moins de deux mois après son départ de France.

L’expédition du sud était à peine de retour à Honfleur qu’il s’en préparait une autre pour l’ouest. Jean Denis descendit en 1506 à Terre-Neuve, et de là vint toucher au Brésil, près de Paraïbo, dans une anse qui a conservé le nom de Port des Français. On était alors à une de ces époques où toutes les bases des destinées sociales s’élargissent. Le port d’Honfleur n’aurait pu prendre part aux expéditions lointaines qui signalèrent le XVIe siècle, s’il n’avait pas été en possession d’un matériel puissant et d’un personnel d’élite : sa marine était le principal véhicule de nos relations avec les peuples riverains de l’Océan, et elle entretenait des rapports si étroits avec l’Espagne et le Portugal, qu’au milieu du XVIe siècle la ville donna chez elle le droit de bourgeoisie à tous les habitans de la Péninsule. Les guerres de religion arrêtèrent ce mouvement, qui reprit son cours au commencement du XVIIe siècle. Les vaisseaux d’Honfleur prirent alors le chemin de Madagascar, des îles de la Sonde, des Philippines, qu’ils ont depuis oublié, et si la création de la compagnie des Indes leur enleva plus tard le commerce des épiceries, ils conservèrent celui de l’Amérique du Nord, et trouvèrent un large dédommagement dans les pêches : celles de la morue et du hareng prirent, avec le commerce du sel, qui en était un appendice, de tels développemens, qu’en 1672 la régie des gabelles eut à faire construire à Honfleur des greniers capables de contenir 10,000 tonnes de sel. En 1717, Honfleur fut admis au privilège du commerce des colonies, que Marseille n’obtint qu’en 1719. Enfin la prospérité commerciale du port atteignit son apogée en 1755. Les Anglais, suivant leur habitude, coururent en 1756 sur les bâtimens de commerce avant la déclaration de la guerre, et nous n’étions pas en défense que huit cents matelots d’Honfleur étaient dans leurs prisons. Les longues épreuves qui suivirent ne laissèrent le champ libre aux expéditions commerciales qu’après la paix de 1783. Les plaies de la guerre n’étaient pas cicatrisées quand le souffle de la révolution se fit sentir, et la marine fut pour longtemps paralysée. La restauration, et c’est là son honneur, se promit de la faire renaître. En 1815, les constructions navales prirent à Honfleur un vif essor : on y arma pour la pêche de la baleine et pour les colonies ; mais la tendance des relations lointaines à se grouper au Havre était irrésistible, et les entreprises rivales succombèrent ou se déplacèrent bien vite. C’est ainsi que le port d’Honfleur est en peu de temps devenu ce qu’il est probablement destiné à rester, une sorte de succursale qui reçoit les marchandises encombrantes dont le séjour au Havre serait trop dispendieux, et les distribue dans la riche contrée adjacente. Honfleur n’a presque plus de rapports avec l’étranger, si ce n’est pour tirer d’Angleterre de la houille, et de Norvège des bois de construction. Les laines, les cotons, les sucres bruts, les matières tinctoriales, qu’il transmet aux fabriques voisines, lui viennent du Havre, et la pêche côtière est la seule qu’on y connaisse aujourd’hui.

La population d’Honfleur s’est accrue, puis amoindrie avec l’établissement commercial. Les rôles des tailles y portaient 2,353 familles en 1730 ; à cinq têtes par famille et en ajoutant les personnes exemptes, on arrivait à plus de 12,000 habitans. D’après un rapport de M. Duportal, inspecteur-général des fortifications, la population était en 1755 de près de 18,000 âmes. Elle était au recensement de 1806 de 8,660, en 1826 de 9,798, en 1856 de 9,126 habitans. L’aspect intérieur de la ville ne dément point ces données : c’est celui des vieilles villes normandes avec leurs rues étroites, leurs murs en pans de bois, quelquefois revêtus d’ardoises, leurs toits à pignons, et par places un peu d’herbe entre les pavés. Les constructions sont d’un autre siècle ; on les renouvelle peu, et les paysagistes qui exploitent les vallons de la Normandie n’ont garde de s’en plaindre.

Malgré la réalité de cette décadence, le mouvement maritime n’a point diminué dans les bassins d’Honfleur : il s’est même accru par la substitution des matières encombrantes aux marchandises précieuses ; mais d’une part le pavillon du port, qui prenait autrefois son essor vers les contrées équinoxiales et l’Amérique du Nord, ne se montre plus que dans une aire étroite ; de l’autre, ses marins, qui allaient, il y a cent ans, chercher au loin les produits exotiques, laissent aujourd’hui à la marine étrangère presque tout l’approvisionnement des bassins. Ainsi, dans l’année 1858, qui diffère à cet égard fort peu de celles qui l’ont précédée, sur 41,228 tonneaux importés, 5,412 seulement l’ont été par navires français. Le tonnage d’exportation est à peu près nul. La contrée n’envoie au dehors que de menues denrées : le port livre par an de 30 à 35 millions d’œufs à l’Angleterre et trie pour elle en automne des monceaux de poires et des pommes. Tout s’est amoindri, et, s’il faut l’avouer, le personnel naval du port d’Honfleur est ravagé dans ses rangs inférieurs par l’abus des liqueurs fortes ; ses matelots passent pour incapables des grandes choses qu’ont accomplies leurs ancêtres : c’est ainsi que la grande pèche, pour laquelle Honfleur est si bien placé et qui fit autrefois sa fortune, y est aujourd’hui tout à fait délaissée.

