La Semaine de Mai/Chapitre 18

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Maurice Dreyfous (p. 117-122).


XVIII

EXÉCUTIONS DIVERSES

On ne fusillait pas seulement les prétendus pétroleurs ; on fusillait encore dans tout Paris, j’entends dans Paris conquis et pacifié : 1o Ceux qui avaient un pantalon de garde national ; 2o Ceux qui avaient aux pieds des godillots ; 3o Ceux qui avaient l’épaule droite marquée comme par la crosse d’un fusil, etc., etc.

Un ancien soldat qui était alors caporal dans l’armée régulière, et qui fit partie du détachement chargé de conduire Varlin au supplice, m’a écrit une lettre pleine de renseignements fort curieux, où je lis :

« Je dois vous déclarer, moi aussi, qui ai été témoin de bon nombre d’arrestations, que la vie du peuple de Paris était à la merci d’un malentendu quelconque ; un godillot, un pantalon, des mains noires, un fusil, quoi que ce fût de ce genre, amenait l’arrestation du détenteur, et je pourrais vous citer plusieurs personnes que j’ai fait relâcher en expliquant aux soldats qui les avaient arrêtées que la garde nationale n’avait pas été désarmée. Cela provenait tout simplement de ce que les soldats arrêtaient sans ordre précis. Les officiers se contentaient de dire : Allez faire des perquisitions, et amenez tous ceux qui vous paraîtront suspects. La troupe elle-même était surveillée par la police. »

Un de nos amis, qui a su depuis se faire sa place, se trouvait alors à Paris, où il était arrivé pour la première fois le 17 mars, sans connaître personne. Chassé de chez lui par l’incendie, ne sachant aucune maison où il pût trouver un abri, il errait dans les environs de la porte Saint-Martin, occupés depuis quelque temps par l’armée. En ce temps-là, tout le monde était suspect ; n’ayant ni asile, ni garant à invoquer, que deviendrait-il si on l’arrêtait ? Il allait donc de rue en rue (comme tant de malheureux alors), sans savoir où il allait, tremblant d’éveiller un soupçon, surveillant les regards fixés sur lui. De lassitude, il entra dans un cabaret, se mit à une table et y resta.

Comme il était là, un garçon du cabaret entra en manches de chemise. « Comment ! dit le patron, tu n’es donc plus malade ? — Non, je suis guéri par l’arrivée des troupes. Ah ! les canailles de communards ! Ils ont voulu me faire marcher de force ! J’espère bien qu’on va les fusiller sans pitié, comme des chiens. Je suis sorti de mon lit pour voir ça. » Et il invectivait les vaincus avec une violence, il appelait sur eux le massacre avec une férocité qui produisaient sur tous les témoins une odieuse impression.

Le patron lui disait : « C’est mal, il ne faut pas parler ainsi. » Et notre ami mélancolique, tâchait de prendre une contenance. S’il allait éveiller les soupçons de cette brute !

Des soldats entrèrent pour boire. Le garçon courut à eux. « Vous êtes nos sauveurs. Tuez tous les communards que vous trouverez. Il faut les exterminer… » Cet excès de passion contre les fédérés éveilla les soupçons des nouveaux venus. Ils regardèrent cet enragé : il avait un pantalon de garde national : « Dis donc, toi qui cries si fort, tu en es : tu portes leur costume. » Et les soldats arrêtent le garçon. Le patron intercède, jure que le malheureux sort de son lit. Peine inutile. On entraîne le prisonnier. Le patron sort pour tâcher encore de le sauver, un quart d’heure après, il rentre, très pâle : on avait fusillé comme fédéré ce réfractaire altéré du sang de tous les fédérés..

Le nombre de personnes exécutées pour le même motif est considérable : depuis le premier siège, beaucoup de Parisiens portaient au moins une partie de leur uniforme de garde national : on avait repris la blouse, on gardait le pantalon. Beaucoup n’en avaient pas d’autres. Qui aurait pu imaginer que ce fût un crime, et qu’on fusillerait les hommes pris, non seulement les armes à la main, mais encore le pantalon aux jambes ?

Boulevard Magenta, des officiers étaient assis à la terrasse du café des Deux-Hémisphères. Le combat était fini là depuis longtemps, car on était en train de démolir la barricade. On sait qu’un ou deux jours après la prise d’un quartier, l’autorité militaire obligeait les passants à déblayer les rues. Les fédérés les avaient contraints à mettre chacun un pavé : l’armée régulière les contraignait à rester à la besogne jusqu’à ce qu’elle fût terminée. M. Lafont, le conseiller municipal, étant gravement malade et incapable du moindre effort, fut, à Montmartre, brutalement menacé parce qu’il représentait qu’il était hors d’état de soulever des pavés : il fallut qu’il s’y mît.

Les officiers regardaient donc les travailleurs.

Un d’eux, en se baissant, laissa voir sous sa cotte de travail la bande rouge d’un pantalon dénonciateur. Un des officiers cria : « En voilà encore un !… Au mur ! » Quelques instants après, le malheureux était fusillé contre le presbytère de l’église Saint-Laurent.