Si la décadence de la marine d’Honfleur n’avait pas d’autres causes que l’envasement du port, il ne faudrait pas désespérer d’y remédier. L’entrée d’Honfleur a été, dans des temps reculés, aussi difficile qu’on l’ait jamais vue de nos jours : elle a été presque entièrement interdite en 1522, en 1751, en 1775. À ces trois époques, les habitans se mirent héroïquement à l’eau pour désobstruer la passe en agitant la vase sous l’impression du jusant. En 1638, la commission chargée par le cardinal de Richelieu de rechercher l’emplacement d’un port de roi dans la Manche disait d’Honfleur : « Les difficultés de l’atterrage par les sables neutralisent ce port… On n’y pourra jamais retirer que des bâtimens moyens. » Envoyé par Colbert en 1664, le chevalier de Clerville, qui fut à quelques égards le précurseur de Vauban, déclarait « que les batures qui étaient devant Honfleur empêcheraient toujours qu’il y entrât de grands navires, et qu’il était pour cette raison inutile d’y faire de grands travaux. » On n’exprimerait pas autrement aujourd’hui la limite des services que peut rendre le port, et, puisqu’en dépit des dangers dont il est menacé, sa ruine a toujours été conjurée, elle peut, elle doit l’être encore.

Depuis les travaux exécutés en vertu des lois de 1837 et de 1842, l’établissement maritime d’Honfleur consiste en un avant-port de 39 ares et en quatre bassins à flot qui en ont ensemble 431, en tout 4 hectares 70 ares. Les dépôts vaseux y sont plus ou moins abondans suivant les directions capricieuses des courans qui remplissent les bassins, et l’on en expulse, par la combinaison de l’ameublissement des vases et de l’emploi des chasses, de 110 à 270,000 mètres cubes par an. Il ne faut point en conclure que si le curage journalier s’arrêtait, le sol du port s’exhausserait de 2m,34 à 5m,75 dans l’année : une grande partie des matières qu’apporte le flot dans le port sont les mêmes qu’ont entraînées les chasses, et comme la quantité de vase tenue en suspension est proportionnelle à l’épaisseur de la tranche d’eau qui la porte, le curage ajoute sans cesse lui-même à sa tâche. Les vases du port d’Honfleur sont très riches en matières organiques, et la culture devrait s’emparer avec empressement de cet engrais. La Normandie est à cet égard fort en arrière de la Flandre, et si les habitans d’Honfleur avaient l’habileté de ceux de Dunkerque à tirer parti des déjections marines de leur ville, la fertilité des plateaux voisins serait doublée, et les exportations par mer s’en ressentiraient. En attendant l’adoption d’une coutume si salutaire, il faut moins s’inquiéter de l’envasement intérieur du port que de celui de l’atterrage sur lequel il s’ouvre. On voit, à quelques mois d’intervalle, des bancs s’élever devant Honfleur aux places où flottaient des corvettes, se maintenir ou disparaître à l’improviste. Les pressions des vents sur les eaux de la Seine sont les causes principales des évolutions de ces masses terreuses, dont les caprices apportent d’étranges perturbations dans le régime de l’atterrage. M. Cachin, le célèbre ingénieur des travaux de Cherbourg, voulut, en 1791, purger le port et lui donner un chenal régulier. Il proposa de détourner la Risle à 2 kilomètres en amont de son embouchure et de la conduire à Honfleur par un canal maritime qui, côtoyant les falaises de Fatouville et de Saint-Sauveur, eût débouché dans un bassin de chasse d’une quinzaine d’hectares. Il évaluait à 5 millions les dépenses. On est, dans ces derniers temps, revenu à ces idées ; mais elles se sont effacées devant le projet beaucoup plus large, mais beaucoup trop chanceux, d’amener sous les murs d’Honfleur le chenal entier de la Seine. Si l’on renonce à cette entreprise, dont l’issue pourrait être le sacrifice des grands intérêts aux petits, le projet de M. Cachin donnerait un moyen sûr de sauvegarder les ports d’Honfleur et de Pont-Audemer. La masse d’eau dégorgée par le chenal prolongé de la Risle se fraierait naturellement, quels que fussent les déplacemens du lit principal de la Seine, la voie qui l’y réunirait, et l’accès d’Honfleur serait toujours facile et sûr. Ces combinaisons soulèveraient, dit-on, une vive opposition à Pont-Audemer ; mais si l’on supprimait les écluses, plus coûteuses qu’utiles, du projet de M. Cachin, si la liberté de la nouvelle Risle était complète, la navigation de Pont-Audemer serait, sur une moindre échelle, dans les mêmes conditions que celle de Rouen, et, ce qui n’est peut-être pas indifférent, les rivages de Saint-Sauveur et de Fiquefleur recouvreraient la vie, le mouvement dont ils jouissaient au moyen âge. Tandis que ces graves questions sommeillent, les débouchés du port d’Honfleur s’élargissent du côté de la terre. Il ne s’agit pas, comme en 1784, d’ouvrir un autre Cours d’Orléans, longue avenue ombragée dont la somptueuse utilité recommande aussi dans le pays la mémoire de M. Cachin. Le chemin de fer embranché à Lisieux sur celui de Paris à Cherbourg, et pénétrant par Mézidon, Alençon et Le Mans jusqu’aux bords de la Loire, s’avance vers Honfleur, et dans le silence des nuits la ville entend les détonations des mines qui, pour le faire arriver à elle, percent le long souterrain d’Ablon. Honfleur va donc être sur la Seine le port de trois riches départemens agricoles, et ce sera la faute des habitans s’il ne réalise pas les prévisions du grand cardinal, qui, n’y voyant pas, en 1638, les élémens d’un port militaire, comptait sur le pays qu’il dessert pour fournir à la marine de la Manche d’inépuisables approvisionnemens.