Il n’était pas prudent, comme on le voit, de sortir, quand on portait un pantalon du premier siège. Et si l’on restait chez soi ?… Le 25 mai, un détachement de la ligne faisait des perquisitions rue du Vertbois. Il entre au 52, pénètre chez M. Legris, négociant, en train de déjeuner avec sa femme et ses enfants. L’infortuné avait un pantalon de garde national. Il est fusillé rue Vaucanson.

Les soldats revinrent, et fusillèrent, à la porte de la maison, trois autres personnes : deux Belges et un maçon, ce dernier devant sa femme.

Si l’on était impitoyable pour les pantalons à bande rouge, on pardonnait encore moins aux souliers de la maison Godillot : c’était la chaussure de l’armée : elle semblait accuser un déserteur. J’ai déjà signalé une exécution de ce genre faite le lundi, dès l’entrée des troupes dans Paris ; il est inutile de multiplier les exemples.

J’ai déjà montré aussi que les mains noires étaient toujours supposées noires de poudre ; j’ai cité à Montmartre, un teinturier à qui la teinture dont ses mains étaient souillées avait coûté la vie ; aux Halles, un homme couvert de farine, qui, d’après le Français, fut exécuté parce que la paume de ses mains était aussi noire que le dessus était blanc.

Un autre, au Châtelet, était réquisitionné pour travailler avec les soldats à éteindre l’incendie. Il était noir de suie. La besogne finie, on lui permet d’aller se laver à la rivière. Il est arrêté en route, et fusillé pour la couleur de ses mains !

On faisait plus : on obligeait les prisonniers à se déshabiller, et on cherchait sur leurs épaules s’il y avait une marque indiquant qu’une crosse de fusil y avait été appuyée.

Plusieurs témoins nous attestent ces faits : entre autres, un ancien aide-major, qui soignait alors les blessés à Lariboisière.

Les soldats eux-mêmes ne furent pas épargnés. Je ne parle pas, bien entendu, des soldats passés à la Commune. Je ne parle pas non plus de ceux qui refusaient de marcher. Ceux-là, leur compte était réglé, un de mes amis, ancien sous-officier de l’armée régulière, qui a pris part à la conquête de Paris, me fournit le détail suivant dont il a été témoin : trois soldats, dont la famille habitait les Batignolles, demandaient à ne point être employés à la prise de ce quartier, pour ne pas être exposés à tuer des parents ou des amis. On leur épargna cette douleur, car ils furent passés par les armes, rue Saussure.

Dans le massacre plein de sinistres hasards de la semaine de Mai, on exécuta jusqu’à des soldats qui avaient fait de leur mieux contre les communards ! À Bercy un soldat est blessé. Son capitaine, M. G…, le laisse chez un habitant. La compagnie s’éloigne : un nouveau bataillon arrive, découvre le blessé ; c’était un Bas-Breton, il parlait fort mal le français : il ne peut pas s’expliquer. En vain les habitants de la maison font leur possible pour le sauver. Le commandant, croyant avoir affaire à un déserteur, lui décharge son revolver dans la tête.

Le capitaine G… revint le lendemain ; il apprit comment son blessé avait été soigné : c’est lui-même qui a raconté le fait à la personne dont je le tiens.

Un officier de l’armée, qui est arrivé à Paris (à peine guéri d’une blessure reçue à Metz) aussitôt après la semaine de Mai, me cite d’autres exemples analogues.

Un de ses amis, sergent-major dans un régiment de Paris, était arrivé le 27 ou 28 mai dans la rue habitée par sa famille. Sa compagnie eut là une barricade à enlever. La rue conquise, ce jeune homme demanda à son capitaine la permission de monter chez ses parents. Il trouva son père, sa mère, sa sœur, un frère, une tante en deuil. On n’avait plus de ses nouvelles depuis Saint-Privat. On le croyait mort. Inutile de dire s’il fut fêté. Au lieu de cinq minutes, il resta un quart d’heure. Quand il redescendit, il trouva dans la rue un autre régiment. Le sien était loin. — Un soldat sortait d’une maison ? C’était assurément un déserteur qui venait de l’armée de la Commune. On le mit au mur, on chargeait les fusils pour l’exécuter, quand toute la maison, accourue au bruit, donna des explications. On ne les croyait pas. Il fallut que sa famille l’entoura, disant : « Fusillez-nous tous alors ! »… Enfin on le relâcha. D’autres furent moins heureux.

Lorsque le Jardin des Plantes fut pris par la troupe, l’intendant y établit des soldats de l’administration pour préparer les vivres et faire la soupe. Puis la division se remit en marche. Une demi-heure après, arriva un autre régiment… Les hommes qui étaient là faisaient évidemment la soupe pour les fédérés ! On les fusilla sans rien écouter. L’un d’eux se cacha dans une marmite, il y fut tué à coup de baïonnette !

Le fait a été dit à celui qui me le transmet par un lieutenant qui en a été témoin, et qui ajoutait après l’avoir raconté : « Je voudrais avoir les deux jambes coupées et n’avoir pas vu ce que j’ai vu. J’en ai eu le cauchemar pendant plus d’un an ».