La conque verdoyante au fond de laquelle est assis Honfleur rappelle en petit la conque d’or de Palerme ; seulement les pommes y tiennent lieu d’oranges, et elle n’a point le ciel bleu de la Méditerranée : on n’en quitte pas moins avec regret son paysage frais et souriant, et ce belvédère ombragé de Notre-Dame-de-Grâce que baignent des eaux incessamment animées par les blanches voiles ou les panaches de fumée des navires.

Vingt ans ne se sont pas écoulés depuis que quelques baigneurs parisiens, repoussés de Dieppe par la difficulté de se loger, firent au sud du Havre, à 13 kilomètres d’Honfleur, la découverte d’une plage sablonneuse admirable pour les bains de mer : elle gisait au pied de falaises sauvages que le voisinage d’une brigade de gendarmerie colorait d’un vernis de civilisation, et les campagnes voisines étaient délicieuses de fraîcheur et de variété. Presque tous pêcheurs de profession, les habitans de Trouville étaient de bonnes gens, et leurs femmes comprirent bien vite que la plus douce des vertus ne devait pas être la moins lucrative : leur hospitalité quadrupla en l’Honfleur de Paris le prix des loyers de leurs chaumières, et de ce moment la fortune de la plage de Trouville fut faite. Il en est peu de fondées sur de meilleures bases. Qu’on tourne les yeux du côté de la terre ou de celui de la mer, la situation de Trouville l’emporte de beaucoup sur celle de Brighton : il est des vallées plus étendues que celle de la Touques, il n’en est pas de plus gracieuses, et l’aspect de l’embouchure de la Seine, avec ses eaux toujours sillonnées de navires, a peu d’équivalens dans le monde. Trouville, qui n’était qu’un village en 1840, comptait 4,183 habitans au recensement de 1856, et ce nombre est doublé pendant l’été. Le relief du sol n’a pas moins changé que la population ne s’est accrue. Le lit de la Touques a été transposé ; de beaux quais alignés ont pris la place de grèves informes ; des dunes et des falaises solitaires se sont couvertes de jardins et de maisons de plaisance ; des habitations plus modestes sont de tous côtés sorties de terre : les plans du cadastre, les cartes récentes de l’état-major et de la marine ne représentent plus qu’un passé oublié, et d’autres transformations sont si probables, peut-être si prochaines, que les cartes levées aujourd’hui risqueraient d’être vieillies avant d’être gravées.

L’aspect que présentait il y a vingt-cinq ans l’atterrage de Trouville avec sa rivière s’épanchant péniblement sur un talus de sable infranchissable en morte-eau, même aux bateaux de pêche, ne répondait guère aux événemens dont il a jadis été le théâtre. Les 240 hectares de marais et de dunes qui remplissent l’angle compris entre la rive gauche de la Touques et la mer remplacent une anse où flottait à l’aise en 1066 une des divisions de la flotte de Guillaume le Conquérant, et où Henri V descendit, en 1417, avec des forces suffisantes pour subjuguer sans coup férir toute la Basse-Normandie. La nature et le relief du terrain ne permettent point à cet égard le moindre doute. La mer recevait la Touques à 3 kilomètres en arrière du rivage actuel, et la rivière, on le reconnaît aux berges qu’elle a quittées, avait devant le bourg auquel elle a donné son nom au moins 150 mètres de largeur : le mouillage était abrité de l’ouest et du sud par la courbure du Mont-Canisy, alors beaucoup plus saillant vers le nord. L’entrée en était signalée au loin par la vieille chapelle de Bénerville, et le fond en était gardé par le château des ducs de Normandie, dont l’enceinte fortifiée est un monument si précieux de l’architecture militaire du moyen âge. L’histoire n’est pas ici moins clairement écrite sur le terrain que dans les chroniques. Le marais de Deauville n’est que le résultat d’atterrissemens récens ; la mer, qui le submerge aux équinoxes, n’en a pas même encore abandonné la possession, et Bonnivet ne fit, contre son habitude, rien que de très raisonnable, lorsqu’il vint, en 1520, chercher à l’embouchure de la Touques l’emplacement du port militaire qui devait succéder à Harfleur. L’illustration funeste qu’avait acquise cet atterrage en 1417 n’était point oubliée, et l’on devait penser que les eaux qui recevaient un siècle auparavant les flottes anglaises à leur arrivée pouvaient servir de point de départ aux nôtres. Bonnivet fut, il est vrai, détrompé par l’aspect des lieux ; le comblement de la baie avait été rapide, ce qu’expliquent aisément les éboulemens du rivage, dont les débris étaient apportés par le courant. Lorsqu’en 1638 M. d’Infreville vint remplir sur cette côte une mission analogue à celle de Bonnivet : « Grève plate et sablonneuse, rien à faire, » dit-il brièvement de l’embouchure de la Touques dans son rapport au cardinal de Richelieu.

Voilà ce qu’étaient devenus l’atterrage et le cours de la Touques, livrés au conflit des eaux intérieures et des marées chargées des débris des falaises voisines, et nul ne peut dire si, pendant une période de perturbation qui paraît avoir duré près de quatre siècles, des mains d’hommes eussent pu lutter contre un concours de circonstances naturelles si contraires. Depuis cinquante ans, ce rivage est entré dans une période de stabilité relative dont il ne faut ni se trop défier ni trop attendre. Les auteurs de la transformation qu’a subie la plage de Trouville de 1840 à 1856 ont été M. le comte d’Hautpoul, maire, M. Vallée, son adjoint, et M. Tostain, alors ingénieur en chef du Calvados. Saisissant la juste mesure de ce que comporte l’état des lieux, ils ont su mettre en relief les avantages nautiques d’une position à laquelle on n’en soupçonnait aucun. En 1846, M. Tostain, qui construisait la route de Pont-l’Évêque à Trouville, la mit au service direct de la navigation en jetant sur la rive gauche de la Touques les fondations d’un quai dont la longueur est aujourd’hui de 800 mètres. Poursuivant son œuvre sans se laisser décourager par la difficulté des temps, il perçait à la rivière en avril 1849 un nouveau passage au travers des dunes, et l’enfermait dans un chenal dirigé vers le nord. Cette abréviation des trois quarts de la distance à franchir du bord de la plage à la basse mer, accrut si bien l’énergie des courans de marée, que l’approfondissement du lit dépassa tous les calculs de l’ingénieur et mit à découvert les fondations des quais. La couche de galet sur laquelle reposent les sables offrait une base solide, et cet heureux accident fut bientôt réparé. Le lit de la Touques s’est abaissé devant Trouville de plus de 1m,50, et des bâtimens de 200 tonneaux accostent des quais aux places où l’on n’avait jamais fait que jeter du poisson frais sur la grève. Le nouveau chenal, s’allongeant entre deux belles estacades, reçoit dans les basses mers de morte-eau les navires qui le remontent avec le flot, et l’entrée de Trouville est dès à présent un refuge précieux pour la petite navigation de l’embouchure de la Seine. On ferait remonter le refuge et porter la marée et la navigation jusqu’à Pont-l’Évêque en redressant le lit de la Touques.

Le mot de refuge ne saurait se prononcer sur les côtes de Normandie sans rappeler que les Anglais multiplient sous ce nom sur le rivage opposé des mouillages fortifiés ouvertement destinés à couvrir des bâtimens armés en course contre notre commerce. Nous devrions tout au moins imiter leur prudence dans ce qu’elle a d’inoffensif, et ne pas pousser la courtoisie jusqu’à laisser à la disposition de leurs croiseurs les mouillages faits pour recueillir en cas de gros temps ou de chasse, les nombreux navires qui se dirigent de la côte du Calvados sur l’embouchure de la Seine. L’ampleur et l’inviolabilité des abris ne sont nulle part si nécessaires que sur les points de convergence de tous les navires qui sillonnent les, eaux françaises de la Manche, et l’atterrage de Trouville offre à cet égard des avantages naturels qu’il n’est pas permis de négliger.

Les basses mers des équinoxes mettent à découvert, à deux milles au nord de l’entrée de la Touques, une humble esplanade ordinairement submergée : c’est l’affleurement du Banc-Cabeux, colline sous-marine qui s’allonge parallèlement à la côte en laissant un chenal intermédiaire qui conserve aux plus basses mers une profondeur de 5 ou 6 mètres : le banc n’est point alors recouvert, sur plus de 3 kilomètres, de plus de 15 décimètres d’eau. Si des observations spéciales confirmaient les assertions des pêcheurs sur la stabilité du Banc-Cabeux, la meilleure position stratégique du sud de l’embouchure de la Seine serait aussi le point où la création d’un refuge serait la plus facile. Une digue submersible posée sur la crête du banc convertirait le chenal qu’il protège en une rade couverte également accessible du côté du large et de celui d’Honfleur, et les batteries de couronnement de la digue, en défendant ; le chenal méridional de la Seine, interdiraient à l’ennemi des positions très dangereuses pour Le Havre.

L’atterrage de Trouville n’a point été jusqu’à présent considéré sous ce point de vue, et quoiqu’il n’ait pas d’autre aire territoriale que celle qui est très suffisamment desservie par le port d’Honfleur, on veut en faire un port de commerce : un décret du 20 juin 1860 a ouvert un crédit de 2,400,000 francs pour les premiers frais de l’établissement sur la rive gauche de la Touques d’un bassin à flot de 600 mètres de long sur 120 de large. Une spéculation sur la plus-value des terrains adjacens s’appuie sur cette entreprise, et y contribue pour 300,000 francs versés au trésor public. Peut-être pouvait-on, sans chercher beaucoup, trouver sur la côte des projets aussi utiles. Si le bassin de Trouville n’est alimenté que par ce qu’il enlèvera à Honfleur, il n’opérera qu’un déplacement d’avantages, et les rancunes des dépouillés seront plus vives que la gratitude des favorisés. Disséminer les ressources maritimes n’est point un moyen de les fortifier, et si les fonds employés au creusement d’un bassin superflu servaient à créer sous les murs de Trouville un refuge pour la navigation et un point d’appui pour la défense de la Seine, tous les intérêts qu’alarme la première entreprise se coaliseraient pour le succès de la seconde : heureux encore si, quand le bassin sera fait, la prédilection qu’inspirent trop souvent les créations ingrates ne condamne pas l’administration à un allongement irréfléchi des jetées ! Les avantages nautiques du mouillage du Banc-Cabeux et le maintien de la plage[9] qui fait actuellement la fortune de Trouville seraient alors singulièrement compromis.

En attendant de plus hautes destinées, Trouville est un des bons ports de pêche côtière de la Manche. Il possède soixante bateaux calant en moyenne 25 tonneaux, et ce nombre tend à augmenter. Le bateau équipé revient à environ 18,000 francs, et son produit annuel équivaut à sa valeur en capital. Ce produit se divise en deux moitiés, l’une pour le bateau, l’autre pour l’équipage, composé de cinq hommes et d’un mousse. L’entretien et la dépréciation annuelle du matériel ne comptent pas pour moins de 4,000 francs. Le produit brut de la pêche de Trouville est de 1 million à 1,200,000 francs. Les matelots qui s’y livrent sont renommés pour leur hardiesse, et tiennent les eaux de la Manche orientale pour un domaine de leur dépendance. La pêche de Trouville ne doit pas faire oublier son humble voisine de Villerville. Celle-ci n’a de refuge à son point de départ que la grève sur laquelle elle tire ses bateaux : deux hommes y forment un équipage, et ces embarcations trouvent sans sortir de la Seine assez de profits et de périls. L’on évalue les produits de la pêche de Villerville à 200,000 francs, dont un cinquième provient de la récolte des moules du banc du Ratier, faite à la main en vive-eau par les femmes du village. Il n’existe peut-être pas de plage mieux située que celle de Villerville pour l’exploitation de moulières en espalier semblables à celles de la rade de l’Aiguillon, si bien décrites par M. Coste.

Le salutaire usage des bains de mer s’approprie de proche en proche toute la côte du Calvados. À partir d’Honfleur, de nouveaux hameaux de baigneurs s’établissent chaque année en arrière des dunes doucement ondulées qui bordent d’anciennes anses transformées en herbages, ou dans les réduits des falaises dont les flots rongent les saillans. Cette route, raboteuse et variée, conduit à la pointe de Beuzeval, dans laquelle les lecteurs de la Revue reconnaîtront peut-être le point de départ d’une course qui les a conduits jusqu’à Barfleur[10]. Ne quittons pas cet abrupt sommet sans nous arrêter un instant au spectacle qu’offrent la terre et la mer. Refoulée par des éboulemens dès longtemps gazonnés et pourtant précurseurs sinistres d’autres dislocations de la côte, la Dives serpente à 112 mètres au-dessous de nos pieds. Des monticules ombragés, qui ne sont autre chose que d’anciennes dunes, sont maintenant séparés de la mer par un large tapis de verdure, et d’autres dunes grandissent sur le rivage. Les gras pâturages de la vallée d’Auge, parsemés de massifs d’arbres touffus, s’enfoncent à perte de vue vers le sud. Là ruminent, dans l’épaisseur des herbes, ces troupeaux charnus qui n’ont point d’égaux dans le monde, et près d’eux bondissent les chevaux de bataille de nos cuirassiers. Soit que l’œil suive à l’ouest les collines boisées de Bavant et de Gonneville, soit qu’il côtoie la zone sablonneuse des dunes, il voit bientôt luire en arrière de Merville les eaux de l’embouchure de l’Orne, et distingue clairement le tracé suivant lequel la Dives ira un jour s’y réunir, au grand avantage de la navigation. Au nord, la mer est sans limites ; mais à droite, dans un lointain tantôt à demi voilé par une brume légère, tantôt éclatant au soleil, les falaises de La Hève commandent Le Havre et l’embouchure de la Seine. Des centaines de bateaux de pêche égaient ces eaux de leurs manœuvres capricieuses, et à l’horizon de lourds et rapides pyroscaphes travaillent, sous le sillage de leur fumée, à effacer les distances et à nous donner des amis sur les plages les plus reculées du globe.

IV. — La défense du Havre.

Le foyer de ce bel ensemble, Le Havre, a toujours été la partie de notre établissement maritime la plus exposée aux attaques de nos ennemis. Ce malheur est le revers des conditions qui font sa fortune ; les avantages pacifiques d’une position avancée ont pour conséquences militaires d’inévitables inconvéniens ; mais cela n’a point empêché Le Havre de prospérer : l’aiguillon du péril a presque toujours été parmi nous une excitation salutaire.

Il serait sans utilité pratique de revenir en ce moment sur la partie de l’histoire militaire du Havre qui se rapporte au temps où nous n’avions pas d’autre port de guerre sur l’Océan. Telle était la destination que lui avait donnée François Ier et qu’il conserva jusqu’à Louis XIV : ce n’est même qu’en 1763, après la guerre de sept ans, que les derniers restes de sa marine militaire ont été transférés à Brest. Il suffit ici de considérer les cent vingt années qui ont précédé la fin des guerres de l’empire : dans cette période, huit attaques ont été dirigées par mer contre Le Havre, pas une seule par terre.

La première fut celle de 1694, année fatale, marquée par de grands désastres à Dieppe, à Cherbourg, à Saint-Malo. Les Anglais commencèrent le bombardement le 26 juillet, à deux heures de l’après-midi : ils avaient pris position à l’ouest près du banc de l’Éclat ; mais, voyant le peu de succès de leur feu, ils tournèrent au sud et s’embossèrent en face de l’Eure. Le maréchal de Choiseul, gouverneur de la place, établit à la hâte pour leur répondre une batterie à boulets rouges ; mais un bourgeois normand imagina une manœuvre tout aussi efficace. On vida en dehors de la place les paillasses des habitans, et l’on y entretint un feu de paille mouillée. Les Anglais, prenant la fumée pour celle d’un incendie, s’acharnèrent sur ce foyer, et en trente heures ils y lancèrent onze cents bombes. Il y eût sept maisons perdues, et le dommage total fut évalué à 100,000 livres. Il est permis de croire que, sans parler d’une bombarde coulée, l’expédition ne s’était pas faite pour si peu. On voulut recommencer l’année suivante ; mais les défenses avaient été augmentées, et les bombardes anglaises se trouvèrent en face de trente chaloupes canonnières, montées chacune de cinquante hommes résolus à les aborder ; elles se retirèrent après une démonstration insignifiante.

L’attaque de 1759 fut la plus meurtrière de toutes. Les bombardes anglaises s’affourchèrent en quart de cercle à 1,500 toises du musoir de la jetée du nord, et nous leur opposâmes à 200 toises du rivage une ligne de pontons et de canonnières. En arrière des galiotes anglaises étaient embossés des vaisseaux de ligne qui les protégeaient, comme nos batteries de terre nos pontons. « Quoique le bombardement ait eu quelque effet, dit le rapport du temps sur le siège, il n’a pas répondu à l’attente des ennemis de brûler la ville. La position de leur escadre était telle que leur gauche regardait le côté des bateaux plats qui étaient rassemblés sur le rivage entre les épis 64 et 79, et leur droite s’étendait jusqu’à la méridienne de la tour de François 1er. Ils menaçaient ainsi en même temps la citadelle, le port et le quartier Saint-François. Leur attaque commença le 4 août au jour et dura jusqu’au 7 : ils bombardèrent sans relâche à toute marée, et jetèrent neuf cents bombes pleines d’artifices du poids de 250 ou 300 livres ; la plupart tombaient à faux. Cent maisons à peu près furent endommagées ; le feu prit à quelques-unes et même à un magasin de goudron ; mais la bonne police en arrêta toujours le progrès. Plusieurs personnes furent blessées ou moururent de frayeur. Du reste, les dégâts dans les maisons et les meubles ont été estimés au plus à 300,000 livres. — Du côté des Anglais, les bombes du Havre tuèrent beaucoup de monde ; on coula à fond une grande chaloupe pleine d’hommes qui servait les bombardes, ce qui les obligea de modérer leur feu, outre que leurs galiotes faisaient eau par l’ébranlement des mortiers, dont la charge était trop forte à 30 livres de poudre qu’ils y mettaient pour en augmenter la portée et en rendre l’effet plus dangereux. Ils prirent le 7 le parti de se retirer après avoir fait une prodigieuse dépense et laissé sur nos rivages beaucoup de cadavres et d’ustensiles qui dénotaient une grande perte de leur côté. » Tels furent les résultats d’une expédition dans laquelle l’un des plus grands hommes de mer de l’Angleterre, Rodney, n’eut à combattre que des officiers dont l’histoire n’a point enregistré les noms.

Les autres tentatives, qu’il serait sans intérêt d’énumérer, coûtèrent aux Anglais beaucoup plus qu’à nous, témoin l’aventure de sir Sidney Smith et du Diamant. Au printemps de 1796, l’illustre commodore s’était chargé de la police de la rade du Havre, et pendant la nuit du 18 avril il surprit auprès des jetées un petit corsaire. Son équipage fêta cette capture à l’anglaise, par de copieuses libations. Au milieu de ces réjouissances, un prisonnier nommé Lallemand, trompant la surveillance, largua le câble d’ancrage de la frégate : entraînée à la dérive par les courans de marée, celle-ci se jeta sur les bancs d’Honfleur et y fut prise par les pêcheurs accompagnés de leurs femmes, comme une baleine échouée. Les circonstances romanesques dont fut accompagnée plus tard l’évasion de sir Sidney Smith de la prison du Temple firent oublier la manière dont notre ingénieux compatriote lui en avait procuré l’entrée.

L’amiral Baudin, qui, pendant un long séjour au Havre, avait fait une étude attentive de la défense du port, remarquait que, dans ses entreprises, l’ennemi, gêné par les bas-fonds et les reviremens des courans de marée, tenu en respect par des batteries flottantes difficiles à tourner, n’avait jamais agi qu’avec une extrême circonspection ; mais toutes ces conditions lui paraissaient renversées par l’invasion de la vapeur. Le temps n’est plus où l’assaillant se signalait au loin par la hauteur de sa mâture, et où la direction du vent était à elle seule un avertissement. Bas sur la mer, cachant sa fumée dans la brume ou dans les nuages, le navire à vapeur est à peine aperçu qu’on l’a sur les bras, et les batteries flottantes qui suffisaient jadis à la sécurité de la petite rade ne seraient point à l’abri de ses surprises. Si récente que soit la perte du brave amiral, l’art de détruire a depuis fait des progrès qui déroutent toutes ses prévisions. En 1853, de vieux officiers d’artillerie se souvinrent d’avoir remarqué dans des sièges qu’un boulet lancé qui heurtait un boulet immobile se brisait, et des expériences faites au polygone de Vincennes confirmèrent leurs observations. De ce fait à conclure qu’une canonnière cuirassée de fer battu serait invulnérable, la distance n’était pas grande ; elle fut bientôt franchie, et quelques mois après la Dévastation renversait, sans être entamée par soixante dix-huit boulets russes qu’elle recevait, les batteries de Kinburn[11]. L’air retentissait encore de l’écroulement des remparts de Sébastopol, que le canon atteignait des perfectionnemens équivalens à ceux du fusil et de la carabine. Il est acquis aujourd’hui que des portées de 9 kilomètres n’ont rien d’extraordinaire, et un inventeur offre en ce moment même de faire passer des projectiles d’une rive à l’autre du Pas-de-Calais. Tout à l’heure les portées n’auront de limites que dans la résistance du métal des pièces, et si cela importe peu pour les combats à terre, où l’on s’aperçoit rarement de très loin, il n’en est pas de même à la surface de la mer. Ne nous exagérons pas cependant les conséquences de ces nouveaux moyens d’attaque pour les villes maritimes. Les bombardemens ont toujours fait beaucoup plus de bruit que de mal ; ils sont plus terribles en imagination qu’en réalité : les seules victimes que fit au Havre celui de 1694 moururent de frayeur. Napoléon, dans ses préoccupations sur la défense des côtes, redoutait peu les bombes. « Les machines, les bombardemens mêmes, disait-il[12], sont comptés pour rien en temps de guerre. Les bombes ne font rien aux remparts, fossés, contrescarpes ; les bombes sont utiles, mais comme moyen combiné de siège en règle. Je ne sais ce que vous entendez par machines infernales ; les machines infernales ne sont rien. Les Anglais s’en sont servis contre Saint-Malo et plusieurs de nos ports : cela n’a abouti qu’à casser les vitres. » Les bombardemens, qui ne font que des plaies d’argent, coûtent surtout à ceux qui bombardent. Après la capitulation qui suivit l’attaque d’Alger en 1682, le dey Mezzomorto demanda à Duquesne quelle avait été la dépense de l’expédition, et sur le chiffre par lequel répondit l’amiral : « Que ton maître ne m’en donnait-il la moitié ! s’écria le renégat, qui savait compter, j’aurais moi-même brûlé de fond en comble la ville, qui est encore debout… » Les bombes ne sont très dangereuses que pour la propriété particulière, et la tendance générale qui est de mettre cette propriété en dehors des chances de la guerre doit restreindre de plus en plus l’emploi d’un moyen de destruction qui n’aboutit à aucun résultat militaire. La propriété de l’ennemi n’est d’ailleurs pas la seule que frappe le bombardement d’un port de commerce : qu’on regarde la variété des pavillons qui couvrent les bassins du Havre ; les deux mondes y sont représentés, et les bombes qu’on y lancerait tomberaient sur l’Allemagne, l’Espagne, la Russie, la Scandinavie, les deux Amériques, tout comme sur la France. On bombarde Copenhague quand on sait le Danemark hors d’état de riposter ; on y regarde à deux fois avec une nation qui possède une marine et une artillerie capables de rendre coup pour coup, d’écraser ville pour ville. La bonne conduite des affaires intérieures du pays, le maintien attentif et cordial des relations avec le continent et avec le Nouveau-Monde auront désormais, pour prévenir des attaques barbares, une efficacité qui leur a manqué dans le passé.

Quelle que soit néanmoins la confiance dans les progrès de la civilisation appliquée à la guerre, les moyens directs de défense ne doivent pas être négligés. Sous ce point de vue même, les nouveaux procédés de destruction n’ont rien de décourageant ; il n’en est pas un seul qui ne puisse être retourné contre ceux qui s’en servent, et les coups reçus à la mer auront aujourd’hui comme autrefois de bien plus terribles effets que ceux qui sont portés contre la terre ; le même projectile qui coule un vaisseau ne fait qu’une brèche sur une muraille et s’amortit dans un gazonnement. L’allongement des portées n’y fait rien ; il est acquis à l’assiégé comme à l’assaillant, et quand celui-ci tirera du large sans être seulement appuyé sur des ancres, l’incertitude de ses coups, accrue par le mouvement de la mer, sera bien plus grande que par le passé. La seule conséquence à tirer pour Le Havre des progrès récens de l’artillerie est que la sûreté de la place n’est plus dans des remparts qu’on a grande raison de démolir : les garanties en doivent être assises sur le cap de La Hève, à Quîllebeuf, sur le banc de Trou ville, qui, situé à six milles de la place, croiserait ses feux avec les siens, sur les bancs de l’Éclat et d’Amfard, dont les forts depuis longtemps projetés seraient aujourd’hui cuirassés comme les batteries flottantes, dans tout cet ensemble enfin de positions stratégiques et commerciales qui font du golfe dont nous venons de parcourir les rives une des parties les plus intéressantes de la Seine maritime.

J.-J. Baude.
  1. Voyez la livraison du 15 novembre 1859
  2. Cronica de don Pedro Niño, conde de Buelna, réimprimée à Madrid en 1782, in-4o.
  3. Pour perpétuer le souvenir de cet événement, la famille de Grouchy avait fait en faveur de l’église d’Harfleur une fondation qui a été abolie en 1793. Le maréchal de Grouchy a renouvelé avant de mourir la donation à l’église et au bureau de charité ; elle consiste en une rente perpétuelle de 240 francs. On célèbre chaque année le 4 novembre un service anniversaire pour les libérateurs d’Harfleur, et l’on distribue aux pauvres cent quatre pains et cent quatre bouteilles de vin.
  4. Voyez la Revue du {{1er novembre 1852.
  5. Les échantillons que j’ai vus de la tourbe du Marais-Vernier m’ont paru assez grossiers ; mais je n’entends pas dire par là qu’en cherchant plus bas ou plus loin on n’en trouvât pas de meilleure. Même avec cette réserve, cette tourbe ne pourra jamais, en raison de sa porosité et de l’encombrement qui en est la conséquence, être transportée fort loin. Le bas prix auquel, avec un autre système de communications, elle arriverait à Quillebeuf et se répandrait de là sur la partie des rives de la Seine que vivifient les courans alternatifs des marées, compenserait largement cet inconvénient. Le principal obstacle au remplacement de la houille par la tourbe dans les bateaux à vapeur et les usines de la contrée est peut-être dans la nécessité de changer la forme et la capacité. des fourneaux, et de plier les ouvriers à d’autres habitudes.
  6. Voyez la Revue des Deux Mondes du 15 février 1849.
  7. Ce nom est écrit Rille sur les cartes des dépôts de la guerre et de la marine, ce qui induit les étrangers à mouiller les il, comme dans fille. Le nom latin de la rivière est Risella, et les habitans de ses bords font légèrement sentir l's dans le nom français. C’est pour cela qu’on se permet de s’écarter ici de l’orthographe admise sur nos meilleures cartes.
  8. On a opposé ce fait, entre beaucoup d’autres, à ceux qui ont proclamé Beukels, le pêcheur de Biervliet, inventeur de l’encaquement du hareng, à Charles-Quint surtout, qui lui fit élever un tombeau. Il est peu surprenant que ce prince, qui pensait à tout et ne négligeait rien, trouvant Biervliet sur son chemin, ait songé à en tirer parti pour flatter une prétention des Flamands. Beukels est mort en 1347, et les archives de nombre d’anciens monastères témoignent qu’on y recevait longtemps avant sa naissance des barils de harengs.
  9. La plage de Trouville s’abaisse d’une manière inquiétante pour les constructions riveraines. Ce mouvement tient à ce que les courans de flot lui enlèvent du sable et ne lui en rapportent plus, obligés qu’ils sont par les estacades du chenal de déposer à l’ouest celui dont ils sont chargés. Le moyen de rétablir la plage serait probablement la construction sur les Roches-Noires, qui la bordent à l’est, d’un épi qui retiendrait le peu de sable qu’amène encore le flot.
  10. Voyez la livraison du 15 avril 1854.
  11. Voyez, sur la campagne de la Dévastation, la Revue du Ier et du 15 février 1858.
  12. Lettre au ministre de la marine du 9 septembre 1809.